Abstracts
Résumé
L’article s’organise autour d’une sociologie des acteurs de la promotion d’un PPP dans le domaine de la prévention de l’obésité. Il interroge les conditions savantes de légitimation d’un programme d’action publique financé en partie par des industriels souvent réputés responsables du problème. Post-doctorant dans le cadre d’un thinktank dédié à cet effet, l’auteur propose de combiner approches externaliste et internaliste de l’expertise et de tirer profit de sa participation observante pour comprendre comment le PPP se répand avec une facilité étonnante en tant qu’instrument pragmatique et neutre.
Abstract
This paper provides a sociological analysis of the parties involved in promoting a public-private partnership (PPP) in the area of obesity prevention. It examines the scholarly issues associated with legitimizing a public action program funded in part by the same manufacturers often regarded as being responsible for the problem. A post-doctoral researcher at a think tank set up for this purpose, the author combines externalist and internalist approaches to expertise and takes advantage of his involvement as an observer to try to understand how PPPs have spread with such surprising ease as pragmatic, neutral instruments.
Article body
La lutte contre l’obésité est devenue en quelques années une priorité européenne de santé publique, ce qui a considérablement rehaussé le prestige administratif des activités relevant de la promotion de la santé, parent pauvre des politiques de santé (Berlivet, 2004 : 46-54). Toutefois, le renouveau des politiques d’éducation sanitaire s’est accompagné d’une inflexion des modes d’action puisque de multiples injonctions internationales ont consacré les « approches multi-acteurs » comme clé de voûte des stratégies de lutte. Il existe en effet un relatif consensus scientifique quant à la nature multifactorielle de l’épidémie d’obésité (déterminants individuels, sociaux et environnementaux), ce qui implique que les politiques de prévention doivent cibler tous les aspects de la vie quotidienne (Bossy, 2010). Les organisations internationales légitimes du secteur, comme les plans d’action nationaux, multiplient ainsi les injonctions aux partenariats public-privé (PPP). La European Charter on counteracting obesity du bureau européen de l’Organisation mondiale de la santé en appelle à l’engagement de la « société civile » à tous les niveaux de gouvernement et à « l’expérimentation d’instruments de politiques publiques allant de la législation aux partenariats public-privé » (WHO Europe, 2006 : 2). Dans la même veine, le Livre blanc sur la stratégie européenne en matière de nutrition, de surpoids et d’obésité considère que « le développement de partenariats efficaces doit être la pierre angulaire de la réponse européenne » (European Commission, 2007 : 4), que ce soit dans le cadre de la Plateforme européenne d’action sur la nutrition, l’activité physique et la santé ou par l’entremise des community-basedpartnerships et de la participation des « parties prenantes » (distributeurs, producteurs locaux, écoles, associations, etc.) aux politiques de promotion de la santé.
Certes, ces processus d’externalisation de l’action publique n’ont rien d’inédit dans l’histoire des États européens. Les acteurs privés ont ainsi été des contributeurs déterminants de l’avènement des États bureaucratiques modernes, que l’on songe à la perception de l’impôt par les fermiers généraux dans la France de l’Ancien Régime et à celle des taxes douanières par l’East Indian Company au début de l’Empire britannique, ou encore à la contribution des navires privés britanniques à la défaite de l’Invincible Armada en 1588 (Wettenhall, 2003 : 91). Restituer l’historicité des PPP prévient ainsi toute vision évolutionniste et téléologique qui les associe spontanément à la modernisation des activités étatiques (Hood, 1998 : 201-206). Il n’en reste pas moins qu’on peine à appréhender les raisons de l’engagement récent d’acteurs économiques dans des secteurs sociaux qui, comme celui de la promotion de la santé, semblent plutôt étrangers au monde de l’entreprise et dans lesquels l’intérêt financier n’est pas directement explicite.
Pour comprendre la vogue de cette nouvelle norme d’action publique, désormais présentée comme indispensable sinon comme une solution miracle, la littérature sur les PPP apparaît faiblement armée. Qu’on vante leur mérite (souvent) ou qu’on les dénonce (parfois), les PPP sont en effet essentiellement appréhendés sous un angle normatif et gestionnaire. Le PPP y apparaît comme une technique pragmatique et politiquement neutre sans qu’aucun véritable travail de terrain se soit penché sur les acteurs qui la mobilisent ou sur les usages sociaux différenciés auxquels elle donne lieu. À mon sens, investir l’étude empirique d’un champ d’action publique restreint doit permettre d’affiner l’analyse et d’étudier les multiples jeux sociaux interdépendants qui président au succès du PPP en se débarrassant de toute préoccupation gestionnaire.
Aussi, la prévention de l’obésité semble particulièrement propice pour étudier comment les avocats de cette politique procédurale font en sorte qu’elle s’impose, à tous les échelons de gouvernement et à l’ensemble des secteurs d’action publique, comme une solution « efficace », alors même qu’on sait finalement peu de choses sur les conditions requises pour le succès d’un partenariat[2]. L’analyse du programme Epode (Ensemble, prévenons l’obésité de nos enfants), programme de santé « communautaire » (community-based intervention) singulier faisant la part belle aux PPP, permet ainsi de saisir comment son efficacité est promue à différents échelons de gouvernement en Europe. Epode a pour origine un projet de recherche associatif d’inspiration nord-américaine expérimenté dans deux villes du nord de la France à partir de 1992 (étude Fleurbaix-Laventie Ville Santé – FLVS). Il vise à modifier les comportements alimentaires des enfants par la mobilisation locale des parties prenantes (des diététiciens, des enseignants, des médecins ainsi que des intérêts privés). À l’échelle nationale, le programme est également financé par des entreprises privées et, à l’exception de la configuration belge, implique un partenariat entre une ONG (association FLVS, fondation Thao) et une agence de communication (Vitamin, Einstein 21). Enfin, un think and do tank (Epode European Network, EEN) a été mis en place dans le cadre d’un programme de recherche appliquée financé par la Commission européenne et des entreprises de l’industrie agroalimentaire (IAA). Il est coordonné par l’agence Vitamin et implique quatre universités européennes (voir le tableau 1). Quatre types de PPP peuvent alors être dégagés : à l’échelon local ; entre les autorités et les parties prenantes ; à l’échelon national entre l’ONG et les sponsors privés, d’une part, et l’ONG et l’agence de communication, d’autre part ; à l’échelon européen, pour un PPP en matière de recherche.
L’étude de ce programme et de la multiplicité de partenariats qu’il implique permet alors d’esquisser le portrait d’un ensemble d’intermédiaires (médecins, communicants, universitaires) qui, adossés à des ressources spécifiques (financières, sociales, politiques et savantes), brouillent les frontières entre sphères publique et privée en raison de la déclinaison de règles et de savoir-faire à portées pratiques et normatives (partenariat, management de projet, marketing social…) dans les administrations. En mettant ici à profit ma participation à l’EEN, l’accent sera porté sur la dimension savante de ces activités de courtage, qui est une des conditions de félicité (avec les cautions institutionnelles) du développement de ce type de partenariats.
Après avoir présenté la littérature experte sur les PPP que j’ai été amené à consulter pour le compte de ma mission d’expertise, je détaille le cas français afin d’exposer les acteurs-clés du programme et leurs activités de médiation, et de faire apparaître les ambiguïtés du « succès » de ce programme promu comme « exemplaire ». À bien des égards, ce succès est directement indexé à l’acquisition de soutien institutionnel et à la production concomitante de savoirs experts attestant de la pertinence du programme. En ce sens, l’EEN apparaît clairement comme un advocacytank, dont les travaux sont directement associés à la promotion d’un projet spécifique, ce que l’immersion participante et une forme de réflexivité réflexe permettent d’étayer davantage. Ces opérations de légitimation savante, au coeur de la propagation de la foi dans le programme, se trouvent alors éclairées d’un jour nouveau, car être soi-même acteur du processus permet d’appréhender in situ les ficelles du métier d’expert, d’en cerner les codes et les tabous, et de saisir les enjeux pratiques du PPP en matière de recherche.
Le PPP dans la littérature « experte » : un outil pragmatique de santé publique
La littérature experte sur les PPP dans le domaine de la promotion de la santé est essentiellement l’oeuvre d’acteurs du monde de la santé publique, de la médecine préventive et de la nutrition, souvent financés par des organisations internationales (OMS, Banque mondiale), des fondations, des thinktanks, des ONG, et généralement investis à des degrés divers dans un PPP[3]. Ces publications, plutôt sous forme d’articles, concernent majoritairement les PPP « globaux » destinés à prévenir le développement de maladies infectieuses par la distribution de vaccins et de médicaments (Widdus, 2003). Dans cette littérature en pleine effervescence, les PPP sont « prescrits » pour surmonter les dysfonctionnements du marché et de l’État [« overcome market and government failure »] (Hunter, 2003 : 1) : puisqu’« aucune des parties ne peut atteindre ses objectifs spécifiques seuls », « la collaboration est inévitable » (Reich, 2000 : 618).
Chaque PPP doit devenir un partenariat « gagnant-gagnant » fournissant des gains spécifiques à chaque acteur pour peu que les « risques » inhérents aux PPP soient contrôlés. Pour le secteur privé, véhiculer l’image positive d’un « good corporate citizen » (Richter, 2001 : 12) serait une des motivations principales d’engagement (Curtis et al., 2007 ; Hayes, 2001). Bien évidemment, comme l’avait déjà suggéré Milton Friedman (1970), la responsabilité sociale des entreprises n’est pas contradictoire avec le but premier de l’entreprise (maximiser les profits). Les dispositifs partenariaux peuvent notamment devenir des instruments de lobbying efficaces pour atteindre des objectifs qui vont au-delà du contenu du partenariat[4]. L’ONG américaine CorpWatch a d’ailleurs produit un néologisme, le blue-washing, pour décrire le « transfert d’image » par lequel une firme bénéficie de la légitimité des institutions internationales (Bruno et Karliner, 2000). Concernant les institutions publiques, l’intérêt des PPP est de dégager des ressources financières pour le développement de projets coûteux. Dans le secteur étudié, les acteurs du privé peuvent toutefois devenir d’utiles alliés dans la communication de messages sanitaires grâce à l’étendue de leurs réseaux (Buse et Waxman, 2001 ; Bennet et al., 2007), et peuvent d’ailleurs contribuer à l’élaboration des stratégies de prévention grâce à leur expertise et à leur savoir-faire (Curtis et al., 2007). Enfin, les institutions sanitaires peuvent se montrer soucieuses de développer des interactions avec les acteurs privés afin d’améliorer leur image dans des espaces qui leur sont traditionnellement hostiles (mondes de l’entreprise ou associatif) (Buse et Waxman, 2001 : 749).
Dans le domaine de la promotion de la santé, les enjeux associés au partenariat dépassent donc très largement les seuls enjeux financiers et renvoient tout autant à des enjeux éthiques, communicationnels et d’engagement philanthropique. C’est la raison pour laquelle nombre d’ONG et de professionnels de la santé publique sont relativement sceptiques. Pour ces derniers, les conflits d’intérêts seraient théoriquement inhérents aux PPP en santé car la quête du profit serait contradictoire avec les activités de promotion de la santé[5] (Buse et Walt, 2000 ; Hayes, 2001 ; Curtis et al., 2007). On mesure alors l’ampleur de la « pédagogie » à laquelle les avocats des PPP doivent s’employer pour convaincre les sceptiques de la sincérité des entreprises multinationales à grand renfort de chartes éthiques combinant des principes flous de « bonne gouvernance » (redevabilité, transparence, ouverture, confiance mutuelle…) censés concilier efficacité et « sauvegarde de l’intérêt général ».
Cette revue de la littérature regorge d’écrits engagés (Elias, 1993) et montre combien disserter sur les risques qui pèsent sur « l’intérêt général » hors contexte et sans connaissance fine du terrain est une aporie. Ainsi, l’observateur extérieur ne peut que supputer des stratégies en évoquant d’indémontrables « agendas cachés », la « capture des organisations internationales » et les « autocensures sourdes » (Richter, 2001, 2003), autant de phénomènes qui – selon ces grilles d’analyse – seraient accrus par le dispositif partenarial. À l’opposé des énoncés prescriptifs et souvent enchantés sur les PPP (d’emblée « gagnant-gagnant »), l’essentiel des critiques prend la forme de prises de position normatives et militantes qui contestent l’efficacité des dispositifs, décrédibilisent par principe l’engagement des partenaires privés en refusant le terme même de « partenariat » (Richter, 2003 : 18-20). De fait, ces deux ensembles de prises de position peuvent être renvoyés dos à dos : la « vérité » sur la performance des PPP est un enjeu de croyance[6] qui demeure d’autant plus inaccessible qu’on les analyse avec une focale macroscopique faiblement attentive aux pratiques concrètes des acteurs de terrain. C’est tout l’objet de la seconde partie.
Le succès ambigu du programme Epode : Un partenariat gagnant-gagnant où certains gagnent plus que d’autres
Structuré dès le début autour d’un PPP, le programme Epode – scientifique à l’origine (FLVS est évalué par une équipe de l’INSERM) – connaît en une dizaine d’années un processus d’industrialisation intense. L’initiateur de ce projet, le Dr X, médecin endocrinologue, exerçant en libéral ainsi que dans un centre hospitalier, a très largement mobilisé son capital social et notamment ses ressources partisanes (il est conseiller municipal conservateur d’une importante commune du Nord, élu du Rassemblement pour la République) pour se transformer en entrepreneur. Non seulement, il crée une agence de conseil en nutrition destinée à la collecte de fonds et à la production de supports de communication de FLVS, mais cette agence fusionne à l’orée des années 2000 avec une agence parisienne spécialisée en communication et en marketing social (Vitamin). C’est l’occasion pour l’association FLVS et Vitamin de donner une ampleur nationale au programme Epode en 2003 : dix villes pilotes sont d’abord sélectionnées en 2004, auxquelles s’ajouteront progressivement une trentaine de villes (dont Lille et Paris) ainsi que quatre structures intercommunales. Epode est désormais financé par de grands groupes du monde des assurances et de l’agroalimentaire ainsi que par différentes fondations d’entreprise à hauteur de 100 000 et 250 000 € par an[7].
Une froide analyse du programme français révèle que son développement transite par des actions qui, reposant sur un « sens commun réformateur » (Topalov, 1999 : 44) mis en forme par un discret intermédiaire, sont, en définitive, essentiellement financées par les collectivités territoriales. On voudrait souligner ici combien l’agence Vitamin joue un rôle crucial de courtage entre les différents partenaires, du fait de son multipositionnement économique dans différents jeux sociaux et de son expertise en marketing social et communication.
Le flou accueillant d’un sens commun réformateur
Comme l’indiquent les coordonateurs du programme, Epode est un « complément » du programme national de nutrition santé (PNNS) dont il retraduit les recommandations scientifiques. Dans le jargon indigène, « les outils méthodologiques et les supports d’information qui relèvent de l’ingénierie de projet » doivent « permettre aux familles de modifier, sans les culpabiliser et à leur rythme, leurs habitudes alimentaires et leur niveau d’activité physique » en accord avec la « philosophie » Epode :
Non stigmatisation des personnes, des comportements et des aliments ;
Prise en considération de la «modernité alimentaire» : praticité et faible investissement/temps/préparation ;
Approche positive, progressive et concrète centrée sur le plaisir (de manger, de bouger) ;
Renforcement du partage, du lien et de la cohésion sociale
Guide du chef de projet [GCP], 2009 : chapitre 5
Adossé à des recommandations scientifiques, Epode repose aussi sur un ensemble de mots-clés et de clichés managériaux que l’on identifie aisément, par ailleurs, dans les plans internationaux de lutte contre l’obésité (WHO Europe, 2006 ; European Commission, 2007) : agir localement ; mobiliser tous les acteurs du problème, à tous les échelons ; engendrer par un phénomène d’engrenage des « micro-changements » graduels – et non pas brutaux – pour modifier les comportements et les « routines de vie » sur le long terme ; ne pas stigmatiser les individus déviants ni les aliments.
Ce discours, répété ad nauseam par les coordonnateurs du projet, « parle » d’autant plus aux acteurs des collectivités territoriales qu’il vient justifier leurs politiques en même temps qu’il semble être frappé au coin du bon sens. Les schémas organicistes activent en effet la croyance que l’action coordonnée, « main dans la main », des différents acteurs modifie la « mécanique » de l’obésité. En outre, ce qui est tant mieux pour le budget du programme, ce sens commun réformateur est particulièrement ajusté à la présentation de soi des commanditaires privés qui s’efforcent – en lien avec leurs politiques de RSE – de se mettre en scène comme des « acteurs de la solution et pas que du problème » (entretien, responsable des affaires publiques du groupe Nestlé, Paris, 26 octobre 2009). En insistant sur son caractère individuel et environnemental, et en évitant toute stigmatisation, Epode véhicule un cadrage de l’obésité qui est relativement conforme aux intérêts et aux discours de ces organisations (Sugarman et Sandman, 2008), notamment en ce qu’il est susceptible de prévenir des réglementations trop sévères sur la composition, l’étiquetage ou la taxation des produits. Comme l’analyse d’ailleurs le Dr X :
On a été récupéré quelque part par l’industrie agroalimentaire et notamment par la [confédération des industries agroalimentaires européennes] […] qui a copieusement utilisé Epode […] en disant « il faut développer du Epode (sans nous donner le moindre moyen évidemment) parce que la solution, elle vient de là, et elle ne vient pas du tout de la taxation de nos produits ». […] Ça nous gênait beaucoup parce que du coup on était vus comme les suppôts de l’[IAA], leur cheval de Troie
entretien, Paris, 23 février 2009
Si l’engagement dans le programme Epode participe d’un travail d’influence des IAA qui, depuis le début du xxie siècle, se heurtent à des problématiques sanitaires relativement analogues à celles des producteurs d’alcool[8] (Constanty et Nouzille, 2006 : 268-276), ce type d’investissements est également rendu obligatoire par certaines législations nationales sur la responsabilité sociale des entreprises cotées en Bourse et activement suivi par des agences de notation. Investir dans ce programme, sur une thématique à la mode et sur une cible riche en symboles (les enfants), est donc source de profit symbolique pour les commanditaires qui peuvent, en outre, bénéficier de déductions fiscales pour les dons consentis à l’association FLVS (60 % en France, art. 238 bis du Code général des impôts).
Un courtier discret : l’agence Vitamin
Concrètement, Epode s’organise autour de l’association originelle (FLVS), d’un comité d’experts (nutritionnistes, médecin du sport, épidémiologiste, psychologue, psychiatre) et d’une équipe de coordination d’une dizaine de consultants du département marketing social de l’agence Vitamin. Cette équipe a longtemps été dirigée par deux codirecteurs : le Dr X, initiateur du programme, ainsi que la directrice d’une agence de marketing social spécialisée dans la promotion du goût auprès des enfants qui a fusionné avec le groupe Vitamin. Cette dernière, par ailleurs directrice générale de Vitamin, est diplômée d’un DESS de marketing et d’un DESS de management des institutions culturelles et avait entamé sa carrière dans le domaine artistique (ministère de la Culture, administratrice d’une compagnie de danse) puis avait exercé des fonctions de responsabilité dans un réseau de boutiques consacrées aux arts de la table fonctionnant par franchises (système qu’elle aurait transplanté à Epode). L’équipe compte également un directeur conseil Epode France investi dans le développement international du programme en raison d’une trajectoire personnelle et professionnelle marquée par l’étranger (enfance passée en Afrique, gestion de différents projets de développement en Amérique latine, expérience professionnelle à l’OMS).
À l’exception d’une consultante dotée d’une expérience professionnelle prolongée dans l’industrie pharmaceutique puis dans l’association FLVS, le reste de l’équipe est un groupe (très féminisé) de jeunes consultants (25-30 ans) et de chargées de relations de presse, diplômés d’une maîtrise en communication ou en sciences sociales appliquées aux comportements alimentaires. L’équipe de coordination s’appuie également sur l’expertise d’une diététicienne et, de manière plus irrégulière, sur des missions commandées à des consultants extérieurs – éducateurs sportifs, cuisiniers, professionnels de la petite enfance, nutritionnistes – dont certains siègent au comité d’experts « indépendants ».
En théorie, tel que l’exprime la « Charte d’engagement des partenaires locaux », l’agence n’est qu’un prestataire de services pour « la conception du programme et de l’ingénierie de projet, ainsi que la coordination sous le contrôle du comité d’experts, de l’ensemble des actions proposées aux villes pour la mise en oeuvre opérationnelle du programme ».
Il apparaît pourtant clairement à l’analyse que l’agence s’est approprié le projet (jusqu’à être propriétaire de la marque et du concept[9]) à la faveur de la marginalisation progressive de l’association FLVS. Bien que cette dernière demeure indispensable (garante de la crédibilité du programme en tant qu’association reconnue d’intérêt public, son statut permet juridiquement aux commanditaires privés de déduire fiscalement leurs dons par ailleurs), ce sont surtout les membres de l’équipe Epode de Vitamin qui entretiennent les relations avec les collectivités territoriales partenaires et avec les commanditaires privés.
L’ambiguïté entre les différentes structures, savamment entretenue par les gestionnaires du projet, est en effet constitutive du programme Epode. En dépit d’une division du travail théoriquement nette, le multipositionnement de certains acteurs-clés entretient la confusion des frontières. C’est le cas du Dr X, à l’origine de FLVS, qui est actionnaire minoritaire de l’agence, directeur du développement santé du groupe Vitamin, codirecteur du programme Epode, membre du comité d’experts « indépendants », de son associée chargée de la gestion du projet FLVS qui a suivi le lancement d’Epode avant de devenir directrice générale adjointe de Vitamin, ou encore du président de l’association FLVS qui (sans être membre de l’agence) préside le comité d’experts tout en étant responsable d’un groupe de travail dans le cadre du thinktank européen. De plus, l’agence, du fait de la diversité de ces activités commerciales, se situe par ailleurs à l’interface entre les collectivités territoriales, la promotion d’Epode et les commanditaires privés. Vitamin a ainsi longtemps été liée contractuellement avec l’Institut national de prévention et d’éducation à la santé pour la communication du PNNS. Par ailleurs, l’agence compte de nombreux grands groupes parmi ses clients et conseille leurs stratégies de communication d’entreprise en matière de santé. Aussi, pour certains partenaires privés, notamment les IAA, il peut sembler plus naturel de financer un programme piloté par un intermédiaire issu du monde de l’entreprise. Au-delà du fait que les commanditaires privés et l’agence partagent les mêmes croyances et normes professionnelles (management privé, évaluation, communication[10]), l’agence peut de surcroît apparaître comme un médiateur légitime entre les acteurs publics et les entreprises dont l’image est plutôt associée à la « malbouffe ».
Engranger les dividendes symboliques de l’action des collectivités territoriales
S’il n’est pas possible d’expliquer en quelques lignes les raisons de l’engagement des collectivités territoriales dans ce programme, il importe toutefois de rappeler qu’il a l’avantage de se présenter comme un projet clé en main relativement bon marché. Cet élément n’est pas négligeable pour des communes qui ne sont pas légalement compétentes en ce domaine et pour des agents relativement dominés dans la hiérarchie de l’exécutif local (Clavier, 2009) et de l’administration municipale (généralement des femmes, agents de catégorie B, contractuels ou diététiciens).
En signant la charte d’engagement, les villes s’engagent pour cinq ans à mettre en place un « comité de pilotage » (composé de représentants du corps médical, de l’éducation nationale et d’élus) et, surtout, à recruter un chef de projet pour assurer la coordination du programme. À raison de 6 000 € annuels, elles attendent d’Epode des formations semestrielles, des fiches actions, des outils pédagogiques pour les enseignants, les éducateurs et les animateurs de centres de loisirs, des affiches et des supports d’information grand public. Mais elles attendent surtout les promesses d’un savoir qui leur est ésotérique, le marketing social.
Ce type d’expertise serait une des plus-values du programme dont l’attractivité repose sur une forme de croyance en la supériorité des compétences communicationnelles du privé, comme en témoigne cet échange entre deux médecins-inspecteurs de la santé publique d’une DRASS, pourtant très critiques envers les PPP :
– C’est peut-être un des points positifs du privé, Epode sait se vendre. Epode a une communication euh… qui est… du niveau du privé. Alors que le public, à mon sens, n’a pas du tout ces qualités-là. […]
entretien, Lille, 4 mars 2009
– Oui, ils sont meilleurs que nous.
– Ils sont très bons et, nous, on est même très mauvais »
Toutefois, si le programme est avant tout une « marque », celle-ci ne tiendrait pas, en définitive, sans l’action des collectivités territoriales, chacun devant « apporter sa pierre à l’édifice » (GCP, 2009 : chapitre 5). C’est là une ambiguïté fondamentale du succès imputé à Epode puisque aucun financement privé n’est attribué aux actions de terrain. Si la coordination nationale insiste fortement sur le fait que « pour 1 € dépensé par la commune, 1 € est dépensé par le Club des partenaires », cette contribution ne finance que les frais fixes liés à la structure de pilotage, ceux facturés par l’agence[11]. C’est la raison pour laquelle certains chargés de mission approuvent difficilement la présence des logos des commanditaires sur les supports de communication Epode qu’ils doivent imprimer à leurs frais[12].
Initiative privée, financée par des industries perçues comme responsables de l’obésité, et reposant en définitive sur l’engagement des collectivités territoriales à propager les recommandations scientifiques du PNNS, Epode est un programme intrigant à plus d’un titre. Aussi, si Epode est régulièrement présenté comme un succès, c’est que ses promoteurs sont parvenus à en imposer l’évidence grâce à des ressources de légitimation spécifiques.
Propagation de la foi et mise en scène d’une success story européenne
Si on reconnaît qu’un des acquis de l’analyse des politiques publiques réside dans la double observation que le consensus autour d’une politique suffit souvent à en démontrer le bien-fondé (Lindblom, 1959 : 84) et que « la légitimité ne sort pas de l’efficacité mais de la présomption d’efficacité » (Lagroye, 1984 : 463), alors on s’accordera sur le fait que le succès d’Epode réside surtout dans une stratégie de communication efficace. Non seulement ses promoteurs cherchent des soutiens institutionnels et scientifiques extérieurs, mais ils ont très largement investi dans la production de savoirs experts destinés à étayer « les clés de succès » du programme.
Un succès accrédité par des soutiens institutionnels et scientifiques
Dans le Guide du chef de projet, après le chapitre 1 consacré aux coordonnées du personnel de la coordination nationale, le chapitre 2 – le plus long de tous – recense les courriers de parrainage et de soutien (21 courriers de 2003 à 2009). Ces derniers proviennent soit d’institutions ministérielles, soit de sociétés savantes de médecine. Souvent ce sont de simples encouragements à continuer l’action :
Comme vous le savez, le Chef de l’État est déterminé à développer la lutte contre l’obésité, notamment chez les jeunes. Il s’agit, en effet, d’un enjeu de santé publique. Il tient donc à vous adresser ses plus vifs encouragements pour la poursuite de votre action dans ce domaine
chef de cabinet, 25 mars 2009
Vous avez fait parvenir au Premier Ministre deux articles publiés dans la revue Public Health Nutrition et dans le New England Journal of Medecine, dans le cadre du programme Epode. Monsieur François Fillon en a pris connaissance avec attention et m’a chargé de vous remercier d’avoir bien voulu lui adresser ces documents
chef de cabinet, 18 mars 2009
Mais d’autres courriers prennent une forme plus officielle :
L’éducation à la nutrition et la prévention de l’obésité ont toute leur place à l’école […]. C’est avec grand plaisir que j’accorde mon patronage à votre campagne […]
X. Darcos, ministre délégué à l’Enseignement scolaire, 6 janvier 2004
L’Association française de Pédiatrie Ambulatoire […] accepte volontiers le parrainage officiel de la Campagne Epode
5 décembre 2003
J’ai le plaisir de vous informer que l’Association des maires de France accepte de s’associer à votre manifestation
15 décembre 2003
J’ai bien reçu votre lettre de juin et, comme je vous l’ai déjà dit, l’Académie [de médecine] accorde à votre action son patronage
7 juillet 2006
Ces soutiens, omniprésents dans les communications associées au programme, contribuent à son attractivité. Ils agissent en fait comme des « labels de qualité […] dont la légitimité contribue, par transitivité, à la légitimité du programme dans son ensemble et l’aide à se développer encore davantage » (Bergeron et al., 2009 : 8). Pour promouvoir cette initiative privée, en grande partie financée par les IAA, auprès des collectivités territoriales, afficher ces soutiens institutionnels et scientifiques est crucial. Ils sont susceptibles de fournir deux ressources classiques de légitimation : le respect de « l’intérêt général » et de « l’objectivité scientifique ». Cette entreprise est d’ailleurs facilitée par un Club des maires Epode créé en 2005 dont les membres actifs, « ambassadeurs d’Epode auprès de leurs pairs » (GCP, 2009 : chapitre 5), agissent comme de véritables avocats de la démarche[13] (organisation d’un congrès annuel, participation à des conférences, travail d’influence parlementaire…). De surcroît, les promoteurs d’Epode s’efforcent de rechercher des soutiens auprès de sociétés savantes légitimes (Académie de médecine, Association française de pédiatrie…), ce qui ennoblit davantage le programme. Cette tâche a été facilitée par la publication en 2009 d’un article dans PublicHealthNutrition, revue de premier plan du champ de la nutrition, exposant des résultats encourageants dans les deux villes test de l’étude FLVS. Couronnement de cet ennoblissement symbolique, un éditorial de la revue The New England Journal of Medicine signé d’un professeur de renommée internationale (Katan, 2009) cite Epode en exemple pour défendre la pertinence des community-based interventions dans la perte de poids.
Si ce programme d’action publique est entré dans la catégorie des evidence-based policies, il est désormais présenté comme une successstory par le directeur général de la Santé de la Commission européenne, Robert Madelin, dans toute une série de forums européens sur l’alimentation[14], au point d’être exporté en Belgique et en Espagne en 2007 ainsi qu’en Grèce en 2008[15]. C’est ainsi que la DG Sanco (Santé-Protection des consommateurs) a décidé en 2008 de financer la mise en place de l’EEN, un think and do tank chargé d’oeuvrer et de réfléchir à la dissémination de ce modèle « exemplaire » en partenariat avec des multinationales de l’agroalimentaire.
Un think and do tank pour « disséminer les bonnes pratiques »
Inscrit dans les premières pages de l’accord de financement de l’EEN, cet advocacy tank a pour but de « faciliter la mise en oeuvre de programmes d’intervention communautaires » utilisant la méthodologie Epode dans d’autres États européens. Le thinkand dotank doit « penser » et « agir » : premièrement, déterminer les bonnespratiques à partir des expériences en cours et enrichir cette méthodologie par la production de recommandations à transférer dans d’autres configurations nationales et, deuxièmement, oeuvrer à la conscientisation politique, institutionnelle et scientifique sur la pertinence des approches multi-acteurs et « stimuler » ainsi l’engagement des parties prenantes. Comme l’annonce R. Madelin, en ouverture d’une réunion du conseil d’administration, la fonction première de l’EEN est d’assurer une campagne « marketing » :
Vous avez une histoire à raconter : vous êtes science-based, evidence-based, mais en même temps, vous êtes en campagne. Que devez-vous dire et qui doit être le messager ? Ce dont vous avez besoin aujourd’hui, c’est d’un plan d’action ! Vous devriez essayer d’identifier des alliés et des ambassadeurs. Les East-Midlands peuvent constituer un important catalyste en tant que leaders régionaux [en Grande-Bretagne]. Au sein du Comité économique et social, vous avez des ambassadeurs ; les entreprises le font déjà ! Mais le secteur dans lequel vous devez travailler maintenant relève d’un exercice de marketing. La question est : avez-vous la bonne expertise ?[16]
Pour cela, l’EEN est organisé en quatre workpackages définis par le conseil d’administration (CA) à partir des « piliers de la méthodologie Epode » (Involvement of Political Representatives, Scientific Evaluation and Dissemination, Methods and Social Marketing et Public/Private Partnerships) et confié à une université « partenaire ». Pour chaque comité, une réunion est organisée deux fois par an où les parties intéressées (commanditaires, lobbyistes, experts, chercheurs, élus, fonctionnaires…) peuvent discuter l’avancée des travaux à l’aune de leurs propres projets. La réunion annuelle du CA de l’EEN, composé des experts associés au programme, du directeur général de SANCO et des représentants des entreprises partenaires, est l’occasion de présenter aux bailleurs de fonds l’état des recherches et les prochaines étapes. En pratique, les travaux de chaque comité sont réalisés par les post-doctorants (santé publique, médecine du sport, management et science politique), les présidents assurant davantage une fonction de représentation et de courtage auprès des institutions de santé.
En effet, les directeurs apparaissent à l’analyse comme des courtiers multipositionnés qui ont consacré une grande partie de leur carrière à l’accumulation d’un capital scientifique de notoriété externe (Bourdieu, 1984 : 128-132). Comme le professeur de nutrition lillois, doté de multiples casquettes, associatives (président de l’association FLVS et d’un réseau local de prise en charge de patients obèses), universitaires (chef du service de nutrition du Centre hospitalier universitaire de Lille, secrétaire général adjoint de la Société française de nutrition) et expertes (membre de différents comités d’experts du ministère de la Santé et de l’INPES et de celui du programme Epode), les trois autres universitaires disposent d’une surface sociale élargie assise sur des ressources en partie hétéronomes au champ scientifique. Le professeur de nutrition et de santé néerlandais est directeur de l’Institute for Health Sciences à Amsterdam, membre de différents comités éditoriaux (European Journal of Clinical Nutrition, Public Health Nutrition, Obesity Facts et Obesity Journal) et a présidé de nombreuses sociétés savantes (European Association for the Study of Obesity, Netherlands Academy of Nutritional Sciences, Federation of European Nutrition Societies). Mais il a également assuré des fonctions de conseil auprès de nombreuses institutions internationales de santé (Netherlands Health Council, OMS, International Obesity Task Force, National Childhood Obesity Foundation). Le professeur de santé publique belge dirige pour sa part l’unité nutrition et sécurité sanitaire des aliments au sein du Département de santé publique de l’Université de Gand. Engagé dans pas moins de huit projets de recherche internationaux, il est également membre du comité scientifique de l’Autorité alimentaire belge, du Conseil national de santé ainsi que du comité d’experts du programme Epode en Belgique. Le professeur de santé publique espagnol est, quant à lui, engagé dans cinq projets de recherche européens, dont une vaste étude qu’il coordonne sur l’alimentation des adolescents dans dix pays européens (projet IDEFICS). Dotés de titres universitaires prestigieux, ces individus garantissent par leur seule présence la qualité scientifique des travaux menés au sein du thinktank ainsi que sa prétention à l’universalité et au désintéressement (Memmi, 1996 : 41-47). Leur multipositionnement leur permet aussi de renforcer la légitimité universelle du programme par la pratique du « double jeu du national et de l’international » (Dezalay, 2004 : 11). À l’interface de nombreux champs sociaux, nationaux et internationaux, ces courtiers peuvent ainsi brouiller les frontières qui séparent ces différents espaces, produire une expertise paneuropéenne et pluridisciplinaire et oeuvrer à la dissémination du programme Epode.
Si cette approche externaliste de l’expertise renseigne pour partie les conditions de succès du programme, mon expérience professionnelle au sein de l’EEN (associé au programme dès juillet 2008, post-doctorant de 2009 à 2010) permet d’apporter en complément une approche internaliste de la production des énoncés experts. Être engagé dans un tel dispositif instrumental aiguise en effet la nécessaire réflexivité du sociologue sur ses propres pratiques, notamment par l’observation des relations entre soi et les autres.
Recherche appliquée ou légitimation du programme ?
Étant donné les attentes des commanditaires de l’EEN (produire des recommandations et une charte éthique pour encadrer le PPP), l’hétéronomie des questions de recherche concernant le pilier PPP n’est pas surprenante : Quelle est la définition d’un PPP efficace ? Quels sont les points critiques ? Quels sont les facteurs de succès ? À quels acteurs doit-on faire appel ? Quelles règles adopter pour une collaboration fructueuse ? Comment garantir l’intérêt général ? Comment prévenir le conflit d’intérêts ? Quelles structures mettre en place pour assurer la transparence ? Comment s’assurer que la communication des partenaires n’affecte pas la réputation du projet ?
Partir de ces questionnements normatifs – destinés à améliorer l’efficacité ou, à tout le moins, la légitimité du PPP – est un véritable dilemme épistémologique pour un sociologue de l’action publique qui considère qu’il s’agit là de choix décisionnels appartenant aux gestionnaires du programme. Pour informer ces interrogations instrumentales, j’ai alors choisi de procéder à une enquête qualitative classique en analysant la littérature grise, en rencontrant une trentaine d’acteurs impliqués dans ces programmes et en observant des réunions de comité de pilotage. Néanmoins, le périmètre des recherches autorisées était relativement cadré par les gestionnaires du projet EEN : envois hebdomadaires de courriels pour évaluer l’avancement des recherches, suggestions de lecture, invitations à rencontrer des acteurs intéressés par la démarche Epode et plutôt favorables au PPP (comme les cadres de l’International Business Leaders Forum ou de l’Oxford Health Alliance), demandes répétées pour sortir du cas français que j’étudiais sur le terrain au profit de rencontres en seul à seul, d’expert à expert, avec des acteurs étrangers… En outre, mes communications PowerPoint passaient toujours par leur filtre, faisant l’objet de demandes de modification de forme comme de fond : suppression de diapositives difficiles à interpréter, simplification du texte, modification de certains adjectifs ou verbes[18]… Comme l’illustre l’encadré ci-dessous, seule la participation observante est en mesure de révéler combien la posture universitaire est difficilement conciliable avec le rôle d’expert (soumission à la règle hiérarchique, évaluation par les commanditaires et non par les pairs, absence d’indépendance dans la recherche, urgence des résultats, production d’indiscutabilité…). De même qu’il y a un intérêt heuristique à devenir boxeur pour fabriquer et subir soi-même l’habitus pugilistique (Wacquant, 2000), l’engagement dans un thinktank permet d’appréhender le monde de l’entreprise et du conseil en payant de sa personne et en subissant dans sa chair les contraintes de ce milieu professionnel.
Sauf à renoncer à toute forme de réflexivité, la posture d’expert est source de nombreux « conflits de rôles » pour le sociologue soucieux d’éviter les « gaffes » (Gellner, 1986). Cela tient pour partie à la nécessité redoublée de contrôler ses impensés normatifs mais, surtout, à accepter temporairement l’illusion qu’il existerait une attitude impartiale et non engagée. En effet, si on reconnaît que les rapports entre vérités sont des rapports de force et que la vérité sociologique n’est pas la vue de nulle part mais « la relativité généralisée des points de vue, mis à part celui qui les constitue comme tels en constituant l’espace des points de vue » (Bourdieu, 2001 : 222), on peut comprendre le sentiment de désajustement du sociologue contraint de faire l’apprentissage express des règles du jeu de l’expertise pour ne pas perdre la face. En l’espèce, il s’agit de troquer l’épistémologie wébérienne des sciences sociales, caractérisée par la démarche compréhensive, au profit d’une épistémologie « experte », rationaliste, scientiste et radicalement tournée vers l’action. Dans un univers qu’il sait pourtant incertain, conflictuel, et non poppérien, celui-ci doit trancher, « dire la norme » (sur ce qui est « éthique » ou sur la sauvegarde de l’intérêt général[19]), produire de l’« universel », de l’« indiscutable », et « négocier avec cette tension entre réserve scientifique et volonté expressive, neutralité et valeur, spécialité et généralité, description et prescription, fait et droit » (Memmi, 1996 : 75), bref endosser les habits (trop grands pour lui) du moraliste.
Cet apprentissage est d’autant plus complexe pour l’universitaire multipositionné que les attendus de l’EEN sont antinomiques avec une démarche sociologique qui s’intéresse aux contextes sociaux, aux incitations et aux bénéfices qui produisent « l’intérêt au désintéressement » (Bourdieu, 1994). On le comprend d’autant plus que les avocats du programme ont tout intérêt à entretenir ce récit en termes de valeur, de morale et de désintéressement. Bien que déterminant – on l’a vu dans la partie précédente – pour analyser le succès du programme, ce travail d’objectivation sociologique ne peut guère être rendu public, ne serait-ce que pour préserver des relations cordiales avec les collègues de l’agence, tant il risque d’être compris comme « une description disqualifiante et dénonciatrice » des acteurs objectivés (Bourdieu, 1984 : 11-52 ; Lahire, 2002). Au cours du symposium de décembre 2009, je me suis donc conformé aux attentes de rôle en présentant une description gestionnaire des PPP et des recommandations inspirées de ce qui se fait ailleurs (créer un comité de pilotage des partenariats dont les membres déclarent publiquement leurs intérêts, exiger la transparence des réunions des comités d’experts, etc.). Cette forme d’autocensure qui s’instille progressivement, inconsciemment, tout comme les rappels à l’ordre disciplinaires présentés dans l’encadré, confirment la difficulté à interroger le partenariat lorsqu’on en est devenu dépendant.
Sans disqualifier les usages que les acteurs sociaux peuvent faire des sciences sociales pour rationaliser leurs propres pratiques, ni tout ramener à l’intérêt lucratif, on ne peut toutefois s’empêcher de penser combien la dimension prescriptive des activités du thinktank et le vernis d’objectivité scientifique qui les entourent contribuent à entretenir l’illusio des différents partenaires du programme Epode et de ses dérivés, en mettant en sourdine l’importance des activités de courtage de différents intermédiaires. Le présent article n’est donc pas un règlement de comptes. Il cherche à l’inverse à tirer pleinement profit d’un multipositionnement, source d’une connaissance sociologique fine du terrain, mais aussi générateur de cette forme d’« expérience sociale provoquée » par laquelle on se trouve forcé de construire des comportements appropriés à un nouveau milieu. « Forme de mise à l’épreuve de soi consécutive au dépaysement suscité qui crée de nouvelles connaissances à intégrer » (Peneff, 2009 : 9), la participation observante confirme alors que si l’expert montre la lune (l’éthique, le respect de l’intérêt général, etc.), le sociologue a davantage tendance à regarder le doigt : le doigt de ses collègues temporaires qui l’invite à regarder ailleurs, à scruter des universaux désincarnés, mais aussi son propre doigt hésitant entre le ciel des idées et les conditions concrètes, jugées triviales par l’expert, qui l’ont amené à devoir monter vers l’universel. Seule la conjugaison des approches externaliste et internaliste de l’expertise permet alors d’éclairer les différentes dimensions de ces bricolages intellectuels qui contribuent à véhiculer une conception purifiée et pragmatique du recours au PPP et à l’inscrire dans un sens de l’histoire nécessaire dépouillée de tout enjeu idéologique et commercial.
Appendices
Notes
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[1]
Si cette recherche a été financée par l’Epode European Network, les opinions exprimées ici n’engagent que l’auteur.
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[2]
Pour Michael Reich (2000 : 617), professeur à l’École de santé publique d’Harvard, « if PPPs are in vogue, we know little about the conditions when partnerships succeed ».
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[3]
Auteur incontournable de la littérature sur le « bon partenariat », Roy Widdus est manager de l’Initiative on Public-Private Partnership, structure émanant du Global Health Council destinée à améliorer l’efficacité de la collaboration public-privé. Les travaux de l’IPPP sont financés par la Bill and Melinda Gates Foundation, la Rockefeller Foundation et la Banque mondiale.
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[4]
Pour Kent Buse et Gill Walt (2000), les PPP en matière de santé publique mondiale ont « (1) increased corporate influence in global policy-making and at the national level ; (2) brought direct financial returns, such as tax breaks and market penetration, as well as indirect financial benefits through brand and image promotion ; and (3) enhanced corporate authority and legitimacy through association with UN and other bodies ».
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[5]
Illustration de ce scepticisme, un éditorial du Lancet est très critique du programme britannique Change4Life qui recourt au PPP, aux principes du marketing social et à la publicité pour lutter contre l’obésité. Si le gouvernement justifie ce partenariat par la nécessité de tirer profit de la fidélité des consommateurs aux marques, l’éditorialiste du Lancet estime que le message est nécessairement brouillé : « what is the subliminal or perhapsnot so subliminal, take-home message when PepsiCo brings us sports personalities who advocate exercise ? If you do exercise, it is OK to drink Pepsi and eat crisps ? » (Lancet 2009).Voir également le rapport très critique de l’International Baby Food Network sur les relations entre les Nations unies et les firmes multinationales, notamment concernant la participation de Nestlé à la stratégie Global Compact (Richter, 2003 : 44-45).
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[6]
Comme le rappelle Graeme Hodge (2004 : 39), « The net benefits of PPPs clearly are still subject to a large degree of uncertainty and debate. Just look at the extremes of policy rhetoric. On the one side, PPPs are seen by some in the UK as “yet again screwing the taxpayer”, as “public fraud and false accounting”, and “a sham […] commissioned and directed by the Treasury” with private sponsors being “evil bandits running away with all the loot” and sons of ‘Fat Cat” […]. In Canada, PPPs have been labelled “Problem, Problem, Problem”. The return fire rhetoric from the opposing camp labels PPPs as a “marriage made in heaven” and an arrangement that gets the best from both sectors ».
-
[7]
Les premiers sont membres du Club des partenaires alors que les seconds sont des gold members, ce qui leur offre certains privilèges tels que la présence de leur logo sur les prospectus du programme. Le financement était de l’ordre de 15 000 € par an pour FLVS.
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[8]
Le parcours du chef de la communication corporate du groupe Orangina-Schweppes l’illustre très clairement puisqu’il exerçait auparavant la même fonction au sein du groupe Bacardi-Martini.
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[9]
Ce qui lui permet d’exiger des autres équipes européennes des redevances.
-
[10]
Les propos de la Health and Human nutrition manager de Mars Europe traduisent un certain dédain pour les programmes publics et révèlent un désajustement entre les cultures professionnelles du public et du privé : « Le PNNS, c’est tellement euh… du saupoudrage ! Moi, je fais partie du programme régional nutrition santé [en Alsace], mais chaque année, ça me rend un petit peu… malade parce que… on a un budget qu’on saupoudre dans des petites activités […]. Pfff. Moi, je pense quand même qu’avoir une action concertée qu’après on décline en boule de neige, c’est beaucoup plus efficace que faire des choses complètement déconnectées à droite, à gauche, en bas, en haut du département… Et puis, il n’y a pas de follow-up ! […] Le PNNS, il vous fait son bilan, il vous dit que c’est génial. Il le vend d’ailleurs très bien dans les autres États membres mais enfin, sur le fond, on n’est pas sûr qu’il y ait autant de résultats que ça, hein ! […] Enfin, je ne suis pas convaincue du tout. [Alors qu’avec Epode], c’est un peu comme une religion, […] ils ont tous la même foi dans ce qu’ils font » (entretien, Paris, 26 octobre 2009).
-
[11]
[É]quipe dédiée de la Coordination nationale Epode, indemnisation des experts techniques externes mobilisés, production des outils et organisation des congrès nationaux annuels et des formations, accompagnement des familles ayant un enfant en surpoids à travers le service téléphonique personnalisé, information et mobilisation continue des médias et toutes les demandes de communication
GCP 2009 : chapitre 5 -
[12]
Notes de terrain, journées de formation des chefs de projet, juin 2009.
-
[13]
L’Observatoire national de l’innovation publique a ainsi décerné à la ville de Béziers le prix Territoria 2008 (Santé) pour ses réalisations dans le cadre du programme Epode.
-
[14]
Il signe l’éditorial de la première EEN newsletter à la fin de 2009 : « It is my hope that […] the [EEN], with the support of DG [Sanco], will help accelerate crucial contributions to making a difference in preventing childhood obesity at local level ». Né en 1957, diplômé de droit à Oxford et de l’École nationale d’administration (1984), ce haut fonctionnaire entre au British Civil Service en 1979 avant de rejoindre la Commission en 1993 après un passage au UKrep. Chef adjoint du Cabinet du très libéral Leon Brittan, vice-président de la Commission et Commissaire en charge des Relations extérieures et de la Politique commerciale jusqu’en 1997, il a par la suite dirigé plusieurs directions au sein de la DG Trade avant d’accéder en 2004 au poste de directeur général de Sanco. Outre son goût prononcé pour les instruments de la modernité managériale, son intérêt pour Epode s’explique aussi par sa francophilie (il est marié à une Française).
-
[15]
En Grèce, le programme est piloté par une agence de communication. Il se décline également depuis 2009 en Australie, au Mexique et en Colombie.
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[16]
Notes de terrain, Amsterdam, 5 mai 2009.
-
[17]
Figurent uniquement dans le tableau 1 les commanditaires et non les organisations dont le soutien n’est qu’institutionnel ou scientifique, comme les sociétés professionnelles ou savantes.
-
[18]
Jeu subtil sur les mots ou volonté de ménager les susceptibilités des financeurs, le directeur-conseil de l’EEN a insisté pour remplacer la phrase « what can the private partners get » par « what could private partners get » (notes de terrain, 4 mai 2009).
-
[19]
En dissimulant le caractère proprement indéfinissable du terme ou l’absence d’une essence fixe (Rangeon, 1986 : 7-8).
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