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1. Introduction

En Suisse comme en France, les effectifs des congrégations de religieuses catholiques apostoliques[1] ont fortement diminué en dix ans. Les religieuses françaises étaient plus de 51 000 en 2000, elles sont 35 000 en 2010. Les suissesses, au nombre de 3 200 fin 2014, étaient plus du double 10 ans plus tôt. S’inscrivant dans un phénomène plus large de chute des vocations et de diminution des appartenances religieuses, un même constat de « fin d’un monde » (Hervieu-Léger, 2003) peut s’appliquer à l’Église catholique romaine dans l’ensemble de l’Europe de l’Ouest[2], qui vit une crise sans précédent depuis l’après-guerre (Sevegrand, 2004 ; Béraud et al., 2012)[3]. Depuis plus de trente ans, la majorité des congrégations religieuses sont confrontées au vieillissement de leurs communautés, à tel point qu’il est possible d’envisager leur disparition dans une quarantaine d’années. Comme le rappelle Danièle Hervieu-Léger dans son récent ouvrage sur la vie monastique, « l’amenuisement est repéré, reconnu et commenté partout » (2017 : 522)[4]. Face à ce processus démographique qui paraît inéluctable, les congrégations tentent de tenir ensemble deux objectifs : d’une part elles veulent garantir les soins et l’accompagnement des religieuses âgées dans des conditions sanitaires acceptables et d’autre part, elles ambitionnent de laisser dans leur bâtiment une trace de l’oeuvre apostolique que les communautés ont accomplie au cours de leur histoire. Pour y parvenir, elles adoptent des stratégies parfois complémentaires et plus ou moins pérennes : fusions ou regroupements communautaires, recours à des associations gestionnaires, mise en place de partenariat avec les diocèses, etc. Devant engager du personnel pour assurer des tâches d’entretien (ménage, cuisine, jardin, etc.) et de soins devenues trop lourdes à porter, les religieuses seront alors attentives à maîtriser ces recrutements[5] et à sensibiliser le personnel laïc à leur histoire congréganiste et aux particularités de la vie religieuse communautaire (présentation de la vie de la fondatrice, conférence sur les « valeurs » de la maison, exposition sur l’histoire de la congrégation, etc.).

Les formes de prise en charge des religieuses âgées qui seront mises en place vont dépendre du nombre de membres qui composent la communauté, de leur situation sanitaire, de leurs savoir-faire professionnels liés au charisme de la congrégation (infirmière, enseignante, éducatrice, etc.), du patrimoine à disposition et de leur volonté, ou non, de négocier avec l’État pour faire reconnaître la problématique du vieillissement des communautés (Anchisi et al., 2016). Certaines congrégations, trop petites pour des réformes de fond, vont engager du personnel polyvalent (gouvernante aide-soignante) en complément d’une religieuse infirmière encore en activité. Là, les religieuses trop atteintes dans leur santé se verront placées dans des établissements laïques. D’autres congrégations, mieux dotées en capitaux de tous ordres, ont anticipé le problème en s’équipant d’un point de vue sanitaire (matériel, chambres et lits adaptés), en améliorant l’existant (création d’un ascenseur, élargissement des portes, remplacement des seuils par des rampes, etc.) et en engageant du personnel qualifié. Mais, quels que soient leur positionnement et leurs façons de faire, toutes les congrégations cherchent des solutions qui respecteraient les normes sanitaires et gérontologiques en vigueur tout en préservant la vie communautaire.

Dans cette étude, nous avons choisi de nous intéresser à la transformation partielle de couvents en unités de soins reconnues par les États suisse et français. Il s’agit d’établissements officiellement intégrés à la couverture sanitaire d’un territoire : un établissement médico-social (EMS) en Suisse (canton de Fribourg) et des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) en France (département du Doubs, de Haute-Saône et de Haute-Savoie). Créés à l’intérieur des couvents, ces établissements sont occupés par des religieuses, dont une grande partie y a vécu avant ces transformations et se considère donc « chez elle ». Les établissements sanitaires n’occupant qu’une partie des bâtiments, les communautés de religieuses (souvent âgées mais non résidentes) vivent également sur place et conservent une certaine marge de manoeuvre pour s’assurer du bien-être de celles qui sont devenues résidentes. Nous sommes donc en présence de deux territoires — conventuels et sanitaires — qui sont moins séparés par des murs que par deux régimes d’autorité, deux champs qui se distinguent ou se croisent, deux institutions qui cohabitent sans que l’une ou l’autre ne puisse [6].

Après avoir présenté la méthodologie de l’étude, nous soulignerons le caractère à la fois original et exceptionnel de ces parties de couvents transformées en maison de retraite médicalisée. Nous décrirons alors les constants arrangements entre les religieuses et les équipes de soins dans ces lieux hybrides avant de mettre en évidence les conséquences de ces arrangements sur la vie communautaire des religieuses âgées.

2. Ethnographier des espaces hybrides

Intégrés aux couvents respectifs, les établissements sur lesquels a porté cette étude sont dirigés par des équipes laïques (direction et personnels). Les religieuses résidentes peuvent côtoyer, dans des espaces demeurés communs comme la chapelle, leurs consoeurs non résidentes. Malgré cela, la transformation partielle des couvents en unité de soins instaure une séparation physique (les espaces sont délimités) et symbolique (les chambres sont médicalisées) entre religieuses d’une même communauté. Elle institue une distinction statutaire entre celles qui sont résidentes et celles qui ne le sont pas. Elle établit surtout une division du travail entre les équipes soignantes et la communauté religieuse présente sur place, reléguée aux activités généralement imputées aux familles (visites, petits services, transports, divers aménagements, etc.). À la fois privés (les bâtiments appartiennent aux religieuses) et publics (location et reconnaissance étatique), à la fois religieux (résidentes) et laïcs (personnel), ces lieux impliquent pour les directions (directeurs de l’établissement et supérieures des congrégations) d’harmoniser sans cesse les relations entre la communauté religieuse et les équipes soignantes.

L’étude[7] s’est déroulée de 2014 à 2017. Dans une perspective itérative (Olivier de Sardan, 2008 ; Cefaï, 2010), les données ont été recueillies au cours d’entretiens semi-directifs, d’entretiens informels en fonction des nécessités de clarification ou des opportunités offertes par les situations et lors d’observations de longue durée consignées dans des carnets de bord (une semaine par mois sur un an, participation aux événements comme les fêtes religieuses, les vacances des résidentes, etc.). Les entretiens ont été réalisés avec des responsables religieux ou des représentants des États en charge des secteurs sociosanitaires, avec les divers cadres des maisons de retraite, les soignantes et autres personnels, les religieuses devenues résidentes et celles qui vivent toujours en communauté. Le recueil de données est également composé de documents internes de type procès-verbaux, conventions, archives et de photos prises sur le vif des situations observées. Soucieux de comprendre comment des communautés religieuses vivent la transition de leurs couvents en EMS ou EHPAD, nos analyses ethnographiques se sont centrées sur l’histoire en train de se faire et sur une approche de ces institutions « par le bas », à partir de tous les arrangements quotidiens qui les caractérisent, sans négliger la dimension sociohistorique prenant en compte les biographies des religieuses et l’évolution de la place du religieux dans les sociétés sécularisées[8].

Le recours à la démarche ethnographique s’est révélé pertinent du fait de la dimension hybride des lieux. L’enquête que nous avons menée a permis de mettre en évidence la manière dont les conventions passées entre les États et les congrégations religieuses pouvaient se décliner différemment selon les régimes de laïcité prévalant en Suisse et en France (Anchisi et al., 2016). Mais pour aller au-delà de ces négociations conventuelles et assurantielles, il nous fallait nous immerger au coeur de ces lieux, pour observer au plus près les arrangements quotidiens qui caractérisent l’établissement des relations entre supérieures des congrégations et directeurs des établissements, entre religieuses et équipes de soins.

3. Des terrains d’exception

Pour mener cette enquête, nous avons choisi de porter notre attention sur des espaces particuliers. Comme nous l’avons dit en introduction, les orientations des congrégations religieuses en matière de prise en charge des membres âgées sont diverses, allant du repli sur soi au partenariat avec l’État (Anchisi et al., 2016). À l’heure actuelle, la démarche visant à ouvrir un établissement de type EMS ou EHPAD au sein d’un couvent fait figure d’exception[9]. Malgré tout, c’est sur ce type de configuration que nous avons choisi de porter notre attention. D’une part, ces établissements émergent après de longues années de réflexions internes et de tractations avec les autorités civiles. D’autre part, la labellisation étatique, qui institue de fait un double régime d’autorité, ne règle pas juridiquement les questions de gouvernance, laissant dès lors à la congrégation religieuse, aux directeurs et aux cadres de santé le soin de définir ensemble leur niveau de responsabilité et leurs marges de manoeuvre sur ces « territoires » à la fois religieux et séculiers.

En Suisse, notre enquête a porté sur l’Institut de santé des religieuses et religieux Fribourg (ISRF), un EMS créé en 2010 et réparti dans trois couvents situés en ville de Fribourg. Fondé par trois congrégations — les soeurs de Sainte-Ursule, les soeurs de l’oeuvre de Saint-Paul et celles d’Ingenbohl[10] —, cet EMS est le premier du genre en Suisse. En accord avec les autorités cantonales, il n’accueille que des religieuses, des religieux et des prêtres[11]. En France, nous nous sommes intéressés aux soeurs de la Charité de Sainte Jeanne-Antide Thouret[12] de Besançon (Doubs), qui ont transformé à partir de 2004 une partie de leurs bâtiments en EHPAD après une fusion avec une congrégation de soeurs hospitalières. Nous avons mené des investigations dans trois établissements de la Province Besançon-Savoie de la congrégation[13]. Contrairement à l’ISRF, qui n’accueille que des religieux-euses, les EHPAD des soeurs de la Charité sont ouverts aux laïcs ; les conventions avec l’État français n’autorisant pas les directeurs à limiter leur accès sur des critères d’appartenance religieuse (principe de laïcité)[14]. Il importe en effet de rappeler que le canton de Fribourg a adopté un régime de reconnaissance qui donne à l’Église catholique romaine, à l’Église réformée évangélique et à la communauté israélite un statut de culte reconnu (de droit public). Dès lors, les Églises peuvent prélever l’impôt ecclésiastique, obtenir des exonérations fiscales, proposer un enseignement religieux dans l’école publique et un accompagnement spirituel dans certains lieux de vie (notamment les EMS)[15]. En France (à l’exception de l’Alsace-Moselle), le régime de laïcité implique au contraire une séparation stricte qui ne permet pas aux communautés religieuses de bénéficier d’un soutien de l’État, en dehors des exonérations fiscales accordées aux associations cultuelles. Ainsi, si les congrégations religieuses suisses de notre étude ont pu maintenir une certaine exclusivité religieuse dans leur EMS, une telle exigence n’était pas envisageable dans le cadre d’un EHPAD en France.

L’âge moyen des membres des congrégations de notre étude se situe entre 79 et 81 ans, en fonction des congrégations. Entre 1960 et 2015, la diminution de leurs effectifs se situe entre 70 % et 85 %[16], les dernières entrées remontant déjà à plusieurs décennies. C’est donc à la fin des années 80 et au début des années 90 que les religieuses vont porter à la connaissance des États respectifs l’importance du problème. Sous couvert d’un choix de vie particulier et d’abnégation consentie[17], l’État les considérera comme groupe autosuffisant et tardera à considérer le problème ; « une vraie guerre d’usure » affirmera une des religieuses engagées. Dans les années 90, les autorités sanitaires reconnaîtront le problème au vu du nombre croissant de religieuses qui nécessitent des soins, ceci sans prendre de mesures particulières. Mais elles ne vont pas attendre la réponse des États pour améliorer leur situation. Elles transforment partiellement leurs locaux sans les mettre totalement aux normes, tant du point de vue des infrastructures que des personnels à engager. Puis, sous pression des religieuses, soumises à une charge qu’elles ne peuvent plus assumer seules le partenariat entre les États et les établissements de soins se concrétisera vingt ans après les premières discussions, en 2004 à Besançon et en 2011 à Fribourg. Liés aux divers régimes assurantiels, les coûts de résidence seront couverts, tout ou partie, selon que l’on se trouve en France ou en Suisse. En effet, les religieuses bénéficiant pour la plupart d’un très faible niveau de retraite, l’État français ne peut pas, en tant que citoyennes, leur refuser le droit à l’aide sociale pour couvrir les frais d’hébergement. En Suisse, par contre, les autorités du canton de Fribourg exigeront des congrégations une participation substantielle aux frais d’hébergement de leurs soeurs âgées[18] (Anchisi et al., 2016 et 2017).

Dès lors, les congrégations de notre étude s’engagent dans un processus d’institutionnalisation à la fois complexe, sur plan administratif, coûteux, sur le plan économique et incertain, sur le plan religieux. Notre immersion ethno- graphique depuis 2014 dans ces établissements nous a permis d’observer, au plus près, les négociations incessantes entre les religieuses et les laïcs pour maintenir un cadre de vie acceptable, tout en respectant les cadres conventuels.

4. Des arrangements au quotidien

Pour les équipes soignantes, le sentiment de travailler « chez les soeurs » est manifeste. Les résidentes portent encore pour la plupart l’habit de leur congrégation. Les façades et les murs des bâtiments portent les signes de l’Église catholique. Dans le parc et les jardins, les statues rappellent l’histoire religieuse des lieux. Comme nous le déclarait la directrice de l’une de ces structures, le bâtiment « transpire les références religieuses ».

Figure 1

Vue du parc de l’EHPAD « Les balcons du lac » à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), qui appartient à la Congrégation des soeurs de la Charité de Sainte Jeanne-Antide Thouret

Source : Amiotte-Suchet, 2015

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Il convient donc pour les soignantes de parvenir à respecter les temps communautaires, en particulier les temps de prière, en adaptant leurs horaires de passage dans les chambres pour ne pas perturber le rythme des résidentes[19]. Selon les couvents, cette pression peut être accentuée en raison des horaires des messes qui nécessitent notamment d’avancer l’heure des toilettes pour que les soeurs soient prêtes assez tôt pour se rendre à la chapelle.

« On peut avoir des pansements par exemple, qui nécessitent d'être faits... ou en premier ou d'autres en dernier ça dépend de... du pansement qu'on a à faire. On peut avoir des gens qui nécessitent une asepsie vraiment rigoureuse. Et ben c'est pas vraiment évident. Parce que les religieuses vont à la messe, elles doivent petit-déjeuner, être préparées, et... donc c'est difficile pour nous car on doit faire aussi en fonction de ce temps [...]. Donc au niveau du soin, du coup la dimension religieuse elle interfère un petit peu. [...] Donc là, dans cette dimension religieuse, on est bloqué par rapport à ça. »

infirmière, 47 ans

La pression exercée par la nécessité de respecter les temps de prière est en partie atténuée par l’implication active des religieuses valides (donc non-résidentes) qui prêtent main-forte aux équipes soignantes. Quotidiennement, des religieuses aident leurs soeurs à se préparer et à se déplacer. Dans la chapelle, les aides-soignantes n’ont généralement pas besoin d’assister les soeurs, la communauté prend en charge l’installation des participantes, en fonction des habitudes de chacune (place habituelle, orientation du fauteuil, livre de chant et lunettes à portée de main, couverture sur les genoux, etc.). Pour les équipes soignantes, les temps des offices sont utilisés pour les pauses communes ou les tâches administratives. En dehors de certains médecins, à l’EHPAD de Saint Ferjeux (Besançon), peu préoccupés d’adapter leurs horaires de visite au rythme communautaire[20], il est rare que les professionnelles perturbent les offices.

Si les temps de prière ne nécessitent pas la présence ou l’intervention des professionnelles, il en est tout autrement d’autres temps collectifs, comme les repas, qui sont alors gérés par les soignantes et le personnel de service. Dans l’EHPAD de Saint Ferjeux, où les résidentes laïques et religieuses se côtoient, les tensions autour des repas sont particulièrement perceptibles. Les responsables de la congrégation religieuse les conçoivent comme un temps communautaire, encadré par des prières collectives (bénédicité et actions de grâce) et une temporalité commune (début, fin, déroulement). Or, pour le personnel, cette dimension est en partie contraignante car les problèmes de mobilité des résidentes allongent le temps d’installation et, de fait, retardent le service du repas. Pour les équipes, un service plus individualisé et une organisation des tables en fonction des divers handicaps permettraient d’optimiser le temps de travail sans affecter la qualité des repas. Mais pour les religieuses responsables de la communauté, la nécessité de vivre le repas ensemble prime sur tout autre aspect. Les religieuses à la mobilité réduite se retrouvent installées très tôt en salle à manger par les aides-soignantes et doivent ainsi attendre de longues minutes que toutes les résidentes soient assises et que la prière soit récitée avant de pouvoir manger. Alors que l’hôtellerie constitue une dimension importante de la qualité des établissements pour personnes âgées (amplitude horaire des repas, service à l’assiette, choix du menu), les communautés religieuses défendent une éthique différente, où prime le temps collectif, l’absence de gaspillage et la participation des résidentes aux tâches de service (utilisation d’un plat commun, débarrassage des assiettes, etc.).

« Ça a été dur pour elles [le passage en EHPAD/EMS] parce que les habitudes changeaient. [...] Avant on posait simplement un plat sur la table. Elles aimaient bien se servir, c'était elles qui se servaient, elles aimaient bien. Nous, pour nous, c'était plus une facilité [...]. Après c’était différent, on devait les servir. »

cuisinier d’un établissement, 48 ans

On retrouvera aussi ces tensions à l’ISRF autour des repas, mais dans une moindre mesure, quand il a fallu passer par exemple, pour des questions de normes sanitaires, de la plaque de beurre aux petites portions individuelles jetables. Le pot collectif de confiture faite maison aura par contre pu être conservé pour le déjeuner des résidentes.

Par ailleurs, pour les religieuses, l’importance de vieillir et mourir au couvent est une dimension essentielle. Les religieuses âgées en expriment le souhait. Le personnel de soins doit se montrer attentif à cet aspect et déclare faire son possible pour maintenir les soeurs à l’EMS/EHPAD en évitant autant que possible les hospitalisations, pouvant conduire à des décès hors du couvent.

« Et pis surtout, il faut les garder ici, elles partent pas [à l’hôpital] hein. Elles ont du mal... déjà à partir de... […] Tant qu'on peut les garder ici, on les garde ici. C'est vraiment, vraiment on peut pas... […] Une soeur… On ne l'enverra pas à l'hôpital, point barre. Ça s'arrête là ! […] tant qu'on peut l'emmener jusqu'au bout, elles ne partent pas d'ici. Et même quand elles partent à l'hôpital, elles y restent pas six mois (rires). Ah oui, et elles veulent rentrer. [...] "Je veux rester avec mes soeurs !" Et ça, c'est vraiment quelque chose qu'on ne verra pas forcément ailleurs. [...] Alors voilà, c'est leur souhait donc à partir du moment où elles ne souffrent pas, et que... qu'on est capable de gérer... voilà. »

aide-soignante, 28 ans

La particularité de ces couvents devenus établissements de soins est donc de devoir concilier les impératifs du placement institutionnel et les attentes du maintien à domicile. Les religieuses et le personnel soignant travaillent donc ensemble pour maintenir un certain équilibre. Néanmoins, l’adaptation des religieuses aux contraintes propres aux établissements conventionnés et à l’évolution des pratiques gérontologiques n’est pas chose aisée. Si le quotidien est fait d’arrangements, les exigences de la vie communautaire doivent être repensées à l’aune de ce nouveau cadre de vie et de fin de vie.

5. Le prix communautaire des arrangements

Vieillir chez soi, au couvent, dans une unité de soins médicalisée sous-tend des négociations. Le chez-soi sera dorénavant partagé avec des consoeurs d’autres congrégations, des prêtres, des laïques et des professionnelles. Pour les soeurs fribourgeoises, « entrer à l’ISRF » ne représente qu’un changement de chambre ou d’étage dans le même bâtiment. Néanmoins, le passage agira telle une frontière, les soeurs-résidentes étant séparées statutairement de leurs consoeurs communautaires. Enfin, pour les religieuses communautaires dont certaines sont responsables des soeurs âgées résidentes[21], le travail ne va pas totalement disparaître. Elles vont continuer d’effectuer un certain nombre de tâches et maintenir le lien entre la communauté et les soeurs résidentes. À l’ISRF, une religieuse communautaire responsable de l’accompagnement de ses consoeurs résidentes s’est vue imposer un cahier des charges par l’équipe soignante afin de cadrer son niveau d’intervention qu’elle aurait dépassé notamment en réalisant une toilette mortuaire, tâche non négociée avec les soignantes. Certaines se résigneront donc un peu contre leur gré à ne (presque) plus intervenir dans les soins, même si elles ont pu bénéficier durant leur parcours d’une formation d’infirmière.

« Mais pour nous ce qui a été un peu dur c'est de laisser de plus en plus la place au personnel... ça a été très dur pour nous parce qu'on a une formation d'hospitalières qu'elles n'ont pas eue, voilà... des tas de choses qu'elles ne voyaient pas tout de suite ou que nous on voyait mais qu'on aurait pas fait comme ça. »

religieuse responsable d’une communauté de soeurs âgées, 80 ans

« Bon, on m'a chargé de la chapelle, vous me direz c'est pas grand-chose, mais c'est quand même du boulot. On vient d'avoir six enterrements, faut quand même être là, être prête. C'est quand même un travail mais... c'est pas un travail... tellement... Mais moi je... moi mon charisme c'est d'aider les malades, de les rechanger, de... des fois on arrive, c'est vrai, les malades ont tout bavé, elles n'ont pas pu manger. L'autre jour j'ai voulu nettoyer une personne et elles [les aides-soignantes] m'ont dit : "Attendez, on vient. C'est à nous de faire ça !" Alors je les ai laissées mais... ça vous tient au bout des doigts. […] Mais nous, on arrive et on sait pas encore bien se situer quoi. Moi j'avais beaucoup de responsabilités et puis d'un seul coup, on a... on a plus à en prendre quoi. »

religieuse, 81 ans

La chambre des résidentes est un autre de ces espaces où les manières de concevoir l’autonomie de vie des personnes peuvent diverger entre les équipes de soins et la communauté religieuse. Les notions mêmes d’intimité ou de vie privée n’ont pas toujours été prioritaires pour les religieuses. C’est ainsi que nous avons pu découvrir avec surprise, lors d’une visite dans l’EHPAD de Saint Ferjeux en 2015, qu’une religieuse s’était donné la peine d’afficher sur la porte de sa chambre : « Merci de frapper avant d’entrer ». Or cet avertissement ne visait pas le personnel. Il était destiné aux soeurs (résidentes ou non) qui semblaient ne pas juger utile de prendre cette peine avant d’entrer. On retrouve ici encore des divergences de vues, des difficultés pour la communauté religieuse d’appliquer dans la partie médicalisée des codes sociaux qui n’ont pas (ou n’avaient pas) la même importance pour la vie communautaire.

« Après c’est compliqué parce que quelques fois, c’est plus au niveau éthique mais... les soignants râlent tout le temps parce que... parce que... ben les soeurs elles rentrent dans les chambres sans frapper, parce que… parce qu’une soeur elle a pas le droit d'être tranquille quoi (rires). Enfin entre guillemets, j’exagère, je caricature mais, je veux dire voilà, on rentre chez la soeur comme ça : "Ah nan t’es malade ! Ah nan faut y aller ! Allez, pfut, pfut, pfut !" Des fois, les soignants sont un peu... euh... parce que ça les gêne parce que... c'est quand même un espace privatif. Nous, sincèrement, dans nos évaluations internes, etc. on insiste sur le fait que c’est un endroit privatif, qu'il faut frapper, faut se présenter, il faut laisser un peu un espace aux résidents, etc. Et en fait, les soeurs fonctionnent pas comme ça. Elles ont toujours eu un mode de fonctionnement collectif donc en fait les soignants sont des fois un peu partagés… »

directrice d’établissement, 43 ans

L’exemple précédent laisse à penser que les injonctions institutionnelles permettraient une autonomisation des résidentes. Valorisant le principe du choix personnel, les soignantes peuvent en effet inciter les religieuses à prendre leur autonomie vis-à-vis de la communauté, convaincues qu’elles y sont subordonnées parfois depuis plus de 50 ans. S’il est vrai que peu de religieuses résidentes remettent en cause l’organisation communautaire des activités religieuses, elles peuvent également s’appuyer sur cet impératif de vie collective pour ne pas devoir participer aux activités d’animation classiquement proposées aux résidentes des EMS/EHPAD. Ainsi, une résidente religieuse qui se refuse aux activités — le plus souvent récréatives, ludiques ou sportives — proposées par les animatrices se justifie en déclarant être très occupée par le rythme des prières quotidiennes. Elle rajoute que, selon elle, les animations concernent « celles qui n’ont plus leur tête » (religieuse résidente, 78 ans). Prier à heures régulières, suivre les offices, lire les textes sacrés sont autant d’activités légitimes pour une religieuse lui permettant du même coup d’échapper à l’impératif de participation qui fonctionne comme de nouvelles formes contraignantes de la relation de soins (Rimbert, 2011 ; Loffeier, 2013 ; Lechevalier Hurard, 2016).

Le territoire du mourir est également sujet à controverses. Premièrement, certaines soignantes que nous avons interrogées déclarent que les religieuses en fin de vie auraient, plus que des résidents non religieux, peur de la mort.

« Je les trouve plus peureuses face à la mort que le commun des mortels, voilà si on peut dire ça comme ça, pourquoi, je pense qu’elles ont cette dimension supplémentaire de l’après, donc c’est clair qu’est-ce qu’on va trouver après, est-ce qu’on est assez prêtes pour partir de l’autre côté ? »

une infirmière, 45 ans

Cet élément est compris par les soignantes comme une entorse à ce qui devrait être, voire une remise en question de dernière minute de leur choix de départ. Susceptibles de se désaffilier ainsi du projet commun de la congrégation et simultanément du modèle de la bonne mort (Castra, 2003) véhiculé par les soignantes, les religieuses seraient, d’une certaine manière, doublement coupables de ne pas adhérer à une vision pacifiée du mourir. Comme le rappelle Jean Hugues Déchaux, aujourd’hui, « mourir sans y consentir, c’est mal mourir » (2004 : 166). Selon l’auteur, il y a bien aujourd’hui une subjectivation de la mort, mais qui n’est pas à confondre avec une privatisation ou une désocialisation de la mort et ses rites. Pour les religieuses, le rite mortuaire reste fort et les affilie à la congrégation. Comme le montre la photo ci-dessous, une fois décédées, elles seront revêtues, pour celles qui le portent habituellement, de leur habit et enterrées avec leurs voeux perpétuels entre les mains dans une sépulture communautaire. Avoir peur de mourir ne serait donc pas en soi problématique, mais est une des modalités répondant à l’aspiration de vivre sa mort en sujet, qu’il soit religieux ou non. Subjectivation de la mort et socialisation des rites, les religieuses sont inscrites dans des temporalités personnelle et collective qui restent étranges et étrangères aux yeux des soignantes.

Figure 2

Les mains d’une religieuse décédée, reliées par son chapelet, sont posées sur le document contenant ses voeux perpétuels écrits et signés sopixante ans plus tôt

Source : Anchisi, 2015

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Deuxièmement, la médicalisation d’une partie du couvent implique la captation partielle de la mort par les professionnelles de soins, d’autant plus qu’en maison de retraite les soins palliatifs peuvent représenter un segment prestigieux du travail technique, notamment par le contrôle des symptômes, et relationnel (Foley, 2016). Les religieuses encore actives, non résidentes, familières de ce type d’accompagnement, seront reléguées en seconde ligne au profit d’approches dites plus professionnelles. Les directives anticipées — document consignant les dernières volontés de la résidente dont le but prioritaire est de formaliser les souhaits de cette dernière contre l’acharnement thérapeutique — sont dorénavant protocolées. Même si elles sont rediscutées au moment de la fin de vie avec la religieuse mourante ou la supérieure, ces directives prendront l’ascendant sur le document calligraphié par la religieuse contenant ses voeux perpétuels et ses dispositions testamentaires, qui prévalait jusque-là (voir photo ci-dessus).

Comme on peut le voir, les vies religieuse et communautaire doivent s’adapter à ces nouveaux lieux de vie et de fin de vie, individuels et collectifs. La transformation des couvents en EMS/EHPAD a des conséquences multiples ; sur les frontières de la communauté, la limitation des activités d’entraide coutumières, la redéfinition des espaces de l’intimité, la nature des activités collectives et la régulation thérapeutique de la mort et des soins palliatifs. Pour autant, la standardisation des établissements demeure limitée par la force du collectif qui permet à ces religieuses de négocier des arrangements avec le personnel de soins. Contrairement aux laïcs qui quittent leur foyer pour entrer à l’EMS/EHPAD, les religieuses participent de la redéfinition de leurs « chez elles ». La vie et la mort dans un EMS ou un EHPAD conventuel relèveraient alors davantage d’un tournant biographique lié au maintien fort des réseaux de sociabilité que d’une réelle rupture (Mallon, 2007).

6. Conclusion

Dans les années 80, avec l’émergence du vieillissement démographique comme problème social et politique, les pays occidentaux vont construire un dispositif de prise en charge autour de ce qui sera communément appelé « la dépendance des personnes âgées »[22]. Longtemps lues sous le prisme de l’institution disciplinaire (Foucault, 1975) ou totale (Goffman, 1968), les maisons de retraite médicalisées, suite au mouvement d’humanisation des pratiques et des institutions situé selon les auteurs entre les années 1960 et 2000 (Richelle & Loffeier, 2017), se veulent aujourd’hui plus attentives à la qualité de vie, au respect des droits et de la dignité de la personne (Mallon, 2001 et 2004)[23]. La réelle distance qui sera prise par ces établissements avec les pratiques asilaires ou le mouvement d’humanisation sera néanmoins rediscutée comme de nouvelles normativités façonnant la figure du résident actuel (Amourous, 1995 et 2001 ; Rimbert, 2011).

Notre étude nous permet de reconsidérer certains points. Certes, le couvent a pu relever ou relève encore de l’institution totale. Rite d’institution (Bourdieu, 1982) des voeux solennels et de la prise de l’habit, rapport au travail productif non salarié, vie collective millimétrée et scandée par les offices en sont autant de signes historiques et actuels. Mais les religieuses ne sont pas « incarcérées » et les rapports avec l’extérieur varient fortement d’un groupe à un autre[24]. De plus, durant la seconde moitié du XXe siècle, en particulier depuis le concile Vatican II, l’irrévocabilité de la vocation a été largement remise en cause et la soumission à l’autorité des supérieures a profondément changé en valorisant des régimes plus consultatifs (Cohen et al., 2004). Impliquées depuis leur entrée au couvent dans le monde qui les entourent, les religieuses apostoliques sont elles aussi marquées par les transformations du statut de la religion et l’individualisation du rapport au croire que les théoriciens de la sécularisation ont mis en évidence à la fin du XXe siècle (Luckmann, 1970 ; Davie, 1990). C’est donc bien au coeur d’un double mouvement d’individualisation, qui touche autant au statut des personnes âgées qu’à celui du rapport aux institutions religieuses et à leur place dans la société civile, qu’il faut analyser les réagencements qui s’opèrent au sein des couvents transformés partiellement en institutions de soins.

Dans la diversité des lieux du vieillir, les couvents de religieuses ayant choisi de transformer leurs maisons de soeurs aînées en EMS ou en EHPAD constituent des espaces particuliers, où se pose constamment la question de la prise en compte de l’identité spécifique des religieuses résidentes. Le modèle hiérarchique des congrégations s’inscrit dans celui d’une institution centralisée[25] où les intérêts du collectif prévalent sur les attentes individuelles[26]. Dans ces lieux hybrides que deviennent les parties de couvent transformées en unité de soins, la cohabitation (de plusieurs congrégations, avec les laïques ou les professionnelles) ne va pas de soi. Les couvents médicalisés sont des territoires du vieillir en train de se faire, qui correspondent à un modèle expérimental que les congrégations religieuses mettent aujourd’hui à l’épreuve. Ces lieux concentrent des attentes parfois difficiles à concilier, puisqu’ils sont à la frontière de deux territoires : celui de la région (ou du canton), régi par l’action publique, et celui de la Province[27], régi par les congrégations.