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L’ouvrage collectif, dirigé par André Corten, Catherine Huart et Ricardo Peñafiel, se compose de 10 chapitres ; il est introduit en trois temps et terminé par une conclusion et une postface. Comme l’indique André Corten dans l’avant-propos, il se concentre sur les actions directes spontanées, menées dans différents pays d’Amérique latine comme expression, non pas de mouvements sociaux ni d’identité de classe ou ethnique, mais de la plèbe. Du concept d’expérience plébéienne de Martin Breaugh, les auteurs développent celui « d’interpellation plébéienne » pour saisir la « brèche » produite par de telles actions. Elles sont considérées politiques en soi et non au regard de leurs possibles débouchés, tel le virage à gauche des gouvernements. Il est alors possible d’étudier des actions dans des pays comme le Mexique et le Pérou qui n’ont pas connu de virage à gauche. La violence est fondamentale dans la mesure où la plèbe se constitue dans le rapport de l’action à la violence. Étudier ces actions en elles-mêmes et pour elles-mêmes est réalisé par une méthodologie d’analyse de discours permettant de dégager le sens que les protagonistes « anonymes » confèrent à leur action.

L’introduction en trois temps contextualise la recherche et en définit les principaux termes. Ricardo Peñafiel s’attelle à l’action spontanée. Elle n’est pas médiatisée institutionnellement et dénonce l’inacceptable. Si elle est liée au virage à gauche, elle n’en est pas la cause. L’auteur insiste sur l’autonomie des actions spontanées par rapport aux structures. Elles remettent en question un ordre politique institué excluant auquel la plèbe ne prétend pas s’intégrer. La plèbe est alors une forme de subjectivation politique et non pas une catégorie sociale, une classe ni une identité. Ensuite, Ricardo Peñafiel souligne le caractère plus expressif qu’instrumental des actions spontanées. Plus qu’une fin, la participation à l’action est dotée d’une dimension expressive faisant apparaître un « nous » qui est une subjectivation politique surgie dans et par l’action. Enfin, l’auteur met l’accent sur l’impossibilité de représentation de la plèbe, son caractère intraitable et donc sur la « trahison » des tribuns de la plèbe. Par conséquent, la plèbe ne peut se confondre avec le peuple. Ce dernier est institué par les acteurs de la scène politique alors que la plèbe est une « subjectivation politique, un principe qui surgit dans l’espace public lorsqu’une part des sans-parts décide de faire sécession ». Elle instaure alors une souveraineté instantanée.

Cette idée de souveraineté instantanée est approfondie dans le deuxième temps de l’introduction par André Corten. Il pose la question de l’interpellation plébéienne au regard du concept de langue politique. Les récits liés au virage à gauche entraînent-ils une nouvelle lecture de l’histoire ? Il estime qu’un effet de récit résulte de plusieurs facteurs liés à l’interpellation plébéienne elle-même. L’auteur fait ensuite trois hypothèses au sujet des actions directes spontanées en relation avec les réformes entreprises par les gouvernements du virage à gauche. Premièrement, le soulèvement populaire contrarie la force de l’État dont le droit est menacé sans cependant proposer un nouveau droit. Les actions spontanées constituent alors une souveraineté momentanée dans un état d’indécision. Deuxièmement, l’importance du caractère expressif par rapport au caractère instrumental des actions directes est soulignée. Plutôt qu’orienté vers une fin, un sentiment d’identité et de solidarité se développe dans les actions. Troisièmement, les actions directes transforment la répartition du privé et du public. Non seulement le virage à gauche contribue à l’élargissement du public, mais il ouvre un nouveau « privé commun ». Cette introduction se termine par une interrogation sur les liens entre l’inacceptable et l’intervention de la plèbe au regard des différents soulèvements populaires analysés dans l’ouvrage.

Le troisième temps de l’introduction, écrit par Catherine Huart, approfondit la notion de subjectivation politique. À contre-courant des discours institutionnels et médiatiques qui dépolitisent les actions directes en les criminalisant, l’auteure met en exergue le caractère politique de la plèbe comme subjectivation politique instantanée. La subjectivation de la plèbe est courte : une brèche momentanée dans l’ordre de domination. Par ailleurs, la plèbe fait sécession de l’ordre institué dans un espace où elle se pose comme autonome et souveraine. Instantanée et sur sa propre territorialité, la plèbe ne se laisse pas représenter. Catherine Huart répète la tension entre la plèbe et ses tribuns étant donné que « toute médiation est imposition d’une unité, d’une norme ». Enfin, l’auteure insiste sur le caractère éminemment politique de l’interpellation plébéienne qui « en se nommant hors de l’ordre, […] montre le caractère mensonger de sa “totalité” ».

Les 10 chapitres qui suivent étayent ces outils analytiques dans l’analyse minutieuse d’actions directes latino-américaines. André Corten analyse les actions directes « à courant et à contre-courant » en Équateur. Les actions directes spontanées sont traitées au regard des grands mouvements à l’origine du virage à gauche. L’auteur pose la question de la violence des actions quotidiennes légitimée, dans les discours, par un « nous » implicite soudé dans la répression. L’analyse pointilleuse des discours des protagonistes « anonymes » de ces actions montre par exemple que placer les femmes en bouclier lors des manifestations a un aspect expressif qui « fait violence au symbole de courage attaché à l’homme ». Les nuances et la complexité des réalités analysées apparaissent également dans la non-essentialisation des communautés autochtones. Enfin, l’auteur conclut par l’idée de torsion entre la figure du peuple et celle de la plèbe. Si le mouvement indigène semble exprimer la figure du peuple, il est petit à petit dépassé par la plèbe qui s’oppose au gouvernement du virage à gauche.

Cette torsion entre peuple et plèbe est approfondie par Ricardo Peñafiel au sujet du chavisme comme « tentative de neutralisation de l’action contingente de la plèbe ». En récupérant le soulèvement spontané du Caracazo comme élément fondamental de légitimation de la révolution bolivarienne, l’action directe est dépolitisée. La communauté politique est scindée entre amis et ennemis : le peuple institué dans la démocratie participative est assujetti et s’oppose à la plèbe. Celle-ci ne se laisse pas organiser par les institutions du chavisme qui la délégitime. La violence de la plèbe dévoile alors le caractère inégalitaire du régime de Chavez, la marginalisation entière d’un pan de la société par un « “pouvoir populaire institutionnalisé” [qui] n’est pas un “réel pouvoir populaire”parce qu’il ne devrait plus y avoir de privilèges et de statuts ».

Dans le troisième chapitre, Pierre Beaucage, Manuel de la Fuente et Jesus Carballo se penchent sur les perceptions des protagonistes d’actions directes à Cochabamba et à Santa Cruz en Bolivie. L’analyse d’entrevues avec des femmes et des hommes de ces deux villes montrent que les discours se construisent presque en miroir : la violence est toujours décriée comme étant celle de l’autre. Si à Cochabamba la classe semble déterminer les opinions et qu’à Santa Cruz il s’agit davantage d’éléments liés à la migration, la séparation des discours selon le sexe des locuteurs semble peu pertinente. Par ailleurs, un biais de genre apparaît dans la présentation des interviewés et des interviewées. Seules les femmes sont appréhendées selon leur filiation paternelle et maritale. Or il ne semble pas que de telles filiations constituent des variables explicatives clés des représentations des actions directes et de la violence qui y a cours.

Benoit Décary-Secours et Tania Faustino da Costa s’intéressent au « versant expressif des actions directes de la plèbe au Brésil » à partir d’une analyse du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Ce chapitre illustre avec une grande habileté les tensions entre l’éthos de radicalité propre au MST et son caractère institutionnalisé. D’un côté le discours officiel renvoie à une lutte révolutionnaire de la multitude contre l’ordre établi, et de l’autre les stratégies du MST d’occupation des terres comme levier de dialogue se réfèrent à son volet institué. Ces tensions se rapportent au volet instrumental et expressif des actions du MST dans lesquelles le second détient une certaine autonomie face au premier. Par exemple, « le simple fait d’occuper [une terre] bouscule les catégories de rangements instituées qui déterminent une certaine réalité sociale, celle posant qu’une terre dont on n’est pas propriétaire ne peut nous appartenir ». L’occupation quotidienne interpelle, ou coupe la parole, « à ceux qui commandent ».

Natasha Prévost poursuit l’analyse de l’interpellation plébéienne au quotidien en se concentrant sur « la révolution silencieuse des guerrières et guerriers du mouvement culturel hip hop au Brésil ». Elle dégage les modalités permettant d’interpréter ce mouvement comme une action directe spontanée. Seul mouvement dont les actions sont entièrement dénuées d’intérêts économiques, le mouvement hip hop développe des « actions d’affirmations identitaires [qui prennent] appui sur l’expérience de l’exclusion sociale ». L’auteure le situe dans la continuation du mouvement noir brésilien tout en spécifiant, de manière très pertinente, que la « tribu-race n’existe qu’au niveau d’une race opprimée et au nom d’une oppression qu’elle subit : il n’y a de race qu’inférieure, minoritaire, il n’y a pas de race dominante ». En se regroupant sur fond d’exclusion sociale, le mouvement hip hop déconstruit la culture de « la norme dominante blanche, hétérosexuelle, mâle, etc. […] en inventant un nouveau langage, en créant des référents historiques autres, correspondant à son devenir minorité ».

Le sixième chapitre quitte les pays du virage à gauche. Catherine Huart nous parle de « l’irreprésentable plèbe. Le cas des batailles de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca [APPO] (Mexique) ». L’apport majeur de cette contribution tient à l’approfondissement du caractère intraitable et donc non représentable de toute interpellation plébéienne. L’analyse des entrevues met en évidence le débordement de l’APPO par la plèbe qui est intraitable dans la mesure où elle refuse d’être ramenée à l’ordre ou d’être ordonnée. Le chef est alors associé au traître, car il est le mieux placé pour négocier avec le « camp adverse ». Cette analyse a la qualité d’éclairer les rapports de pouvoir en oeuvre dans la « société civile », trop souvent présentée comme « naturellement » démocratique et solidaire.

Martin Hubert s’intéresse au « Chiapas. Un virage à gauche régional ? » Si le mouvement zapatiste n’a pas conduit à un virage à gauche national au Mexique, l’auteur soutient qu’il marque profondément les actions directes quotidiennes. Il parle alors d’un virage à gauche régional au quotidien. Ce virage est à la fois solidaire du zapatisme tout en s’en distinguant. À la différence de ce dernier, les actions entreprises au quotidien s’ancrent dans des solidarités autochtones liées à la parenté et à l’obligation communautaire. Cependant, le zapatisme demeure un référent clé dans la construction des subjectivités politiques locales. Les zapatistes ont ouvert un espace d’actions directes entreprises par les autochtones pour « améliorer leur sort ». Il s’agit d’actions directes quotidiennes. Envahir une terre entraîne par exemple des actions quotidiennes telles que la construction de maisons ou d’écoles, soit autant « d’affirmations d’une souveraineté, comprise comme la défense d’un territoire face à des forces dominantes ». Le contexte par et pour lequel ces actions existent font qu’elles sont politiques. L’intérêt de cette contribution réside dans la mise en exergue de la politique au quotidien à partir d’une méthodologie ethnographique.

Après le Mexique, le Pérou est abordé par José Antonio Giménez Micó dans une contribution intitulée « Bagua 2009, des “victimes” résolues à ne plus l’être ». L’un des apports majeurs de ce chapitre a trait au postulat méthodologique. Davantage que la véracité, l’intérêt se trouve dans ce qui se dit et dans la façon dont il est dit. Ici, les récits convergent au sujet des événements du Baguazo. La très fine analyse du discours permet de montrer la construction d’un « nous » composé des natifs et des colons de l’Amazonie. De nouveau, la dimension expressive de l’action supplante l’instrumental de l’action directe. Un sentiment de solidarité, non identitaire, se construit en opposition au discours stigmatisant et discriminant du pouvoir central de Lima. Face à la répression policière, les habitants de l’Amazonie se transforment en sujet plébéien : faire entendre sa voix dans la place publique alors même que son existence est niée. La formule « Je m’exprime donc je suis » permet de cerner l’idée qu’un « sujet politique est d’abord et avant tout un sujet de l’énonciation ». Les récits montrent l’émergence d’un imaginaire plébéien qui se veut autre que les imaginaires occidentaux promus et monopolisés par les élites citadines.

L’avant-dernier chapitre d’Eduardo Malpica Ramos constitue des « notes pour l’étude de l’Andahuaylazo. Actions “par le haut” et “plèbe” andahuaylina ». Il s’agit d’une étude historique des événements menés en 2005 contre le gouvernement par un groupe d’anciens militaires. L’auteur retrace la genèse du mouvement ethnocacériste et le met en perspective avec « l’imaginaire andin ». Ce chapitre éclaire le débordement de l’action comme témoignage d’une action spontanée de la plèbe. Celle-ci s’exprime par l’adhésion de la population à l’action au-delà du cadre organisé, et elle est liée à l’imaginaire andin qui rendrait compte d’un éthos de radicalité.

Dans le dernier chapitre, David Longtin compare les récits de trois actions directes d’Équateur, du Baguazo au Pérou et de l’APPO au Mexique. À partir d’une analyse quantitative et qualitative du lexique employé, l’objectif est de dégager les points communs et les spécificités des actions directes. L’intérêt de ce chapitre est notamment méthodologique. Il montre comment l’analyse lexicométrique permet de construire des champs lexicaux à partir du vocabulaire mobilisé. Ce chapitre illustre très précisément les étapes de l’analyse de discours et ses multiples possibilités. Il met particulièrement en exergue une des grandes qualités de cet ouvrage : le « parler ordinaire » des hommes et des femmes de quartiers paupérisés et de communautés indigènes en constitue la boussole. L’analyse fine et étayée des mots utilisés est un guide précieux pour tout chercheur qui s’attelle à l’analyse de discours.

Catherine Huart conclut en synthétisant les caractéristiques de l’interpellation plébéienne dans l’expression d’un cri, qui est surgissement, événement et imprévu. Elle insiste sur les principaux apports des différentes contributions : se pencher sur les actions directes non pas selon les « catégories usuelles de l’analyse politique » (émeutes, manifestations, soulèvements), mais selon son caractère profondément politique. Le concept de plèbe permet de dépasser une compréhension unitaire des masses trop souvent attribuée par l’analyse politique. La plèbe s’exprime dans la brèche qui peut être saisie par les récits de la plèbe sur elle-même en lien avec le discours institué. De fait, « la brèche n’a de sens que si l’on observe “l’ensemble” qu’elle vient rompre ». L’interpellation plébéienne crie l’inacceptable qui renvoie à l’exclusion des sans-parts, au mensonge inhérent à l’ordre institué puisque sa légitimité se fonde sur sa prétention à l’inclusion.

Enfin, dans une postface, Martin Breaugh revient sur les principaux atouts heuristiques de l’ouvrage. D’abord, il permet de comprendre l’action et la capacité du grand nombre, et donc de revenir sur des événements politiques trop souvent négligés. Ensuite, il considère que l’un des principaux apports du livre se situe dans la mobilisation pratique de son outil analytique « expérience plébéienne ». Les protagonistes souvent anonymes des luttes politiques sont alors mis au-devant de la scène, et l’outil analytique de « plèbe » est affiné par celui d’interpellation plébéienne. À contre-courant des analyses politiques qui voient dans les non-revendications des actions à l’encontre des dominations une tare ou un manque de maturité, cet ouvrage montre justement tout leur caractère politique. Enfin, ce nouveau concept d’interpellation plébéienne permet de le différencier de celui d’interpellation du peuple. Comme le souligne Martin Breaugh, cet ouvrage nourrit et enrichit la recherche, et il ouvre la voie à de nouvelles questions pour « saisir la brèche » de manière collective.