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Dans le contexte actuel d’incitation politique à la prolongation de la vie active, la Suisse est souvent citée comme l’exemple à suivre puisqu’elle devance d’ores et déjà les objectifs européens en matière d’activité des séniors[1]. Dans ce pays, plus d’une personne active sur quatre a plus de 50 ans, et cette catégorie de travailleurs et travailleuses constituera le tiers de la population active en 2050 (Office fédéral de la statistique[2], 2008). Par ailleurs, le taux d’emploi féminin élevé, en augmentation constante, alimente une convergence des comportements d’activité entre les sexes. Celle-ci est particulièrement marquée en seconde partie de carrière : l’écart entre le taux d’activité des hommes et celui des femmes âgés de plus de 50 ans ne cesse de se réduire (OFS, 2008 : 6).

Après avoir situé la Suisse dans une perspective occidentale, nous proposons une analyse du « vieillissement actif » sous l’angle du genre[3]. Le maintien en emploi en seconde partie de carrière est un objet d’étude particulièrement intéressant puisqu’il permet de questionner l’influence des politiques publiques helvétiques, pour la plupart formellement neutres du point de vue du sexe et clairement fondées sur la centralité du travail salarié. Or le maintien en emploi d’un nombre croissant de femmes est façonné par la division sexuelle du travail et le régime de genre qui structurent à la fois l’accès à l’emploi et le système des assurances sociales. Comme les arbitrages opérés entre travail rémunéré et travail non rémunéré déterminent largement les modalités de la seconde partie de carrière, dont la possibilité financière d’anticiper la retraite, hommes et femmes ne sont pas égaux dans cette étape de leur parcours de vie. Au-delà de l’injonction à la « conciliation » entre activités familiales et professionnelles qui (dé)limite la participation des femmes au marché du travail en Suisse (et pas uniquement de celles qui ont des enfants à charge), il convient de prendre en considération le régime de retraite helvétique. Le système de retraite, aujourd’hui encore largement inégalitaire entre les sexes, concourt à allonger la deuxième partie de carrière en incitant au maintien en emploi jusqu’à l’âge légal de la cessation d’activité pour bénéficier de rentes économiquement suffisantes. Dans une dernière partie, nous remettrons en cause l’analyse selon laquelle la progression du taux d’emploi féminin après 50 ans relève d’un amoindrissement du travail domestique que les femmes effectuent gratuitement dans la sphère privée. Cette étape de leur parcours de vie est caractérisée par une diminution des heures passées aux tâches ménagères dans leur propre foyer, mais également par une augmentation du travail de care effectué dans des lieux diversifiés. Le cumul des charges professionnelle et domestique n’est donc pas l’apanage des premières parties de carrière féminine.

Le « vieillissement actif » en Suisse : divergences et convergences des comportements d’activité entre les sexes

Les effets combinés du vieillissement de la population active et du ralentissement de la croissance démographique font du maintien des séniors en emploi un enjeu politique et économique majeur dans les pays occidentaux. Depuis le début du XXIe siècle, la prolongation de la vie active (Thozet, 2007) est inscrite dans les agendas des gouvernements occidentaux qui préconisent des mesures pour maintenir les séniors sur le marché du travail jusqu’à l’âge légal de la retraite[4]. L’Union européenne a ainsi promu des réformes[5] visant à inverser la tendance de la retraite anticipée qui s’était ancrée dans les pratiques, les lois et les règlements. En Suisse, l’idée d’une promotion nécessaire du « vieillissement actif » s’est également imposée au cours de la décennie écoulée (Arend et Gsponer, 2004 ; OCDE, 2006). Les autorités helvétiques recommandent d’agir à deux niveaux (Groupe directeur mixte DFE/DFI, 2005). Il s’agit d’une part d’encourager les employeurs à développer des politiques d’entreprise de « gestion des âges » – quasi inexistantes en Suisse – visant à contrer les stéréotypes discriminants à l’égard des séniors en emploi et à réaménager les postes de travail afin de s’assurer de leur maintien en emploi[6]. Au niveau des politiques publiques, d’autre part, le but est d’adapter le système de protection sociale au nouveau contexte de prolongation de la vie active. L’objectif principal est de corriger le régime de retraite afin de limiter les incitations au départ anticipé, bien que ces dernières soient déjà restreintes et ne concernent que certaines catégories de salariés et salariées.

Si les disparités en matière de maintien en emploi sont particulièrement fortes selon le pays considéré, en Suisse le taux d’emploi des séniors est supérieur à la valeur préconisée au niveau européen selon la stratégie de Lisbonne : 50 % à l’horizon 2010. Pour la population de 55 à 64 ans, ce taux s’élève en effet à 68 % en 2010 contre 45,7 % dans l’UE des 17 pays de la zone euro. Le tableau 1, qui compare l’emploi des personnes de 55 à 64 ans, laisse clairement voir que seules l’Islande, la Suède et la Norvège ont des valeurs supérieures.

Tableau 1

Taux d’emploi de la population âgée de 55 à 64 ans en 2010

Taux d’emploi de la population âgée de 55 à 64 ans en 2010
Source : OCDE[7]

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Bien que le taux d’emploi des travailleurs et travailleuses âgés de plus de 50 ans augmente régulièrement depuis deux décennies en Suisse, les courbes masculine et féminine suivent des mouvements différents. L’analyse des valeurs ventilées par classe d’âge quinquennale et par sexe montre que la participation des hommes âgés de 50 à 65 ans au marché du travail diminue depuis 1991, alors que celle des femmes du même âge s’accroît (Rosende et Schoeni, 2012). Pour les hommes, le taux d’emploi reste élevé jusqu’à 60 ans, puis diminue au cours des cinq ans précédant l’âge légal de la retraite. Les plans de retraite anticipée promulgués par plusieurs employeurs dans le cadre de restructurations économiques de la décennie 1990 expliquent en grande partie cette régression (Le Goff etal., 1999). En comparaison avec leurs homologues de sexe masculin, les femmes séniors sont proportionnellement moins nombreuses à exercer une activité lucrative, quelle que soit la classe d’âge examinée. En revanche, et c’est là une transformation majeure, la proportion de travailleuses âgées de 50 à 65 ans connaît une progression constante depuis vingt ans. L’augmentation est particulièrement marquée parmi les femmes âgées de 55 à 59 ans : le taux d’emploi passe en effet de 55 % en 1991 à 72 % en 2010. Cette variation s’inscrit dans une tendance générale de progression de l’activité féminine au cours de la seconde moitié du XXe siècle (Bühler, 2002) : les femmes nées après 1950 s’insèrent massivement et durablement sur le marché du travail, notamment en raison de la progression de leur niveau de formation.

Si le taux d’emploi est l’un des indicateurs les plus fiables pour mesurer la participation effective au marché du travail, il masque cependant l’existence de disparités importantes concernant le comportement d’activité selon le sexe et au sein des groupes de sexe. Nous proposons donc de questionner certains des enjeux sexués de la prolongation de la vie active à l’aide du concept de division sexuelle du travail développé par Danièle Kergoat (2000). Tel que défini par l’auteure, ce concept permet non seulement de prendre en compte simultanément l’activité déployée dans la sphère professionnelle et privée et de questionner son articulation, mais il érige également deux principes fondamentaux : celui de séparation (il existe des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et de hiérarchisation (les travaux d’hommes valent plus que les travaux de femmes). La division sexuelle du travail prend des formes variables selon les contextes socio-historiques et, bien que les relations sociales entre les hommes et les femmes évoluent, le rapport social entre les groupes de sexe reste toujours marqué par des rapports de domination. La portée heuristique d’un tel outil est de dépasser la description ou la catégorisation binaire des activités en fonction du sexe des individus, et vise l’analyse des processus par lesquels la société utilise cette différenciation pour hiérarchiser les activités et les personnes qui les produisent.

Le maintien en emploi en seconde partie de carrière au prisme de la division sexuelle du travail

L’augmentation de la participation des femmes au travail rémunéré en seconde partie de carrière soulève des questions cruciales du point de vue de l’égalité entre les sexes encore peu investiguées à ce jour. La convergence des comportements d’activité des hommes et des femmes de plus de 50 ans ne doit pas nous faire perdre de vue la diversité considérable des situations et des parcours professionnels féminins et masculins en Suisse. Afin d’interroger les contours du modèle dominant des séniors qui sous-tend de nombreuses publications scientifiques qui ne tiennent pas compte du genre (Guillemard, 2003), nous proposons d’appréhender le maintien en emploi des séniors à partir de deux autres indicateurs : le taux d’occupation et l’âge effectif de la cessation d’activité.

En Suisse, la majorité des femmes occupent un emploi à temps partiel tout le long de leur vie active ; seules 40 % d’entre elles travaillent à plein temps en 2010. À l’inverse, les hommes ont des parcours professionnels caractérisés par le plein temps jusqu’à l’âge légal de la retraite, ainsi que l’atteste la figure ci-dessous.

Figure 1

Part de l’emploi à temps partiel selon l’âge et le sexe en Suisse en 2010 (en %)

Part de l’emploi à temps partiel selon l’âge et le sexe en Suisse en 2010 (en %)
Source : Enquête suisse sur la population active (données transmises par l’Office fédéral de la statistique en 2010)

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Ce taux de temps partiel féminin, particulièrement élevé en Suisse, manifeste les modalités contemporaines de la division sexuelle du travail et du régime de genre helvétique, compris comme l’ensemble des structures influençant la division des rôles sexués (Walby, 2001 ; Giraud et Lucas, 2009). Comme l’établissent différents travaux (Jobin, 1995 ; Bühler, 2002), la naissance d’enfants et les tâches d’éducation se répercutent durablement sur l’activité salariée féminine. Couplée au nombre insuffisant de structures de garde de la petite enfance et à la faible harmonisation des horaires scolaires, l’assignation au travail domestique contraint un grand nombre de femmes à opérer des arbitrages professionnels qui ont longtemps entraîné une interruption provisoire, ou définitive[8], de l’activité lucrative. Actuellement, la maternité implique davantage le passage à temps partiel en première partie de carrière. Lorsque le niveau de qualification et la position professionnelle le permettent, il s’agit de temps partiel choisi ; toutefois, dans la plupart des cas, le temps partiel est un temps contraint, cela notamment pour les femmes ayant un statut d’emploi peu élevé (Messant-Laurent, 2001). Choisi ou non, le travail à temps partiel participe de l’injonction à « concilier » vie professionnelle et responsabilités familiales qui est faite aux femmes, et à elles seules (Junter-Loiseau, 1999). En conséquence, les trajectoires d’activité professionnelles féminines sont encore dictées par le rythme des naissances des enfants et les tâches d’éducation, à la différence des carrières masculines, uniquement structurées par le travail salarié. Cette réalité de l’emploi féminin alimente la prégnance des modèles familiaux bourgeois « classique » (male breadwinner et female carer) et « contemporain » (modified male breadwinner) (Lewis, 1992) qui se mettent en place lors de la naissance des enfants. Qu’en est-il alors de la seconde partie de carrière ?

L’étape de la vie qui débute à 50 ans se caractérise par de nombreux changements, comme le rétrécissement de la taille du ménage, la transformation des responsabilités et du réseau familiaux. Selon certains auteurs, cette période du cycle de vie offre la possibilité d’une nouvelle carrière pour les femmes (Wanner etal., 2003). Pourtant, si l’on se réfère à la figure ci-dessus, sept femmes âgées de 55 ans ou plus sur dix occupent un emploi à temps partiel, alors que c’est seulement le cas d’un peu plus d’un homme sur dix. Les écarts observés en matière de taux d’occupation des hommes et des femmes montrent que la seconde partie de carrière n’est pas le lieu d’une recomposition majeure de l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale. Par ailleurs, les raisons qui sous-tendent l’emploi à temps partiel des séniors sont fortement différenciées entre les hommes et les femmes : les premiers mentionnent les raisons de santé ou le « fait de ne pas avoir trouvé un poste à 100 % », alors que les « raisons familiales » sont le principal motif du temps partiel des femmes au-delà de 50 ans (Strub, 2003 : 20). Incarnation de la division sexuelle du travail, les « raisons familiales » sont une clef de lecture des comportements d’activité des femmes en première, comme en deuxième partie de carrière en Suisse.

Si le travail à temps partiel a soutenu la progression de l’activité féminine au cours des dernières décennies[9], il convient de souligner que cette modalité d’emploi comporte de nombreux handicaps, non seulement au niveau des probabilités de connaître un avancement professionnel, mais également si l’on considère la situation économique durant la vie active et pendant la retraite. Un taux d’occupation inférieur à cinquante pour cent est synonyme de faible couverture sociale et conforte la dépendance des femmes à l’égard d’un homme dans le cas de celles vivant en couple, ou de l’État dans le cas de celles vivant seules. Le temps partiel se répercute donc durablement sur la deuxième partie de carrière en contraignant un certain nombre de femmes à se maintenir sur le marché du travail jusqu’à l’âge légal de la retraite, voire au-delà, comme nous le verrons ci-dessous, pour bénéficier d’une situation financière « correcte », notamment pour celles qui sont célibataires ou divorcées.

Un second indicateur corrobore l’analyse du maintien en emploi comme une contrainte financière : l’âge effectif de la cessation d’activité. Contrairement à d’autres pays, les hommes et les femmes quittent le marché du travail à l’âge légal de la retraite, un peu après pour les premiers (65 ans) et un peu avant pour les secondes (64 ans), comme l’attestent les figures suivantes relatives à l’âge effectif et à l’âge officiel de la retraite pour la période 2004-2009.

Figure 2

Âge effectif et âge officiel de la retraite pour les hommes, 2004 – 2009 (OCDE)

Âge effectif et âge officiel de la retraite pour les hommes, 2004 – 2009 (OCDE)

b) âge officiel de la retraite en 2010.

c) en Belgique et en France, les salariés peuvent prendre leur retraite à l’âge de 60 ans si la durée de cotisation atteint 40 années. En Grèce, à l’âge de 58 ans (et 35 années de cotisation). En Italie, la retraite officielle est fixée à 57 ans (56 ans pour les salariés manuels) pour une durée de cotisation de 35 ans.

Source : OCDE[10]

Âge effectif et âge officiel de la retraite pour les femmes, 2004 – 2009 (OCDE)

Âge effectif et âge officiel de la retraite pour les femmes, 2004 – 2009 (OCDE)

b) âge officiel de la retraite en 2010.

c) en Belgique et en France, les salariés peuvent prendre leur retraite à l’âge de 60 ans si la durée de cotisation atteint 40 années. En Grèce, à l’âge de 58 ans (et 35 années de cotisation). En Italie, la retraite officielle est fixée à 57 ans (56 ans pour les salariés manuels) pour une durée de cotisation de 35 ans.

Source : OCDE[10]

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En Suisse, plus de neuf hommes sur dix âgés entre 50 et 59 ans exercent une activité rémunérée (Rosende et Schoeni, 2012). Dès 60 ans, soit au cours des cinq ans précédant l’âge légal de la retraite, le taux d’emploi diminue de manière rapide, bien que la majorité des hommes prennent leur retraite peu après 65 ans. Les femmes quittent le marché du travail à l’âge officiel de la retraite, soit 64 ans, comme on le voit sur la figure ci-dessus. Toutefois, en 2010, une femme sur dix demeure professionnellement active alors même qu’elle bénéficie d’une rente (Murier, 2012 : 214). La forte participation des femmes au marché du travail en seconde partie de carrière jusqu’à l’âge légal de la retraite ne peut être analysée sans faire référence au système de retraite helvétique largement façonné par le régime de genre. En effet, les probabilités de sortie anticipée du marché du travail sont plus élevées pour les personnes ayant beaucoup cotisé aux assurances sociales, c’est-à-dire pour celles qui ont des parcours professionnels continus et à temps plein tout le long de la vie (Guggisberg, 2006), soit des hommes dans la majorité des cas.

Système de retraite helvétique : couronnement des inégalités entre hommes et femmes sur le marché de l’emploi

Le système de retraite helvétique favorise largement le maintien en emploi jusqu’à l’âge légal de la cessation d’activité, conférant à la notion de deuxième partie de carrière une délimitation flexible. Depuis 1972, le régime de retraite est fondé sur trois piliers qui associent deux logiques différentes, redistribution et capitalisation, et il se caractérise par une étroite interdépendance entre la position des bénéficiaires sur le marché du travail et le niveau de prestations. L’adoption de mesures correctrices, telles les bonifications pour tâches éducatives et d’assistance, constitue une amélioration importante, mais leur portée est limitée. Les politiques de retraite en particulier, et l’État-providence en général, ne sont pas neutres du point de vue du genre (Dandurand etal., 2002) et contribuent à perpétuer les inégalités entre les sexes sur le marché du travail lors de la retraite.

Le premier pilier, l’Assurance vieillesse et survivants (AVS) en vigueur depuis 1948, correspond à la prévoyance publique. Basée sur un système de répartition auquel chaque adulte, y compris les personnes qui n’ont pas d’activité lucrative, contribue, cette assurance est censée garantir l’octroi d’une rente couvrant les besoins vitaux aux individus ayant atteint l’âge légal de la retraite (Streit, 2009) : 64 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes[11]. En 2008, 97 % d’hommes et 98 % de femmes bénéficiaient de l’AVS (OFS, 2011a). Les valeurs médianes des rentes annuelles sont également proches quant aux revenus : 20 400 francs suisses[12] pour les hommes et 19 800 francs pour les femmes. L’égalité entre les sexes qui prévaut dans le premier pilier est largement imputable à la 10e révision de l’AVS en 1995. En effet, cette réforme législative a introduit des bonifications pour tâches éducatives et d’assistance, et le remplacement de la rente de couple par deux rentes individuelles (le splitting) qui ont représenté une avancée significative en matière d’égalité entre femmes et hommes. Toutefois, l’AVS reste encore marquée par le modèle de famille nucléaire traditionnelle (Commission fédérale pour les questions féminines, 2011) et surtout ne couvre pas le minimum vital.

Le deuxième pilier, la prévoyance professionnelle (LPP), est fondé sur un système de capitalisation dont l’objectif initial était le maintien du niveau de vie antérieur à la cessation d’activité. À l’échelle nationale, la prévoyance professionnelle est organisée très librement ; les rentes sont donc très hétérogènes. En effet, le calcul des rentes LPP prend en considération le niveau de salaire et le nombre d’années de cotisation, mais il dépend aussi du montant de la cotisation versée par l’employeur et du régime de cotisation de la caisse de pension. Notons que les règlements des caisses de pension sont divers. Selon les estimations du Syndicat des Services publics (SSP), il existe actuellement près de 2 000 caisses de pension et 10 000 plans de pension en Suisse. Le seuil d’accès à la rente LPP, fixé à 20 880 francs suisses en 2011, exclut du deuxième pilier les personnes ayant des revenus annuels inférieurs à ce montant. Les caisses de pension ne connaissent pas de mesures correctrices relatives à la perte de gain liée au travail de care, comme les bonifications pour tâches éducatives ou tâches d’assistance. Le régime actuel du deuxième pilier est donc discriminatoire pour les personnes ayant des parcours professionnels discontinus ou à temps partiel, ou les deux, soit des femmes dans la très grande majorité des cas (Despland, 2010).

Les données chiffrées relatives au deuxième pilier permettent d’illustrer clairement les inégalités entre femmes et hommes sur le marché de l’emploi qui se répercutent lors de la retraite. En 2008, 71,4 % des personnes sont au bénéfice d’un deuxième pilier : 82,6 % d’hommes et 56 % de femmes. Si l’on ne considère que la population active, l’inégalité entre les sexes diminue, mais reste toutefois très marquée : 88,5 % de la population active avait un deuxième pilier, dont 95,5 % d’hommes et 80,5 % de femmes (OFS, 2011a : 10). Autrement dit, en 2008 seuls 5 % des hommes actifs n’ont pas de LPP, contre 20 % des femmes actives ! Cette différence d’accès à la prévoyance professionnelle est largement imputable à la division sexuelle du travail qui module l’accès à l’emploi des femmes. Certes, l’abaissement du seuil d’accès dans le cadre de la LPP révisée en 2011 a permis d’élargir la couverture du deuxième pilier, mais ce pilier reste construit sur le modèle de trajectoire professionnelle masculine continue et à temps plein. Toutes les personnes qui ont des parcours discontinus ou à temps partiel ont ce qu’elles appellent communément des « trous » dans leurs années de cotisation. Pour ces personnes, le maintien en emploi jusqu’à l’âge légal de la retraite, voire au-delà, n’est pas un choix, mais bien une nécessité financière. Il convient par ailleurs de mentionner qu’outre l’accès (ou non) à la rente les prestations économiques du second pilier reflètent également les inégalités entre hommes et femmes sur le marché de l’emploi. Compte tenu de la ségrégation professionnelle qui caractérise le marché du travail (Charles, 2005) et de l’infériorité des salaires féminins (Département fédéral de l’intérieur et al., 2009), les femmes qui bénéficient de la prévoyance professionnelle touchent une rente plus de deux fois inférieure à celle des hommes et un capital qui lui est plus de trois fois inférieur[13]. En 2008, les valeurs médianes du montant de la rente annuelle sont de 32 400 francs suisses pour les hommes et de 18 000 francs pour les femmes ; celles du capital sont de 150 000 francs pour les hommes et de 43 772 francs pour les femmes (OFS, 2011a : 12). L’accès au second pilier, ainsi que le montant de la rente ou du capital, contraint de nombreuses femmes à l’exercice d’une activité rémunérée le plus longtemps possible afin d’assurer leur subsistance économique lors de la retraite.

Enfin, le troisième pilier repose sur un système de capitalisation. Il correspond à la prévoyance individuelle, soit à la capacité d’épargner afin de bénéficier de prestations de vieillesse supplémentaires à la retraite. Facultative, cette possibilité n’est cependant ouverte qu’aux personnes exerçant une activité lucrative et elle est étroitement liée au niveau de revenu de l’activité professionnelle. À nouveau, compte tenu de l’inégale répartition du travail domestique entre les sexes et de la ségrégation du marché de l’emploi, les femmes ont moins de probabilités de constituer un troisième pilier et, lorsqu’elles s’avèrent en mesure de le faire, elles bénéficient d’une prévoyance individuelle globalement inférieure à celles des hommes. En 2008, seules 25,3 % des femmes ont constitué un troisième pilier contre 42,3 % des hommes (OFS, 2011a : 10). Les capitaux sont également moins élevés pour les premières que pour les seconds : 45 000 francs suisses pour les femmes et 60 000 francs pour les hommes.

Les disparités observées entre les sexes, que ce soit en matière d’accès aux trois piliers ou au niveau des rentes perçues à la retraite, relèvent des trajectoires différenciées des hommes et des femmes sur le marché de l’emploi. Ces inégalités résultent également des présupposés normatifs et idéologiques relatifs aux relations entre les sexes (Morel, 2007) qui guident aujourd’hui encore le régime de retraite helvétique. En dépit des changements intervenus dans la vie de couple et la famille, le système de sécurité sociale helvétique demeure axé sur le modèle du pourvoyeur unique de ressources économiques. La plupart des assurances indemnisent la perte de revenu de l’apporteur unique en cas de maladie, d’accident, d’invalidité ou de vieillesse. En revanche, la perte de gain liée au fait d’effectuer gratuitement des tâches d’assistance, de soins et de garde auprès des enfants ou des adultes tributaires de soins fait partie des risques sociaux sans protection réelle (Stutz et Knupfer, 2012). En effet, la protection sociale est étroitement liée au travail salarié, ou au « statut salarial » (Castel, 1995), et les politiques de retraite visant à couvrir les besoins des personnes âgées ont été conçues pour un travailleur salarié à plein temps, de manière continue, depuis la fin de la formation jusqu’à la retraite. Leur but initial était de protéger le salaire de l’homme, désigné comme le pourvoyeur principal des revenus du ménage, alors que les femmes étaient considérées comme les garantes du travail reproductif. Dans cette conception, les femmes (mariées pendant toute la vie) dépendent de leur mari, non seulement du point de vue de leur sécurité économique immédiate, mais aussi du point de vue de leurs droits sociaux. Le système de retraite helvétique discrimine donc indirectement les femmes du fait de leur assignation à la sphère reproductive et de leur absence, ou leur présence de manière discontinue ou à temps partiel, sur le marché de l’emploi. Comme leurs parcours professionnels n’ont pas correspondu, et ne correspondent toujours pas, au modèle qui gouverne le régime de retraite, elles bénéficient de rentes de vieillesse inférieures. Les transformations majeures survenues dans la sphère privée, notamment la fragilisation des formes familiales « traditionnelles » et l’augmentation massive des divorces, contribuent également au maintien en emploi d’un nombre croissant de personnes. En 2010, plus d’un mariage sur deux se terminait par un divorce (54,4 %) (OFS, 2011b), et la progression des ruptures matrimoniales concerne de plus en plus souvent les couples de séniors. De nombreuses femmes, seules ou divorcées, sont par conséquent contraintes de revenir, ou de se maintenir, sur le marché du travail, si possible en augmentant leur taux d’occupation en deuxième partie de carrière, pour constituer une retraite suffisante.

Maintien en emploi et inégalités dans la sphère privée : cumul de charges pour les femmes

Une analyse en matière de division sexuelle du travail nous permet également de questionner la représentation dominante selon laquelle la seconde partie de carrière rimerait, pour les femmes du moins, avec un allégement substantiel des activités domestiques. Le travail de care tend au contraire à augmenter durant cette étape de la vie active (OFS, 2009). Il convient dès lors de regarder plus en détail la division sexuelle du travail dans la sphère privée (Le Bihan et Martin, 2006) pour comprendre les particularités de la deuxième partie de carrière. Nous proposons d’examiner ci-après la charge de travail domestique en général, le travail de care – les activités de soins prodigués aux proches dépendants – en particulier, et leur répartition entre les sexes.

En Suisse, les femmes consacrent en moyenne deux fois plus de temps au travail domestique que les hommes[14] (OFS, 2009). Cette inégalité tend à se réduire en seconde partie de carrière : le nombre d’heures dédiées aux activités ménagères et familiales dans son propre foyer diminue chez les femmes et augmente chez les hommes de 50 à 65 ans. Alors que ces derniers vouent deux heures de plus au travail domestique qu’en première partie de carrière, les femmes y consacrent près de cinq heures de moins par semaine (OFS, 2009 : 9). Toutefois, au travail non rémunéré accompli dans son propre ménage s’ajoute le travail bénévole informel effectué à l’extérieur du domicile. Les activités de soins et les services destinés aux parents et aux proches (garde d’enfants, tâches de soins, aide au ménage, transport de personnes, etc.) constituent une charge de travail considérable. Ces activités sont essentiellement assumées par des femmes : en 2008, 29 % des femmes âgées de 55 à 64 ans effectuaient du travail bénévole informel contre 17 % d’hommes (OFS, 2011a : 16). Les femmes âgées de plus de 50 ans occupent une position centrale dans le jeu des solidarités intergénérationnelles (Kellerhals et al., 2001). Elles font partie de la génération appelée « sandwich » ou « pivot » (Attias-Donfut, 1995) qui prend soin à la fois des plus âgés et des plus jeunes. En deuxième partie de carrière, les soins aux personnes dépendantes demeurent une « affaire de femmes » (Perrig-Chiello et al., 2011). En conséquence, si la charge de travail domestique des femmes diminue à cette étape de la vie, le travail de care et les heures dédiées à la garde de petits-enfants, aux tâches de soutien et d’aide à des parents ou des proches âgés vivant dans d’autres ménages[15] augmentent.

Ainsi, quel que soit leur âge, les femmes n’échappent pas à l’assignation au travail effectué dans la sphère privée, bien que le contenu des activités gratuites varie et que les lieux où celles-ci sont réalisées se diversifient dès 50 ans. Cela n’est pas sans effet sur le maintien en emploi des femmes en deuxième partie de carrière. En effet, la complexification des charges domestiques peut contraindre une partie d’entre elles à (re)définir leur participation au marché du travail. Une récente étude menée dans les trois régions linguistiques helvétiques montre que, lorsque c’est la fille qui assume les soins à une personne âgée dépendante, les possibilités d’avoir une vie professionnelle sont restreintes. « [En Suisse romande], près de 18 % indiquent avoir réduit leur charge professionnelle, 16 % sont allées jusqu’à quitter leur emploi et 5 % ont pris une retraite anticipée » (Perrig-Chiello et al., 2011 : 3) ; les comportements professionnels des autres femmes ne sont pas modifiés. Notons que les raisons familiales, soit les tâches d’assistance et de soins, n’entraînent pas de modifications du parcours professionnel masculin. Si la complexification du travail domestique peut engendrer une diminution du temps de travail ou un retrait du marché de l’emploi pour celles qui en ont les moyens économiques, pour les autres elle occasionne un cumul des charges professionnelles et domestiques. L’insuffisance des structures de prise en charge des personnes dépendantes en Suisse[16], qu’il s’agisse de la petite enfance ou des personnes âgées, contraint en effet de nombreuses femmes séniors à « concilier » vie professionnelle et vie familiale pendant la seconde partie de leur carrière. Étant donné qu’elles sont de plus en plus nombreuses à se maintenir en emploi, le cumul des charges caractérise fortement cette étape de la vie active, de sorte que certaines femmes de plus de 50 ans sont sur trois « fronts » en même temps : enfants/petits-enfants, parents/beaux-parents âgés et activité lucrative. Au quotidien, cela se traduit par une augmentation de la fatigue physique et psychique, un souci permanent, une grande responsabilité organisationnelle, qui ne sont pas sans effets sur la santé (Le Feuvre, 2011).

Conclusion

L’analyse du maintien en emploi des personnes de plus de 50 ans sous l’angle de la division sexuelle du travail a l’avantage de mettre en lumière les contraintes différenciées – professionnelles et privées – qui organisent les pratiques féminines et masculines. Elle permet de battre en brèche une conception de l’égalité reposant sur une stricte équité (Delphy, 1999). La convergence des comportements d’activité entre les sexes en seconde partie de carrière est souvent présentée comme une avancée de l’égalité, alors qu’elle traduit, au contraire, les inégalités des parcours de vie. En Suisse, le taux d’emploi élevé des femmes de plus de 50 ans est souvent placé sous le signe de la contrainte : la progression de leur participation au marché du travail résulte de leur trajectoire professionnelle antérieure et de leur accès limité au régime de retraite. Loin de recouvrir un modèle unique, cette étape de la vie active renvoie à une réalité à géométrie variable étroitement structurée par le genre, mais aussi par la position professionnelle ou la classe sociale.

La seconde vertu heuristique d’une analyse du maintien en emploi en matière de division sexuelle du travail est de montrer que les femmes ne constituent pas une catégorie spécifique. Les hommes, eux aussi, sont de plus en plus concernés par la nécessité économique de se maintenir en emploi : la flexibilisation et la précarisation du travail salarié concourent à morceler leur parcours professionnel et à rallonger la seconde partie de leur carrière. Les transformations à l’oeuvre dans le marché du travail, la vie familiale et l’État social contribuent à ce qu’un nombre croissant de personnes se voient contraintes de se maintenir en emploi jusqu’à un âge toujours plus avancé, posant les questions cruciales des conditions d’activité et de la santé au travail des salariées et salariés les plus précarisés.

Trente ans après l’introduction de l’égalité entre femmes et hommes dans la Constitution fédérale (1981), le genre a, aujourd’hui encore, une faible résonance dans la majorité des secteurs de l’État social helvétique. De fait, les dispositifs mis en place concernent essentiellement la facilitation de la « conciliation » travail-famille durant la première partie de carrière et l’égalité des salaires. Ils sont non seulement peu contraignants, mais surtout ne remettent pas en cause la répartition des rôles sexués et leur traduction dans des taux d’occupation fortement différenciés. Dans le domaine de la vieillesse, la problématique des inégalités de sexe demeure quasiment absente, alors même que la pauvreté des femmes âgées est un phénomène bien connu et largement documenté. Les politiques publiques de retraite intègrent le genre de manière sélective ou inachevée, contribuant à la reproduction des inégalités, voire les masquant, et laissant apparaître une égalité en trompe-l’oeil. Pourrions-nous alors conclure que, lorsqu’elles tiennent compte du genre, les politiques publiques ne sont en tout cas pas du genre à remettre en question la division sexuelle du travail ?