Abstracts
Résumé
L’article vise à exposer un travail de recherche amorcé à l’automne 2013 à propos des conditions, des enjeux et des effets de l’intégration des principes de l’innovation ouverte et, plus particulièrement, de l’approche design et du codesign dans le développement des institutions comme les bibliothèques publiques. Il propose dans un premier temps une théorie pragmatique originale du design social, à la frontière du design et de la sociologie, comme sociologie des associations par le design. Il présente ensuite deux démarches de codesign réalisées en 2014 en recherche-intervention dans le cadre de projets de rénovation de bibliothèques d’arrondissement de la Ville de Montréal.
Abstract
This paper presents a study begun in fall 2013 of the conditions, issues and effects of incorporating principles of open innovation and, more particularly, the design and co-design approach, into the development of institutions like public libraries. It first outlines an original pragmatic theory of social design, on the boundary between design and sociology, as the sociology of associations by design. It then presents two action research codesign processes carried out in 2014 as part of City of Montreal library renovation projects.
Article body
Dans le secteur des institutions publiques, l’innovation ouverte est considérée comme un principe qui, en rendant l’organisation perméable aux dynamiques des milieux où elle évolue, permet de s’approprier les capacités créatrices de la collectivité tout en favorisant une plus grande participation citoyenne. L’intérêt pour ces processus se manifeste notamment par le recours à des ateliers de codesign in situ, communément appelés living labs (comme le MindLab au Danemark, le PublicPolicyLab à New York, ou encore La 27e Région en France), pour stimuler l’innovation dans des secteurs d’activité où la légitimité de l’approche design, plus courante dans les secteurs manufacturier et technologique, reste encore fragile.
Le design social : une sociologie des associations par le design ?
En première approche, cette tendance du design social pourrait être abordée comme un discours porteur d’un nouvel objet, celui du design social, opérant une extension du domaine du design des objets industriels aux enjeux et problèmes de société ainsi qu’aux modalités du « vivre ensemble » (notamment sur les mobilités urbaines, les services aux personnes âgées, les services culturels des bibliothèques, la sécurité alimentaire). C’est par exemple ce que suggère une publication de référence de la firme de consultation en design Ideo, Design for social impact (2008), ou encore l’article de Margolin et al. (2002,) « A “Social Model” of Design ». Cependant, comme le souligne Midal (2009) dans sa généalogie politique du design, de William Morris au courant contemporain du design centré sur l’usager, du Bauhaus aux travaux de Victor Papanek, les écoles de design ont toujours porté un projet de société et d’émancipation particulier. La dimension sociale ne serait donc pas tout à fait une thématique nouvelle pour le design ni le marqueur exclusif de cette pratique des laboratoires vivants, même si l’affirmation contemporaine de ces nouveaux champs d’intervention constitue pour le design une tendance tout à fait remarquable.
Pour caractériser la spécificité et la nouveauté du design social, une seconde approche serait de considérer les modes opératoires qui lui sont associés, en particulier celui du codesign. Cette perspective rejoint notamment celle développée en sciences politiques par Lascoumes et Le Galès (2004) pour construire une généalogie de l’action publique à partir de ses instruments. Ce dispositif du codesign présente notamment une forte proximité avec ce que Callon, Lascoumes et Barthes (2001) ont dénommé les « forums hybrides », qu’ils analysent comme les dispositifs d’une démocratie dialogique : dans les deux cas, on retrouve en effet le rapport critique aux cadres traditionnels de l’action publique, en particulier de la recherche confinée et de la délégation politique en situation d’incertitude partagée, la reconnaissance des savoirs citoyens, ainsi que la valorisation de la controverse comme mode d’exploration et d’apprentissage.
Bien entendu, aborder un champ de pratique par ses dispositifs requiert une réflexivité particulière sur les effets de pouvoir associés (Sintomer et Talpin, 2011), sans toutefois les séparer des dynamiques de création de connaissances et d’émancipation qu’ils rendent possibles. Dans ce sens, et en suivant Callon (1999), on pourrait dire que les dispositifs d’action collective comme le codesign fonctionnent selon une dialectique ouverte de cadrage et de débordement.
Un cas de codesign dans une bibliothèque
Si la forme contemporaine du design social peut être caractérisée à partir de ses dispositifs et de ses instruments, comment le codesign fonctionne-t-il ? De manière schématique, les ateliers de codesign que nous avons réalisés en bibliothèque suivent un processus en trois moments.
Tout d’abord, partant d’une demande comme « la conception des futurs usages d’une bibliothèque de quartier », il s’agit de réaliser une enquête qualitative de terrain. Celle-ci peut être immersive pour comprendre les routines familières des habitants, se dérouler par entretiens pour cartographier les débats et controverses en cours, s’appuyer sur des documents d’experts, et présenter une dimension participative pour formuler avec les habitants des biens communs fédérateurs, c’est-à-dire, en suivant Callon (1986), des hypothèses de points de passage obligés. Le processus est donc ancré dans un territoire : il ne s’agit pas de concevoir une nouvelle bibliothèque abstraite, mais bien de concevoir un équipement culturel en intégrant les spécificités d’un lieu et de ses communautés.
À la suite de cette enquête, il s’agit de réunir un collectif hétérogène et hybride (comme des bibliothécaires, des organismes de quartier, des usagers, des designers, des architectes, des animateurs de fablabs) pour mener une activité de conception collective. Les journées de codesign débutent par un moment de partage de savoirs avec des exposés thématiques assurant un minimum de symétrie de connaissances entre les participants, par exemple sur le territoire d’intervention, sur une prospective des bibliothèques comme « tiers lieux », ou sur des expertises nouvelles à intégrer comme des mécaniques de ludification. Puis, partant d’esquisses de prototypes préparés en amont par les animateurs, les participants conçoivent en équipe leur prototype de services de la future bibliothèque et le soumettent à la discussion en séance plénière. Ces exposés sont réalisés sous des formes variées, par exemple par la une du journal local en 2020, le récit d’une journée particulière d’un usager, une saynète, une esquisse ou une maquette bricolée, ou encore un « plan d’usage » (La 27e Région, 2013). Ces manières de présenter les prototypes visent à mettre l’accent sur la pluralité des modes d’engagement des usagers et non-usagers, en particulier à rendre visibles les expériences intimes et familières en bibliothèque, à côté de celles qui s’expriment dans le langage de l’empowerment ou du plan (Thévenot, 2006). De plus, en cherchant à présenter les prototypes du codesign dans un format intelligible par tous les participants, experts comme usagers, on peut dire que ceux-ci fonctionnent comme des objets-frontières au sens de Star et Griesemer (1989).
Enfin, le troisième et dernier moment consiste à discuter collectivement des apprentissages issus de ces explorations : qu’avons-nous appris sur l’identité, les rôles et les services possibles de la nouvelle bibliothèque ? Comment ce projet pourrait-il fonctionner comme carrefour local fédérateur de collectifs hétérogènes ? Quels nouveaux critères de design sont apparus ? Quels messages devrait-on transmettre aux organisateurs du concours d’architecture à venir ?
Les résultats ne sont donc pas seulement des fonctions de services prioritaires à choisir dans une liste donnée d’avance, le codesign n’est pas un processus de décision, mais bien de création collective conduisant à des inconnues (Hatchuel, 2002) : l’identité de la bibliothèque étant maintenue ouverte, de nouvelles fonctions inédites peuvent apparaître (par exemple un jeu de piste pour inviter des personnes âgées à découvrir de nouveaux services, un laboratoire de créativité pour adolescents, une biblio-ferme fournissant des outils, des semences et des manuels de jardinage, un café thématique sur les pratiques amateurs). De plus, le dispositif de codesign a pour effet de produire des scénarios de nouvelles configurations sociales : à partir de ces explorations divergentes sur des prototypes parfois étranges et surprenants se dessinent et s’agencent des réseaux et des collectifs inédits comme le mentorat croisé entre jeunes et aînés ou entre population locale et celle récemment immigrée, ou encore l’émergence de nouvelles communautés d’usagers. Et c’est justement en ce sens, celui d’un effet d’agencement social inédit médiatisé par des prototypes imaginaires, que l’on peut parler de design social.
Vers une pragmatique du design social : la médiation par des prototypes imaginaires
Comment analyser le statut de ces prototypes imaginaires et ces dynamiques d’exploration de nouveaux agencements sociaux dans un quartier ?
En premier lieu, les effets d’agencements sociaux imaginaires et inédits provoqués par le codesign peuvent être rapprochés du modèle de la sociologie des associations thématisée par Latour (2006), au sens d’une enquête sur les associations en train de se faire à l’occasion de controverses. À ce titre, Latour (2006) souligne que les acteurs et les objets de controverse ne fonctionnent pas comme des intermédiaires passifs, selon une action collective appréhendable d’après un modèle entrées-sorties quasi déterministe, mais comme des médiateurs actifs par lesquels « les causes ne permettent pas de déduire les effets, dans la mesure où elles ne font qu’offrir des occasions, définir des circonstances et établir des précédents. Par conséquent, bien des inconnues surprenantes peuvent surgir dans l’intervalle » (Latour, 2006 : 85).
C’est en particulier le cas des points de passage obligés (par exemple le pari de la domestication des coquilles Saint-Jacques, le projet Aramis d’une automobile sur rails) qui fonctionnent comme des médiateurs reconfigurant les intérêts et les collectifs par des opérations de traduction : « traduire, c’est déplacer », souligne ainsi Callon (1986 : 204). Or c’est précisément ce travail de médiation active que cherche à provoquer le codesign en abordant les prototypes comme des opérateurs d’associations imprévues entre des acteurs et des éléments d’aménagement.
Toutefois, plusieurs distinctions peuvent être soulignées entre ces deux processus de médiation. Tout d’abord, en codesign, l’opération de médiation s’organise autour de prototypes qui peuvent être associés à des controverses, mais pas nécessairement : le prototype peut aussi être un moyen d’apprentissage au sein d’une grandeur faisant consensus entre les participants, pour reprendre la terminologie de Boltanski et Thévenot (1991).
Ensuite, cet appui sur les prototypes de design et ses effets peut être aussi rapproché de la sociologie pragmatique de la médiation développée par Hennion (1993, 2004, 2009) autour des objets dans les pratiques amateurs. Pour Hennion, l’attachement dans une pratique résulte d’épreuves sur le goût (par exemple trouver le beau son en musique) où se joue une « coproduction » avec les choses ou, autrement dit, une médiation active et ouverte par les objets (par exemple l’instrument de musique, la partition).
Designer et enquêteur social : démarche par le projet et raisonnement abductif
En second lieu, le codesign fait appel à une nouvelle figure d’acteur qui n’est plus seulement celle de l’enquêteur. En effet, il ne s’agit plus seulement d’enquêter sur des controverses en cours, mais aussi de concevoir, de « designer » des mondes possibles, et donc d’intervenir explicitement au sein d’une dynamique collective pour provoquer des explorations divergentes. Avec le prototype, il s’agit ainsi de concevoir pour connaître. De ce point de vue, le « sociodesigner » ou le « designer social » animant un processus de codesign est plus proche de la posture réflexive de la recherche-intervention modifiant un contexte par des propositions de design (Schön, 1993) ou des mythes rationnels (Hatchuel, 1998 ; David, 2000) que de celle de l’enquêteur décrite par Latour (2006), même si ses « comptes-rendus risqués », qui présentent précisément le travail de traduction en train de se faire, peuvent avoir un effet performatif. Dans la littérature en design (Frayling, 1993 ; Findeli et Coste, 2007), cette distinction entre l’enquêteur et le designer a été thématisée comme la différence entre une recherche sur le design ou le projet (comme objet d’étude) et une recherche par le design ou le projet (comme voie d’apprentissage). Dans cette perspective, le codesign s’affirme comme une recherche par le projet, alors que la sociologie de la traduction serait dans une posture sur le projet[1].
On peut préciser cette posture « par le projet » en faisant référence au raisonnement par abduction formalisé par Peirce (1931-1958)[2]. Plusieurs chercheurs en design thématisent en effet le « knowing by design » (Cross, 1982 et 2006) ou le « design thinking » (Dorst, 2010) comme un raisonnement par abduction : partant d’une valeur exprimée dans un « brief » (un résultat visé problématique), le designer doit imaginer un prototype signifiant, comprenant un objet (un cas possible) et son principe de fonctionnement (une loi associée). C’est la démarche suivie en codesign, où il s’agit de concevoir des scénarios d’agencements « socio-design » inconnus qui donnent du sens à un point de départ problématique. En codesign, le raisonnement a donc lieu à la fois par le design (création d’un prototype de produit ou de service par abduction) et par le social (dynamique d’action collective médiatisée par le codesign).
Or cette approche par l’abduction est aussi mobilisée en sociologie comme fondement de la logique de la découverte dans les « sciences du contexte », celles où les choses ne peuvent pas être « égales par ailleurs » (Soulet, 2006). Pour Soulet, expliquer un résultat singulier et énigmatique (par exemple le constat d’un style de vie insolite d’individus dans un quartier) passe en effet par un « processus de connaissance indiciaire et conjectural » permettant de produire par abduction une « histoire signifiante » (un cas) en s’appuyant sur des « stabilités locales » (des connaissances, i.e. une loi), à la manière de la micro-histoire développée par Ginzburg, ou du raisonnement de Sherlock Holmes dans ses enquêtes policières. Le raisonnement a donc lieu dans ce cas par le design (avec l’imagination d’une hypothèse explicative par abduction) mais sur le social (le sociologue cherche à formuler une explication, sans nécessairement la mettre en circulation pour provoquer des médiations actives).
Inversement, la sociologie de la traduction (Callon, Latour) est plutôt dans une posture sur le design (des projets en train de se faire, qu’ils abordent dans une position d’enquêteur), mais par le social (le moteur du déploiement de la controverse et de ses effets consiste en ces médiations actives qui altèrent l’identité des acteurs). Latour (2010) le souligne bien : la théorie de « l’acteur-réseau est une théorie de l’enquête ».
Cette distinction entre enquêteur et designer nous donne ainsi un second axe de différentiation pour positionner la pragmatique du design social comme une sociologie des associations par le design et par le social.
Une boucle entre abduction et médiation
Ces deux opérateurs (médiation et abduction) nous permettent ainsi de construire un tableau à deux axes en déclinant la dualité entre par et sur, pour saisir la singularité du design social tel qu’il est problématisé par l’instrument du codesign (voir le tableau de synthèse à la page suivante).
C’est dans ce sens que nous formulons l’hypothèse selon laquelle le design social constitue un hybride à la frontière du design et de la sociologie, et peut être défini comme une « sociologie pragmatique des associations par le design et par le social ». Le codesign en tant qu’instrument qui problématise historiquement le design social prolonge ainsi le geste de la sociologie de la traduction et de la médiation.
On peut ainsi parler de boucle entre abduction et médiation : l’enquête débute par le repérage des controverses en cours, conduit à la formulation de prototypes imaginaires qui seront approfondis dans la séance de codesign par abduction, et qui dynamisent le processus de médiation et provoque l’agencement de collectifs inédits et l’élargissement des logiques d’acteurs[3].
Comment cette approche s’est-elle concrétisée dans le cas des bibliothèques à Montréal ? C’est ce que nous présentons dans la partie suivante.
Deux démarches de codesign dans des projets de rénovation des bibliothèques de la Ville de Montréal (Pierrefonds et Villeray)
À l’automne 2013, la Direction des bibliothèques de la Ville de Montréal sollicitait l’aide de Groupe Design et société de l’École de design de l’Université de Montréal afin d’explorer les conditions d’intégration d’une démarche de codesign dans le redéploiement des bibliothèques d’arrondissement prévu à son programme Rénovation, agrandissement et construction (RAC)[4]. La Division des quartiers culturels, maître d’ouvrage du programme à la Ville de Montréal, était alors déjà forte d’une expérience issue de deux projets de nouvelles bibliothèques pour lesquels des innovations fonctionnelles et sociales avait été introduites (les bibliothèques Marc-Favreau et du Boisé). Il était dès lors tout à fait possible de parler de voies d’amélioration, de modèles d’intervention préférables ou à éviter, et de nouveaux référentiels d’intervention à concevoir.
Bibliothèques tiers lieux
Une veille internationale sur la conception de nouvelles bibliothèques réalisée à la Direction des bibliothèques montrait une très grande créativité fonctionnelle sur ce thème, illustrant tout le potentiel de services que pouvait remplir un équipement urbain de ce type : tiers lieux (Oldenburg, 1999), laboratoire de créativité, incubateur social, espace de travail partagé, lieu de mixité active, de formation et de découverte. Une typologie des innovations dans les projets de nouvelles bibliothèques permettait notamment de distinguer plusieurs modèles de « bibliothèque tiers lieux » (Martel, 2014) : les bibliothèques tiers lieux de première génération intégrée au tissu urbain (les « New Downtown Libraries », comme la Vancouver Public Library), celles de seconde génération s’appuyant sur le réseau des organismes de la société civile (les bibliothèques communautaires), et celles de troisième génération intégrant des ateliers de fabrication technologique (fablabs), de création numérique, ainsi que des espaces de travail partagé et d’apprentissage collaboratif (les bibliolabs, ou « bibliothèques laboratoires » expérimentées actuellement en Europe du Nord). C’est dans le cadre de ces bibliothèques tiers lieux de troisième génération que la Direction des bibliothèques souhaitait inscrire son effort de développement[5].
Un double mandat
Dans ce contexte, la Direction des bibliothèques a fixé à la fin de 2013 un double mandat à Groupe Design et société. Le premier objectif était d’accompagner plusieurs opérations de nouvelles bibliothèques prévues au programme RAC par une démarche de codesign social, dans le but de faire émerger des nouvelles fonctions de services de ces bibliothèques et de préciser leurs signatures culturelles dans le réseau montréalais. Le second objectif était d’élaborer au fil de ces projets un nouveau référentiel sur les modèles d’intervention en design social pour les bibliothèques de Montréal. Ainsi, une administration de service public déjà très réflexive sur sa pratique passait officiellement commande à un groupe de recherche en design social pour l’aider à mieux concevoir et piloter son programme de rénovation.
Le double objectif du mandat, sur des projets particuliers et sur les référentiels d’intervention, plaçait l’équipe de recherche dans une démarche de recherche-intervention et créait l’occasion d’expérimenter et de comparer différentes démarches citées dans le domaine des bibliothèques, en particulier le guide Working Together développé par la Vancouver Public Library (2008)[6] et le processus suivi par La 27e Région (2013) pour reconcevoir la médiathèque de Lezoux en France.
Deux cas de codesign de bibliothèques : organiser la participation
Nous avons mené deux ateliers de codesign entre avril et juin 2014 : un atelier sur la ludification de la future bibliothèque de Pierrefonds et un autre sur la future bibliothèque de Villeray. Les contextes de ces interventions étaient différents : dans le premier cas, nous sommes intervenus après le concours d’architecture pour enrichir la proposition des lauréats par des dispositifs de ludification. Dans le second cas, nous sommes intervenus plus en amont du processus, pour aider les services de la Ville de Montréal à préparer les termes du concours d’architecture.
La démarche de ces journées a été pensée à partir de questions pratiques soulevées par les processus participatifs. En particulier, si on reconnaît une compétence critique aux acteurs (Boltanski et Thévenot, 1991), comment éviter un simulacre de démocratie dans ces démarches d’innovation ouverte ? Quelle organisation du codesign peut permettre à la fois une réelle participation de tous et une efficacité créative avec un impact sur la rénovation des bibliothèques ?
Un double écueil est en effet possible. Le premier est d’organiser une séance de consultation sans effets sur les décisions de conception. Le second est de faire participer les citoyens à la conception avec des designers professionnels au risque de les bousculer dans les discussions. Cette dernière situation rejoint le problème identifié par Laurent Thévenot (2006) : comment des personnes vivant en familiarité dans un lieu peuvent-elles s’engager publiquement, venir argumenter en généralité dans un forum de conception collective ? Thévenot souligne la possibilité de pouvoirs abusifs : risques de réduction, d’oppression et d’exclusion des personnes qui sont peu préparées pour le débat public, depuis des dispositifs « privilégiant certains biens sous couvert de procédure » (Thévenot, 2006 : 258)[7].
Face à ce risque de simulacre démocratique, quelles conditions doivent être réunies ? Plusieurs pistes semblent possibles : préparer les citoyens à la conception, comme dans les « forums hybrides » et conférences de citoyens (Callon et al., 2001), organiser une place, tenir le codesign sur place, choisir des moments adéquats, ou encore décentrer les experts-concepteurs pour réveiller l’usager ordinaire qui réside en eux.
Codesign sur la ludification de la future bibliothèque de Pierrefonds[8]
La première journée de codesign a été organisée à la bibliothèque de Pierrefonds le 18 avril 2014 pour imaginer des manières de rendre plus ludique[9] la future bibliothèque conçue par les architectes Chevalier Morales Architectes, lauréats du concours qui venait d’avoir lieu[10]. Un double cadrage précis était donc donné dès le départ avec les plans des architectes et le thème de la ludification, et des propositions concrètes étaient attendues pour enrichir le projet des architectes. Une trentaine de personnes de différents horizons (bibliothécaires, architectes lauréats, représentants d’organismes et de communautés locales, experts en design de jeu et en innovation sociale) ont alors été regroupées pour cette journée.
Travail préparatoire en amont : enquête et premiers prototypes de jeux
Pour préparer cette activité, une série d’entretiens approfondis filmés ont été réalisés avec des usagers et des non-usagers de la bibliothèque. Ces interviews ont permis de constater le fort attachement des habitants à leur bibliothèque et de réaliser cinq portraits d’usagers qui ont servi de point départ pour les travaux des cinq équipes lors de la journée de codesign (un étudiant, une lectrice, un grand usager, une famille et un lecteur Web non usager).
Au cours de l’enquête, la ludification de la bibliothèque est également apparue comme un moyen de renforcer la mixité sociale sur un territoire marqué par de fortes inégalités. L’arrondissement de Pierrefonds (au nord-ouest de l’île de Montréal) constitue en effet un territoire linéaire avec d’un côté un quartier résidentiel aisé et de l’autre des habitations pour familles plus modestes ou immigrées. La bibliothèque, qui se trouve au centre, fonctionne déjà comme un « hub de vie », et ce rôle devrait être renforcé de manière significative avec la nouvelle construction qui comprendra plus d’espace et un café. L’hypothèse est aussi que sa ludification permettra de renforcer cette fonction d’opérateur de mixité sociale.
Un travail exploratoire parallèle a par ailleurs été effectué avec des designers de jeu pour formuler des premiers prototypes de ludification sous forme d’esquisses de mécaniques de jeu adaptées à différents usagers. Ces esquisses avaient pour but de donner des exemples illustratifs aux équipes, elles pouvaient être complétées, déconstruites et reconstruites, ou utilisées comme source d’inspiration pour imaginer d’autres prototypes.
Grâce à ce travail préparatoire, la place des usagers était assurée de deux manières, par des portraits vidéo confiés aux équipes, présentant des personnes réelles avec leur routine, leur imaginaire, leurs aspirations et leurs contradictions. Il ne s’agissait donc pas de simples personas désincarnés, mais d’habitants réels, et chaque équipe devait « prendre soin » de son usager lors de la journée. De plus, ces habitants ont été conviés à débattre avec les participants lors de la séance plénière de l’après-midi.
Les activités de la journée de codesign vues à partir du travail d’une équipe (la grande lectrice)
La journée de codesign s’est déroulée en deux parties. Après une introduction pédagogique sur le design de jeu, une première partie a porté sur la ludification de la bibliothèque actuelle, et une seconde, sur la spatialisation des mécaniques de jeu dans les plans des architectes.
L’équipe dont nous présentons le travail avait comme usager une grande lectrice aux revenus modestes, très attachée à sa bibliothèque, curieuse de découvertes et empruntant de nombreux livres.
Pour démarrer, l’équipe devait visionner un entretien vidéo de cette usagère et s’inspirer librement d’un prototype de ludification proposé par les animateurs :
Le portrait de cette usagère montrait qu’elle était très inventive dans ses méthodes pour rechercher de nouveaux titres et qu’elle demandait ensuite à la bibliothèque de les commander. Ludifier ses démarches de recherche documentaire apparaissait donc comme une possibilité, pour enrichir son plaisir de la découverte.
Esquisse d’une mécanique de jeu proposée par les animateurs. Un jeu est basé sur une intrigue narrative (à la Sherlock Holmes) : « La bibliothécaire a perdu hier soir dans la bibliothèque un gant rose et un parapluie à la poignée en érable. » Cette énigme renvoie à des objets insolites issus de romans et de films qu’il faut retrouver. Pour cela des indices sont déposés dans des enveloppes disposées dans des endroits de la bibliothèque « à mieux découvrir ». Ceux qui auront déchiffré ces énigmes pourront contribuer à la prochaine soirée à thème (par exemple « le parapluie » dans la littérature et le cinéma).
L’équipe avait alors la mission de développer un nouveau prototype de ludification. Ce deuxième prototype devait être présenté sous la forme d’une improvisation de théâtre présentant le récit d’une journée de cette usagère. Ce prototype fut intitulé « Le générateur de découvertes ». Le paragraphe suivant reprend le récit fait par cette équipe pour illustrer le concept proposé.
Je m’appelle Suzanne. Je suis une fidèle de la bibliothèque de Pierrefonds. Je viens avec mon auto, et j’aime beaucoup que la bibliothèque reste identique chaque jour, cela me sécurise et me donne des points de repère pour faire mes recherches. Je fais aussi mes recherches de la maison, j’écoute beaucoup ARTV pour ses conseils. Parfois, je viens juste rendre un livre et je reste pour une heure ou deux, car je fais des découvertes.
L’autre jour, je suis venue pour chercher un livre, mais il n’était pas là. Alors on m’a demandé d’écrire les titres de mes cinq livres préférés, et à partir de là les bibliothécaires m’ont fait une liste de suggestions : j’aime beaucoup les romans historiques, et, je ne sais pas comment ils ont fait, ils m’ont donné des références historiques, musicales, et leur consultation par les autres usagers. Et je suis repartie avec un sac plein de livres et de disques.
En début d’après-midi, les architectes lauréats ont présenté leur projet de nouvelle bibliothèque. L’équipe était ensuite chargée de préciser et de spatialiser sa mécanique de jeu dans ces plans.
Pour Suzanne, nous avons imaginé un générateur de découvertes permettant de créer des parcours médiagraphiques : ce dispositif organise une constellation de pistes à suivre à partir d’un point d’entrée (par exemple l’oeuvre qui a remporté le dernier Grand Prix du livre de Montréal) : auteurs, films, disques, « cinq meilleurs livres », liens Wikipédia, jeux, personnages, et un fil d’Ariane reliant ces suggestions en cascade.
Cette constellation et ces fils d’Ariane seraient projetés sur un mur dans le hall d’entrée de la bibliothèque, et permettraient aux autres usagers d’avoir des suggestions de lecture multiples, quelle que soit leur provenance dans le quartier.
Quatre modèles d’exploration seraient proposés aux usagers : 1. Depuis un point de départ bien formulé (« je sais ce que je cherche ») ; 2. Découvrir un point commun entre des contenus hétérogènes ; 3. Découvrir les liens (« chaîne d’éléments ») séparant deux contenus ; 4. Découvrir l’inconnu dans une suggestion mystère (un point commun entre des contenus-surprises).
La discussion en séance plénière sur ce cas avec les architectes et le public a notamment porté sur les points suivants (extraits) :
Ces modèles d’exploration seraient à spatialiser dans la bibliothèque par un design d’orientation (signalétique, scénographie, écrans…). En particulier le fil d’Ariane, qui permet une exploration dans l’inconnu avec des rebondissements imprévus, tout en gardant la mémoire des parcours réalisés sous forme de graphique qui pourrait être projeté sur les murs.
Ces écrans mettraient ainsi en lisibilité le contenu des activités en cours sur le mode du « que fait-on ? »[11]. Le fil d’Ariane pourrait conduire à une signalétique innovante (par exemple plancher de LED, projections sur les murs, têtes de rayonnages interactives).
De plus, la transparence architecturale pour la nouvelle bibliothèque crée une bonne occasion en permettant une scénographie pour raconter aux usagers qui se trouvent à l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur et inversement. Cette mise en visibilité permettrait de créer des rencontres et une mixité sociale inattendue.
La boucle abduction-médiation dans ce cas
Comment a fonctionné la boucle abduction-médiation caractéristique du design social dans ce cas ? Partant d’une situation de départ caractérisée par la volonté d’explorer les potentiels de la ludification après le concours d’architecture, avec l’hypothèse que celle-ci pourrait agir comme opérateur de mixité sociale sur le territoire de Pierrefonds, plusieurs abductions ont été effectuées avec le travail de prototypage (« Les énigmes de la bibliothécaire » ; « Le générateur de découvertes »). Le développement de ces prototypes semble bien avoir offert des occasions de médiations conduisant à la génération de nouveaux agencements sociaux. C’est par exemple le cas de l’idée prospective d’une nouvelle communauté de lecteurs du quartier rendue possible par la projection des fils d’Ariane des lecteurs sur les murs de la bibliothèque. Ensuite, la coopération inédite entre architectes, designers de jeux et bibliothécaires pendant la séance de codesign, avec les pistes de conception qu’ils ont formulées, permet actuellement de définir plus précisément un programme technologique pour la future bibliothèque, qui pourrait à terme contribuer à structurer un écosystème de prestataires en ludification de lieux culturels. Ainsi, par suite de cette expérience de codesign, l’identité de la future bibliothèque de Pierrefonds a été déplacée et enrichie : grâce à une nouvelle problématisation de son fonctionnement comme espace ludique et par la médiatisation opérée par des prototypes imaginaires, la bibliothèque connecte et fédère maintenant de nouveaux acteurs qui ont eux-mêmes été transformés par cette expérience.
Codesign de la future bibliothèque de Villeray[12]
La seconde journée de codesign a eu lieu le 6 juin 2014 à la bibliothèque de Villeray-Le Prévost pour imaginer les nouvelles fonctions de services qui pourraient être offertes dans le cadre de sa rénovation. Cette journée avait un agenda plus ouvert que celle de Pierrefonds. Elle se situait en effet en amont du concours d’architecture et avait pour objectif de nourrir ce concours en idées et en critères de design. L’élément déclencheur était, dans ce cas, le besoin d’un enrichissement du Programme fonctionnel et technique en cours de préparation par les services de l’arrondissement et ceux de la Ville de Montréal.
Pour encadrer cet exercice de codesign, des thèmes fédérateurs pour les habitants de Villeray et reflétant bien l’identité du quartier ont été définis comme signature possible de la future bibliothèque : l’alimentation et le jardinage ainsi que les pratiques culturelles amateurs. La bibliothèque est en effet proche du marché Jean-Talon, les pratiques de jardinage sont très répandues dans le quartier, et la bibliothèque se situe juste à côté du centre culturel Patro-Le Prévost. Pour explorer le potentiel de ces thèmes de manière concrète, ceux-ci ont été croisés avec trois fonctions de services possibles : un espace de créativité citoyenne, un espace de formation permettant de nouvelles manières d’apprendre, et un espace de travail partagé. Pour préparer cette activité, une série d’enquêtes immersives ont par ailleurs été réalisées, et elles ont permis de préparer des « tableaux d’inspiration » pour la journée (photos et extraits d’interviews) et d’imaginer trois fictions de départ.
Les activités de la journée de codesign vues à partir du travail d’une équipe (l’Espace-Co)
Une trentaine de personnes de différents horizons (bibliothécaires, gestionnaires de l’arrondissement, élus locaux, représentants d’organismes et de communautés locales, experts en design et en innovation sociale) ont été conviées, et le programme de la journée a été divisé en deux moments. Une activité de prototypage en équipe a eu lieu le matin pour générer des concepts possibles pour la future bibliothèque. Trois fictions de départ étaient proposées aux participants afin d’organiser une divergence : Le Biblio-Jardin, toit-terrasse et biblio-ferme de rue, L’Espace-Co, café avec des espaces collaboratifs, et L’esplanade, plateforme dédiée aux échanges de savoirs amateurs. Deux équipes de travail étaient associées à chaque fiction afin de préparer et de stimuler les débats et les controverses entre équipes en séance plénière, lors de laquelle les concepts étaient présentés comme la une du journal de L’Écho de Villeray du 6 juin 2018.
Une seconde activité d’idéation a eu lieu l’après-midi : partant d’un usager fictif, chaque équipe devait reprendre sa proposition du matin et l’approfondir du point de vue de l’expérience de cet usager. Ces récits d’expérience ont ensuite été présentés en séance plénière sous forme de récits racontés puis discutés collectivement. Nous présentons ces deux étapes à partir des activités effectuées par une équipe qui a travaillé sur la fiction L’Espace-Co, café avec des espaces collaboratifs.
Une affiche était donnée à chaque équipe pour réaliser son analyse de la fiction de départ et pour présenter son prototype alternatif (voir le schéma 2, à la page suivante).
Pour présenter son prototype (schéma 2), cette équipe a souligné les éléments suivants (extraits de la présentation) :
Aujourd’hui, on manque de lieux de rassemblement, et la bibliothèque est un vecteur de rassemblement : pour les petits entrepreneurs, car c’est moins institutionnel ; pour les organismes locaux ; pour les étudiants, car ils ne sont pas obligés de consommer des cafés. La bibliothèque serait ainsi la nouvelle incarnation de ce lieu ouvert.
Le groupe propose un changement de paradigme : la bibliothèque, non comme lieu d’accès à des collections, mais au contraire [comme permettant d’]amener des collections dans un café. De plus, on pourrait amener le parc urbain dans le cadre intérieur : le rez-de-chaussée serait conçu comme un parc intérieur ; un espace de travail partagé serait situé au 1er étage dans des espaces ouverts avec laboratoires créatifs ; les collections seraient au 2e étage ; et une terrasse au 3e étage permettrait d’avoir un point de vue panoramique sur Villeray. Les fonctions se distribueraient ainsi dans les étages en suivant un axe reliant l’expérience, en bas, à la contemplation, vers les étages supérieurs.
Il s’agirait également de rendre lisible ce qui se passe, de mettre en scène la présence active des usagers (ce sur quoi ils travaillent à un moment donné).
À la suite de cet exposé (et de celui de la seconde équipe partant de la même fiction), une discussion collective a abordé les éléments suivants (extraits de la discussion) :
Actuellement, on a des portes qui délimitent la frontière entre intérieur et extérieur. Cela serait intéressant de penser une architecture telle que le passage entre le parc et l’édifice soit tellement subtil qu’on ne sait pas quand on est à l’intérieur ou à l’extérieur.
Très intéressant de combiner le rapide et le lent (cf.slow city, slow food), le bruyant et le calme (cf.quiet zones) entre les étages.
La terrasse comme point de vue élevé et panoramique sur le quartier de Villeray est une très bonne idée, notamment pour le sentiment d’appartenance.
C’est intéressant de rendre visible les activités des usagers (sur quoi les personnes présentes travaillent-elles ?).
L’après-midi, cette équipe a approfondi sa proposition au moyen d’une fiction, celle d’un étudiant.
Plus de pile au café Larue et fils, pas envie de retourner à la maison, le campus est trop loin, et il fait trop froid. Jean-Luc rédige sa thèse sur la présence des animaux sauvages dans les villes. Il cherche un nouvel endroit sur Internet, et un site lui indique qu’un lieu pas loin de la bibliothèque est dans le top 10.
Il se rend vers cette destination et entre dans le parc où des gens font un pique-nique. Sans s’en rendre compte, il entre dans la bibliothèque. En route vers le café, il croise des gens qui font toutes sortes d’activités, des amis assis par terre contre un arbre, des voisins avec des enfants faisant de la robotique dans un espace vitré. On lui dit qu’il y a plus loin un espace de travail plus formel. Il prend un café et il est impressionné par l’offre, une occasion pour le barista de lui présenter la structure de la bibliothèque. Il active le dispositif de publicité sur son travail en cours et il voit soudainement son avatar projeté sur un mur. Un bibliothécaire en profite pour le mettre en relation avec un enfant qui fait un travail scolaire sur les renards, et il passe dix minutes avec lui. Pour être plus efficace, il va à l’étage, s’installe à une grande table où plusieurs personnes travaillent, mais où il y a quand même de l’animation. Très inspiré, il entame un nouveau chapitre de sa thèse. Après une heure, il retourne chercher un café et en profite pour se perdre et découvrir les collections.
Trois jours plus tard, il reçoit une invitation pour une activité organisée par le quartier. Il est devenu un réel citoyen du quartier. Il a accès à une plus belle mixité sociale que celle que lui offrait le café Larue. Il a trouvé un nouveau refuge.
Après ce nouvel exposé, une discussion collective a abordé les éléments suivants (extraits de la discussion) :
On parle souvent de la bibliothèque comme lieu de rencontre. Or cela ne va pas de soi. Ce récit soulève la question des dispositifs qui déclenchent des rencontres. Quelle information doit-on mettre en public pour favoriser ces rencontres, pour donner des « prises » aux autres usagers (par exemple le sujet de thèse, le chapitre en cours de rédaction, le livre qui vient d’être rendu), mais sans être intrusif ?
Un dispositif d’information de ce type peut être low tech aussi, comme à la bibliothèque de Barcelone (un simple mur vitré où les gens déclarent leur intérêt).
Ce partage d’informations permet aussi à la bibliothèque de fonctionner comme un lieu de développement de la citoyenneté : la bibliothèque comme quartier général de la communauté.
La boucle abduction-médiation dans ce cas
Comment a opéré la boucle abduction-médiation caractéristique du design social dans ce cas ? Partant d’une situation caractérisée par la volonté d’approfondir les documents préparatoires au concours d’architecture, plusieurs abductions ont été effectuées avec le travail de prototypage : la fiction de départ « L’Espace-Co » ; « La bibliothèque ouverte sur le parc » proposée par l’équipe. Puis ces prototypes ont eu des effets de médiation en provoquant des débordements et des recadrages du périmètre du projet et même de son identité (la présence d’un vrai café à la bibliothèque ; une notion d’espace de travail partagé pour tous ; la mise en lisibilité des activités des personnes présentes pour favoriser des rencontres ; l’intégration de la relation au parc dans le projet en organisant une perméabilité des deux espaces avec des seuils imperceptibles ; la possibilité d’un toit-terrasse offrant une vue sur le quartier pour dépasser les contraintes de superficie). De plus, cette séance de codesign a ouvert de nouveaux agencements sociaux : la coopération inédite entre architectes, bibliothécaires et designers sociaux pendant la séance de codesign et, de manière prospective, l’idée d’une communauté virtuelle stimulée par le système de lisibilité des activités en coprésence. Ces résultats ont de plus permis de nourrir en idées la préparation du concours d’architecture par la définition de critères innovants pour l’énoncé de vision. Le dispositif adopté dans ce codesign avec deux équipes par fiction de départ a également été très favorable à la structuration et à la stimulation des débats.
Conclusion
Avec ces deux expériences de codesign, une trajectoire de recherche à la fois théorique et empirique est donc lancée sur la question du design social et de ses instruments.
D’un point de vue théorique, nous avons cherché à souligner l’originalité de ce courant du design social à partir de ses instruments, notamment celui du codesign, et en l’analysant du point de vue de ses effets d’abduction et de médiation, ce qui nous a conduits à proposer une définition du design social comme une « sociologie pragmatique des associations par le design et par le social ».
D’un point de vue empirique et opératoire, cette recherche nous conduit également à élaborer des premières hypothèses sur un référentiel et une trousse d’outils abordant la question des conditions de la participation des usagers, ainsi que du rôle des prototypes, des scénarios et des controverses dans la dynamique d’exploration collective. En particulier, ces deux expériences nous ont permis de montrer le rôle configurant de l’activité de conception de prototypes imaginaires dans l’organisation des séances de codesign, ce qui est convergent avec les expériences de La 27e Région et conduit à une piste intéressante pour enrichir le référentiel canadien Working Together. D’autres projets de bibliothèques, mais aussi d’autres champs de pratique, permettront d’approfondir et de préciser ces réflexions.
Appendices
Notes
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[1]
Callon et al. (2001 : 49-60) esquissent cependant quasiment une approche par le design en envisageant l’usage des controverses comme moyen d’exploration et d’apprentissage, même s’ils ne proposent pas explicitement d’imaginer des scénarios de controverses nouvelles permettant de démultiplier les débordements à partir d’une situation donnée.
-
[2]
Ce raisonnement, différent de l’induction et de la déduction, a notamment été thématisé par Peirce : « L’abduction est le processus de formation d’une hypothèse explicative. C’est la seule opération qui introduise une idée nouvelle » (Collected Papers, 5 : 168). Il s’agit de concevoir un scénario signifiant (i.e. un cas), et parfois même la règle (ou la loi) donnant un sens à un point de départ (i.e. un résultat) énigmatique. Sur le lien entre abduction et recherche qualitative, voir Dumez (2012), et Eco (1978) sur les différents types d’abduction.
-
[3]
Cette dynamique conjointe entre abduction et médiation peut notamment être rapprochée, sans être toutefois identique, de la dynamique de coexpansion entre concepts et connaissances dans la théorie de la conception C-K (Hatchuel et Weil, 2002).
-
[4]
Le programme RAC porte sur treize projets de bibliothèques. Son objectif est de faciliter l’accès des bibliothèques publiques aux citoyens en leur permettant de bénéficier d’installations, d’activités et de services de qualité touchant la culture, l’information, la formation et le loisir, et à faire preuve d’innovation et de créativité dans l’utilisation des meilleurs modèles de pratiques. Montréal présentait en 2013 un retard sur certains indicateurs (par exemple 37 m2 par 10 000 habitants, contre 57,5 m2 pour 1000 dans la norme canadienne visée).
-
[5]
Ces bibliothèques tiers lieux de troisième génération articulent justement deux dimensions clés soulignées successivement dans les deux versions d’un ouvrage de référence en bibliothéconomie (McCook, 2004, 2011) : celle du « sense of place » (édition de 2004, en référence aux tiers lieux) et celle d’un espace de développement des capabilités humaines (édition de 2011, en référence aux travaux d’Amartya Sen). En suivant la théorie des régimes d’engagement de Thévenot (2006), on peut remarquer que l’auteure effectue un passage du régime du familier (avec la notion de « sense of place ») à celle du plan (avec les capabilités pratiques). Or, comme nous le verrons dans les cas abordés, l’enjeu est bien de combiner ces deux régimes dans la conception des bibliothèques.
-
[6]
Ce guide présente une trousse d’outils résultant de quatre années d’apprentissage sur des projets de bibliothèques à Vancouver, à Toronto, à Halifax et à Regina. Le point fort de cette approche inclusive est d’aborder la question des barrières sociales et des phénomènes d’autoexclusion de certains publics ayant le sentiment de ne pas correspondre à une figure normale d’usager (silencieux, propre, calme, ponctuel dans ses retours des documents, etc.). La démarche proposée de diagnostic par immersion sociale pour saisir les expériences familières est convergente avec celle que nous avons adoptée en amont du codesign, bien qu’elle se déploie dans une temporalité plus longue. Par contre, l’outil de planification collaborative proposé nous apparaît comme un modèle de codesign assez flou (le lexique du design n’y est pas employé), laissant plusieurs questions en suspens, en particulier celle des instruments de l’exploration, comme les scénarios et les prototypes.
-
[7]
Voir aussi sur ce point Audrey Richard-Ferroudji (2011). L’auteure montre, dans le cas de projets d’aménagement de rivières, comment des dispositifs de type délibératifs (pouvant être rapprochés des travaux d’Habermas) reposent sur une conception libérale organisant par ses procédures une exclusion des personnes porteuses de savoirs familiers et propose un dispositif alternatif : « la conversation au bord de l’eau ». Dans une perspective similaire, Breviglieri (2012) développe une critique des politiques d’empowerment pour les sans-domicile, et Abrassart et Uhl (2013) montrent, en s’appuyant sur les travaux de Paul Ricoeur, comment le cinéaste Raymond Depardon met en place dans ses oeuvres un « dispositif d’hospitalité narrative » pour donner la parole aux personnes en position de fragilité.
-
[8]
Cette journée a été préparée et animée par Christophe Abrassart et Sébastien Proulx, ainsi que par l’équipe de Groupe de recherche Design et société de l’École de design de l’Université de Montréal.
-
[9]
Cette initiative s’inscrit en particulier dans le cadre du projet Bibliomix – Ludification et technologies de la Direction des bibliothèques de la Ville de Montréal qui explore les possibilités de la ludification pour concevoir une bibliothèque motivante, participative, innovante et accueillante.
-
[10]
Voir la page Internet du concours d’architecture de la bibliothèque de Pierrefonds : http://mtlunescodesign.com/fr/projet/Concours-darchitecture-bibliotheque-de-Pierrefonds
-
[11]
Et pas seulement la visibilité sur le mode du « qui est là ? », selon une distinction soulignée par ailleurs par le designer Ruedi Baur, l’objectif étant ici de provoquer des désorientations enrichissantes. Voir sur ce point Gauthier et Proulx (2009).
-
[12]
Cette journée a été préparée et animée par Christophe Abrassart et Sébastien Proulx, ainsi que par l’équipe de Groupe de recherche Design et société de l’École de design de l’Université de Montréal.
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