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Les phénomènes de pauvreté et de précarité et leurs modes de régulation sociale ont connu d’importantes évolutions au cours des 20 dernières années, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord. Nombre de gouvernements comptent, par le biais de politiques dites « actives », sur le renforcement du rôle des marchés pour garantir le revenu de chacun. Cependant, le contexte actuel du marché du travail compromet cette possibilité et empêche un nombre croissant de personnes de gagner suffisamment pour vivre. Les emplois à durée limitée, à temps partiel et à bas salaire sont de plus en plus fréquents et font que le travail précaire n’est plus marginal.
Un nouveau statut est apparu au fil du temps dans le discours public de plusieurs pays : celui de working poor, à savoir les travailleurs qui travaillent tout en restant sous le seuil de revenu jugé adéquat. Si la notion de travailleur pauvre existe dans le vocabulaire courant aux États-Unis depuis les années 1970, il est d’usage plus récent dans les pays européens. Comme le rappellent Serge Paugam et Claude Martin dans leur article, le « pauvre » a longtemps correspondu au statut d’assisté, clairement distinct du « travailleur » dont le statut social était donné par l’exercice d’une activité professionnelle. Un employé pauvre, même dans le cas où il avait des difficultés à joindre les deux bouts, restait défini avant tout par son statut d’employé. En conséquence, les assistés étaient inactifs. Dans les régimes bismarckiens tout comme dans les régimes libéraux d’État-providence, une ligne claire séparait ceux qui touchaient l’aide sociale, parce qu’inactifs, et ceux qui travaillaient. Les politiques sociales de l’après-1945 ont renforcé cette distinction dans leurs dispositifs et leurs pratiques.
La reconnaissance actuelle des effets de la précarisation du marché du travail casse cette distinction. Depuis les années 1990, en Amérique du Nord comme en Europe, nous observons la mise en place de politiques sociales qui acceptent qu’une personne touche à la fois un revenu d’emploi et une prestation d’aide sociale. Au Québec, par exemple, l’aide sociale a été réformée en 1998 par le projet de loi 186 portant sur « le soutien du revenu et favorisant l’emploi et la solidarité sociale ». Une fois adoptée, la Loi a instauré trois mesures d’aide financière : le programme d’assistance-emploi pour les personnes dites capables de travailler, le programme de protection sociale pour les personnes qui en raison de leur âge ou de leur invalidité ne s’inscrivent pas dans une démarche de réintégration dans l’emploi, et le programme d’aide aux parents pour leur revenu de travail (APPORT) qui vise à fournir un complément aux familles à faible revenu lorsqu’au moins un parent occupe un emploi. Sauf dans le deuxième cas, l’attente est clairement que l’aide sociale favorise la mise au travail ainsi que le maintien d’un lien avec le marché du travail. On peut être « assisté », tout en étant « au travail » ou en emploi.
Le Québec et le Canada, avec ces réformes importantes adoptées entre 1995 et 1998, sont loin de faire cavalier seul en matière de politiques antipauvreté et pour l’inclusion sociale. De plus en plus de pays se sont alignés sur cette position consistant à utiliser les fonds publics pour soutenir le travail précaire et surtout compléter les revenus précaires. Dès 2003, 8 des 15 pays de l’Union européenne proposaient un complément au revenu, et cette tendance n’a cessé de se renforcer. Au-delà de ce soutien aux faibles revenus, toute une panoplie de mesures vise à contrer la pauvreté par l’insertion des personnes sur le marché de l’emploi, même dans des emplois précaires. L’activation est devenue le mot d’ordre.
Il faut cependant reconnaître d’importantes variations selon les situations nationales. Si dans un premier temps, dans plusieurs pays, l’approche était résolument néolibérale et punitive, de plus en plus de pays, comme le démontrent plusieurs des textes réunis dans ce numéro de Lien social et Politiques, sur le cas québécois en particulier, s’orientent vers une approche multidimensionnelle, avec non seulement des prestations, mais aussi une offre de services, souvent en collaboration avec diverses organisations d’économie sociale. En revanche, d’autres, comme la France, mettent l’accent sur les revenus du marché, réduisant du même coup l’approche de l’exclusion sociale et de la lutte pour l’inclusion sociale qui prévalait jusque-là.
Ces mesures ont été adoptées dans le cadre des politiques d’activation qui renvoient plus à une pleine activité qu’au régime de plein emploi (masculin) visé par les politiques publiques des Trente Glorieuses. Les textes du présent numéro mettent ces initiatives et leurs différences sous la loupe d’une analyse sociologique et politique. De telles analyses sont nécessaires pour comprendre et évaluer les nouvelles articulations entre précarité et pauvreté. Conformément à la ligne éditoriale de la revue, ces articles s’intéressent à la construction sociale et politique de nouvelles catégories, aux politiques publiques et à leurs conséquences sur les personnes vivant en situation de précarité et qui doivent faire face à ces nouveaux dispositifs dans leur vie quotidienne.
L’instauration du Revenu de solidarité active (RSA), qui poursuit une logique d’incitation financière au retour à l’emploi par le cumul possible d’une activité rémunérée et d’un revenu d’assistance, représente une innovation dans l’approche française à l’articulation entre emploi et assistance. La présentation du numéro se prolonge donc par le texte de Serge Paugam et Claude Martin, qui analysent cette évolution des politiques sociales en France, en insistant sur le sens que pourrait avoir le brouillage des frontières entre travail et assistance. En mettant le cas français en perspective au regard d’autres moments de l’histoire du traitement de la pauvreté, ces auteurs soulignent l’importance des débats suscités par le RSA qui inaugure un nouveau statut, celui du « travailleur assisté ».
La suite du numéro est organisée en trois parties. Dans la première sont regroupées plusieurs analyses d’horizons variés des politiques publiques de lutte contre la pauvreté. Jean-Claude Barbier dresse un bilan des politiques d’activation dans le domaine de la protection sociale en abordant les réformes des dix dernières années en Europe et en Amérique du Nord et en les situant dans une logique historique plus longue. Il expose leurs traits communs, mais aussi leurs différences. J.-C. Barbier évalue également les résultats de ces réformes en matière d’accès à l’emploi, d’élimination de la pauvreté et de l’exclusion sociale au regard des promesses formulées et des attentes suscitées. D’ailleurs, le compte-rendu proposé par George Ross de plusieurs ouvrages américains aidera à compléter cette lecture de l’histoire et des résultats des réformes nationales variées. Les réformes du régime de protection sociale aux États-Unis, commencé sous la présidence de Bill Clinton et continué sous George W. Bush, ont provoqué non seulement des débats politiques, mais aussi de nombreuses études scientifiques. Ce survol de la situation américaine est positionné à la fin du numéro.
Les deux articles suivants de la première partie présentent la situation en Belgique, pays qui a modifié plusieurs aspects de sa politique antipauvreté. Ainsi, en 2002, le gouvernement belge a réformé le minimex, une mesure qui datait de 1974 et qui avait comme finalité première l’octroi d’un revenu aux pauvres. Le Revenu d’intégration sociale a en revanche un objectif d’intégration dans le monde du travail. Frédéric Michel analyse les débats parlementaires pour présenter l’histoire du développement de ce dispositif, précurseur en bien des aspects du RSA français. Dans un deuxième temps, il propose une analyse de la mise en place concrète du RIS. Les Belges ont également modifié leurs politiques par rapport aux chômeurs de longue durée et surtout les plus âgés d’entre eux. Au milieu des années 1980, les politiques d’emploi ont attribué un statut de « chômeur âgé » qui correspondait à une forme de reconnaissance de la quasi-impossibilité de réintégrer le marché du travail. Vers la fin des années 1990, et sous la pression des politiques européennes en la matière, ce statut a été menacé par l’apparition d’une autre finalité, à savoir l’augmentation du taux d’emploi et donc la réduction du nombre de retraites anticipées. Cette histoire est retracée en détail par Nathalie Burnay.
Au cours des années 1990 et 2000, le Canada a aussi vu se développr des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et, dans deux provinces, les gouvernements se sont dotés de plans stratégiques. À l’appui d’un cadre théorique développé aux États-Unis, Matthieu Mondou se demande si l’on observe au Québec et à Terre-Neuve-Labrador les mêmes discours de stigmatisation envers les assistés sociaux que dans le cas américain. Il conclut que les deux cas étudiés se démarquent non seulement des États-Unis, mais aussi se distinguent l’un de l’autre. Il confirme donc la conclusion de J.-C. Barbier qui indique que la convergence générale vers l’activation n’efface pas les chemins différents.
Dans la deuxième partie, les auteurs abordent plusieurs autres enjeux scientifiques et politiques. Pierre Joseph Ulysse dresse tout d’abord un bilan de la littérature scientifique qui traite des travailleurs pauvres. Un tel état des lieux était d’autant plus nécessaire que l’émergence de cette catégorie, comme nous l’avons dit plus haut, appelle une révision des catégories standards d’analyse. Les modes de régulation antérieurs sont mis en question et de nouvelles lignes de force émergent.
Nicolas Duvoux aborde dans ce contexte une question paradoxale : « Les assistés sociaux peuvent-ils être autonomes » ? Le paradoxe existe dans la mesure où, depuis le XIXe siècle, le lien assistance-dépendance est très fort. Néanmoins, les politiques de la fin du XXe mettent l’accent sur « l’autonomie » et la responsabilisation des bénéficiaires. Dans son article, Duvoux propose d’adopter le point de vue des allocataires du RMI et d’analyser leurs réactions au double statut d’assisté et de personne autonome. L’interrogation sur la possibilité de vivre les injonctions à l’autonomie est abordée également dans l’article de Martine D’Amours. Le travail indépendant est l’une des formes de travail atypiques ayant connu la plus forte croissance aux cours des quatre dernières décennies. On remarque de plus en plus que le travailleur indépendant, surtout s’il travaille seul sans employés, souffre de la précarité, et ceci malgré une présence permanente sur le marché du travail. Martine D’Amours expose un paradoxe sinon une contradiction entre la mise en activité et la précarisation.
Partant d’une réflexion sur ces paradoxes et contradictions, le Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS) nous propose de traiter la pauvreté en emploi et le « travailleur pauvre » comme un analyseur des grandes dynamiques contemporaines : transformations de l’emploi et du marché du travail ; transformations de l’État, du système de protection sociale et des régimes des droits sociaux ; transformations des structures familiales et des formes de conjugalités ; transformations des rapports État-société civile.
La quatrième contribution de cette partie aborde un enjeu politique qui suscite de plus en plus d’attention dans les administrations publiques ainsi que dans la communauté scientifique. Comme le démontre clairement Philippe Warin, le non-recours aux services et prestations, à savoir les difficultés d’accès aux droits sociaux, est maintenant reconnu parmi les causes de la pauvreté, tandis que la diversité des types de non-recours confirme le caractère systémique de la pauvreté. Dans les administrations, la sensibilisation au non-recours provoque une réévaluation des hypothèses d’intervention.
La troisième partie du numéro reprend plusieurs de ces enjeux, mais sous un autre angle. Le point de départ des auteurs est la perspective des personnes touchées par les restructurations du marché du travail, les nouvelles politiques publiques, et ses dispositifs. Antoine Rode nous rappelle deux notions abordées dans la deuxième partie, à savoir la notion d’individu responsable ou considéré comme tel, concept déjà vu dans l’article de Nicolas Duvoux, ainsi que le non-recours aux droits sociaux qui préoccupe Philippe Warin. Dans son article, A. Rode constate l’existence d’un consensus autour de la nécessaire prise en compte des populations, qualifiées de précaires, qui n’expriment pas de demande de soins. Toutefois, ce consensus n’est pas dénué de complexité, témoignant à la fois des préoccupations pour un droit aux soins effectif et de la montée des appels aux devoirs de soins.
Les besoins de soins des personnes vivant en situation de pauvreté et de précarité sont élevés, ceci est bien connu. À partir d’histoires de vie et d’expériences professionnelles, il est possible de documenter des trajectoires de précarisation. La problématique de Myriam Thirot l’amène à analyser ces trajectoires et l’inscription de l’expérience de la précarité du travail sur les corps et les esprits des personnes obligées de la vivre. Les trajectoires de précarisation et les expériences de la précarité préoccupent également Alfred Pierre, qui propose une analyse de la participation dans les entreprises d’insertion. Souvent critiquées parce qu’elles affaiblissent le statut du travailleur, ces entreprises ouvrent cependant un statut et des conditions plus intéressantes que l’autre option qu’est la précarité marchande.
Les modalités et possibilités d’arriver à l’insertion sur le marché du travail sont l’objet des deux derniers articles du numéro. Diane-Gabrielle Tremblay et son équipe présentent une étude de cas d’un programme multidimensionnel au Québec, le MAP (Mères avec pouvoir), qui cible les femmes en situation monoparentale vivant dans des conditions de pauvreté et de précarité. Les mères seules étant depuis longtemps une cible pour l’assistance sociale, les mutations dans le traitement de cette catégorie de la population reflètent bien les frontières mouvantes entre travail et assistance. Les personnes en situation de handicap physique représentent l’autre catégorie ciblée par les politiques sociales depuis le XIXe siècle. Longtemps jugée « inapte » pour le travail, cette population fait l’objet depuis quelques décennies de programme d’insertion sur le marché du travail. Cependant, comme l’article d’Audrey Perron l’expose clairement, tous moyens pour y arriver ne sont pas équivalents.
L’ensemble de ce numéro, qui prolonge plusieurs autres livraisons de notre revue (comme le nº 34, « Y a-t-il des exclus ? L’exclusion en débat » ou le nº 42 « Vivre avec le minimum : quelle architecture pour la protection sociale ? ») permet de dresser un bilan des dernières évolutions de nos systèmes de traitement social de la pauvreté et de prendre la mesure des changements intervenus au cours des dernières décennies, voire des convergences à l’oeuvre. Nous espérons qu’il contribuera à renouveler notre connaissance des mutations en cours dans nos sociétés.
Bonne lecture !