Article body

La Loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine, du 1er août 2003, dite « loi Borloo », du nom du ministre du logement alors en fonction, est l’acte de naissance de la politique nationale de rénovation urbaine. Dernière née des « politiques de la ville », la rénovation urbaine se donne pour objectifs la réduction des inégalités sociales, la réduction des écarts entre les quartiers en difficultés et les autres espaces urbains, et l’amélioration de la mixité sociale dans ces quartiers. La politique de rénovation urbaine repose sur une « géographie prioritaire » : sont admissibles aux programmes locaux de rénovation urbaine les zones urbaines sensibles (ZUS), définies en 1996 dans le cadre du Pacte de Relance pour la Ville, et sélectionnées pour leurs caractéristiques socioéconomiques jugées alarmantes[1], ainsi que les quartiers « aux caractéristiques sociales simi­laires » (Loi 2003-710, article 6).

Pour atteindre ces objectifs économiques et sociaux, la Loi d’orien­tation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine se dote d’outils urbanistiques : pour la période 2004-2013, le Programme national de rénovation urbaine (PNRU) devra réaliser 250 000 démolitions, 250  000 constructions, 400  000 réhabilitations et 400  000 résidentialisations[2] de logements sociaux. Plus de la moitié de la période ayant été parcourue, nous pouvons affirmer aujourd’hui que le PNRU ne réalisera pas ces objectifs chiffrés (figure 1), d’après les travaux programmés au 31 décembre 2009.

Figure 1

Les interventions sur le logement social dans le PNRU

Les interventions sur le logement social dans le PNRU
Source : Onzus, 2009 : 137

-> See the list of figures

La rénovation urbaine apparaît donc comme un programme ambi­tieux, dont l’impact en matière de dynamiques des quartiers en difficulté devrait être important. Cette politique est actuellement le moteur le plus puissant d’évolution du parc social en France, par l’ampleur de la transformation physique (reno­uvellement et amélioration du parc) et par l’effet de mise en mouvement de sa population qu’elle entraîne.

La pratique de la démolition-reconstruction dans les quartiers populaires n’est cependant pas un fait nouveau en France : dans les années 1960 et 1970, une politique de rénovation urbaine avait profondément transformé les quartiers ouvriers centraux des villes françaises, au nom de la lutte contre l’insalubrité. Bien que les contextes de ces deux phases de rénovation urbaine soient totalement différents, il est essentiel de rappeler les vives critiques qu’avait soulevées la rénovation urbaine des années 1960 : assimilée à une « rénovation-bulldozer », cette politique avait eu des conséquences sociales importantes. Le relogement des anciens habitants des quartiers, considéré comme une « déportation », avait entraîné la relégation en périphérie de ces familles populaires, rendue responsable de l’accélération de la disparition du monde ouvrier (Coing, 1966, Godard, 1973). Elle avait également entraîné une diminution des logements à très faible loyer et, de ce fait, une augmentation du taux d’effort[3] des ménages populaires. Ces critiques formulées dans les années 1960 et 1970 servent d’appui pour appréhender la politique actuelle de rénovation.

Dans quelle mesure la rénovation urbaine actuelle entraîne-t-elle une transformation en profondeur du parc de logements sociaux français ? L’amélioration de certains segments du parc dans les quartiers « sensibles »[4] ne peut-elle être la cause de phénomènes de relégation spatiale de certains habitants dans des segments moins valorisés du parc ? Les objectifs de réduction des inégalités sociales et de mixité sociale ne donnent-ils pas finalement lieu à des effets contraires ?

Ces questionnements sont com­­muns aux nombreux chercheurs qui observent les effets de la rénovation urbaine (Faure, 2006, Deboulet, 2006, Lelévrier, 2010). Nous souhaitons y répon­dre à l’aide d’une démarche empirique, à partir d’exemples locaux (figure  2) que nous avons étudiés, et d’une méthode quantitative. Nous nous appuyons à la fois sur des données nationales, diffusées par l’Observatoire natio­nal des zones urbaines sensibles[5], et sur des bases de données locales que nous avons obtenues auprès des organismes de logement social dans les quartiers étudiés.

Figure 2

Localisation des quartiers étudiés en France

Localisation des quartiers étudiés en France

Légende

forme: 044147aro002n.png

-> See the list of figures

Ces quatre quartiers ont été sélectionnés pour leurs profils différenciés, mais sont néanmoins représentatifs de différents types de quartiers en rénovation urbaine. Le quartier de La Noé à Chanteloup-les-Vignes est situé en grande banlieue parisienne. Construit dans les années 1970, à la fin de la période de construction des grands ensembles, il se situe dans une commune jusqu’alors villageoise, au contact des coteaux de l’Hautil, dominant la Seine, au sein d’un département qui compte parmi les plus riches de France, les Yvelines.

Le quartier des Poètes, à Pier­refitte-sur-Seine, est un quartier de proche banlieue, représentatif du département de la Seine-Saint-Denis pour ses caractéristiques socio-économiques, mais atypique du fait de son architecture récente, d’inspiration renaudienne[6].

Enfin, les quartiers Sud-Est et celui du Crêt-de-Roc font partie de la commune de Saint-Étienne, ville moyenne de la Loire, particulièrement touchée par la crise économique des années 1970, ce qui a entraîné un déclin démographique à partir de 1975, tout juste enrayé aujourd’hui. Les quartiers Sud-Est forment un quartier de grand ensemble périphérique, construit dans les années 1950 et 1960, tandis que le quartier du Crêt-de-Roc est un quartier péricentral, dont la majorité des immeubles a été construite dans la seconde moitié du XIXe siècle, et qui s’est dégradé et paupérisé depuis les années 1950[7].

Ces exemples permettent donc d’illustrer quatre contextes géographiques, par leur situation dans l’espace urbain (péricentre, périphérie de la ville-centre, proche banlieue, grande banlieue), et par la diversité des contextes urbains et départementaux dans lesquels ils s’inscrivent, contextes qui déterminent la perception de ces quartiers, en contribuant à accentuer ou au contraire minimiser les difficultés sociales auxquelles sont confrontés ces quartiers, en fonction de leur « décrochage » par rapport à l’espace environnant (Béhar, 2001 : 5).

La rénovation urbaine, un renouvellement du parc de logements sociaux pour un renouvellement du peuplement ?

La rénovation urbaine se révèle être un puissant moteur de transformation du parc de logements sociaux des quartiers rénovés. Au 31 décembre 2008, 493 quartiers sont concernés par un projet de rénovation urbaine en France, dont 354 zones urbaines sensibles (ZUS). Ces 493 quartiers comptent au total 2,9 millions d’habitants, soit seulement 4,4 % de la population française, mais la part de la population des ZUS concernée par un projet de rénovation urbaine s’élève à 61 % de la population totale des ZUS (Onzus, 2009 : 125).

Le Programme national de réno­vation urbaine a donc un impact très fort sur les quartiers qui concentrent les difficultés socioéconomiques. Cette transformation s’applique majoritairement à des logements sociaux (l’habitat privé ne compte que pour 2 % des subventions allouées dans le cadre du PNRU), par le biais d’opérations urbaines (démo­lition, cons­truc­tion neuve, réhabilitation, résidentialisation) : 70 % des subventions sont allouées à ces interventions sur le logement social (figure 3).

Figure 3

Répartition des subventions du PNRU selon les types d’opérations

Répartition des subventions du PNRU selon les types d’opérations

Légende

  1. Démolition

  2. Reconstruction de l’offre

  3. Requalification

  4. Réhabilitation

  5. Résidentialisation

  6. AQS

  7. Aménagement

  8. Équipement

  9. Espaces commerciaux

  10. Habitat privé

  11. Ingénierie

Source : Onzus, 2009

-> See the list of figures

À l’échelle nationale, la rénovation urbaine se traduit d’abord par une diminution nette du nombre de logements sociaux. Dans le cadre du Programme national de rénovation urbaine, les démolitions sont antérieures aux constructions, du fait des difficultés à trouver du foncier disponible pour les constructions : celles-ci bénéficieront en général de l’espace laissé libre par les démolitions. Au 31 décembre 2009, la programmation du PNRU se traduit par un déficit net de 6 720 logements ; les opérations effectivement réalisées à cette date entraînent un déficit de 33 506 logements (52 262 logements ont été démolis, 33 506 reconstruits, figure 1). La rénovation urbaine entraîne, au moins de façon temporaire, une diminution du nombre de logements sociaux en France.

Il s’agit donc d’un facteur d’aggravation de la crise du logement : on estime qu’en France, plus de trois millions de personnes sont « mal logées », et l’engorgement à l’entrée du logement social est fort. En 2004, le Conseil économique et social considérait que 2,6 % des résidences principales ne répondaient plus aux normes de confort, et que 10,2 % étaient suroccupées. Le Conseil économique et social rappelait que « la crise affecte en priorité le logement social » (Prud’homme, 2004 : 10). Actuellement, 1,6 million de deman­des de logements sociaux ne sont pas satisfaites. Répondre à ces demandes nécessiterait un grand effort de construction de logements sociaux. Mais, dans un contexte de déficit budgétaire marqué et du fait de l’effort financier important consenti pour la politique de rénovation urbaine, l’amélioration indéniable du parc de logements sociaux permise par la rénovation urbaine n’est-elle pas incompatible avec cet effort nécessaire de construction ?

La rénovation urbaine entraîne cependant un renouvellement important du parc de logements sociaux français : pour la période 2004-2013, les 798 652 logements sociaux concernés par une opération de démolition, de construction, de réhabilitation ou de résidentialisation, correspondent à 20 % du parc de logements sociaux français recensés en 2006. Les démolitions, qui constituent l’opération la plus visible, mais aussi la plus traumatisante (Debou­let, 2006, Faure, 2006) pour les habitants des quartiers, concerneront quant à elles 3,2 % du parc social métropolitain d’ici 2013 (Onzus, 2009 : 125).

À l’échelle des quartiers, la rénovation est un facteur de transformation radicale du parc de logements et du paysage des quartiers. Par exemple, dans le quartier des Poètes à Pierrefitte-sur-Seine, c’est plus de la moitié de la surface du quartier en rénovation qui est touchée par une démolition (figure 4).

Figure 4

L’ampleur des démolitions dans le quartier des Poètes à Pierrefitte-sur-Seine

L’ampleur des démolitions dans le quartier des Poètes à Pierrefitte-sur-Seine

Légende

forme: 044147aro005n.png

Source : Ville de Pierrefitte-sur-Seine

-> See the list of figures

La rénovation urbaine n’apparaît-elle pas également comme l’occasion de « tourner la page » des grands ensembles (Vescham­bre, 2008) ? Ces vastes groupes de logements construits simultanément dans les périphéries françaises pendant les Trente Glo­rieuses, sont considérés comme la cause des maux sociaux qui se sont développés dans ces quartiers. La rénovation urbaine cible en particulier les logements caractéristiques de cette période. Parmi les immeubles démolis, sont surreprésentés les immeubles construits entre 1949 et 1975 (Onzus, 2008 : 118) : 90,2 % des immeubles programmés au 31 décembre 2007 pour la démolition ont été construits à cette période, alors que ceux-ci ne représentent que 66 % du parc des ZUS. En termes architecturaux, les grands ensembles se sont caractérisés par des barres et des tours, de grande hauteur : ces types d’immeubles sont également surreprésentés dans les démolitions : 92,2 % des immeubles démolis comportent au moins cinq étages (Onzus, 2008 : 119).

Enfin, les opérations de rénovation urbaine ne sont-elles pas, par le biais de la transformation du parc de logements, le moyen de mettre en oeuvre des politiques de peuplement dans les quartiers « sensibles » ?

Les opérations de démolition-reconstruction sont en effet l’occasion de modifier la structure du parc, tant en termes de types de logements (nombre de pièces) que de types de financements des logements (types de prêts accordés par l’État pour la construction des logements sociaux, conditionnant les niveaux de loyer et les plafonds de ressources des locataires). La programmation pour la période 2004-2013, observée à partir des conventions de rénovation urbaine signées au 31 décembre 2007, fait apparaître un décalage entre les caractéristiques des immeubles démolis et celles des immeubles qui sont construits. En effet, ce sont surtout des grands logements qui sont démolis (47 % des démolitions concernent des logements de type 4 et plus), mais ils ne seront pas tous reconstruits (seulement 37 % des logements construits sont de type 4 ou plus).

La rénovation urbaine entraîne donc, en moyenne en France, une réduction de la part des grands logements et une augmentation de la part des petits logements. Cette tendance correspond à un ajustement du logement social sur l’évolution des structures familiales : d’après les recensements de la population, entre 1968 et 2006, le nombre moyen de personnes par ménage est passé de 3,1 à 2,3, du fait du vieillissement de la population et d’une tendance à l’éclatement des structures familiales[8].

Cependant, la réduction de la part des grands logements peut être source de difficultés à reloger les ménages concernés par les opérations de démolition : si la part des familles comprenant trois enfants ou plus n’est que de 10,9 % en moyenne en France en 1999, dans les ZUS elle est de 20,2 %. Cette surreprésentation des grandes familles dans les ZUS indique donc, a priori, un besoin important en grands logements pour les ménages dont les immeubles ont été démolis au cours de la rénovation urbaine.

Il n’existe pas actuellement de données concernant les ménages relogés dans le cadre de la rénovation urbaine à l’échelle nationale, mais les exemples que nous avons étudiés montrent des besoins très variables en grands logements pour les ménages relogés : ainsi, à Saint-Etienne, la taille moyenne des ménages relogés depuis le quartier du Crêt-de-Roc, quartier ancien péricentral, n’est que de 1,8. En revanche, pour les quartiers Sud-Est de Saint-Étienne, la taille moyenne des ménages relogés passe à 2,74. Enfin, pour les ménages relogés du quartier de la Noé, à Chanteloup-les-Vignes, la taille moyenne est de 3,71. Or, aussi bien pour les quartiers Sud-Est que pour La Noé, on constate une surreprésentation des grands logements parmi les logements démolis (figure 5). Dans les quartiers Sud-Est, les démolitions ciblent les grands logements (de types 4, 5 et 6), ce qui correspond au faible nombre de personnes par ménage dans le quartier ; tandis que dans le quartier La Noé, les démolitions ciblent très majoritairement les immeubles de type 4, qui étaient majoritaires dans le quartier. Ce choix dénote une volonté de rééquilibrage des types de logements qui ne correspond pas aux structures familiales du quartier, puisque les demandes les plus fortes sont toujours pour les types 4, le nombre moyen de personnes par ménage dans le quartier étant de 3,74[9].

Figure 5

Nombre de pièces des logements démolis en comparaison avec le parc total

Nombre de pièces des logements démolis en comparaison avec le parc total

Légende

forme: 044147aro007n.png

Sources : Relogements, Saint-Étienne, Chanteloup-les-Vignes INSEE, Recensement de la population 1999

-> See the list of figures

Ainsi, ces différents cas de figure nous invitent à considérer l’évolution des types de logements, non pas seulement comme un ajustement aux évolutions des structures familiales moyennes, mais aussi comme une volonté de modifier le peuplement futur des quartiers rénovés. La démolition des grands logements est le moyen de déplacer les grandes familles, parmi lesquelles les ménages étrangers ou d’origine étrangère sont surreprésentés[10], des ménages particulièrement stigmatisés. Mais le relogement de ces grandes familles devient vite problématique, du fait de la réduction de l’offre en grands logements.

La rénovation urbaine, une normalisation des quartiers populaires ?

Ne peut-on considérer la rénovation urbaine comme une tentative de « normalisation » de ces quartiers « hors normes », à l’urbanité « déviante » ? Contrairement aux générations précédentes de politiques de la ville, qui avaient tenté de laisser l’initiative de l’intervention dans les quartiers en difficulté aux communes ou aux communautés d’agglomération, la politique de rénovation urbaine restaure l’État comme acteur majeur de la politique de la ville.

C’est en effet l’État, par le biais de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU), créée par la Loi du 1er août 2003, qui valide tout projet proposé par les acteurs locaux (maire, président de structure intercommunale), et qui distribue les subventions, centralisées par l’ANRU. « Si le règlement de l’ANRU n’affiche pas de doctrine quant au contenu des projets, il détermine quelles sont les opérations finançables et quelles sont celles qui ne le sont pas (assiette) et fixe des priorités relatives entre différents types d’opérations (taux), sachant que le montant total des subventions n’est pas plafonné mais dépend du contenu des projets » (Epstein, 2007 : 90). Les acteurs locaux n’ont donc plus qu’un rôle de proposition, les projets pouvant être refusés s’ils ne correspondent pas à la politique et aux objectifs du PNRU.

L’exemple du quartier des Poètes de Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) est à ce titre révélateur : le quartier des Poètes, situé en périphérie de la commune, caractérisé aujourd’hui par des difficultés socioéconomiques et par des problèmes de sécurité particulièrement importants, a été achevé très récemment : les derniers bâtiments ont été livrés en 1994. En 2004, la municipalité avait proposé à l’ANRU un projet de rénovation urbaine reposant essentiellement sur la réhabilitation des immeubles de logement social, et en particulier des immeubles récents, dans lesquels se concentrent les problèmes sociaux. Le projet avait été refusé par l’ANRU du fait de son « manque d’ambition », c’est-à-dire du fait de l’absence de démolitions. En 2007, un nouveau projet a été approuvé pour le quartier : il prévoit la démolition des deux ensembles les plus récents, qui comportent 440 logements[11], soit un peu plus de la moitié des logements du quartier (figure 4).

En termes architecturaux, la rénovation urbaine se traduit par une normalisation et une « invisibilisation » des quartiers en difficultés, en particulier des quartiers de grands ensembles. Rappelons que les démolitions ciblent les immeubles de plus de cinq étages construits entre 1949 et 1975. Dans la mesure où la forme urbaine des grands ensembles a été perçue comme le stigmate, si ce n’est la cause, de l’échec de la cohésion sociale et des difficultés de la ville à intégrer l’ensemble de ses espaces et de ses citoyens, la démolition des immeubles caractéristiques de cette forme urbaine peut apparaître comme le moyen de guérir ce mal urbain.

La métaphore de la maladie, et son corollaire, celle de la guérison, sont omniprésentes dans le vocabulaire attaché à la rénovation urbaine, associées aux métaphores morales : dans le dictionnaire Le Petit Larousse Illustré, la rénovation est définie comme le « rétablissement dans l’état premier (sens moral), régénération » (Karouby, 2009 : 1015), la régénération étant entendue comme « reconstitution naturelle d’une partie vivante qui a été détruite » (Karouby, 2009 : 1011). Il s’agit donc de se débarrasser d’un membre déficient de l’organisme urbain : la rénovation urbaine, en prenant la forme urbaine pour la cause des difficultés socio-économiques de certains quartiers, cherche à résoudre ces difficultés en faisant disparaître les grands ensembles.

La démolition des immeubles les plus visibles par leur taille participe donc d’une logique d’invisibilisation, tandis que le remplacement de ces immeubles par des constructions neuves, pour la plupart standardisées, participe d’une logique de normalisation. Rappelons qu’avec la rénovation urbaine, Jean-Louis Borloo voulait « faire des quartiers en difficultés de vrais quartiers de ville » (Borloo, 2005 : 3).

Les photographies des figures 6, 7, et 8 illustrent le phénomène de standardisation architecturale à l’oeuvre dans bon nombre de quartiers rénovés, alors même que la standardisation est justement montrée du doigt dans le cas des grands ensembles. Les immeubles neufs sont de taille modeste, comportent trois ou quatre étages, et sont homogènes dans leur forme et leurs couleurs (figure 6).

Figure 6

Immeuble collectif neuf, Quartiers Sud-Est, Saint-Étienne

Immeuble collectif neuf, Quartiers Sud-Est, Saint-Étienne

-> See the list of figures

L’espace public, modifié par la réorganisation des quartiers, est lui aussi « normalisé » (figures 7 et 8), par la réintroduction de la rue, qui était absente des grands ensembles, avec une adaptation aux exigences actuelles en matière de transports durables (pistes cyclables, aussi bien dans les quartiers Sud-Est que dans le quartier de La Noé). La plantation d’arbres le long des nouvelles voies, l’installation d’un nouveau mobilier urbain (lampadaires, bancs), sont donc considérés comme des symboles d’urbanité. La volonté de standardiser le paysage des quartiers en rénovation urbaine est donc très forte : ces transformations du cadre de vie suffiront-elles à changer l’image très négative de ces quartiers ?

Figure 7

Nouvelle voie et équipement public, Sud-Est, Saint-Étienne

Nouvelle voie et équipement public, Sud-Est, Saint-Étienne

-> See the list of figures

Figure 8

Nouvelle voie, La Noé, Chanteloup-lesVignes

Nouvelle voie, La Noé, Chanteloup-lesVignes

-> See the list of figures

Cependant, les quartiers visés par un projet de rénovation urbaine sont divers, tant par leur architecture que par leurs caractéristiques socioéconomiques. En effet, d’un point de vue statistique, ces quartiers ont des points communs en termes socioéconomiques, puisque c’est sur ce critère qu’ont été délimités les quartiers prioritaires du programme de rénovation urbaine, mais ils n’en offrent pas moins des profils sensiblement différents.

Les quatre quartiers de notre étude sont l’illustration de la diversité des quartiers en rénovation urbaine. Du point de vue socioéconomique, ils offrent un profil caractéristique des quartiers en difficulté (figure 9) : les indicateurs de la précarité sociale (Ribardière, 2005 : 85) sont dans les quatre cas élevés, mais à des degrés divers selon les quartiers. Ces indicateurs révèlent des situations socioéconomiques bien plus difficiles que dans les espaces environnants (ville, département) ; cependant, le décrochage d’avec la commune ou le département varie d’un quartier à l’autre.

Figure 9

Caractéristiques socioéconomiques de quatre quartiers en rénovation urbaine

Caractéristiques socioéconomiques de quatre quartiers en rénovation urbaine

Légende

forme: 044147aro012n.png

Variables

Chômage = part des demandeurs d’emploi dans la population active, 2006

Moins de 25 ans = part des personnes de moins de 25 ans dans la population totale, 2006

Non diplômés = part de la population de 15 ans et plus n’ayant aucun diplôme, 1999

Locataires du logement social = part des ménages vivant dans un logement HLM, 2006

Bénéficiaires de la CMU = part des bénéficiaires de la Couverture Maladie Universelle parmi les bénéficiaires de la CNMA, 2007

Ménages non imposables = part des ménages non imposables parmi les ménages, 2005

Source : INSEE, DGI, CAF

-> See the list of figures

On constate en effet une précarité sociale beaucoup plus forte dans les quartiers périphériques que dans le quartier du Crêt-de-Roc, péricentral, où les écarts de revenus sont néanmoins très forts entre les ménages : le quartier du Crêt-de-Roc, paupérisé après la Deuxième Guerre mondiale, a connu une amorce de gentrification à partir des années 1990. Cette gentrification s’explique par l’existence de qualités (centralité, surplomb sur la ville, immeubles anciens, engouement pour le patrimoine « vernaculaire ») très valorisées actuellement.

Ce sont les quartiers Sud-Est et le quartier des Poètes qui sont le plus marqués par la précarité sociale, dans des contextes locaux et départementaux où la précarité est supérieure à la moyenne nationale. Enfin, le quartier de La Noé apparaît statistiquement comme intermédiaire, mais dans un contexte de fort décrochage par rapport au département des Yvelines : La Noé est une poche de pauvreté au sein d’un département riche, et de ce fait, le quartier est porteur d’une image très négative dans le département, surdimensionnée par rapport à la situation objective du quartier. Le décrochage par rapport aux espaces environnants est donc un élément fort de compréhension de l’image du quartier.

Quelles sont dès lors les conséquences sociales de cette politique normalisatrice, qui a pour objectif de réduire les écarts entre les territoires, sur des quartiers divers d’un point de vue socioéconomique ?

Vers une spécialisation des quartiers et des immeubles d’habitat social ?

Dès les débuts du programme national de rénovation urbaine, de nombreux chercheurs ont mis en garde les intéressés contre des effets spatiaux pervers de la politique de rénovation urbaine, dont le risque majeur serait d’aller à l’encontre de l’objectif de réduction des écarts entre les territoires et de celui de mixité sociale (Baudin et Genestier, 2006 ; Deboulet, 2006 ; Faure, 2006 ; Lelévrier, 2005).

En 2005, Christine Lelévrier distingue trois scénarios possibles pour les quartiers en rénovation urbaine : la « gentrification », la « poursuite de la paupérisation » et la « fragmentation urbaine et sociale » (Lelévrier, 2005 : 37). Ces scénarios nous servent d’appui pour observer les exemples des quartiers Sud-Est, Crêt-de-Roc et La Noé[12], mais nous souhaitons mettre en avant le rôle du con­texte géographique, de la situation initiale du quartier, en particulier quant au fonctionnement du marché du logement, dans les conséquences de la rénovation urbaine.

Un des effets majeurs de la rénovation urbaine, en dehors des conséquences urbaines et architecturales que nous avons déjà mentionnées, est la mise en mouvement contrainte de la population résidant dans les immeubles démolis ou réhabilités. L’organisme de logement social et/ou la municipalité concernés par le projet de rénovation urbaine sont en effet tenus de reloger les ménages contraints de déménager du fait des démolitions ou réhabilitations. Les bailleurs sociaux sont désormais tenus de renseigner des fichiers de suivi des relogements, comportant des informations sur les ménages, leur ancien et leur nouveau logement. Ces fichiers, conçus dans un objectif d’évaluation de la politique de rénovation urbaine, nous permettent d’observer ce type de mobilité.

Il est trop tôt aujourd’hui, dans le calendrier du PNRU, pour observer les mobilités liées aux constructions neuves : nous nous contenterons donc d’analyser les relogements et leurs conséquences en matière de dynamiques spatiales des territoires concernés. En termes méthodologiques, nous nous appuyons donc sur les fichiers de suivi des ménages relogés, ainsi que sur les résultats des enquêtes Occupation du parc social (OPS)[13] pour dresser le portrait de la population totale des quartiers.

Les relogements des deux quartiers de Saint-Étienne (figure 10) peuvent s’analyser selon deux scénarios : pour le quartier du Crêt-de-Roc, où une gentrification lente s’était déjà amorcée, on peut faire l’hypothèse que la rénovation urbaine va accélérer ce phénomène. En effet, en moyenne, la moitié des ménages du quartier est relogée dans le même quartier, mais en observant les revenus des ménages, on se rend compte que les ménages les plus aisés ont été le plus relogés sur place. Cette situation diffère de ce qui est habituellement observé dans le cas des relogements : en moyenne, ce sont les ménages les plus pauvres qui sont le plus relogés sur place (du fait, notamment, des contraintes de logements liés à leurs revenus ou à leur situation familiale). Ce phénomène est constaté par exemple dans un sous-ensemble des quartiers Sud-Est, La Marandinière. Enfin, le groupe d’immeuble Pierre-Loti, sous-ensemble des quartiers Sud-Est, est peu représentatif, les relogements sur place étant très limités du fait de la diminution très forte du nombre de logements dans ce sous-ensemble[14].

Figure 10

Destination des relogements selon les ressources des ménages à Saint-Étienne

Destination des relogements selon les ressources des ménages à Saint-Étienne

Légende

forme: 044147aro014n.png

Source : fichiers relogements Ville de Saint-Étienne

-> See the list of figures

Force est donc de constater, pour les deux quartiers de Saint-Étienne, des dynamiques opposées, fortement déterminées par le type de quartier (en particulier son type architectural) et par l’évolution antérieure des caractéristiques socio-démographiques du quartier : le quartier Crêt-de-Roc serait concerné par la gentrification, tandis que les quartiers Sud-Est poursuivraient leur paupérisation (ou du moins resteraient dans un statu quo social). À l’échelle de la ville de Saint-Étienne, il apparaît que les relogements n’ont qu’un impact très limité sur la dynamique des quartiers : les relogements hors du quartier d’origine sont dispersés dans différents quartiers de la ville, et les effectifs statistiques sont trop faibles pour avoir un impact visible sur la répartition des catégories sociales dans la ville.

Mais à l’échelle du quartier, la rénovation urbaine n’est-elle pas la cause d’une diminution de la mixité sociale, par des effets de reconcentration des ménages relo­gés dans quelques immeubles et par une augmentation de la différenciation entre les immeubles qui ont bénéficié du programme de rénovation urbaine et les autres ?

L’exemple du quartier de La Noé illustre ces effets de différenciation entre les sous-ensembles du quartier et le phénomène de reconcentration des ménages relogés dans quelques groupes d’immeubles, dans une logique de proximité. Le quartier a connu plusieurs vagues de démolitions, depuis la fin des années 1980. Dans le cadre du grand projet de ville, puis du projet de rénovation urbaine, une quinzaine d’immeubles ont été démolis, et 158 ménages ont été relogés par le bail­leur concerné (figure 11). Tous les ménages ont été relogés dans le quartier.

Figure 11

Les relogements dans le quartier de La Noé

Les relogements dans le quartier de La Noé

Légende

forme: 044147aro016n.png

Sources : fichiers relogements OPIEVOY

-> See the list of figures

La première phase de relogements, entre 2003 et 2004 (figure  11) s’est traduite par une reconcentration forte des ménages relogés à l’ouest du quartier : plus de la moitié des ménages ont été relogés dans deux groupes d’immeubles. Le relogement a obéi à une logi­que de proximité : les ménages ont été massivement relogés dans les immeubles voisins des immeubles démolis où ils résidaient auparavant.

Au cours de la deuxième phase (figure 11), entre 2006 et 2007, les ménages ont été reconcentrés dans le groupe d’immeubles central du quartier (plus du tiers des ménages ont été relogés dans ce groupe d’immeubles).

Dans quelle mesure les relogements sont-ils responsables d’une fragmentation spatiale du quartier ? Les ménages relogés sont en moyenne plus pauvres que les ménages du quartier : en 2006, 29 % des ménages du quartier ont des revenus inférieurs à 20 % des plafonds PLUS[15] ; tandis que 31,6 % des ménages relogés sont dans cette situation. La reconcentration des ménages relogés est un facteur de paupérisation de groupes d’immeubles où ils sont relogés.

Les quatre groupes d’immeubles principalement concernés par les relogements entre 2003 et 2007 ont connu une augmentation de la part des ménages les plus pauvres (dont les revenus sont inférieurs à 20 % des plafonds PLUS) entre 2001 et 2009. La paupérisation due aux relogements dans certains groupes d’immeubles, qui s’ajoute aux effets de différenciation du parc dus aux opérations de réhabilitation et aux constructions neuves, entraîne donc une segmentation du parc du quartier de la Noé. La fragmentation des quartiers rénovés en sous-unités différemment valorisées est un phénomène observé dans l’ensemble du programme national de rénovation urbaine (Lelévrier, 2010).

Nous avons donc constaté, à l’aide de trois exemples, que la rénovation urbaine est à l’origine de dynamiques sociales et spatiales différenciées selon les quartiers. Le contexte initial, en termes géographiques, démographiques, sociaux, nous paraît essentiel pour comprendre l’évolution actuelle des quartiers en rénovation urbaine. Bien qu’il soit trop tôt pour évaluer le PNRU, et bien que nous n’ayons abordé que quelques exemples isolés, il est nécessaire de souligner que la rénovation urbaine n’a pas des conséquences sociales et spatiales uniques, et que toutes n'aboutissent pas à une amélioration des conditions de vie des habitants des quartiers rénovés, ni à la réduction des écarts économiques et sociaux entre les territoires.

Conclusion : une amélioration de l’habitat, mais des conséquences sociales mitigées

Malgré des objectifs et des outils définis à l’échelle nationale, la rénovation urbaine, puissant moteur de normalisation urbaine et architecturale, d’amélioration indéniable des conditions de logement dans les quartiers en difficultés, a des conséquences sociales et spatiales diversifiées, qui peuvent aller à l’encontre des objectifs énoncés pour le Programme national de rénovation urbaine (pau­périsation, fragmentation sociale et spatiale du quartier). Il faut alors s’interroger sur l’impact local des projets de rénovation urbaine : ne font-ils pas qu’accompagner, voire accélérer, des dynamiques préexistantes ? Dans les trois quartiers que nous avons étudiés, il ne semble pas en effet que la rénovation urbaine ait entraîné une bifurcation radicale dans la dynamique de ces quartiers.

La rénovation urbaine conduit, de manière au moins temporaire, à une diminution du nombre de logements sociaux, qui se révèle alarmante dans un contexte de crise du logement. Le bilan mitigé de la rénovation que nous avons esquissé à partir de quelques exemples précis, ainsi que l’allongement des files d’attente pour le logement social dont elle est la cause, nous conduisent à remettre en question le choix initial de cette politique de démolition-reconstruction de grande ampleur. L’amélioration du parc par la réhabilitation, ainsi qu’un effort de construction, n’auraient-ils pas eu des effets sociaux davantage positifs ?

Ce bilan négatif du PNRU doit cependant être nuancé : nous manquons de recul temporel pour analyser les effets globaux de la politique de rénovation urbaine, en particulier sur l’attractivité des quartiers rénovés, qui ne pourra s’analyser qu’une fois les logements neufs achevés. Il reste donc tout un pan des mobilités résidentielles liées à la rénovation urbaine à observer, celles des entrées dans les logements neufs, qui seront sans doute déterminantes pour l’évolution future des quartiers.