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Une intelligence territoriale expérimentale, intuitive et partagée ?

Le présent texte vise à qualifier un mouvement observable au sein de l’action publique contemporaine, qui consiste à chercher le rapprochement entre prospective territoriale[1] et implication citoyenne, notamment en convoquant le design dans un nombre croissant de champs d’intervention. Les activités prospectives couvrent un spectre assez large que l’on peut catégoriser, à la suite de Loinger (2004) et Louargant et Denizot (2010), en trois grands ensembles selon qu’elles sont stratégiques, sociétales ou relevant principalement d’un travail des représentations. Depuis le milieu des années 2000, on assiste au développement d’un nouveau cas de figure venant brouiller cette typologie : des exercices prospectifs menés au niveau territorial visent la participation élargie des acteurs du territoire à l’imagination d’un futur commun. Le brouillage porte particulièrement sur la différenciation usuelle qui est faite entre des exercices prospectifs pilotés par la science ou, au contraire, par le politique. « L’intelligence territoriale » aujourd’hui convoquée de manière dominante fait appel à des acteurs-experts et à des dispositifs qu’il faut décrire afin de comprendre la multiplication des usages de cette prospective participative (Bérard et Crespin, 2010 : 15-31). Cela permet de saisir comment se déploie une conception élargie du design puisqu’il s’agit, dans de nombreux cas, d’en appeler au faire ensemble, au prototypage, de remettre en question des attributions classiques des parties prenantes des politiques publiques (élus, techniciens, habitants) pour mettre dans un même bain une communauté d’explorateurs. L’impact du « design thinking », particulièrement utilisé dans le management (Péché, Mieyeville et Gaultier, 2013 : 9-20), est fort, mettant au premier plan la créativité des parties prenantes, l’incrémentalisme des démarches et l’intuition de toutes sortes de maîtrise d’usage mises au premier plan. Qu’est-ce que cela recouvre exactement ? S’agit-il d’instruments de production de sens et de (re)mobilisation des acteurs, de pluralisation et de démocratisation du rapport au futur, d’une nouvelle forme de management stratégique urbain (Ascher, 1995 : 211-213) ? Les pratiques et les formes de l’expertise sont renouvelées et elles représentent un prisme particulièrement intéressant pour analyser les rapports flous entre savoir, pouvoir et croire. Notre matériau principal est constitué d’analyses d’exercices prospectifs participatifs et d’une observation de l’intérieur de deux démarches (menées à Saint-Nazaire et à Nantes) complétée de terrains secondaires sur les sites d’Angers et de la région des Pays de la Loire. Cette recherche repose principalement, d’une part, sur l’analyse d’un corpus d’une quinzaine d’entretiens menés auprès d’acteurs intermédiaires impliqués dans des démarches de « prospective citoyenne ». Aussi bien internes à l’action publique territoriale (collectivités locales, agences d’urbanisme, Caue, etc.) qu’externes, consultants aux statuts divers, ils ont travaillé entre 2010 et 2014 dans le cadre de démarches de prospective menées sur le territoire ligérien[2]. D’autre part, cette recherche s’appuie sur un travail d’observation participante qui, combiné à un travail d’analyse documentaire, permet une saisie des formes prises par les productions et les interventions de ces intermédiaires en situation de commande. Ce sont alors bien les situations d’expertise qui nous intéressent, renvoyant à des activités situées (Conein, Dodier et Thévenot, 1993) ne présageant pas d’une quelconque stabilité professionnelle.

Après un cadrage du contexte de ces exercices et des missions attendues notamment par l’attention aux appels d’offres et aux cahiers des charges rédigés, un deuxième mouvement du texte s’intéresse plus directement aux acteurs intermédiaires qui entrent en scène, acteurs hybrides certes, mais identifiables tout de même. Cela permet d’aborder les modes de faire de ces expertises en s’attardant sur les dispositifs qui se veulent originaux, décalés, supposément en mesure d’impliquer des profanes dans les discussions sur l’avenir. Comment s’opérationnalise alors un horizon d’attente ?

Un nouvel horizon d’attente participatif ?

C’est bien au prétexte d’imaginer, de projeter, d’inventer l’avenir des territoires qu’une multitude d’acteurs (élus, techniciens, experts, acteurs économiques, mais aussi la « société civile ») s’est mobilisée en France depuis la fin des années 2000. Si la prospective tend à intervenir dans des phases de creux et de crises de l’action publique (Ouvrard et Rio, 2014), ces cinquante dernières années d’histoire de la prospective (Musso, 2006 : 7-17) sont ponctuées par trois phases successives qui révèlent l’émergence de la thématique « participation » dans le champ de l’action publique : d’une prospective à dire d’expert (fin des années 1960, milieu des années 1970) à une prospective participative avec l’ensemble des parties prenantes issues des champs politique, technique, économique et académique (1990-2000), pour aboutir à une prospective participative élargie à la société civile (depuis 2010). Béquille à l’incertitude, la prospective serait mobilisée pour contrer une perte de sens global.

Une relecture des cahiers des charges de consultation de démarches de prospective participative

Entre 2010 et 2014, les trois agences d’urbanisme d’agglomération ligériennes (Saint-Nazaire, Nantes et Angers) engagent des réflexions prospectives sur leur territoire. Pour les assister dans l’élaboration et la mise en oeuvre de ces exercices, elles font appel à des équipes de consultants pour : « [produire et mettre] en récit des questionnements et des visions pour le territoire à l’horizon 2040[3] », « réaffirmer et renouveler l’ambition collective [du territoire] […] en mobilisant, au-delà des schémas traditionnels, ses forces économiques, sociales, associatives et culturelles[4] », « stimuler la démarche prospective […] et “scénariser”, “raconter une histoire”, en s’appuyant sur des supports illustratifs […] dont l’originalité et l’acuité contribueront à “changer le regard” sur un territoire, à le partager collectivement et à s’inscrire dans une nouvelle dynamique, tout en réalisant la jonction avec l’évolution de la ville et du territoire au cours des trente dernières années[5] ».

Figure 1

Page d’accueil du site Internet de la démarche prospective Destinations 2030 pilotée par l’agence d’urbanisme de Saint-Nazaire

Source : ADDRN et WT2i

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Voilà un matériau pour comprendre le cadrage des missions et les champs de compétence imputés aux professionnels de la prospective participative : il est attendu une expertise pluridisciplinaire qui combine à la fois des aptitudes à formuler et à représenter des diagnostics et des projections de territoire à l’horizon 2030-2040, des compétences managériales d’organisation et de gestion des démarches, ainsi que des capacités d’élaboration de dispositifs, d’animation et d’arbitrage de débats entre des acteurs (élus, techniciens, acteurs économiques, associations et société civile) aux cultures professionnelles et aux intérêts différents.

Trois registres de mission peuvent être différenciés. D’abord, un travail « d’aide à la conception de la démarche » qui consiste en un accompagnement et un soutien méthodologique de l’équipe-projet. Cette mission comprend un temps « d’acculturation au territoire » qui se matérialise par des visites de terrain, la prise de connaissances et l’analyse des différents supports et études produits par les agences ainsi que des rencontres avec des « personnes-ressources ». Cette mission comprend également l’élaboration de méthodes et de dispositifs de représentation, de participation/mobilisation et de communication à destination de l’équipe-projet et des publics cibles de la démarche (élus, techniciens et société civile) ; l’un des consultants enquêtés emploie même à ce propos le terme de « méthodologue ». La dimension collaborative attendue est forte et se traduit par un processus d’itération permanent entre consultants, prestataires et commanditaires. Un deuxième registre renvoie à une mission de synthèse, de production écrite et de livrables. Les prestations peuvent aussi bien prendre la forme d’un ordre du jour, d’un compte rendu de réunion, d’une note sur un sujet à la demande du commanditaire, d’un planning d’avancement de la démarche, d’un diaporama de présentation dans le cadre d’un atelier de concertation, d’un article dans une revue professionnelle ou d’une communication dans le cadre d’un événement professionnel. Enfin, on peut identifier une mission de veille, d’approfondissement et de mobilisation des ressources et des expertises nécessaires à la démarche – allant jusqu’à déterminer les éventuels besoins en expertise qui pourraient émerger dans le projet (Douillet, 2005 : 133-155) ; comme le souligne un consultant : « Souvent, il est demandé aux opérateurs d’être force de proposition, ce qui peut poser des problèmes déontologiques entre la vision pure d’un monde où l’opérateur est uniquement sur la méthode ou l’animation… et où, en fait, l’opérateur est aussi sur la conception intellectuelle et la mobilisation des intervenants. » L’équipe de consultants doit être en mesure de mobiliser son réseau pour jouer un rôle de « passeur » entre les mondes professionnels en fonction des besoins identifiés au cours de la démarche. Un capital de relations avec le monde académique peut être intéressant pour proposer un comité d’experts ou un observateur scientifique.  

Lors de la réponse aux appels d’offres de prospective territoriale, la complémentarité des compétences culturelles et sociales des membres de l’équipe semble être déterminante dans la composition des collectifs de prestataires. Un consultant explique notamment la stratégie qu’il emploie pour composer son équipe à la croisée entre les champs de compétence et de connaissance, en misant à la fois sur la réputation de ses partenaires et sur leur inscription dans des réseaux (de types et d’échelles différents) : « C’est un montage vraiment stratégique et opportuniste par rapport au sujet. Stratégique, dans le sens où c’est les compétences qui nous semblaient intéressantes, et opportuniste, dans la mesure où A était dans la place, qu’il connaissait des acteurs locaux, donc ça avait facilité un certain nombre de choses. B, c’est une dimension nationale qu’on n’avait pas forcément dans notre groupement et, sachant qu’il était identifié par l’agence, ça donnait aussi du poids. Avec C, on ne savait pas très bien sur quoi on allait travailler, mais c’était clair que sur les acteurs qui développent [ce genre de projets] sur des échelles territoriales, eh bien, il n’y en a pas non plus 50 000 en France, et puis c’est un copain, je le connais bien. D, c’est une habitude récurrente que de répondre avec lui, ça l’intéresse [de travailler sur ce sujet]. Et puis E, il a une compétence sur le volet concertation qu’on n’a pas, et puis c’est aussi une extension de territoire : il est à Rennes. F, c’est un éclairage plus international. »

Les profils professionnels fléchés par les cahiers des charges sont très nombreux et recouvrent largement le champ des études urbaines. Les équipes hybrides se composent d’au moins un spécialiste de la prospective et d’un urbaniste, ce dernier étant envisagé comme l’interlocuteur principal des agences. En somme, il s’agit souvent d’une équipe « couteau suisse » qui doit être en mesure de répondre à des attentes aux contours flous comme « bousculer le regard », « faire émerger les signaux faibles », « spatialiser et mettre en scène les réflexions » ou encore « créer le consensus ».

L’appel d’offres et ses (en)jeux : entre milieu d’interconnaissance et effet réseau

La rédaction du cahier des charges ne précède pas forcément la rencontre entre le commanditaire et le prestataire. Dans certains cas, les consultants sont cooptés en amont et participent à sa rédaction. Cette cooptation a lieu tantôt par « bouche à oreille », tantôt par effet rebond lorsque que le commanditaire a déjà une habitude de travail avec le consultant : « On avait des intuitions, des envies, et on a discuté de ça dans nos cercles, réseaux, partenaires extérieurs divers et variés. […] Donc, on a essayé de discuter avec eux pour essayer de recalibrer le tir, d’ajuster un peu, de faire part de nos interrogations dans le dialogue. Et je dirais que la lettre de commande, elle s’est coconstruite avec eux. Et eux, ils ont coconstruit leur réponse dans un dialogue complètement participatif. […] Cette période de dialogue nous a permis de les connaître, à eux de nous connaître, de commencer à connaître le territoire, de déjà le ressentir et de calibrer leur intervention par rapport à ça. » (Extrait d’un entretien avec un commanditaire)

La trajectoire de la coopérative de conseil Acadie sur le territoire de la région des Pays de la Loire au cours de différentes missions prospectives est révélatrice du phénomène de cooptation par « effet rebond » ou du chaînage de différentes missions. C’est en l’occurrence la figure experte de la prospective territoriale qu’est Martin Vanier (inspirateur des modalités de la démarche de prospective nationale Territoires 2040 de la DATAR) qui opère, intervenant aussi bien lors d’une conférence métropolitaine (Nantes–Saint-Nazaire, 2011) que dans l’assistance de la rédaction du cahier des charges de la démarche prospective Pays de la Loire 2040, ou encore comme consultant dans cette même démarche. Le cabinet Missions publiques intervient quant à lui très régulièrement sur la place nantaise, la récurrence permet de bien connaître les jeux d’acteurs au niveau métropolitain et le partage de certains modes de faire avec des acteurs internes aux organisations publiques.

Les marges de manoeuvre du consultant : entre copier-coller et carte blanche

Les attendus des commanditaires sont relativement flous, étant donné que la mission du consultant consiste à accompagner à la fois la définition de la méthode et l’élaboration des contenus. On oscille ici entre un « copier-coller » visant à reproduire une méthode, un dispositif et la « carte blanche » où le consultant est invité à être force de proposition : « Tricotez-nous un truc sur mesure, on a ce besoin-là, on ne sait pas très bien comment faire, qu’est-ce que vous nous proposeriez ? » (extrait d’entretien avec un consultant). Il faut d’emblée atténuer ce degré de liberté car, au vu de l’enjeu politique énoncé au moment du lancement de ces démarches, il s’agit bien la plupart du temps de renouveler un projet de territoire avec une délibération à l’unanimité d’un conseil municipal ou d’agglomération. La marge de manoeuvre et la prise de risque sont limitées et dépendent non seulement du commanditaire, mais aussi de la validation politique. Les exercices que nous avons suivis sont assez proches du moment pré-électoral, et nous avons vu, au fil du temps, comment cette dimension a progressivement éclipsé le côté officiellement ouvert des démarches. Les équipes-projets des collectivités sont toujours très sensibles à cet aspect, intégrant le Cabinet du Maire et/ou le service de communication.  

Véritable funambule, le consultant en prospective doit être en capacité de jongler entre des consignes parfois contradictoires comme « fabriquer du consensus » tout en « déstabilisant et interpellant ». Il doit également composer avec des acteurs aux intérêts et positions hiérarchiques et institutionnelles différente, voire opposés. Certains consultants qualifient leur pratique « d’exercice périlleux », de « pente (parfois) glissante » où il s’agit de « travailler dans l’interstice » tout en n’oubliant pas que le tout petit monde de l’expertise territoriale reste un marché concurrentiel.

On voit ici combien la notion de « cahier des charges » convient mal à des relations itératives assez éloignées d’une relation de type donneur d’ordres-prestataire (quand bien même les relations sont ainsi codifiées en matière juridique). Douillet exprimait pour sa part la « difficulté à distinguer l’offre et la demande de science en matière d’action publique, tant certains acteurs se situent à la frontière entre les deux univers » (Douillet, 2005 : 150). Ce qui est évoqué à propos de science est valable plus largement pour des composants hybrides qui constituent la prospective. Comment en proposer un portrait ? C’est d’abord en étant attentifs aux collectifs qui se sont constitués, de manière ad hoc ou stabilisés.

Profils et figures de la prospective participative

Avant de nous focaliser sur les consultants, groupements et individus, précisons que les acteurs internes aux organisations en charge des prospectives participatives partagent un certain nombre de leurs caractéristiques et contribuent également à la circulation des références, étalonnent des compétences, contribuent à la structuration d’un marché et d’un milieu. Ils sont loin d’être passifs et, même s’ils circulent moins que les consultants, ils témoignent aussi de configurations institutionnelles en mouvement avec une place importante désormais prise par des intermédiaires, médiateurs entre différentes sphères, illustration entre autres du tournant communicationnel qui a pu affecter l’urbanisme depuis les années 1980 (Healey, 1998 : 1-21). On peut reprendre ici la notion d’« acteur cardinal » qui dispose d’un répertoire de rôles multiples en relation étroite entre différents mondes (Dumoulin et al., 2005).

La phase de constitution des groupements, le plus souvent sous la figure d’un architecte-urbaniste, est décisive puisque, au-delà des compétences impliquées, c’est aussi du capital socioprofessionnel (réputation, réseaux) qui est recherché. Les stratégies de constitution d’équipes sont surtout combinatoires : il faut aussi bien des connaissances locales (« le local de l’étape »), une réputation nationale ou européenne (un consultant par ailleurs auteur d’ouvrages comme Laurent Davezies) que le décalage par une compétence inattendue (un « psychanalyste urbain », un designer produit). Il est possible de différencier des structures préexistantes qui intègrent en leur sein différents profils (par exemple RCT Consultants, Acadie, FuturOuest, Futuribles, Algoé, TMO Régions) et des groupements ad hoc intégrant des personnalités (le mandataire de la prospective territoriale angevine associe ainsi un économiste-chercheur, un sociologue-chercheur, un chargé de mission sur l’art contemporain…). Du côté de la maîtrise d’ouvrage, il est fréquent de rencontrer d’autres prestataires venant en appui, de manière complémentaire, au mandataire principal. À Nantes, l’agence d’urbanisme (AURAN), maître d’ouvrage délégué de la démarche, s’entoure ainsi de trois personnalités que sont un expert en organisation, un consultant en communication ayant mené une carrière professionnelle dans le même domaine en interne, et un politologue médiatique : des ressources externes qui épaulent l’équipe-projet tout autant qu’elles contribuent à forger son importance.

Dans le paysage des structures qui interviennent, il faut noter la particularité de La 27e Région[6] qui joue le rôle à la fois de laboratoire d’idées et de prestataire, mettant en lien différents milieux. Prestataire en lien avec ce « laboratoire », un consultant nous indique : « Nous sommes des moutons à cinq pattes, […] un mélange entre les arts appliqués, le design et l’archi, et des gens qui viennent du côté des sciences humaines appliquées (sociologie et sciences politiques) […] c’est La 27e qui compose [l’équipe], on voit que c’est une question de réseau, des profils comme ceux-là, il faut les trouver. » Malgré cette autoproclamation singulière, tentons une typologie des professionnels de ce genre d’action publique, en retenant l’occupation principale comme critère de différenciation : enseignement et recherche ; consultance dans le domaine de la conduite de projet ; dans l’animation culturelle ; ou encore dans l’urbanisme.

Le milieu des passeurs de frontières de l’action publique

Les différents cas de figure rencontrés chez les consultants renvoient clairement à des individus professionnels pluriels ; des hybrides territoriaux[7] pour qui différents capitaux sont en interrelations. Hommes hypertextes assurément (Ascher, 2001), la capacité à évoquer, à convoquer, à mobiliser des terrains autres (expériences d’autres villes) est devenue centrale pour de tels acteurs oeuvrant à « l’intelligence territoriale ». Il faut ainsi « rabattre du réseau étonnant », transposer le design de produit dans des univers de production idéologique, réaliser la porosité entre univers. Il n’est pas rare, au cours des temps de prospective que nous avons suivis, d’entendre l’enjeu de réinsuffler du commun, de réhabiliter la chose politique, de contrer l’apathie politique qui guette les citoyens (Eliasoph, 2010). La prospective est habitée de promoteurs de la cause de l’avenir qui ne sont pas des cartomanciens, et dont il est utile de dresser le portrait de groupe et quelques trajectoires individuelles.

Figure 2

« L’ADN de la démarche » : présentation synthétique des différentes étapes de la démarche prospective Destinations 2030.

Source : ADDRN et WT2i

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Les enseignants-chercheurs-consultants représentent un cas de figure tripartite particulier : exportant leurs savoir-faire comme leur savoir-être dans l’action publique, la plupart d’entre eux se sont investis dans des enseignements hybrides, associant considérations analytiques et projectuelles. Ils pratiquent volontiers un gai savoir, sont investis dans des formations continues. Ils émargent principalement, en matière de discipline, à la sociologie, à la géographie et aux sciences politiques. Tantôt plutôt concernés par le niveau national (Territoires 2040 de la Datar) ou par les niveaux d’action régionaux et locaux, ces acteurs interviennent comme intellectuels spécifiques, comme animateurs ou agitateurs d’idées. Ils sont parfois recherchés pour leur franc-parler, pour leur légitimité académique et/ou pour un positionnement sensiblement différent de celui des bureaux d’études qui vivent directement de leurs prestations. Comme l’a montré Douillet à propos de la Datar, certains experts sont « plus demandés » que d’autres. Ils participent en tout cas de la mise en place de politiques publiques et ne peuvent en être détachés (Douillet, 2005 : 146). In situ, ces acteurs mobilisent principalement des capacités de synthèse, de conceptualisation et d’énonciation, sans oublier la possibilité de traverser différentes échelles géographiques, attente fréquente du côté des maîtres d’ouvrage.

Toujours du côté des méthodologues, on peut trouver des bureaux d’études centrés sur des métiers des techniques d’animation et de la conduite de projet, plus ou moins proches des milieux de la recherche. Clairement, des structures comme Acadie ou Missions Publiques y émargent en mobilisant des contrats spécifiques à l’élaboration de thèses en milieu professionnel, en s’impliquant dans des réseaux de recherche et dans l’enseignement. Les profils dominants sont alors ceux des sociologues, et les missions sont principalement pensées en tant qu’accompagnement pour des missions d’évaluation participative, de formation-action pour des agents des collectivités locales, d’observation scientifique ou encore d’organisation de conférences de citoyens.

D’autres praticiens renvoient principalement à la sphère de la médiation culturelle et peuvent être des managers de démarches variées. Ainsi de l’association d’un chef de projet d’une structure publique qui a travaillé à la mise en place de la biennale d’art contemporain sur l’estuaire de la Loire ou encore d’un anthropologue à la démarche nazairienne. Enfin se rencontrent des « projeteurs » dans des positions soit de chefs d’orchestre (position classique dans les marchés publics en France) qui ont au départ une compétence plutôt technique d’architecte-urbaniste évoluant vers des compétences de plus en plus technicopolitiques, soit de sous-traitants, attendus sur des enjeux de visualisation, notamment.

Ces figures expertes hybrides voient leurs registres d’implication très plastiques leur conférer une fonction d’expert de perplexité plutôt que de vérité. Le consultant principal à Nantes a notamment été retenu pour son débordement d’une prospective strictement spatiale, la mise en avant des enjeux de révélation, d’illustration, une sensibilité aux images et à la pédagogie, un travail sur les valeurs et les rêves d’un territoire considéré comme « résilient et épanouissant ». D’autres consultants ont un rôle plus proche du coaching ou incluent compétence sondagière avec flair.

Des herméneutes acquis à la cause métropolitaine

En plus de compétences reconnues et d’expériences multiples, le décentrement et le regard décalé semblent être l’un des principaux critères recherchés. Les consultants n’hésitent pas à jouer d’un effet d’autorité pour convoquer d’autres exemples ou bien pour confirmer les qualités de la ville sur laquelle ils travaillent, quitte à se mettre dans une position de quasi-oracle. Contrairement à l’action ordinaire de consultants qui vont dans le sens de ce que les acteurs attendent (y compris pour ménager d’autres possibles missions), il y a ici la volonté d’impliquer les consultants comme des poissons-pilotes d’une nouvelle société locale.

Si ces différents acteurs peuvent difficilement être rangés sous une même bannière prospectiviste, on peut dire de tous qu’ils sont des entrepreneurs de cause métropolitaine (Arab et Lefeuvre, 2011 : 350). Cela peut se lire par les propositions substantielles qu’ils sont amenés à faire. Trois exemples en témoignent : l’image de la « little big city », employée par le prospectiviste pour qualifier l’horizon 2030 de la métropole nantaise, le concept de la « prospective-action au service de l’urbanisme du mouvement[8] » lancé par l’anthropologue intervenant sur la démarche nazairienne, ou encore le « Grand Paysage Liquide », invention sémantique cherchant à révéler le substratum angevin. C’est bien une quête de modèle urbain qui se signale, mais dans une perspective d’abord métaphorique et qui se doit d’être le plus possible inclusive.

D’autres caractéristiques apparaissent concernant ces acteurs : la multipositionnalité (Massardier, 1996 : 230), voire une posture ubiquitaire, une culture large de l’action publique et de ses problèmes, des capacités à proposer des innovations méthodologiques ancrées dans la perception, la transcription et l’expression des questions urbaines. L’arpentage est désormais fréquemment proposé sous la forme de marches, de visites (voir plus loin), de l’expression imagée en recourant à des cartes « indigènes », cartes mentales... La plasticité des rôles des consultants, aux lisières de différentes expertises (ce qui occasionne parfois une critique à leur égard de la part d’experts spécifiques), rejoint les caractéristiques des professionnels de la participation proposées par Nonjon, tantôt « informateurs », « conseillers » auprès d’élus ou de techniciens, « formateurs » à l’université ou auprès de professionnels, « animateurs », « consultants », « experts » ou « chercheurs » (Nonjon, 2005). Chez les prospectivistes, on ne trouve toutefois pas ce qu’elle mentionne à propos des carrières militantes que l’on rencontre dans le domaine de la politique de la Ville en France, par exemple.

On voit ici une porosité accrue entre certains mondes de la recherche en sciences sociales et des univers professionnels qui sont avant tout circulatoires. Sur le plan de la socialisation professionnelle, on se situe clairement dans le registre de la Cité par projet (Boltanski et Chiapello, 1999 : 154-240) avec des acteurs qui s’associent pour un temps donné, occasionnant parfois des passages de témoin. D’où la proximité avec la notion de « métier flou » que Jeannot avait pu mettre en avant au sujet des métiers du développement local (Jeannot, 2005). Ici, pour ce qui concerne les consultants, la situation en libéral atténue les caractéristiques que Jeannot dégageait pour les fonctionnaires territoriaux et elle amplifie le fantasme de l’acteur-ensemblier, extérieur à la structure et à ses (prétendus) cloisonnements. Cet extérieur, tout contre l’organisation, peut être parfois un chaman (l’intercesseur savant), un herméneute, un romancier ou un diagnosticien (Matthey, 2013 : 6-24). À propos de l’herméneute, Matthey écrit : « Ainsi, l’art de faire parler le site mobilise le corps du faiseur de ville et de territoire, une doctrine et une mètis, un art de la ruse. Mais pour faire sens, l’exégète doit être capable de construire une intrigue parallèle à la grande intrigue qu’il doit suivre. C’est alors qu’il apparaît plutôt comme un romancier ou un storyteller (un raconteur d’histoires). » (Matthey, 2013 : 17)

À Nantes, le consultant principal s’est quant à lui vu déléguer l’énonciation des valeurs territoriales. Celle-ci permet, en l’occurrence, de crédibiliser aussi bien une politique publique culturelle (la manifestation Estuaire produite par la structure du Voyage à Nantes) (Devisme, 2013 : 38-42) que des orientations économiques de certaines parties du territoire (le « quartier de la création »). Le consultant tire aussi sa légitimité de la production de certains néologismes, associations sémantiques comme celles opérées par des oxymores : « proximixité », « diversidées », « contemplaction » qualifieraient ainsi le modèle nantais. Où l’on voit le travail d’équilibriste du consultant et le recours à un anthropomorphisme territorial plus ou moins convaincant…

Fabriquer de l’intelligence et de l’expérience collectives ? Les modalités de l’expertise

Sans aborder les effets de socialisation des scènes et espaces de rencontre (revues, forums, groupes de réflexion), focalisons-nous sur les modalités des démarches, entendues comme associations de dispositifs et de méthodes. Il s’agit bien d’organiser de l’action collective (de fabriquer de l’événement et de l’expérience partagée), de manager, de mettre en récit, de mettre en place des dispositifs aidant à la production d’une opinion collective sachant qu’ils sont avant tout exploratoires, non destinés à être pérennes. La visée de la plupart de ces exercices de produire du projet de territoire ou d’y participer, exercices de « construction de l’expérience commune et de sa légitimation » (Breviglieri et Gaudet, 2014). Les producteurs de mythes rassembleurs (Desage et Godard, 2005) sont toutefois d’abord retenus pour des motifs organisationnels et non substantifs. L’innovation ne réside pas dans le contenu, mais dans la manière dont sera conduite l’action et seront animés un ou plusieurs réseaux d’acteurs. Il n’est pas rare d’entendre des consultants énoncer le glissement vers la gestion ou l’animation de projets « avec des outils plus spécifiques au design ». Partant du principe que ce sont les participants (les plus nombreux possible !) qui apporteront le contenu, les consultants préparent, coordonnent, gèrent des événements.

Figure 3

Atelier participatif organisé par La 27e Région à l’occasion de la semaine Campus au Conseil régional Pays de la Loire – 10 décembre 2012

Source : Pauline Ouvrard

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Circulation des pratiques d’expertise : entre capitalisation, bricolage et improvisation

L’élaboration de méthodes et de dispositifs est l’une des missions principales des consultants en prospective qui, pour la plupart, étendent également leurs compétences à d’autres missions comme la participation, le design des politiques publiques, les études urbaines ou le projet urbain. Les consultants sont potentiellement des agents importateurs et exportateurs de méthodes et pratiques, et ils expliquent volontiers « capitaliser sur les méthodes » d’une mission à une autre : « Nos outils, on n’arrête pas de les monter, de les démonter et de les réajuster. » À mesure des expériences, leur boîte à outils se diversifie, ils accumulent des expériences et affinent leur connaissance du fonctionnement institutionnel. Ils développent progressivement une culture de l’action publique, de ses codes, représentations et langages. Plusieurs d’entre eux ont pu développer une confiance dans l’instant et dans le moment d’échange, voire improviser et s’affranchir de certaines demandes du commanditaire ; comme nous le précise un consultant : « Notre méthode est très basée sur le brainstorming avec des microdispositifs, comme le fait de noter en temps réel, le fait de dire au premier atelier : “vous commencez vos phrases par en 2040”, le fait de venir avec une mise de départ chaque fois [...]. C’est de l’improvisation, mais sachant que l’improvisation n’est jamais complètement improvisée. Donc lui, c’était la même chose, il s’était entraîné sur des exercices précédents et puis en fonction de l’humeur du moment, de l’état d’esprit des participants, il improvise un truc. Et dès que les commanditaires veulent qu’on formalise davantage, il leur dit gentiment : “j’ai quinze ateliers derrière moi, faites-moi confiance et ça se passera bien”. » Tout comme en improvisation musicale ou théâtrale, la qualité du « jeu » ou de l’exercice dépend de la qualité de l’énonciation des règles, du dispositif et des compétences de l’animateur à développer des mécanismes d’adaptation pour « faire avec » la situation. Mais la transposition de la notion ne peut être que partielle, comme on le voit plus largement dans le domaine du management (Bachir-Loopuydt et al., 2010 : 5-20).

Figure 4

Une réunion du groupe témoin prospectif, dans le cadre de la démarche Nantes Ma Ville Demain à la Maison des Syndicats. Thème : identification des qualités des lieux de l’agglomération. Le 3 mars 2012.

Source : Laurent Devisme

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Certains consultants empruntent également aux arts forains. Ils mettent un point d’honneur à produire des expertises « sur mesure », spécifiques à la mission ou au territoire étudié, voire revendiquent la dimension expérimentale et exploratoire : « C’est un peu notre combat, on est opposé à tout excès de formalisation méthodologique parce qu’on trouve que ça paralyse tout le travail de réflexion », « On montre que sur chaque type de projet on a une technique pour faire parler les lieux qui est différente, qui s’adapte : on fait des tables longues dans l’espace public, on fait du cinéma tournant sur le périph avec des réunions d’acteurs, on fait des réunions de communes où on met les maires des cinq communes sur lesquelles on travaille expérimentalement ensemble, on fait des marches au bord de la Somme… » (Extraits d’entretiens avec des consultants)

Modes de faire : hybridations de champs et esthétique du décalage

Trois dimensions des dispositifs méritent d’être éclairées, à savoir leurs caractères immergé et ludique, et le recours, fréquent, à des prototypes.

La pratique de l’immersion, de la visite (Bossé, 2010), de la résidence, témoigne certes d’hybridations avec les champs de l’art et de l’anthropologie, mais surtout d’une possibilité de « décaler » le regard, de mettre en exergue des anecdotes tout en faisant, souvent, un éloge de l’ordinaire. Dans la mesure où ces consultants ne sont pas internes à l’organisation publique, il leur revient presque naturellement de « déporter le dispositif en dehors de son arène de débat habituelle » (Nonjon, 2005 : 101). C’était aussi le propos initial d’Alexandre Chemetoff proposant en 2000 un plan-guide en projet pour l’île de Nantes et imaginant déplacer le conseil municipal dans des formes déambulatoires, in situ. L’expérience par l’espace est première, on mobilise alors prioritairement la marche (l’anthropologue Jean-Yves Petiteau, qui a mis au point la méthode des itinéraires, est ainsi une référence pour plusieurs des consultants rencontrés). Cela dit, il s’agit la plupart du temps d’expériences éclair, il faut s’imprégner très rapidement de tonalités, d’ambiances. Se « mettre les pieds dans le plan » est alors très proche de certaines démarches de projet enseignées en écoles d’architecture. Ces formes d’arpentage permettent aussi de mettre en scène le territoire (c’est plus simple qu’avec des statistiques). L’intensification de l’expérience peut se faire selon des temporalités variables allant d’une à deux journées de marche jusqu’à la résidence d’un consultant pour plusieurs mois (Stéphane Juguet aux Abeilles à Saint-Nazaire). Entre les deux se logent différents types de workshops. Le nouveau programme de La 27e Région, La Transfo, s’exprime comme « territoire en résidence » sur un temps fractionné de dix semaines. Le blogue témoigne de l’enjeu de la documentation en temps réel et du seul horizon de l’expérience : « puisque nous parlons sans cesse d’expérimenter, puisqu’il n’a jamais été question d’autre chose que de faire, d’essayer, de tester encore et toujours ». (http://territoiresenresidences.wordpress.com/)

Les techniques mobilisées à l’occasion de ces pratiques de plein air sont l’observation, la collecte in situ, la prise de notes, l’enregistrement avec des commentaires à chaud, le retour en salle. Le parcours est ponctué d’arrêts, on vise une expérimentation du quotidien avec un mélange d’acteurs, aux compétences diverses. Le brouillage des rôles dans l’arpentage revient à une unité de temps et d’espace. Il s’agit souvent de pratiquer l’étonnement et de « glaner tout un tas de choses sur le terrain » : remobilisation, détournement, extrapolation sont des mots clés. L’argument de la démarche  Marcher Angers Penser  est « aller chercher le sensible sur le territoire[9] ». L’essentiel des participants est constitué d’initiés à la chose urbaine de différents ordres (étudiants, chargés de mission, consultants) prenant le plaisir d’une marche avec les sens en éveil. Ensuite, lors du forum des marcheurs, chacun des groupes reporte sur une table longue (dispositif inventé par Pascal Amphoux, voir à la page suivante) le trajet parcouru et note des intentions de projet. Il s’agit cette fois de représenter. Lors de ce forum, des photographies prises pendant les promenades défilent en arrière-plan ; certaines seront éditées au format de carte postale. Une performance finale (filmée) consiste en ce qu’une artiste donne la définition du verbe « marcher » dans de nombreuses langues et demande aux participants volontaires de chorégraphier ces définitions.

Les dimensions ludiques et événementielles sont souvent mises au premier plan des démarches, notamment parce qu’elles peuvent se prêter à la traversée de différents univers sociaux. Deux exemples peuvent être convoqués : la mise en place d’un set de table dans le cadre de Destinations 2030 à Saint-Nazaire ou encore un jeu de cartes pour Ma Ville Demain. Certes, la mise en place de ces jeux doit passer par plusieurs contraintes ou obstacles, comme convaincre les élus, des agents territoriaux, puis trouver suffisamment de diffuseurs de la démarche ou prendre le temps « d’accompagner les gens à l’usage ». Dans un registre proche, on trouve les cafés citoyens inspirés de la méthode des world cafés : « Pour donner aux gens l’occasion de venir parler d’une manière décalée, ludique et en même temps très sérieuse […] un world café, c’est vraiment l’idée de recréer une ambiance bistrot, d’avoir des consignes complètement décalées et d’avoir une stimulation de la créativité des groupes par des artistes qui viennent rythmer la soirée. » La mise en place d’un « groupe témoin prospectif » à Nantes a consisté à faire travailler une vingtaine de personnes de manière régulière pour produire une vision, groupe entraîné par les consultants qui devaient ainsi animer une fraction de la société civile, jouant à différents jeux d’énonciation, d’explicitation ou de projection (où l’on retrouve la méthode des Post-it sur les cartes, par exemple). En prolongement, des enjeux ludiques sont également présents dans la conception des expositions qui doivent restituer le travail mené, mettre en avant son foisonnement, son dynamisme… Les maîtres d’ouvrage des expositions sont travaillés par la restitution tout en continuant l’exploration et le dialogue citoyen.

L’une des dimensions souvent innovantes des dispositifs réside dans l’enjeu du prototypage : il s’agit, a contrario du risque de discours territorial évanescent et très général, de montrer ce que peut faire la main (Sennett, 2010). Stéphane Juguet emprunte explicitement à la foranité lorsqu’il construit ses différentes propositions constituant les « mobiles de l’échange » (pour explorer d’autres canaux que ceux strictement discursifs) : tablette numérique, fauteuil, machine à cartes… Le tout se faisant in situ par des ateliers qui donnent corps à ce qui autrement relève de « paroles en l’air ». L’assemblage d’horizons, motif principal de la démarche, précipite ainsi dans des actions. Le dispositif de « table longue » permet quant à lui d’illustrer la trajectoire d’un dispositif depuis un monde de l’enseignement jusqu’à un monde opérationnel : inventé par Pascal Amphoux dans le cadre de l’un de ses studios de projet à l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes, il se trouve ensuite exporté par lui mais aussi par d’autres acteurs qui vont « facturer la méthode » : « C’est un exemple concret d’une espèce d’outil que je n’ai jamais protocolé très sérieusement comme j’ai pu le faire pour d’autres méthodes comme les parcours commentés, l’observation récurrente. […] c’est un exemple d’une transposition pédagogique dans le monde professionnel du projet, mais qui a fait des petits en 4, 5 ans. »

L’idée maîtresse de ces différents dispositifs est bien de coproduire et de mettre en scène sur un temps ramassé. Raconter et projeter se font principalement sur un mode de raisonnement abductif du genre « et si… » (notamment utilisé dans le design thinking) et dans une visée consensualiste qui s’appuie fortement sur des compétences de visualisation (d’où la place des métiers qui en relèvent). Ajoutons – ce serait l’objet d’un article en tant que tel – que le numérique a d’ores et déjà largement pénétré les modalités de cette prospective « citoyenne » : applications diverses mises à la disposition des habitants, apprentissages des rudiments de divers réseaux sociaux. On voit alors l’intérêt pour les promoteurs de ces démarches d’une communication par les citoyens eux-mêmes (blogues ou encore transmission de photos en temps réel).

Conclusion – ce que mobiliser le territoire veut dire

Comme d’autres activités relevant, au sens large, de l’avenir en plan, la prospective a connu des vicissitudes et des inflexions depuis les prétendues Trente Glorieuses. Elle peut être un prisme pour interroger le nouvel esprit de l’action aménagiste. En nous centrant sur ce qu’un nouvel horizon participatif et créatif peut occasionner dans la transformation de certains métiers intellectuels (le « design thinking ») de l’action publique, il apparaît clairement que les exercices de prospective répondent à différents enjeux relevant de la pédagogie politique. Il s’agit bien en effet à la fois de revisiter ensemble le passé, de se mettre d’accord sur un « diagnostic », de se forger une image collective et partagée, de représenter le territoire, de mobiliser les acteurs (en particulier à l’usage interne des organisations) et de redonner du sens à l’action.

Ce travail s’observe à différentes échelles. Si prospective et planification ont longtemps été liées, voire confondues, on assiste peut-être désormais à une recherche d’équivalence entre prospective et activité délibérative. Dans cette perspective, il faut représenter plutôt que réglementer, faire débattre dans le but de construire une « cohérence territoriale » (à la fois politique, gestionnaire et fonctionnelle). Les consultants qui interviennent dans ce cadre sont avant tout des passeurs, acteurs-frontière entre des univers professionnels différents, notamment entre recherche, action territoriale et savoir-faire participatifs. Entre production d’idéologies territoriales renouvelées et activisme transdisciplinaire, la lecture de leurs interventions est loin d’être univoque. Entrepreneurs de cause métropolitaine, les consultants rencontrés sont-ils pour autant des entrepreneurs de cause collective ? C’est possible mais, avant tout acteurs circulants, ils sèment bien des dispositifs dont la permanence n’est pas forcément la qualité première. Le renouvellement du concernement des publics par les affaires territoriales communes passe sûrement aussi par la structuration de débats contradictoires et par une transformation dont on voit rarement les marques : celle qui consisterait à passer des récits des invisibles à la prise en compte de leurs intérêts dans le champ politique. Que l’on cherche des expressions, des valeurs, soit, mais que l’on produise des controverses, cela se travaille plutôt par le tracé des problèmes d’action publique qui n’est pas le premier objectif de l’ingénierie de projet des exercices de prospective citoyenne.