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Au Québec, dans les prochaines années, des centaines de personnes seront contraintes de quitter leur domicile pour faire place à des grands projets de toutes sortes. On peut penser, par exemple, à des aménagements routiers comme la reconstruction du complexe Turcot à Montréal, ou à des activités minières, comme la mine d’Osisko Mining à Malartic.

Malgré l’ampleur de ces projets, on connaît assez peu les impacts psychologiques et sociaux des déménagements forcés (Lemieux, 2007). En effet, bien que les études d’impact sur l’environnement soient fréquentes (au Qué­bec, elles sont requises par la Loi sur la qualité de l’environnement L.R.Q., c.Q-2), les impacts sur les humains, et plus particulièrement les impacts sociaux, sont généralement peu étudiés (Burdge, cité par Lavallée et André, 2005 :1, Gagnon, 1994 : 7). De plus, bon nombre d’études examinant les impacts sociaux sont réalisées par des firmes privées pour des commanditaires précis qui n’en favorisent pas la publication.

Ainsi, les écrits scientifiques sur l’expérience des personnes vivant une relocalisation résidentielle invo­lontaire (souvent appelée expropriation par les personnes concernées) sont peu nombreux. Vivre la perte de son foyer est pourtant un événement difficile pour plusieurs (Lev-Wiesel, 1998 ; Dal Santo et Leclerc, 1993), et son analyse en révèle beaucoup sur ce que représente le chez-soi, des points de vue social, affectif et symbolique. Les écrits recensés portent sur la relocalisation résidentielle involontaire à la suite de changements politiques, d’opérations de revitalisation urbaine, de désastres naturels de même que le départ forcé de personnes âgées vers un milieu institutionnel. Les études s’intéressant à la relocalisation résidentielle involontaire causée par des projets routiers sont rares. L’enquête la plus complète à ce sujet est probablement celle de Cavaillé (1999), qui a étudié l’expérience de l’expropriation pour l’aménagement de l’autoroute A20 en milieu rural français, entre Brive et Montau­ban. Dans cette étude, Cavaillé conçoit les rapports à l’espace comme une institution sociale et montre que l’expropriation remet en cause trois relations foncières : la propriété, la patrimonialité et l’autochtonéité (l’appartenance à un territoire et à une communauté locale qui participe de l’identité d’un individu).

Nous avons examiné toutes les étapes de la relocalisation résidentielle involontaire. Nous proposons dans le présent article une analyse de la réinstallation dans une nouvelle demeure à partir du discours des personnes sur leur expérience. Nous exposerons en premier lieu le processus d’acquisition d’immeubles à des fins publiques, afin de comprendre le contexte entourant la relocalisation résidentielle involontaire, et la méthodologie de l’étude. En deu­xième lieu, nous aborderons le coeur de notre propos, la réinstallation ; d’abord en montrant la nature de l’attachement à sa propriété chez les répondants, ensuite faisant état des impacts du processus d’acquisition et de la relocalisation, puis en présentant le processus de deuil vécu par plusieurs répondants, en traitant du choix d’une nouvelle demeure et de l’appréciation de celle-ci. En conclusion, nous discuterons de l’âge et du rapport au chez-soi, qui influencent l’expérience de la réinstallation à la suite d’une relocalisation résidentielle involontaire.

Contexte de l’étude et méthodologie

Les relocalisations résidentielles involontaires auxquelles nous nous sommes intéressées ont eu lieu dans le cadre du réaménagement de la route 175, laquelle relie la ville de Québec et la région du Saguenay–Lac-St-Jean. Le réaménagement de cette route a entraîné l’acquisition de 83 résidences par le ministère des Trans­ports (MTQ). Ces résidences sont situées dans la municipalité de cantons unis de Stoneham-et-Tewkesbury, municipalité d’environ 6 000 habitants au nord de Québec. Le Groupe interdisciplinaire de recherche sur les banlieues (GIRBa), de l’Université Laval, a été mandaté par le MTQ pour évaluer les impacts psychosociaux de ces relocalisations résidentielles involontaires, afin de réaliser la condition 4 du Décret 1050-2005 du Gouvernement du Québec.

L’acquisition d’immeubles à des fins publiques

Lorsque le MTQ doit acquérir un immeuble à des fins publiques, un représentant du ministère se rend chez le propriétaire pour l’informer des procédures d’acquisition. Le représentant effectue à la même occasion un relevé du bien immobilier. Dans les semai­nes qui suivent, généralement, le propriétaire reçoit une offre d’indemnité de la part du ministère. Pour déterminer le montant de son indemnité, le MTQ vise à ce que le propriétaire puisse se reloger dans des conditions similaires, c’est-à-dire ni meilleures, ni moins bonnes.

Si le propriétaire accepte l’offre du MTQ, une entente d’acquisition, dite de gré à gré, est signée et un contrat notarié officialise la transaction. S’il la refuse, des négociations s’enclenchent entre le MTQ et le propriétaire ou son représentant, dans le but de conclure une entente d’acquisition. Dans ce cas, il s’agit aussi d’une acquisition de gré à gré. Si, au bout d’un certain temps, il n’y a pas d’entente possible entre le MTQ et le propriétaire, le minis­tre peut déclencher le processus d’expropriation. Nous ne nous attarderons toutefois pas à l’acquisition par expropriation puis­que toutes les personnes que nous avons rencontrées dans le cadre de l’étude ont vécu un processus d’acquisition de gré à gré[1].

Stratégie de recherche et portrait des répondants

Afin de comprendre l’ensemble de l’expérience de la relocalisation résidentielle involontaire et son contexte, nous avons opté pour l’étude de cas. Nous avons utilisé des données provenant de neuf[2] sources, représentant les points de vue des différents acteurs concernés et touchés. Toutefois, seules les entrevues individuelles avec des personnes relocalisées, les notes d’entretien et les notes en cas de refus ont été analysées en lien avec l’étape de la relocalisation.

Nous avons réalisé quatorze entrevues semi-dirigées avec des personnes qui ont fait l’expérience du processus d’acquisition de leur propriété et de la relocalisation résidentielle involontaire, dans le cadre du projet de réaménagement de la route 175 dans la municipalité de cantons unis de Stoneham-et-Tewkesbury. Le recru­tement des personnes interviewées s’est fait en deux étapes. Dans un premier temps, des lettres d’annonce (une du MTQ, une du GIRBa) décrivant le projet de recherche et la participation souhaitée étaient envoyées par le MTQ au fur et à mesure de la signature des enten­tes d’acquisition. Le MTQ transmettait ensuite au GIRBa les coordonnées des personnes dont la résidence venait d’être acquise. Dans un deuxième temps, le GIRBa con­tactait ces personnes par téléphone pour les inviter à participer à la recherche par le biais d’une entrevue individuelle. Dans les cas où la personne acceptait, un rendez-vous était fixé. Dans les cas où la personne refusait, nous prenions en note les raisons de son refus et toute autre information qu’elle voulait bien partager avec nous sur sa situation vis-à-vis le projet de réaménagement de la route 175. Le MTQ a transmis au GIRBa les coordonnées de 42 ménages. De ce nom­bre, quatorze ont accepté l’entrevue, seize ont refusé et douze n’ont pu être joints par téléphone.

Les entrevues ont eu lieu du 2 juillet 2007 au 7 octobre 2008. Elles se sont toutes déroulées au nouveau domicile des répondants. La durée des entrevues a varié entre une heure trente et quatre heures, la plupart durant environ deux heures. Les thèmes abordés étaient les suivants : 1) le passé et les aspirations en matière de résidence, 2) les activités et le mode de vie, 3) les identités territoriales et spatiales, 4) les réactions à l’annonce de la relocalisation et à son déroulement, 5) le niveau de satisfaction par rapport aux stratégies de communication du MTQ et au processus de négociation des ententes d’acquisition, ainsi que 6) les caractéristiques socioéconomiques du ménage. Chaque entretien était enregistré puis transcrit. Par la suite, nous avons fait une analyse thématique des transcriptions à l’aide du logiciel TAMSAnalyzer.

Bien que nous ayons prévu des entrevues individuelles, il est arrivé assez souvent qu’un autre membre de la famille (conjoint, enfant) participe aussi à l’entrevue. Nous avons rencontré deux octogénaires, trois septuagénaires, cinq personnes dans la cinquantaine, une dans la quarantaine et trois trentenaires. Parmi les ména­ges que nous avons rencontrés, cinq sont composés de personnes seules, cinq sont des couples, un est une famille avec un enfant adulte et trois sont des familles comprenant au moins un enfant de moins de 18 ans.

Certains répondants habitaient la maison qui a été acquise par le MTQ depuis quelques mois, dans un cas, et d’autres depuis nombre d’années, jusqu’à plus de 40 ans. Les répondants ont généralement un faible niveau de scolarité, la plupart ayant un diplôme d’études secondaires ou moins. Trois ont fait des études collégiales et un a un diplôme universitaire. Le revenu de la plupart des ménages rencontrés en entrevue était sous la médiane québécoise[3]. Au moment de l’entrevue, les répondants avaient tous emménagé dans leur nouvelle demeure depuis une période variant entre une semaine et trois ans.

Vivre à Stoneham : nature et intimité

Lorsqu’on leur demande ce qu’ils aimaient le plus de la propriété qui a été acquise par le ministère, tous les répondants font allusion à la proximité de la nature et à l’intimité que permet un grand terrain.

La nature se manifeste dans le discours des répondants de plusieurs façons. La plupart avaient un terrain en partie boisé, et certains avaient accès à un petit cours d’eau. D’autres évoquent la présence d’animaux sauvages. Cette proximité avec la nature autorisait des loisirs directement sur leur terrain pour plusieurs répondants. Ces loisirs étaient très variés, de la randonnée à la pêche en passant par la coupe de bois de chauffage et la motoneige. La proximité avec la nature faisait aussi en sorte que leur milieu apparaissait aux participants comme bon pour leur santé, que ce soit à cause du peu de pollution de l’eau ou de l’air, ou par le caractère relaxant et ressourçant de l’environnement et du paysage.

Les personnes rencontrées ont toutes dit apprécier l’intimité qui découle de cette proximité de la nature. Cette intimité est souvent synonyme de liberté : on peut faire ce qu’on veut, quand on le veut, sans craindre de déranger les voisins. Certaines profitaient même de cette liberté pour s’adonner à des activités que l’on ne peut se permettre de pratiquer qu’à la campagne, comme élever des poules.

Les impacts du processus d’acquisition et de la relocalisation résidentielle

Dès l’annonce du projet et durant le processus d’acquisition de leur demeure, plusieurs répondants ont vécu du stress et un sentiment d’incertitude, liés notam­ment aux délais dans le processus d’acquisition et au lieu de la relocalisation. Ce stress et ce sentiment d’incertitude pourraient avoir engendré des impacts sur la santé, les relations familiales et les relations sociales.

Plusieurs personnes, quel que soit leur âge, ont vu leur santé affectée par le processus d’acquisition et la relocalisation résidentielle involontaire. Il s’agit dans la plupart des cas de problèmes d’appétit ou de sommeil liés au stress. Quelques personnes qui avaient une santé déjà fragile ou une maladie ont vu leur état empirer. D’autres croient que le processus d’acquisition et la relocalisation ont entraîné de graves problèmes de santé.

Les impacts sur les relations familiales sont aussi importants ; au total, cinq couples ont vécu des difficultés et quatre se sont séparés durant le processus d’acquisition. Il s’agit essentiellement de jeunes ménages. Certains enfants ont aussi vécu des difficultés liées au stress que vivaient leurs parents ou à la relocalisation. Les personnes âgées, et particulièrement celles qui vivaient dans leur maison depuis de nombreuses années, ont vécu des impacts sur les relations sociales ; elles avaient plusieurs amis et connaissances à Stoneham et ont de la difficulté à nouer des relations dans leur nouveau milieu.

Faire le deuil de sa maison

Le fort attachement des répondants à leur maison a pu être observé à travers la façon dont plusieurs parlent de la perte de celle-ci. En effet, des personnes ont fait référence à la mort d’un proche ou au deuil pour expliquer ce qu’elles ressentaient face à cette perte ; il s’agit plus particulièrement des jeunes ménages et des personnes âgées. Fried (1963) semble être le premier à avoir identifié le sentiment de deuil que plusieurs ressentent lorsqu’ils quittent un logis ou un quartier. Pour Fried, ce deuil peut prendre la forme de symptômes de détresse psychologique, sociale et somatique, de sentiment de colère et d’abandon de même qu’une tendance à idéaliser le milieu quitté (Fried, 1963 cité par Heller, 1982). Cavaillé (1999 : 90) a elle aussi relevé ce processus de deuil chez les expropriés français, qui est également observé dans des récits autobiographiques de personnes relocalisées (Hardy, 1975 ; Payen, 2007).

Parmi les personnes que nous avons rencontrées, quelques-unes ont clairement dit avoir vécu un processus de deuil, tandis que d’autres ont utilisé des images qui évoquent la perte et le deuil. Une personne relocalisée, à qui une ancienne voisine a raconté la démolition de sa maison, croit que ses fleurs repousseront à l’emplacement de sa maison, à la manière des fleurs sur une tombe.

C’est mon autre voisine, elle m’a appelée et elle n’osait pas m’en parler. […] La pelle mécanique a levé sur la couverture, elle a pesé et ça a tout descendu dans la cave. Ce n’est pas long, eux autres, démolir ! Elle a dit qu’ils ont pris un bull, puis ils ont bullé mon parterre et mes fleurs dans la cave. C’est pour remplir le trou, parce que c’aurait pu être dangereux que quelqu’un tombe dans la cave. Moi je dis que c’est toutes des fleurs qui reviennent tous les ans, des tulipes et tout ça, ça a été brassé, peut-être qu’il va y en avoir. Si les enfants veulent m’emmener au printemps… (Octo­génaire, personne seule)

Les gens qui vivent un tel sentiment de perte ont eu recours à des stratégies pour faire face à ces sentiments, pour vivre le deuil. Plu­sieurs personnes ont raconté des rituels d’adieu, durant lesquels elles revisitaient les endroits qu’elles aimaient en prenant conscience que c’était la dernière fois. D’autres ont pris des photos ou tourné des vidéos juste avant de partir.

À la fin, quand j’ai vraiment fait mon deuil, je savais que je m’en allais et j’ai fait tous mes anciens sentiers que j’étais habituée de faire, je saluais et je remerciais pour les années que cet environnement-là m’avait donné, j’ai fait mes adieux. Je n’avais pas le choix, il fallait que je parte en paix, j’avais trop souffert. C’était trop. (Trentenaire, personne seule avec enfants)

Il y a aussi des gens qui reviennent souvent à Stoneham, parce qu’ils y ont un chalet ou un terrain, ou encore pour fréquenter des gens ou des commerces ; même si plusieurs disent par ailleurs aimer leur nouvelle résidence, ils reviennent à Stoneham comme en transition entre leur ancien et leur nouveau milieu.

La solitude des personnes relocalisées

Une des caractéristiques du deuil de sa maison à la suite d’une relocalisation résidentielle involontaire semble être la solitude dans laquelle il est vécu. Cette solitude a aussi été remarquée par Cavaillé (1999 : 110) ; toutefois, il s’agissait alors d’une « solitude civique », c’est-à-dire que les expro­priés se sentent « abandonnés » par l’État français. À Stoneham, la solitude est plutôt ressentie en lien avec les proches et la communauté.

Les répondants ont pour la plupart confié ce qu’ils vivaient à des proches. Pour plusieurs, il s’agissait seulement de décrire la situation, de « donner des nouvelles ». Ils ne sentaient pas nécessairement le besoin de parler de leurs sentiments, soit parce qu’ils voyaient la relocalisation de manière positive, soit par pudeur ou par crainte d’ennuyer les autres. Parmi ceux qui ont parlé de leurs sentiments, plusieurs se sont sentis incompris par leurs proches. Ceux-ci les écoutaient, mais sans vraiment saisir leur désarroi. Ces répondants ont eu l’impression que leurs confidents n’accordaient pas beaucoup d’importance à l’attachement qu’ils avaient à leur propriété, qu’ils évacuaient l’aspect sentimental de la perte de la maison. Les proches tentaient de réconforter les personnes touchées en leur parlant de l’indemnité qu’ils allaient recevoir.

Eux [les proches], la seule affaire qu’ils voyaient, c’est qu’on allait avoir de l’argent de ça. Tout le monde nous disait ça ! Mais là, comment veux-tu être compris ? Heille ! Ta mère est morte, ne pleure pas, tu vas hériter ! (Quadra­génaire, en couple)

Plusieurs personnes ont fait allusion au regard que portent les autres sur les personnes vivant une situation de relocalisation résidentielle involontaire. Il semble y avoir une représentation, assez répandue dans la population, voulant que les personnes relocalisées soient généreusement dédommagées et qu’elles ne devraient pas se plaindre.

R. Mais on passe pour quelqu’un qui essaie de « faire la passe », toujours.
I. Qui vous voit comme ça ?
R. Le ministère, la population en général, tout le monde qui me parle : « ah, tu es exproprié, wow, tu vas faire la passe ! » Il y a de mes chums qui savent comment j’ai eu et ils savent comment j’ai payé, et ils pensent que ça a été payant. (Quadragénaire, personne seule)

Cette représentation semble bien ancrée et est peut-être alimentée, dans le cas du réaménagement de la route 175, par le discours de certains journalistes ou animateurs de radio. En effectuant une revue de presse, nous avons remarqué des commentaires dénigrant les propriétaires touchés.

Choisir une nouvelle demeure

Les raisons qui ont motivé le choix de leur nouvelle résidence pour les répondants sont variées. Cinq ménages voulaient se rapprocher de la ville, être moins isolés. Il s’agit de couples retraités, qui veulent se sentir plus en sécurité ou accéder plus facilement aux commerces et aux services de santé.

Parce que peut-être qu’on commençait à trouver ça rough un peu là-bas, on avait quand même une bonne montée, on n’était pas sur le bord de la route. Et là, on était plus loin des voisins, on est plus vieux, mettons qu’il arrive quelque chose, ici je peux aller cogner à côté. Mais là-bas… (Quinqua­gé­naire, en couple)

Bien que cette motivation soit présente chez les personnes vieillissantes, elle ne se retrouve pas chez les plus âgées. Deux de ces répondants âgés ont réfléchi à leur choix résidentiel au moment de la relocalisation en explorant plusieurs options, dont les condominiums, qui requièrent moins d’entretien qu’une maison détachée, et les résidences pour personnes âgées. L’un a choisi d’acheter une autre maison détachée parce qu’il aime entretenir une maison et travailler dehors. Une autre participante aurait aimé faire la même chose pour les mêmes raisons. Un homme rencontré, quant à lui, ne voulait pas non plus vivre dans un logement ou un condo, et la possibilité de s’occuper des travaux d’entretien a été une de ses motivations à s’installer dans la maison de sa conjointe. En fait, l’importance de vivre dans une maison détachée se retrouve beaucoup dans le discours des participants. Plusieurs ont fait état de leurs craintes de se retrouver dans un logement.

J’aurais pu aller rester au condo. Ça ne me fait rien d’y aller en visite, mais rester là… Tu sais, un condo, tu manges, tu dors, tu t’assis, il n’y a pas d’autres choses que ça à faire. Un condo, il y a la clarté rien que d’un bord, l’autre bord il y a un voisin, en arrière c’est un passage, il n’y a rien. Tu ne vois rien qu’en avant, comme un cheval avec des oeillères. Moi, un condo c’est ma mort. […] Et m’en aller dans une maison de vieux, je suis encore trop alerte. C’est beau une maison de vieux mais. […] Les résidences ça a l’air à être beau, ils nous mettent ça beau, c’est un bon vendeur. Oublie pas, dans ces affaires là, c’est assez dispendieux, et bien des fois tu peux sortir dehors mais fais attention pour ne pas dépasser le gazon. Ah non, je suis encore trop actif pour ça moi. […] Alors tant que je vais être autonome. Et j’aime ça encore beaucoup, bardasser dehors. (Octogénaire, personne seule)

Deux jeunes ménages se sont relocalisés à Stoneham et cherchaient spécifiquement une nouvelle résidence dans cette muni­ci- palité ; ils voulaient soit ne pas trop bouleverser leur mode de vie, en conservant la même garderie pour leurs enfants par exemple, ou encore essayer de retrouver un environnement de tranquillité et de nature.

Appréciation de la nouvelle demeure

Lorsqu’elles parlent de leur nouveau milieu, les personnes rencontrées le font toujours en le comparant à leur ancienne résidence. Deux ménages sont très positifs par rapport à leur nouvelle propriété. L’un dit avoir beaucoup amélioré ses conditions d’habitation et vivre maintenant dans une maison « coup de coeur », à proximité des services.

L’hiver, ce n’était pas un cadeau tout le temps, c’est presque une demi-heure de route, le voyagement. Tandis qu’ici, c’est quinze minutes, et quand tu veux aller à l’épicerie, tu y vas à pied, pas besoin de faire partir le camion. Là-bas, il fallait s’en aller au village. (Quinquagénaire, en couple)

L’autre, un couple, est content d’avoir trouvé une propriété qui n’a pas les inconvénients de son ancienne résidence. De plus, l’homme dispose maintenant d’un garage, chose dont il rêvait depuis longtemps. Ils trouvent aussi que les gens dans leur nouveau quartier sont accueillants et qu’ils prennent soin de leur environnement. Ces propos rejoignent l’analyse de Heller (1982), selon laquelle les caractéristiques du nouvel environnement influencent l’ajustement à celui-ci.

Plusieurs ménages sont ambivalents en ce qui concerne leur nouveau milieu : bien qu’ils apprécient certaines choses, des aspects de leur ancien milieu leur manquent. Ils voient des avantages et des inconvénients et tentent de s’adap­ter. La plupart trouvent leur nouvelle résidence plus grande et plus confortable, mais le terrain trop petit et ils s’ennuient de la nature.

J’aime ça, on a changé complètement de grandeur de maison. […] Ici, c’est le double au moins, si ce n’est pas plus. Sauf que je m’ennuie de mon environnement. Je trouve ça difficile. J’ai de la misère à me sentir chez nous et tu vois, ça va faire un an. Bien bien de la misère. (Quinquagénaire, en couple)

Cinq ménages n’apprécient pas leur nouvelle résidence. C’est le cas des deux personnes qui habitaient dans un logement au moment de l’entrevue. Elles souffrent de la proximité des voisins, du bruit et de l’éloignement de la nature. L’une appréciait beaucoup les avantages d’avoir un grand terrain à la campagne. Elle trouve son logement trop petit, « dans le béton » et elle « manque d’air ». L’autre aimait entretenir sa maison et faire des travaux. Ne pouvant plus faire cela, en appartement, elle cherche constamment à se distraire.

Parce que le temps que j’étais chez nous, c’était moins pire, parce que j’avais de quoi à faire. Ici, je ne fais rien que regarder la télé, et ce n’est pas long faire le tour, et après ça il n’y a plus rien à faire. Je bricolais dans la maison, et ici il faut quasiment demander la permission pour mettre un clou. J’ai trouvé ça dur. (Octogénaire, personne seule)

Deux ménages trouvent que leur nouvelle résidence, dans tous ses aspects, n’est pas à la hauteur de leur ancienne. Un homme, qui a acheté la résidence secondaire d’un membre de sa famille, trouve que l’endroit est trop petit et ne correspond pas à ses goûts. Un couple, pour sa part, a dû faire beaucoup de compromis, ne réussissant pas à trouver une propriété semblable à celle qu’il avait ; il a dû faire beaucoup de rénovations pour améliorer sa maison et faire une croix sur plusieurs rêves.

Plusieurs ont fait des travaux de rénovation ou d’entretien dans leur nouvelle résidence. Presque tous ont, du moins, aménagé et décoré l’espace. Malgré cela, ils ne se sont pas tout à fait approprié leur nouvelle maison. Le fait de comparer systématiquement son nouveau milieu et son ancien, de même que l’ambivalence de plusieurs ménages quant à l’appréciation de leur nouvelle demeure semble indiquer que plusieurs per­sonnes rencontrées sont encore en transition vers une appropriation et une appréciation de leur nouveau milieu. Toutefois, notons que les jeunes ménages et les personnes âgées sont ceux qui apprécient le moins leur nouvelle résidence.

Âge, rapport au chez-soi et expérience de la réinstallation

À Stoneham, l’expérience de la réinstallation semble différente selon l’âge et le rapport au chez-soi du ménage. En effet, selon leur âge, les personnes et les familles n’avaient pas toutes la même manière de considérer leur chez-soi.

Les jeunes ménages (dans la trentaine et la quarantaine, majoritairement avec des enfants à la maison) ont, pour la plupart, vécu assez difficilement la perte de leur maison. Pour ceux-ci, la maison représentait un élément essentiel de leurs projets : lorsqu’ils se projetaient l’avenir, ils le faisaient en lien avec leur maison. Ils avaient trouvé un milieu qui leur convenait et voulaient y demeurer.

On se voyait grands-parents, on avait plein de projets. On fondait notre famille là et on développait. On avait déjà travaillé très fort manuellement dans la maison pour la mettre à notre goût, jeter des murs à terre. Tu adaptes, tu refais tous les planchers et tu arraches les tapis. […] Et le terrain, aménagement paysager, il n’y avait quasiment rien à part le superbe gros arbre en avant. Là, [on a fait une] rocaille, on a construit la maisonnette pour les enfants, le carré de sable, installé les balançoires. (Trentenaire, personne seule avec enfants)

Pour les jeunes ménages, l’idéal était de se réinstaller dans la même municipalité afin de profiter du même environnement et de ne pas trop bousculer les habitudes de la famille. Certains l’ont fait, mais d’autres n’ont pu le faire à cause de contraintes budgétaires. Ces derniers n’apprécient pas leur nouvelle résidence.

Les jeunes retraités — dans la cinquantaine ou la soixantaine et vivant en couple — questionnaient leur choix résidentiel. Ce questionnement n’était pas nécessairement fait de façon explicite. En effet, lorsqu’on leur posait la question, tous les répondants ont dit n’avoir jamais pensé quitter la demeure qui a été acquise par le MTQ. Toutefois, tout au long de l’entrevue, les jeunes retraités ont évoqué une remise en question de leur choix : par exemple, certains regardaient les maisons à vendre et d’autres essayaient de con­vaincre leur conjoint de déménager. Pour les jeunes retraités, la relocalisation résidentielle involontaire, bien qu’elle n’ait pas nécessairement été un processus agréable et qu’elle ait quelquefois eu certains impacts négatifs, est en quelque sorte arrivée à un bon moment. Parmi les ménages que nous avons rencontrés, les jeunes retraités sont ceux qui apprécient le plus leur nouvelle demeure.

Les personnes âgées – septuagénaires et octogénaires vivant seules – avaient décidé de demeurer chez elles, malgré les inconvénients (entretien de la maison et du terrain, isolement) qui pouvaient être liés à cette décision. Pour ces personnes, leur maison représentait leur histoire familiale et, souvent, un investissement impor­tant. Deux personnes âgées rencontrées avaient bâti leur maison. Les autres y avaient fait, au fil du temps, des améliorations importantes.

La valeur que ça peut avoir… Si c’était une affaire que j’avais achetée toute faite, ce n’est pas grave ! Ça se revend et on en achète un autre et ça finit là ! Mais là, ça n’a pas été fait avec de l’argent, ça a été fait avec de la sueur. Ça a été fait à la sueur de mon front, et sacrifier des vacances, des fins de semaine, des journées de fête, tout passait là-dessus. Pour eux autres, ça ne vaut rien, et pour moi ça vaut tout. (Octogénaire, seul)

Les personnes âgées font difficilement le deuil de leur maison et de ce qu’elle représente de leur passé. En choisissant une nouvelle demeure, elles ont cherché à se reloger dans une maison détachée, dans le but de continuer à faire des travaux d’entretien et de demeurer actives. L’une a toutefois dû déménager dans un appartement. Les personnes âgées rencontrées n’apprécient pas leur nouvelle demeure, ou, au mieux, la qualifient de « correcte ».

La maison, marchandise impossible : quelles politiques ?

L’expérience de la réinstallation à la suite de la relocalisation résidentielle involontaire dans le cadre du réaménagement de la route 175 à Stoneham a des points communs avec celle observée en France par Cavaillé. Plusieurs personnes qui perdent leur demeure vivent un deuil. Dans les deux cas, le deuil est caractérisé par la solitude, quoi que celle-ci soit vécue différemment en France et à Stoneham. Quant à l’appropriation d’une nouvelle demeure, elle prend du temps et demande des efforts (rénovations, efforts pour surmonter le deuil) autant chez les expropriés rencontrés par Cavaillé que parmi les personnes relocalisées de Stoneham.

Dans la recension des écrits de Lemieux (2007), l’un des facteurs défini comme influençant l’expérience de la relocalisation résidentielle involontaire est l’âge. Le troisième âge semble être le plus étudié, et plusieurs études con­cluent à la plus grande vulnérabilité des personnes âgées face aux déménagements forcés (Heller, 1982). Cette vulnérabilité peut entraîner des impacts sérieux, et même la mort (Ekstrom, 1994 ; Allen, 2000). Nous n’avons pas observé d’impacts aussi graves, mais les personnes âgées nous semblent être un groupe sensible, qui peut vivre difficilement la réinstallation à la suite d’une relocalisation résidentielle involontaire. Les autres personnes les plus vulnérables nous semblent être les jeunes ménages. Ceux-ci paraissent toutefois moins présents dans la littérature sur la relocalisation résidentielle involontaire.

Si l’âge nous semble être un facteur qui a influencé de façon importante l’expérience de la réinstallation chez les personnes relocalisées, c’est aussi qu’il nous paraît lié à la façon dont les gens envisagent leur chez-soi. Plusieurs auteurs considèrent le rapport aux chez-soi comme un élément fondamental pour la compréhension de l’expérience de la relocalisation (Kleinhans, 2003 ; Ekstrom, 1994 ; Fullilove 1996). Dans cette perspective, la maison est vue comme contribuant aux sentiments de sécurité et de confiance, puisqu’elle confère stabilité et continuité dans la vie d’une personne, et qu’elle représente un environnement familier. La perte involontaire de sa demeure peut alors être vécue comme une atteinte à son identité.

Ainsi, l’âge est lié à la façon dont les gens envisagent leur chez-soi. À Stoneham, les jeunes ménages doivent faire le deuil d’un projet basé sur un mode de vie et des valeurs. Les jeunes retraités, à l’heure d’un questionnement sur leur choix résidentiel, saisissent l’occasion de s’installer dans un milieu plus urbain. Les personnes âgées, qui avaient fait le choix de demeurer chez elles jusqu’à la fin de leur vie, sont contraintes de quitter leur résidence et tout ce qu’elle représente de leur passé.

Pour toutes ces personnes, la satisfaction par rapport à l’indemnité reçue, de même que les caractéristiques physiques de la maison qui a été acquise et celles de la maison qui a été choisie dans le cadre de la relocalisation, semblent peu significatives, contrairement à l’attachement et à la valeur symbolique accordée à la maison. Ces éléments font de la maison une « marchandise impossible », pour reprendre l’expression de Bonvalet (1991 :168), et rendent difficile l’attribution d’une valeur monétaire à un logis. Bien sûr, lorsque la marchandisation est désirée par le propriétaire, celui-ci se détache intentionnellement de sa demeure en tant qu’objet d’affectivité. Ce n’est pas le cas lors de la relocalisation résidentielle involontaire.

L’aspect affectif de la maison semble peu présent dans les politiques et les façons de faire entourant l’acquisition d’immeubles et la relocalisation résidentielle involontaire. Or, nous l’avons vu, il s’agit d’un aspect central dans l’expérience de la réinstallation. Une meilleure prise en compte de cet aspect est certes difficile (la relation affective au chez-soi étant un objet complexe, multidimensionnel et peu quantifiable) mais nécessaire.