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Le modèle d’intervention accordant la priorité au logement (Housing First) découle d’une politique publique novatrice qui vise à changer les mentalités sur la façon d’intervenir auprès des personnes itinérantes présentant des troubles mentaux (Tsemberis, 2010). Il prend en compte le besoin de logement, le revenu et d’autres déterminants sociaux relatifs à la santé, en même temps que la prestation de traitement en matière de santé mentale et de toxicomanie. Il est axé sur le rétablissement et met le choix de l’usager quant au logement et aux services de soutien au centre de la philosophie de la prestation des soins. Même si aux États-Unis (où ont eu lieu la plupart des recherches sur le sujet) ce modèle est considéré comme une pratique fondée sur des données probantes (U.S. HUD, 2007 ; SAMHSA, 2011), sa mise en oeuvre généralisée dans d’autres pays se heurte à un manque de données robustes quant à sa faisabilité et à son efficacité sur le plan local.

Deux essais majeurs permettant de recueillir des données probantes pertinentes aux politiques menant à l’implantation de ce modèle d’intervention sont présentement en cours, l’un au Canada et l’autre en France. Au Canada, il s’agit du projet Chez Soi, projet expérimental de recherche parrainé par la Commission de la santé mentale du Canada (CSMC) et financé par Santé Canada (SC). Ce projet, d’une durée prévue de cinq ans, a débuté en 2008. Il consiste en un essai à répartition aléatoire mené dans cinq villes qui nécessitera la participation de plus de 2 250 personnes itinérantes au départ et présentant un trouble mental. (S’appuyant sur le Pathways to Housing de New York, le modèle a recours à des appartements subventionnés et dispersés dans la communauté.) En France, le projet Un chez-soi d’abord, lancé officiellement en 2011, s’échelonnera sur quatre ans. Conçu d’après le modèle canadien, il se déroule dans quatre villes et l’on compte recruter 800 sans-abri présentant un trouble mental. Ce projet a été mis en place par la Direction générale de la santé, par l’entremise de la Direction générale de l’offre de soins, de la Direction de la Sécurité sociale, de la Direction générale de la cohésion sociale et de la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages. Il est sous la conduite du Délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des sans-abri.

Les deux projets sont le reflet d’investissements importants en ressources publiques intersectorielles visant à mettre en oeuvre le modèle accordant la priorité au logement, tout en procédant à une évaluation rigoureuse du processus et des résultats des programmes. Ils sont fortement axés sur l’échange des connaissances mises en application qui permet de considérer la recherche appliquée comme un outil d’action capable d’influencer sur la prise de décision au moyen d’une démarche participative, tout le long du projet et par la suite. Le présent article décrit chacun des deux projets, leur contexte politique et historique respectif ainsi que la collaboration internationale à laquelle ils ont donné lieu. L’évaluation des ressemblances et des différences pourra contribuer à une meilleure compréhension de la transformation des services visant une population marginalisée et à la mise en oeuvre d’un modèle d’intervention basé sur des données probantes, dans des contextes politiques nationaux différents.

Historique et principes

Contexte de référence en matière de politique sociale au Canada

Plusieurs facteurs contextuels ont contribué à préparer le terrain pour le développement du projet Chez Soi. Une sensibilisation accrue à l’importance du phénomène de l’itinérance au Canada et de ses conséquences est l’un d’entre eux. Depuis vingt ans, l’itinérance est devenue un problème social important qui touche de nombreux Canadiens (Bégin, Casavant, Chénier, 2000 ; Gaetz, 2010 ; Hwang, 2001).

Le rapporteur spécial des Nations Unies sur le logement convenable a qualifié la situation au Canada de « crise nationale » (Nations Unies, 2007). Depuis quinze ans, le gouvernement fédéral s’est retiré en grande partie de l’administration de programmes de logement. En 1996, la responsabilité du logement social a été transférée aux provinces, ce qui a eu pour effet de laisser le Canada sans programme d’engagement financier soutenu en matière de logement. La plupart des initiatives sont maintenant prises en charge par les municipalités et la communauté. Le principal moyen d’influence du gouvernement fédéral passe par la Stratégie des partenariats de lutte contre l’itinérance (SPLI), laquelle alloue des fonds pour des programmes élaborés et administrés au niveau local.

La Commission de la santé mentale du Canada fait du logement et de l’itinérance une grande priorité grâce à deux projets consacrés au sujet. (En plus du projet Chez Soi décrit ici, la Commission finance le projet Turning the Key, Le logement : la clé du rétablissement [CSMC, 2011], étude sur l’évaluation des besoins en matière de logement et de services connexes des personnes ayant des problèmes de santé mentale ou une maladie mentale.) Les recommandations de la Commission sur ces questions sont incluses dans le rapport sur la stratégie en matière de santé mentale pour le Canada qui a sorti au printemps 2012 (CSMC, 2012).

Depuis quelques années, on observe que l’accent porte moins sur les interventions d’urgence et davantage sur les interventions visant à prévenir l’itinérance et à y mettre un terme rapidement (Gaetz, 2010). Un examen international de l’itinérance et des politiques en matière de logement social (Fitzpatrick et Stephens, 2007) a permis d’établir que la présence de difficultés de coordination entre les différents paliers de gouvernement constitue une faiblesse dans le cas du Canada, de même que l’absence d’un droit au logement garanti par la loi. Il y a quinze ans, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CoDESC) des Nations Unies s’est dit préoccupé du fait que « les droits sociaux et économiques aient été présentés comme de simples objectifs politiques du gouvernement plutôt que comme des droits humains fondamentaux » [c’est nous qui traduisons] (CoDESC, 1993). Aux niveaux provincial et municipal, certains cherchent à faire inclure le droit à un logement convenable dans la législation provinciale et fédérale (une contestation judiciaire est actuellement en cours devant les tribunaux), et à élaborer une stratégie nationale en matière de logement, mais il n’existe pas d’intérêt politique pour de tels changements du côté du gouvernement conservateur au pouvoir actuellement.

Contexte de référence en matière de politique en santé mentale au Canada

En même temps qu’on assistait à des changements sur le plan des responsabilités et de la réflexion sur le phénomène de l’itinérance, un intérêt nouveau se développait au Canada quant aux questions de santé mentale, par suite du dépôt du rapport De l’ombre à la lumière (Kirby et Keon, 2006) et de la création de la Commission de la santé mentale du Canada en 2007. C’est un fait bien connu que le taux de prévalence de problèmes de santé mentale et de toxicomanie parmi les personnes itinérantes est significativement plus élevé que dans la population en général (Aubry, Klodawsky et Coulombe, 2012 ; Hwang, 2001 ; Paterson et al., 2008). Parmi les problèmes de santé mentale présents chez les personnes itinérantes, on compte des maladies mentales graves et persistantes comme la schizophrénie et les troubles affectifs (Aubry, Klodawsky et Hay, 2003 ; Hwang, 2001 ; Paterson et al., 2008). La concomitance des troubles est par ailleurs fréquente dans cette population, en particulier chez les hommes célibataires (Aubry et al., 2012 ; Hwang, 2001 ; Institut canadien d’information sur la santé, 2007 ; Paterson et al., 2008). Les personnes atteintes de maladies mentales graves et persistantes forment une minorité parmi les personnes itinérantes, mais elles sont plus susceptibles de retourner périodiquement, et pour plus longtemps, en situation d’itinérance et d’avoir plus souvent besoin des services sociaux et médicaux que les autres personnes itinérantes (Institut canadien d’information sur la santé, 2007 ; Paterson et al., 2008).

En plus d’être aux prises avec le manque de logements abordables, les personnes atteintes de maladies mentales graves et persistantes rencontrent des problèmes importants quand il s’agit d’avoir accès à un éventail complet de services de soutien orientés sur le rétablissement. Cette situation découle en partie d’un problème de financement : le Canada consacre seulement 7,2 % de l’ensemble des dépenses publiques à la santé mentale, et la majeure partie de ce montant, qui s’élève à 14,3 milliards de dollars, est investie dans les produits pharmaceutiques et les soins hospitaliers (Jacobs et al., 2010). Même si l’on a pu observer une évolution importante dans la prestation des services, partant du modèle en institution qui coupe les patients du reste de la société pour en arriver à un système offrant des services dans la communauté, les ressources demeurent insuffisantes pour répondre aux besoins des personnes atteintes de maladies mentales graves et à ceux de leur famille. Des problèmes subsistent encore quant à la mise en oeuvre d’un système vraiment orienté vers le rétablissement et reflétant les orientations généralement retenues par les provinces que l’on retrouve dans la plupart des documents portant sur les politiques de programmes.

Recours à des politiques fondées sur des données probantes au Canada

Le Canada est un endroit où beaucoup de gens et d’institutions font la promotion du recours à la médecine factuelle et à des politiques fondées sur des données probantes. Il n’est pas rare d’entendre les ministères justifier la création et la mise en oeuvre de leurs politiques par des données probantes issues de la recherche (Lomas et Brown, 2010). Par exemple, la Stratégie des partenariats de lutte contre l’itinérance (SPLI) entérine les pratiques fondées sur des données probantes et est attentive aux travaux de recherche portant sur les modèles de programmes. Dans cette optique, le modèle qui accorde la priorité au logement est reconnu comme un mode d’intervention prioritaire dans le plan stratégique et les demandes de financement de cet organisme de l’Administration fédérale. (Même s’il n’existe pas encore de définition officielle, standardisée de ce que le modèle implique.) Par ailleurs, il existe une volonté manifeste au niveau du gouvernement fédéral de pourvoir au financement de projets pilotes ; à la fin des années 1990, le Fonds pour l’adaptation des services de santé (FASS) a distribué 150 millions de dollars parmi 140 projets liés aux services de première ligne, dans l’ensemble du pays, afin de promouvoir l’adoption d’approches novatrices en matière de prestation de services (Lewis, 2002).

Planification et financement du projet au Canada

L’histoire du développement du projet Chez Soi est documentée plus en détail dans un rapport préparé à l’aide d’entrevues en profondeur réalisées auprès d’intervenants clés (MacNaughton et al., 2010). L’élément déclencheur en ce qui a trait au financement a été le désir du gouvernement fédéral de faire quelque chose pour s’attaquer au problème de l’itinérance dans le quartier est du centre-ville (Downtown Eastside) de Vancouver avant la tenue des Jeux olympiques d’hiver en 2010. Grâce aux talents de négociateur du président de la Commission, ce « désir » s’est élargi pour devenir ce qu’on désigne maintenant comme le projet expérimental de recherche Chez Soi et pour mettre l’accent sur la santé mentale et l’itinérance à l’intérieur de cinq villes du Canada (Vancouver, Winnipeg, Toronto, Montréal et Moncton) ; par la même occasion, l’envergure du projet est passée de 30 à 110 millions de dollars.

Au Canada, ce sont les gouvernements provinciaux qui sont responsables de la prestation des services en matière de logement et de santé. Par conséquent, la tension monte souvent lorsque le gouvernement fédéral prévoit du financement pour ces services qui relèvent des compétences provinciales. Pour aider à atténuer cette tension, le projet a été structuré comme un « projet expérimental de recherche » plutôt que comme un « projet de services ». De plus, le président du conseil d’administration de la Commission a communiqué avec le premier ministre de chacune des provinces qui représentait un site potentiel pour le projet (à part dans le cas du Québec) pour s’assurer de leur consentement avant de démarrer le projet.

L’étape finale de l’obtention du financement consistait à négocier un accord avec le gouvernement fédéral par l’entremise de Santé Canada. Ce processus s’est déroulé dans un court laps de temps et a apporté un complément de structure au projet sous la forme de principes directeurs et de résultats escomptés. Même si ceux-ci étaient de nature générale, comme « construire sur ce qui existe déjà et selon des pratiques prometteuses » et « s’assurer que les gens ayant un vécu expérientiel de la maladie mentale et de l’itinérance sont impliqués en tant que collaborateurs dans tous les aspects du projet », ils ont eu une influence importante sur le déroulement du projet. Le fait que la structure de l’entente de financement désigne la Commission comme parrain du projet indique que Santé Canada joue un rôle plus indirect, plus distant.

En vertu de la conception du projet de recherche, le modèle accordant la priorité au logement, à l’image du programme Pathways to Housing (Tsemberis et Eisenberg, 2000) qui offre des services et des appartements subventionnés et dispersés dans la collectivité à des personnes qui ont des besoins élevés, s’est vite révélé être une pratique exemplaire quant à son intérêt. Le fait que la Ville de Toronto utilisait déjà une approche accordant la priorité au logement à l’intérieur de services offerts aux personnes ayant des besoins modérés, et cela, grâce à un programme appelé From Streets to Homes (Ville de Toronto, 2007), a contribué à renforcer l’idée d’étendre le modèle ailleurs au Canada.

Le devis de recherche et l’adhésion à la philosophie du modèle accordant la priorité au logement forment le cadre dans lequel s’inscrit le projet Chez Soi. Cependant, c’est grâce aux efforts soutenus de la directrice de projet, des coordonnatrices des sites et des nombreux autres membres de l’équipe qu’un projet de pleine collaboration s’est développé – projet qui laisse de la place à l’expression d’opinions diverses (de personnes qui ont un vécu expérientiel de la maladie mentale et de l’itinérance, de personnes autochtones, de personnes de différentes origines ethnoculturelles et de personnes francophones) et où l’inégalité des pouvoirs est réduite.

Contexte de référence en matière de politique sociale en France

En France, on a assisté à l’apparition progressive du phénomène de l’itinérance dans les années 1980. La crise économique, la spéculation immobilière et le chômage massif sont des éléments qui contribuent à accroître la marginalisation des membres les plus vulnérables de la société – les personnes ayant des troubles psychiatriques, en particulier – et à les empêcher d’avoir accès à un logement abordable (Bashir, 2002 ; Bouillon, Girard et Musso, 2007). Pour faire face à ce problème, on a mis en place des politiques en matière de logement social, mais celles-ci sont maintenant jugées en grande partie inefficaces, insuffisantes et sans effet sur les personnes qui ont le plus besoin d’être aidées. On estime que 30 % des personnes itinérantes qui ont été expulsées d’un logement social l’ont été en raison de troubles du comportement (Pinte, 2008).

Pour s’attaquer au phénomène de l’itinérance, une politique contre l’exclusion a été adoptée en 1995, et le budget alloué est devenu l’un des plus importants d’Europe (Damon, 2009). En 2007, la Cour des comptes n’en a pas moins noté que les personnes sans-abri étaient de plus en plus vulnérables, enfermées dans un cercle vicieux, coincées entre les structures sociales et les institutions médicales, avec la mort pour seule perspective. En réaction à ces préoccupations liées au phénomène de l’itinérance et à sa visibilité accrue, une loi a été adoptée au début de 2007, faisant de l’accès à un logement un droit pour chacun. Toutefois, en pratique, cette loi s’est vite révélée inefficace et sans utilité pour les personnes vivant dans la rue (Damon, 2011).

Depuis quatre ans, le gouvernement français s’est rapproché d’une politique européenne – accordant la priorité au logement – que certains pays comme l’Angleterre et les pays nordiques ont appliquée avec un certain succès à l’échelle nationale (Damon, 2009). Cette politique accordant la priorité au logement a comme prémisse que le modèle d’intervention traditionnel « étape par étape », souvent utilisé dans les modèles caritatifs et les pratiques paternalistes, pousse les gens à stagner dans le réseau des refuges et échoue à faciliter l’accès au logement normal, c’est-à-dire à un vrai foyer.

Contexte de référence en matière de santé mentale en France

En France, la fermeture d’un grand nombre de lits dans les hôpitaux psychiatriques au début des années 1970 n’est pas allée de pair avec la fermeture des hôpitaux eux-mêmes, comme ce fut le cas en Angleterre et en Italie. En effet, la réduction du nombre de lits a été accompagnée d’un développement substantiel, mais insuffisant, de solutions de remplacement à l’hospitalisation (Ailam et al., 2009). Cette insuffisance de ressources et l’absence de réponse sociale et thérapeutique ont entraîné de nombreuses réadmissions en centre hospitalier (Henry et al., 2010), des effets négatifs sur les familles et leur qualité de vie, et a retourné les personnes les plus indigentes à la misère et à l’itinérance (Ohara, 2007).

Cette constatation met en évidence l’échec relatif des politiques sectorielles en France (Piel et Roelandt, 2001) qui ont mené les institutions psychiatriques à des exigences très contraignantes (Stambul, 1998) ainsi qu’à une répartition inégale et mal organisée des solutions de rechange à l’hospitalisation, dans les 815 secteurs métropolitains (Coldefy et al., 2010). Les programmes parallèles, sans supervision médicale, se sont alors révélés complètement inadéquats pour soutenir les personnes itinérantes souvent aux prises avec des problèmes de toxicomanie, de comorbidité somatique et de schizophrénie. Dans un contexte où les disparités ne semblaient qu’augmenter et où l’itinérance s’implantait dans le paysage social français, les services offerts n’étaient vraiment pas adaptés aux nouvelles conditions de vie des personnes souffrant de graves troubles psychiatriques. Au bout du compte, la psychiatrie française, conservatrice et ethnocentrique, doublée d’une forte culture psychanalytique, est demeurée plutôt fermée au nouveau modèle d’intervention de « soins axés sur le rétablissement » développé à l’instigation des associations psychiatriques américaines et influencé dans une certaine mesure par le modèle de Sam Tsemberis, Pathways to Housing.

Recours à des politiques fondées sur des données probantes en France

Un récent rapport sur l’évaluation des politiques publiques françaises (Bourdin et al., 2004) souligne la relative nouveauté du concept des politiques fondées sur des données probantes, encore absent dans les processus traditionnels publics de prise de décision et les organisations publiques ou administratives. En comparaison des autres pays européens, la France a beaucoup de retard sur l’évaluation des politiques publiques. À ce sujet, il existe un conflit entre ceux qui maintiennent que les évaluations sont nécessaires et ceux qui refusent d’y participer. C’est en 1989, à la demande expresse du premier ministre Michel Rocard, du Parti socialiste, que la question de l’évaluation des politiques publiques a été débattue et, depuis, ceux en faveur d’une évaluation « démocratique » sont en conflit avec ceux qui défendent une évaluation « de gestion ». La France n’a pas été en mesure de défendre l’EPP (Évaluation des politiques publiques) en tant qu’activité indépendante, autonome et systémique, malgré des efforts déterminés depuis les années 1990.

En raison de la singularité de l’organisation politique nationale du pays, il est peu probable que les évaluations en France se rapprochent des normes acceptées à l’échelle internationale. Il n’en demeure pas moins que la médecine factuelle a commencé à s’infiltrer dans la conscience des Français dans les années 1990 et que la notion de politique fondée sur des données probantes fait de même depuis la fin des années 2000. (Dans ce dernier cas, il s’agit d’un concept utilisé dans une grande diversité de domaines, dont l’agriculture et le travail social, mais qui demeure plutôt marginal.) Le programme accordant la priorité au logement est la première étude française en santé mentale qui recourt à des politiques fondées sur des données probantes.

Planification et financement du projet

Dès le début, la première proposition du projet s’est inspirée du programme canadien Chez Soi (Girard, Estecahandy et Chauvin, 2010) ; l’idée étant qu’il serait plus facile – d’un point de vue politique et scientifique – de joindre un programme en cours, bénéficiant d’un large échantillon de population, et d’échelles d’évaluation et d’un protocole déjà traduits en français. Pour faciliter l’intégration des intervenants politiques et des territoires, le ministère de la Santé a demandé que l’administration centrale de la Direction générale de la santé soit l’instance qui supervise la partie « étude d’évaluation » et que la partie « intervention » soit sous la responsabilité du préfet Alain Régnier, délégué interministériel au logement. Par ailleurs, un laboratoire de recherche, spécialisé en santé publique ainsi que dans l’utilisation et la mise en place d’instruments de mesure de la qualité de vie liée à la santé (Pr Auquier), a été choisi par la Direction générale de la santé pour élaborer un protocole d’étude d’évaluation. Une attention particulière a été portée à l’importance de lier la recherche « quantitative » et la recherche « qualitative » pour permettre d’opérer la triangulation.

Le programme avait initialement une durée prévue de quatre ans. Il se divise en deux grandes parties : l’une porte sur l’intervention et l’autre sur l’évaluation. Contrairement au programme canadien, le financement, quoique non encore complété, provient de sources diverses. La partie intervention est financée par deux sources gouvernementales distinctes :

  • l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie, qui fait partie du ministère de la Santé ;

  • le ministère du Logement.

La Direction générale de la santé a autorisé un premier versement de fonds au début de 2010, à hauteur d’environ 10 à 15 % du budget global de la recherche. Depuis, le laboratoire de recherche poursuit activement le cofinancement. À l’heure actuelle, environ 40 % du budget de recherche a été obtenu de différentes sources.

Liens entre les projets français et canadien

Un partenariat s’est développé tout naturellement entre les deux projets en raison des ressemblances de leurs systèmes publics de soins de santé ainsi que de la langue et de la culture que partagent Montréal, l’un des sites du projet Chez Soi, et la France. Les échanges et les conversations se sont déroulés sur différents plans, à mesure que les projets avançaient. L’équipe du projet Chez Soi a aidé à la planification du projet Un chez-soi d’abord en fournissant des conseils, du matériel et des éléments portant sur l’administration du projet, les méthodes de recherche et la prestation des services. Plusieurs réunions et conversations ont eu lieu entre l’équipe canadienne (en particulier l’équipe du Québec) et l’équipe de recherche du Pr Auquier. Ainsi, l’équipe de ce dernier a pu bénéficier du travail réalisé précédemment, y compris des leçons apprises.

Des plans sont en cours pour conclure une entente officielle de partenariat qui amènera les deux pays à échanger de façon suivie sur les plans scientifique, clinique et administratif de leurs projets respectifs, au moyen de rencontres face à face et de communications électroniques. Ce partenariat facilitera également le partage de données permettant de procéder à des comparaisons transversales des projets. On prévoit aussi l’organisation d’échanges et d’un symposium où l’on présentera les travaux de recherches réalisés, les résultats obtenus, les répercussions que ces résultats pourraient avoir sur les politiques, et où l’on fera la comparaison de contextes sociopolitiques en vue de la mise en oeuvre du modèle accordant la priorité au logement dans six pays.

Description du projet de recherche canadien

Objectif

L’objectif primordial de l’étude canadienne consiste à évaluer l’exécution et l’efficacité du modèle d’intervention accordant la priorité au logement, adapté du modèle Pathways to Housing, utilisé à New York, et du modèle From Streets to Homes, utilisé à Toronto, à l’intention des personnes itinérantes ou logées de façon précaire et qui présentent des troubles mentaux. L’évaluation du rapport coût-efficacité du programme constitue également un objectif principal de l’étude, compte tenu de l’importance qu’a cet élément pour les décideurs (Goering et al., 2011).

Devis de recherche et stratégie d’échantillonnage

Il s’agit d’un essai comparatif multicentrique avec répartition aléatoire dans lequel plus de 2 200 participants sont assignés à recevoir soit l’une des deux interventions expérimentales du programme accordant la priorité au logement, soit les services habituellement offerts (SHO), et cela, dans cinq villes canadiennes. Avant la répartition aléatoire, les participants de toutes les villes, sauf Moncton, sont divisés en groupes (ou strates) tenant compte de la gravité de leurs problèmes psychiatriques. Les participants font donc partie du groupe ayant des besoins importants ou du groupe ayant des besoins modérés. Ceux du groupe ayant des besoins importants sont répartis aléatoirement en deux sous-groupes : ils reçoivent soit des services d’hébergement subventionnés assortis à un suivi intensif dans le milieu (SIM), comme dans le programme Pathways to Housing) soit les SHO. Les participants présentant des besoins modérés sont aussi répartis aléatoirement en deux sous-groupes : ils reçoivent soit des services d’hébergement subventionnés assortis à un soutien d’intensité variable (SIV), soit les SHO. À Moncton, tous les participants, sans égard à leur niveau de besoins, sont répartis aléatoirement en deux groupes et reçoivent soit des services d’hébergement subventionnés assortis à un SIM, soit les SHO. Par ailleurs, dans la plupart des sites, un groupe de participants présentant des besoins importants ou modérés sont assignés aléatoirement à une intervention développée localement et qui adapte les principes du modèle aux caractéristiques particulières de l’endroit.

Méthodologie de la collecte de données

Collecte de données quantitatives

L’étude canadienne collecte des données quantitatives sur : 1) les caractéristiques du participant, à des fins de sélection (évaluation des critères d’admissibilité relatifs à la présence de maladie mentale, au niveau élevé ou modéré des besoins, à l’itinérance ou à la précarité du logement) et de description des participants à l’étude (caractéristiques démographiques et cliniques) ; 2) les paramètres liés aux processus (services reçus, fidélité au programme, alliance thérapeutique) ; 3) les paramètres liés aux résultats (stabilité de logement, organisation sociale ; état de santé physique et mentale, intégration dans la collectivité et qualité de vie) ; et 4) l’utilisation des services (pour établir le coût des services utilisés par les participants).

La collecte de données quantitatives se fait au moyen d’un protocole d’entrevue avec les participants commun aux cinq sites et a lieu lors de l’entrevue initiale et des visites de suivi (aux 6e, 12e, 18e et 24e mois), et cela, dans tous les sites. De plus, un bref entretien de suivi a lieu avec le participant, par téléphone ou en personne (aux 3e, 6e, 9e, 15e, 18e et 21e mois) pour permettre de localiser les participants et de colliger de l’information sur leur logement, leur utilisation des services sociaux et de la santé, et les contacts qu’ils ont avec le système judiciaire. 

Des outils de mesure de la fidélité au modèle ont été développés pour évaluer dans quelle proportion les programmes donnant la priorité au logement assortis d’un SIM ou d’un SIV implantés dans les différents sites correspondent à un ensemble de critères en matière de logement et de soutien. À deux reprises durant l’étude, une équipe externe aux sites et comprenant des membres avertis du personnel attitrés aux programmes Pathways to Housing, à New York, et From Streets to Homes, à Toronto, complétera une évaluation de la fidélité au modèle.

Collecte de données qualitatives

L’étude canadienne collecte des données qualitatives dans tous les sites et se concentre sur : 1) la phase de planification et d’élaboration de la proposition du projet ; 2) la mise en oeuvre du modèle d’intervention accordant la priorité au logement ; et 3) les récits personnels des expériences vécues par les usagers.

La collecte de données qualitatives sur la phase de planification et d’élaboration de la proposition du projet a été entreprise durant la première année du projet par l’examen de documents clés (p. ex. procès-verbaux des réunions, notes et remarques relatives aux rencontres, correspondance, mémorandums, communications Internet) et des entrevues avec des informateurs clés. Les entrevues ont porté surtout sur la façon dont les organisations et les intervenants principaux se sont mobilisés dans chaque site pour élaborer la proposition et planifier le modèle d’intervention. Une deuxième phase de collecte de données qualitatives a été effectuée durant la deuxième année du projet et portait sur le programme. Elle a donné lieu à la tenue d’une évaluation formative visant à compléter l’évaluation de la fidélité au modèle. Cette évaluation formative a été réalisée au moyen d’entrevues avec des informateurs clés et des groupes de discussion composés de membres du personnel et d’usagers. Les mêmes protocoles de collecte de données ont été utilisés dans l’ensemble des sites. Ces protocoles portent principalement sur : 1) les éléments critiques du programme ; 2) les résultats escomptés du programme ; 3) la nature et la qualité de la relation entre les intervenants ; 4) les structures et la gouvernance du programme ; 5) l’implication de l’usager ; 6) les ressources inhérentes au programme ; 7) les adaptations du programme au contexte local ; 8) la durabilité du programme ; et 9) certaines suggestions de changements à l’intérieur du programme.

Enfin, dans chacun des sites, on procède actuellement aux entrevues portant sur les récits personnels des usagers : dans chaque site, on a sélectionné un groupe de participants pour chacune des conditions étudiées. Un total de 240 participants provenant de tous les sites formera l’échantillon nécessaire à ce volet de l’étude. Les résultats obtenus dans ce volet de la recherche qualitative s’ajouteront aux indicateurs de résultats quantitatifs de l’étude. Ces entrevues ont lieu au début de l’intervention (entrevues de référence), puis 18 mois plus tard. Les entrevues de référence portaient sur la vie de l’usager avant le début de sa participation à l’étude. Les entrevues du 18e mois porteront sur sa vie par la suite (c’est-à-dire, dans le cas du groupe expérimental, depuis que l’usager reçoit les services offerts par le projet accordant la priorité au logement ou, dans le cas du groupe recevant les SHO, pendant cette même période).

Participation des partenaires gouvernementaux et communautaires

Au niveau national, deux grandes structures sont disponibles pour fournir des services de consultation sur une base régulière, et cela, durant toute la durée du projet. Il y a le Groupe national de travail (GNT), qui se compose de gens représentant le point de vue des différents groupes d’intervenants, dont l’équipe nationale de recherche, les coordonnatrices des sites, les responsables des services et de la recherche de chacun des sites, des personnes ayant un vécu expérientiel de la maladie mentale, les comités consultatifs de la Commission de la santé mentale (sur les Premières Nations, les aînés, les systèmes de prestation de services), les équipes des programmes Pathways to Housing et From Streets to Homes, ainsi que l’initiative fédérale en matière d’itinérance. Il y a aussi le Comité national des usagers (CNU), qui se compose de personnes ayant des antécédents de maladie mentale ou d’itinérance, ou des deux, et qui exerce un rôle consultatif auprès des instances du projet pour s’assurer que ce dernier demeure pertinent pour les usagers et sensible à leurs besoins. Par ailleurs, chacun des sites peut compter sur des comités consultatifs locaux et divers groupes de travail composés de représentants du gouvernement et des organismes communautaires, de chercheurs et du personnel de l’équipe du site.

Description du projet de recherche français

Problématique et objectifs

L’évaluation du programme français Un chez-soi d’abord s’appuie sur deux approches scientifiques complémentaires dite « quantitative » et « qualitative ». Elle repose sur l’appréciation :

  1. des résultats en comparaison avec les offres sanitaires et sociales habituelles en direction des personnes sans-abri présentant des troubles psychiatriques sévères en matière de santé, de qualité de vie, d’intégration sociale et d’impact médico-économique qui constitueront autant d’arguments de réflexion autour de la mise en place du programme Un chez-soi d’abord. Au niveau économique, le surcoût du dispositif mis en place par rapport au dispositif existant pourra être compensé partiellement voire totalement par une meilleure rationalisation des dépenses de santé du fait à la fois de la « sortie de la rue » mais également de l’amélioration de l’état de santé (réduction des admissions aux urgences, réduction des hospitalisations…) et de l’éventuelle réinsertion professionnelle. Le surcoût pourra également se justifier par une amélioration du rétablissement des patients et de leur qualité de vie, et par un bon rapport coût-efficacité.

  2. de la faisabilité et de l’acceptabilité du programme Un chez-soi d’abord dans le contexte français. Cette évaluation repose d’une part sur une approche pragmatique ayant pour objet de documenter les conditions structurelles et les mises en place de processus nécessaires à la pertinence et à la cohérence du programme en lien avec son efficacité. D’autre part, une approche qualitative répondra également à cet objectif. Dans la perspective où le programme est saisi comme une action collective en train de se faire, ce volet qualitatif devra lister, donner un sens et indexer les obstacles et les épreuves rencontrés de fait ou de sens tels qu’ils préexistent ou sont construits par les acteurs au décours de la réalisation du programme.

Par ailleurs, il s’agit d’adapter le modèle accordant la priorité au logement canadien et anglo-saxon et de proposer un programme type prenant en compte les réalités françaises tant d’un point de vue culturel qu’organisationnel et politique. Dans cette optique, l’objectif de décrire les effets du programme sur les organisations sanitaires et sociales ainsi que sur les représentations et les pratiques des professionnels et des usagers est au service d’une meilleure compréhension des conditions de possibilité de la généralisation du programme.

Devis de recherche

Il s’agit d’une étude interventionnelle expérimentale, randomisée, multicentrique, prospective, contrôlée, comparant deux groupes de sujets sans-abri qui présentent des troubles psychiatriques sévères constitués par site : A) bénéficiaires du programme Un chez-soi d’abord (« intervention expérimentale ») ; B) bénéficiaires des services habituels (« prise en charge standard »).

La population cible est constituée des personnes sans-abri atteintes d’un trouble bipolaire ou de schizophrénie, présentant un niveau élevé de besoins sanitaires et sociaux, et localisées dans les quatre villes françaises participant au projet : Lille, Marseille, Paris et Toulouse.

Le patient « bénéficiaire du programme Un chez-soi d’abord ou de l’intervention expérimentale » (bras A) bénéficiera d’un accompagnement par une équipe médicosociale pluridisciplinaire pour, d’une part, l’obtention systématique et rapide d’un logement indépendant et, d’autre part, un suivi médicosocial intensif et personnalisé suivant l’approche SIM.

Le patient « bénéficiaire des services habituels ou de la prise en charge standard » (bras B) bénéficiera des offres sanitaires et sociales habituelles : 1) accès au logement selon les dispositifs existants : accueils de jour, centres d’hébergement d’urgence simple ou avec lits infirmiers, centres d’hébergement et de réinsertion sociale, centres d’hébergement et de stabilisation, logements conventionnés au titre de l’Aide au logement temporaire, maisons-relais, résidences sociales, etc. ; 2) un suivi médicosocial assuré par les équipes mobiles psychiatrie précarité, permanences d’accès aux soins mobiles, etc.

Méthodologie du volet quantitatif

Le critère principal de jugement est le recours au système de soins évalué par le nombre de séjours à l’hôpital, le nombre total de journées d’hospitalisation et le nombre de visites dans un service d’accueil des urgences sur une période de 24 mois. Seront recueillis également des critères de jugement secondaires sur 24 mois : 1) caractéristiques sociodémographiques ; 2) autres recours aux soins, aux structures médicosociales, au système judiciaire et pénitentiaire ; 3) critères relatifs au champ sanitaire (santé mentale, santé physique, conduites addictives, perception de l’état de santé) ; 4) critères relatifs au champ social (minima sociaux, support social, situation professionnelle) ; 5) critères relatifs au champ du logement (accès au logement et stabilité du logement) ; 6) critères économiques (coût-efficacité, coût-utilité et coût social) ; ainsi que 7) critères de structure et de processus. Des cahiers individuels de recueil de données seront élaborés spécifiquement pour cette étude ; ils seront articulés autour des cinq différents temps d’évaluation : évaluation initiale et quatre visites de suivi (6e, 12e, 18e et 24e mois). Le recueil des données s’effectuera au domicile du patient ou dans le lieu qui lui convient selon le calendrier prédéterminé établi en concertation avec lui.

Le nombre de patients à inclure est de 800 au total, soit 200 patients sur chaque site et 400 dans chaque groupe. Le recrutement des personnes se fera sur une durée estimée à 18 mois. Pour chaque sujet, la durée de suivi est fixée à 24 mois. Au total, la durée de cette recherche sera de 48 mois, dont 6 mois d’analyse.

Méthodologie du volet qualitatif

Les axes d’investigation portent sur : 1) les dynamiques institutionnelles et politiques mises en place autour du rétablissement ; 2) les trajectoires et le travail de rétablissement ; 3) l’articulation entre citoyenneté et processus de rétablissement ; et 4) les conditions de possibilités de propagation et d’essaimage du programme. Des monographies locales par l’usage des mêmes outils sur chaque site seront dégagées : enquête auprès des acteurs institutionnels (groupe de discussion et entretiens), enquête auprès des professionnels de terrain (entretiens, observations participantes et groupe de discussion), enquête auprès des usagers. Puis une démarche transversale sera envisagée à travers, d’une part, une comparaison intersites et, d’autre part, la mise en place d’une triangulation avec la partie « quantitative » de la recherche.

Discussion

Comme on l’a vu dans ce qui précède, le projet canadien a servi de modèle au projet français et les structures des deux projets sont similaires. Dans les deux cas, il s’agit d’un essai comparatif multicentrique avec répartition aléatoire et comprenant un important volet qualitatif. Les populations cibles sont semblables (quoique le projet canadien, plus vaste, comprenne aussi des participants ayant des besoins modérés en services). Les deux projets sont orientés vers le rétablissement, comme en témoigne dans une certaine mesure l’inclusion de pairs aidants dans la prestation des services.

Toutefois, comme on l’a remarqué aussi dans les pages précédentes, les deux projets sont issus de contextes qui diffèrent de façon significative. Ils ont été conçus selon des processus différents et leurs objectifs principaux, quoique semblables dans les grandes lignes, sont structurés quelque peu différemment.

Les contextes sont semblables en ce qui a trait au fait que les deux pays sont d’avis que, jusqu’à maintenant, les politiques mises en avant en réponse à l’itinérance sont inadéquates. Ils diffèrent toutefois sur deux points notables : sur leur ouverture quant aux valeurs et aux pratiques en matière de rétablissement, d’une part, et sur la place à offrir aux données empiriques dans l’élaboration de politiques, d’autre part. Au Canada, bien qu’il existe toujours un vaste écart entre les idéaux prônés par les militants du rétablissement et la réalité sur le terrain, le discours du rétablissement et nombre de pratiques qui s’y rapportent (comme le fait de compter sur l’aide de pairs aidants) sont devenus de plus en plus courants, pratiquement dès l’apparition du concept aux États-Unis dans les années 1990 (ce qui reflète bien les liens étroits existant entre les deux pays). La recherche sur les services en santé mentale et l’évaluation de ceux-ci y sont aussi chose courante, tout comme le recours à des données probantes pour l’élaboration de politiques.

En revanche, en France, à part le programme Un chez-soi d’abord, les partisans du rétablissement demeurent pratiquement inexistants, si l’on exclut les programmes expressément orientés vers le rétablissement. De plus, on n’effectue pratiquement aucune évaluation des services en santé mentale, et les politiques en matière de santé mentale sont déterminées par l’influence réciproque des forces politiques et administratives plutôt que par des données empiriques. Plusieurs rapports publiés depuis le milieu des années 1990 soulignent la nécessité pour les services sociosanitaires de cibler les personnes ayant de graves troubles mentaux qui sont confrontées à l’itinérance à long terme. L’évaluation des programmes et des politiques à l’intention des personnes itinérantes n’a pas encore été faite à ce jour. Les recherches antérieures sur le sujet en France ont été qualitatives, en grande partie descriptives, réalisées avec un financement limité et non orientées vers l’élaboration d’une politique fondée sur des données probantes. Dans ce contexte, il est plus que remarquable que le programme Un chez-soi d’abord ait vu le jour.

Comme cela a été clairement établi, les projets ont des historiques plutôt différents. Au Canada, on se préoccupait du fait que le problème d’itinérance particulièrement important à Vancouver puisse ternir l’image du Canada à l’échelle internationale durant les Jeux olympiques d’hiver. D’emblée, plusieurs intervenants clés ont uni leurs efforts de façon complémentaire pour concevoir un projet d’une portée et d’une ambition peu communes. Du côté de la France, on peut dire que le projet découle de la vision d’un petit groupe de personnes qui ont réussi, en dépit d’un contexte défavorable, à rallier de multiples intervenants à leur cause.

De façon générale, les deux projets partagent des objectifs généraux très semblables : évaluer l’efficacité qu’un modèle d’intervention accordant la priorité au logement peut avoir dans leur propre pays, en comparaison avec les services habituellement offerts, et évaluer dans quelle mesure le modèle américain peut être mis en oeuvre dans sa forme originale. Par contre, les projets diffèrent sur le plan de leurs objectifs primaires de recherche. Au Canada, l’évaluation de l’efficacité de l’intervention qui vise à amener les gens à disposer d’un logement stable et à améliorer leur fonctionnement social est au coeur du projet canadien. En revanche, l’évaluation de l’impact du modèle d’intervention sur la santé ainsi que sur l’utilisation des services (nombre d’admissions à un hôpital, qualité de vie, état de santé) est au coeur du projet français. Cela dit, nombre d’autres variables sont mesurées au Canada, et l’impact de l’intervention sur l’utilisation ainsi que les coûts des services occuperont une place importante dans les discussions avec les décideurs. Même si les projets fonctionnent de façon similaire (les groupes sont de 100 participants dans chacun des sites des deux pays), le projet français met l’accent explicitement et dans une plus large mesure, d’une part, sur l’évaluation des retombées de l’intervention sur les variables liées à l’utilisation des services de santé – dans le but de justifier le coût du programme par une réduction de l’utilisation de services coûteux – et, d’autre part, sur les variables liées à la santé et à la qualité de vie. Le temps de maintien d’un logement stable sera aussi obligatoirement évalué. En fin de compte, les deux projets explorent des questions de recherche similaires, et leur différence en matière d’orientation relève plus de l’ordre des priorités relatives que de l’ordre du contenu.

Il convient également de remarquer que les deux projets partagent aussi, évidemment, l’objectif implicite d’influer sur les pratiques et les politiques. Dans le but d’accroître les chances que des programmes accordant la priorité au logement soient adoptés à plus grande échelle (en supposant que l’intervention se révèle suffisamment efficace et économique), les deux projets de recherche incluent une analyse qualitative de la mise en oeuvre des programmes à l’échelle nationale et pour chacun des sites. De ces analyses, on pourra tirer des leçons susceptibles de guider les efforts de mise en oeuvre dans l’avenir. Le but ultime consiste à procéder à des changements, plutôt qu’à simplement décrire la situation. Sous ce rapport, le projet canadien n’est pas inhabituel ; la tradition en matière de recherche sur les services et les politiques en santé mentale s’alimente depuis longtemps à un désir d’apporter des améliorations à l’expérience de soins des personnes qui ont un problème de santé mentale. Ce désir est sûrement présent aussi dans le contexte français, mais c’est la première fois qu’il se traduit par l’évaluation d’un programme comme on le voit dans ce projet.

Au-delà des différences caractérisant leurs contextes respectifs et leurs historiques en matière de services en santé mentale, il existe toutefois également de grandes similitudes. Dans les deux pays, le modèle médical qui place le patient dans un rôle de receveur passif de compétences techniques est en train de céder la place à une approche plus collaborative. De plus en plus, les valeurs personnelles du patient, ses buts, ses choix ainsi que ses forces prennent une importance capitale dans les soins médicaux en général. Dans le domaine de la santé mentale, le mouvement en faveur du rétablissement, quoique plus développé au Canada, peut être perçu comme une expression spécifique de cette tendance plus large. En mettant l’accent sur les forces plutôt que sur les faiblesses, sur les points positifs plutôt que sur ceux négatifs, sur ce qui est possible plutôt que sur les limites actuelles (à l’image de la philosophie inhérente aux programmes accordant la priorité au logement), le mouvement séduit nombre de gens, à la fois du côté canadien et du côté français, en raison du changement de culture qu’il entraîne.

De plus, les historiques des projets présentent une similitude profonde. Les deux projets sont (comme on le voit souvent) le fruit du travail d’un petit nombre de pionniers, appelés parfois « entrepreneurs en politiques » (Mintrom et Norman, 2009). Ce sont des gens qui, à l’intérieur de leurs contextes institutionnels respectifs, éprouvent constamment le besoin de développer et d’élargir leur réseau d’alliances. Ces pionniers sont généralement des personnes qui ont un sens moins développé de l’identité personnelle et de l’affiliation culturelle, ce qui leur permet de naviguer entre différentes collectivités et façons de voir les choses, et de permettre le rapprochement. De même, les « inventeurs » du concept du rétablissement ont été, dans bien des cas, des professionnels qui ont connu la maladie mentale. Laisser en arrière ses problèmes personnels particuliers, acquérir petit à petit la capacité de les voir avec du recul, commencer à penser non seulement à son propre rétablissement, mais aussi à celui d’autres personnes, voilà un processus qui peut contribuer à changer les institutions.

Il est aussi intéressant de remarquer que la mise en oeuvre de chaque projet a nécessairement conduit à certaines adaptations. En fait, un examen attentif du projet canadien lui-même montre que, dans une certaine mesure, chacun des sites a adapté le programme original « Les chemins vers le logement » (Pathways to Housing) à sa propre réalité. Par exemple, dans le programme original, il arrive que ce soit l’organisme du projet qui doive contracter le bail d’un participant, même si cela n’est pas encouragé. À Montréal, la réglementation provinciale concernant les établissements de soins de santé exige que les participants au projet signent toujours leur bail eux-mêmes. De telles différences dans la mise en oeuvre peuvent dans certains cas diminuer l’efficacité du programme, mais elles sont parfois inévitables. Par ailleurs, elles peuvent être à la source d’une meilleure compréhension de chaque programme – tout comme traduire un texte conduit souvent à faire la lumière sur la version originale et, ce faisant, sur la traduction elle-même. On pourrait donner bien d’autres exemples.

L’observation du processus de « traduction » du modèle original dans chaque pays invite à de nouvelles recherches systématiques. Savoir comment traduire l’innovation sociale équivaut à savoir comment amener des milieux ayant des cultures et des intérêts différents à coopérer (ici : soins psychiatriques, logement, travail social, information dans la rue) pour en venir à adopter un objectif commun : la recherche de moyens plus efficaces pour intervenir auprès des personnes visées par le programme.

Enfin, le développement des deux projets, Chez Soi et Un chez-soi d’abord, implique des processus d’appropriation, de discussion et d’élaboration commune qui font appel à des usagers des services, à des professionnels, à des chercheurs et à des décideurs. Ce dont il s’agit, c’est de l’évolution de plusieurs groupes d’intervenants (sphères d’intervention) que les personnes itinérantes interpellent en même temps : ceux des services en santé mentale, ceux de l’aide sociale et ceux du logement. Par leur ouverture vis-à-vis de la nature du sujet et des méthodes employées envers les personnes marginalisées, les deux projets invitent à l’instauration d’une relation plus égalitaire entre ceux qui ont du pouvoir, ceux qui ont des connaissances spécialisées et ceux qui, traditionnellement, n’ont aucun de ces éléments, mais qui peuvent offrir un savoir expérientiel et dont les voix importent, en vertu du fait qu’ils sont les usagers des services et, de façon plus générale, des citoyens.