Article body

Les politiques sociales et de santé à l'égard des personnes malades et handicapées sont définies sans référence au genre des usagers des services et ne sont pas non plus référées au genre des personnels qui exercent dans ces secteurs d'activité. Pourtant, tout particulièrement en ce qui concerne les actions spécifiques aux personnes âgées dites dépendantes, les caractéristiques des usagers sont fortement déterminées par leur identité sexuée et, par ailleurs, les professionnel(le)s des services intervenant auprès des personnes du grand âge, à domicile comme en établissement, sont très majoritairement des femmes. De plus, les proches qui contribuent le plus activement à la vie des vieilles personnes dans les diverses situations de fragilité sont encore principalement les femmes, en places de conjointes et de filles. Nous sommes ainsi en présence d'une politique en direction des femmes principalement et mise en oeuvre par des femmes très majoritairement. À travers une politique de la vieillesse présentée et perçue comme neutre, les modes de « prise en charge des personnes âgées dépendantes » manifestent des logiques et des effets sexués à trois niveaux : celui des personnes aidées tout d'abord, celui des intervenant(e)s professionnel(le)s ainsi que celui des acteurs mobilisés au sein des réseaux de parenté. Après un survol de la population concernée par les politiques vieillesse centrées sur la dépendance et sur les personnels affectés aux actions ainsi définies, notre contribution portera sur la production familiale de santé dans ce domaine et plus précisément sur la production filiale.

Bénéficiaires et professionnel(le)s des politiques vieillesse : une dominante féminine

Au coeur de la politique vieillesse, des vieilles femmes

  «Les vieux sont des vieilles » : entre retraite au masculin et vieillesse au féminin

Il y a une dizaine d'années, il était courant de lire et d'entendre des formules telles que « les vieux sont des vieilles » sur la base des données démographiques et épidémiologiques. En effet, un déséquilibre numérique s'installe dès l'âge de 65 ans, pour atteindre à 85 ans la proportion de deux femmes pour un homme; entre 90 et 94 ans, on compte trois femmes pour un homme, et chez les centenaires plus de sept femmes pour un homme (Delbès et Gaymu, 2001). Pour autant, les politiques de la vieillesse ne font pas état d'actions spécifiques à ces vieilles femmes y compris dans les objectifs déclarés d'intégration sociale. De fait cependant, les femmes les plus âgées constituent la population très majoritairement concernée par les politiques de la vieillesse et tout particulièrement celles relevant de pratiques assistancielles. La dépendance des femmes envers ces processus d'assistance, publique et privée, est due à la situation de pauvreté de nombre de femmes de ces générations, conséquence de l'attribution de pensions de réversion et de leur mode de calcul. Cette dépendance financière repose sur l'occultation du travail domestique et sur le statut minoré des conjointes, simples « ayants droit », bénéficiaires de droits dérivés acquis par la seule reconnaissance du travail professionnalisé de leurs conjoints.

Or, la protection sociale publique, fondée sur le travail professionnalisé et ses droits acquis pour la retraite, construit la catégorie des retraités, après celle des pensionnés, sur le modèle de l'homme au travail. Cette organisation, inscrite dans la répartition sexuée de la production et de la reproduction et la séparation des espaces dévolus à ces fonctions, contribue à invisibiliser la protection sociale privée inscrite dans les pratiques familiales et naturalisée dans les rôles de femmes : de conjointe, de mère et de fille, voire de petite-fille.

Cette représentation de la retraite au masculin se renouvelle aujourd'hui sous les traits du senior tandis que perdure celle de la vieillesse pour les femmes. Les raisons en sont multiples : les données de la démographie, la relégation des personnes handicapées et du grand âge, le maintien des stéréotypes et sans doute l'approche de la mort.

La prégnance des stéréotypes : « de beaux vieillards, de pauvres vieilles »

Au-delà des niveaux de ressources des femmes les plus âgées, on ne peut qu'être questionné par les représentations encore véhiculées qui confortent les images de pauvreté et de décrépitude principalement pour les femmes. La recherche sur ces représentations réalisée par Arfeux-Vaucher (1994) à travers une imposante revue de la littérature enfantine étudiée sur le cours d'un siècle, est d'une grande richesse sur ce point. Une rapide consultation des dictionnaires les plus usités aujourd'hui s'avère fort éclairante quant au maintien de ces stéréotypes différenciant le vieillissement masculin et féminin. Le Petit Larousse (1996 : 1065) nous renseigne ainsi en la matière en proposant pour les mots Vieux ou Vieil, vieille, la définition puis les exemples suivants : « Avancé en âge. Un vieil homme. Une pauvre vieille ». Ce même dictionnaire et les autres (Robert, Hachette) nous informent aussi sur les différences de connotation entre vieillard et vieillarde, puisqu'il peut s'agir d'un «  beau vieillard  » tandis que le féminin est tenu pour péjoratif.

La vie en solo des vieilles femmes

En France, selon le recensement de 1999, seulement 42 % des femmes de plus de 65 ans sont mariées alors que 46 % sont veuves et 12 % célibataires ou divorcées; au même âge 76 % des hommes sont mariés et on compte seulement 12 % de veufs et 12 % de célibataires ou divorcés. Ces chiffres permettent de souligner l'importance du veuvage des femmes et plus globalement du groupe des femmes seules. Cependant, l'image de la vieille femme seule et solitaire a souvent été conjuguée avec celle de la pauvre vieille et a ainsi conforté l'imposition d'un modèle féminin en couple avec enfant. Or, pour rendre compte des liens de socialisation dominants chez les femmes de plus de 65 ans vivant en solo, il faut aussi se pencher sur l'importance des liens d'amitié qui peuvent être revivifiés ou créés dans ces moments et qui mériteraient une meilleure compréhension de cette socialisation hors famille. Les femmes, confrontées au veuvage par exemple, appuient aussi leur sentiment de continuité identitaire sur les expériences partagées au sein des réseaux de voisinage, d'entourage et d'amitié. Comme l'analyse Flahault (1996) dans l'étude de « la monorésidentialité féminine », la vie en solitaire peut être vécue positivement et pour les femmes les plus âgées elle s'appuie sur les rôles féminins incorporés, y compris sur les routines du chez-soi. De même, l'enquête menée par Modak (1996) auprès d'une cinquantaine de familles concernant les « autruis significatifs dans l'entourage » démontre combien « sur ce terrain de l'intimité, les proches [de la famille] sont sérieusement concurrencés par le groupe des familiers […] les membres de la famille élargie ne sont pas majoritaires puisqu'ils forment un tiers environ de la population étudiée ». Ces données sont à retenir face aux injonctions de la prise en charge dite naturelle par les membres de la famille envers leurs ascendants.

Un soutien différent envers les femmes et les hommes

La répartition inversée des sexes aux âges les plus élevés et son incidence sur la monorésidentialité rendent compte des différences d'accompagnement potentiel des unes et des autres par les conjoints et par les autres membres de la famille ainsi que par les professionnels. Les accompagnants principaux des hommes sont leurs épouses en premier lieu, souvent secondées de leurs enfants, principalement leurs filles. Concernant l'appel aux services professionnels, les situations sexuées sont également dissemblables sur plusieurs points. En cas de veuvage et de célibat, l'attribution d'aides professionnelles s'avère plus facilement octroyée aux hommes qu'aux femmes. Au-delà de l'inégalité des ressources financières qui déterminent les pratiques d'autosuffisance et (ou) d'assistance, y compris par le réseau familial et l'entourage, de fortes disparités marquent les parcours des femmes et des hommes dans leurs pratiques de soin et d'accompagnement. Au grand âge, ces disparités ne font que prolonger celles rencontrées dans les divers investissements familiaux du travail domestique. À partir de l'exploitation, réalisée par la Caisse nationale de l'assurance vieillesse (CNAV), de l'enquête INSEE intitulée « Handicap incapacité dépendance » (1999), menée à domicile auprès des personnes de 75 ans et plus, Renaut (2001) précise que « 62 % des personnes aidées de 75 ans et plus et 70 % des aidants principaux sont des femmes ». Avant de considérer l'aide familiale, nous allons préciser les statuts des professionnel(le)s dans ce secteur et l'influence des récentes politiques publiques.

Les professionnel(le)s entre soin, aide à domicile et emplois de maison

Les personnels qui interviennent auprès des personnes dépendantes, jeunes et plus âgées, sont principalement des femmes; nous utiliserons donc au féminin les mots nommant leurs fonctions et ces personnes elles-mêmes. Nous retiendrons principalement ici les professionnelles intervenant au domicile et les évolutions récentes de la politique envers les personnes âgées dépendantes. Les services à domicile sont analysés pour plusieurs raisons : la vie à domicile majoritaire chez les personnes dépendantes (en nombre de personnes ainsi qu'en durée de vie avec des handicaps), les statuts particuliers des personnels et l'orientation des politiques actuelles vers ce maintien à domicile. Les mesures publiques récentes renforcent simultanément la précarité de ces emplois, leur fermeture sur l'espace domestique et le développement de la mobilisation des femmes dans les familles. Les transformations des différentes formes d'emploi peuvent être rapidement tracées.

De l'aide ménagère à l'employée de maison

Les « aides ménagères » constituent la figure de référence des professionnelles auprès des personnes âgées vivant à domicile, emplois dont la dénomination situe la fonction attendue. Travail de ménage certes, mais de plus en plus, compte tenu de l'évolution des critères d'attribution des heures d'aide ménagère, travail d'assistance, de surveillance sociale et sanitaire auprès de personnes seules, de personnes malades et parfois en fin de vie. Pour autant, l'extension des attributions d'accompagnement et de socialisation du côté des aides ménagères ne contribue en rien à la réévaluation de leur statut. Temps de travail variable et imprévisible donc, assujetti à l'état de santé des personnes aidées sans assurance de remplacement. Temps fragmentés entre plusieurs personnes et plusieurs lieux, temps courts et répétitifs. Les salaires peuvent varier d'un mois à l'autre, situations qui se répercutent sur les droits aux congés et les différents droits acquis en prestations sociales. Enfin, l'accès à la formation est limité du fait des capacités de financements des services ainsi que des difficultés vécues par les personnels pour se faire remplacer. Ces éléments contractuels distinguent fortement, et en leur défaveur, les aides ménagères des travailleuses familiales.

Plusieurs mesures publiques récentes, relatives ou non à l'aide à domicile, vont porter au coeur même de la profession d'aide ménagère une certaine déconstruction des fragiles conditions statutaires en place précédemment. Alors que la reconnaissance de l'aide ménagère a bénéficié de son développement numérique dans les années 1980 et de la mise en place d'une formation qualifiante (Certificat d'aptitude aux fonctions d'aide à domicile : CAFAD), par la suite diverses mesures publiques vont favoriser le passage d'un grand nombre d'heures de travail des entreprises prestataires de service (c'est-à-dire employeurs des aides ménagères) vers des entreprises « mandataires » (c'est-à-dire, en fait, de placement de main-d'oeuvre auprès de particuliers qui sont les employeurs) et ainsi remettre profondément en question la professionnalisation en cours. Autour des années 1990, plusieurs dispositifs publics vont agir en ce sens. Les diverses exonérations fiscales (à partir de 1987) attribuées aux particuliers pour l'embauche d'une personne à leur domicile, puis l'instauration du chèque-emploi-service vont jouer en faveur de l'emploi dit « de gré à gré », c'est-à-dire de relation directe entre un employeur particulier et son employée. Concernant les personnes dépendantes âgées, en 1997, une nouvelle prestation, la Prestation spécifique dépendance (PSD), s'inscrit également dans cet ensemble de mesures qui réimpulsent le statut d'employé(e) de maison en place de celui d'employé(e) d'entreprises de services aux personnes. Pour les situations envisagées ici, cela conduit à accroître encore le nombre de femmes aux statuts et horaires fluctuants puisque dépendants de chaque employeur particulier. Les conséquences pour les conditions de travail sont claires en matière de temps très partiels, de congés, d'absence d'indemnisation des déplacements, etc. De ce fait, la majeure partie des femmes ainsi employées vont continuer à relever des droits dérivés de leurs conjoints (s'ils existent) compte tenu de la faiblesse de leurs droits acquis propres. Les résultats de l'évolution récente sont donc à la faveur du développement des emplois domestiques, y compris lorsqu'il sd'aider et de prendre en charge des personnes dépendantes (jeunes ou plus âgées). C'est le statut d'employé(e) de maison qui s'est imposé au détriment de celui de l'aide à domicile, la part des aides ménagères ayant baissé dans les emplois au domicile. Le processus de déqualification s'est donc renforcé par le passage du statut antérieur d'aide à domicile à celui d'employée de maison d'un particulier, la même employée pouvant réaliser le même travail auprès de la même personne dans des conditions de travail et de rémunération qui, elles, ne sont plus les mêmes.

En France, l'instauration de la PSD pour les personnes dépendantes âgées de 60 ans et plus crée une autre configuration encore, configuration présente dès l'expérimentation de la PSD et maintenue dans la nouvelle Allocation personnalisée à l'autonomie qui a remplacé la PSD au 1er janvier 2002. Dans cette configuration est introduite la possibilité d'une rémunération publique pour la production de soin familial par les enfants principalement et plus précisément les filles et quelquefois les belles-filles.

Les membres de la famille employés de leurs parents

Quelques précisions sur l'attribution et le fonctionnement de cette Prestation spécifique dépendance sont peut-être nécessaires. En fonction d'un niveau de dépendance reconnu, les « bénéficiaires » de la PSD peuvent obtenir des prestations « en nature » et non « en espèces », les financements étant attribués uniquement sur présentation d'usage de services. Or, comme nous venons de le voir, le marché propose des services à tarifs variables, les uns plus coûteux tels que ceux des aides ménagères, les autres moins chers : les mandataires, les employées de maison, etc. Dans le cadre de la PSD, une nouvelle source d'employé(e)s potentiel(le)s est ici reconnue, celle des membres de la parenté engagés dans l'aide à leurs parents dépendants et sollicités pour l'accroître. Dans les faits, il va s'agir quasi exclusivement des filles et parfois des belles-filles. Ainsi dans le cadre de l'expérimentation en Ille-et-Vilaine : près du quart des emplois sont là véritablement familiaux, filiaux pourrait-on dire (Jourdain et al., 1996). Il semble que ce chiffre ait quelque peu baissé depuis, démontrant probablement les difficultés d'une telle configuration pour ces femmes employées de leurs parents. Ainsi, l'investigation récemment menée sur deux territoires, urbain et semi-urbain, situe l'emploi filial aux alentours de 15 % (Pinvidic, 2001).

On peut s'interroger sur les conditions d'un tel salariat pour les filles qui l'exercent : véritable salaire, pseudo-salariat ou « allocation filiale » ? Les quelques études menées sur ces situations évoquent plutôt les leurres d'un tel salariat dans la mesure où, par exemple, leur reconnaissance professionnelle s'arrête aux portes du domicile de leur ascendant et, le plus souvent, au seuil de leur vie. Les qualités et compétences mises en oeuvre là restent d'ordre profane et ne risquent aucune valorisation professionnelle. L'instauration d'un tel salariat au sein des relations familiales ne manque pas non plus d'interroger sur les injonctions faites aux femmes de maintien prioritaire dans les rôles familiaux, et ce, plus fortement dans certains groupes sociaux. Enfin, une des conséquences notables de cette « salarisation filiale » a été la baisse et, plus souvent, la suppression de l'intervention des aides ménagères, du fait des dispositifs eux-mêmes, leur éventuel maintien impliquant le passage de ces professionnelles à un autre statut, celui d'employée de maison.

Les femmes au service de leurs ascendants dépendants

Indépendamment de la PSD, ce sont les femmes qui assurent le maintien à domicile de leurs ascendants, comme l'ont amplement démontré de nombreux travaux dont Martin (1996) a proposé une bonne présentation synthétique. Dans un récent article, ce même auteur précise les mécanismes publics qui tendent à renforcer ces rôles de « femmes providentielles » (Martin, 2001), pourvoyeuses de soutien envers les différents membres de la famille tout au long des cycles de vie des uns et des autres.

Quant à l'exercice des liens de filiation à l'égard des ascendants, leur analyse semble d'autant plus nécessaire que, selon Bungener et Joël (1991), « il y a autant de familles qui ont en charge un grand vieillard que de familles qui ont en charge un enfant de moins de deux ans » et que « de nos jours, plus d'enfants adultes fournissent plus de soins, des soins plus difficiles, pendant de plus longues périodes de temps qu'ils ne le faisaient dans le “bon vieux temps” » (Garant et Bolduc, 1990). Évaluant l'aide des familles, Rozenkier (2001) précise qu'il y aurait « entre 40 et 60 % de personnes à vivre à domicile en recevant la seule aide de l'environnement [pour] 5 à 10 % qui ne bénéficient que d'une aide professionnelle », la part restante bénéficiant des deux, ce qui accroît encore la part des familles et donc des femmes.

Dans la suite du propos, il s'agit pour nous de comprendre si le statut d'employée de son parent contribue, malgré les éléments évoqués plus haut, à la reconnaissance du travail de soin domestique au sein de l'économie familiale et au plan public, comme semble l'espérer Jenson (2000 : 29). À partir d'une typologie construite sur la base de précédentes recherches consacrées à l'exercice de la filiation envers les ascendants (Pennec, 1997, 1998, 1999), nous nous appuyons ici sur des monographies familiales récentes (Le Borgne-Uguen et Pennec, 2000) et sur trois études exploratoires (Pirou, 1997; Gaudin, 1999; Pinvidic, 2001) menées auprès d'une trentaine de personnes employées de leurs ascendants dans des territoires urbains et semi-ruraux.

Une approche compréhensive de l'exercice de la filiation

À partir d'un corpus d'une centaine d'entretiens réalisés auprès d'enfants — majoritairement des filles — en situation d'aide envers leurs ascendants, nous avons proposé une typologie des identités narratives permettant de mieux comprendre le sens du rôle particulier tenu par l'un des enfants, la conception du soutien filial et de l'action publique et la répartition du soin entre les pratiques privées et (ou) professionnelles. Les trois figures idéal-typiques construites rendent compte de positionnements vécus à un moment particulier du parcours de vie et les processus en jeu sont sujets à remaniements selon le parcours du vieillir de l'enfant lui-même et selon l'ascendant considéré. Ces figures de filiation sont ici présentées à travers trois modalités : la perpétuation familiale, la recherche d'une filiation idéalisée et la délégation aux professionnels. Les trois études exploratoires réalisées auprès d'enfants (29 filles et 1 fils), employés de leurs ascendants par le biais de la PSD, permettent d'analyser l'impact de la mesure publique selon les logiques définies précédemment. La synthèse proposée ci-dessous présente en premier lieu, très succinctement, chaque configuration filiale et analyse en second lieu l'introduction de la rémunération en s'interrogeant sur les effets de la PSD pour les personnes employées de leur parent selon chaque modalité auparavant précisée.

La perpétuation familiale des « soignants familiaux de carrière »

Un des modes de la prise en soin de son ou ses ascendant(s) consiste dans la volonté de respecter les modèles et les voeux transmis par les générations précédentes, voeux directement exprimés et notifiés envers l'une des filles, voire belles-filles, ou perçus comme tels par celles-ci. Seules des femmes se situent dans un tel ordre des choses en considérant leurs pratiques comme un travail éminemment familial, en continuité avec l'ensemble des rôles et des tâches des femmes. Pour ces femmes, les devoirs familiaux se sont succédé dans l'entretien et l'accompagnement des différentes générations familiales et les ont tenues éloignées du travail professionnalisé. La valorisation de ce travail familial, de « leur travail de femme », impose une certaine défiance à l'égard des soins professionnels, considérés comme des substituts à ce qui pourrait signer des défaillances personnelles et familiales. La délégation de certaines fonctions, ou de certains moments, n'est envisagée qu'au sein du réseau familial et des proches ou en situation d'urgence et de rupture. Les services professionnels n'apparaissent qu'en dernier recours et, en toute dernière instance, l'hospitalisation et l'entrée en établissement. L'ensemble familial, élargi à la fratrie, au conjoint et aux enfants, participe de ce mode d'accompagnement en tant qu'auxiliaire des soins. Il atteste également d'une reconnaissance de la compétence dont est accréditée la principale aidante. Celle-ci se présente souvent comme désignée au nom de son « aînéïté », place l'ayant mise en position de soutien familial de longue date à l'égard tantôt des grands-parents cohabitants, tantôt d'un ou de plusieurs membres de sa propre fratrie, en bas âge ou en situation de maladie ou de handicap et parfois auprès d'oncles ou de tantes célibataires. Pour nombre de femmes cette place est identifiée au statut « d'aidant familial », place leur ayant souvent valu d'être moins dotées en scolarisation. Pour autant, un tel positionnement familial est présenté comme un quasi-privilège du fait du rôle de confidente vécu par ces filles tout au long de l'histoire des parents. Assez fréquemment dans ces situations, les mères, veuves depuis de longues années, sont dessinées sous les traits d'une « mère-courage », portrait contribuant à modeler les rôles de leurs propres filles. Le sens donné par ces filles à leurs accompagnements se réfère aux devoirs filiaux qui « vont de soi » et relève du registre du « naturel », du « besoin d'aider » et fréquemment de « la vocation ». Elles précisent qu'elles auraient d'ailleurs aimé exercer cette vocation au plan professionnel. Les compétences que ces femmes s'attribuent sont considérées comme des qualités héritées de leur mère, qualités qu'elles souhaitent transmettre à leur tour dans la lignée. Cette fois la transmission est envisagée aussi à travers l'exercice professionnalisé et, de fait, plusieurs de leurs enfants travaillent dans le secteur sanitaire ou social.

Ces femmes présentent leurs pratiques de soin avec force détails suivant une organisation quotidienne et hebdomadaire très précise sur le modèle d'un plan de charge quasi professionnel. Les soins du corps, y compris la toilette, les soins intimes et les soins plus techniques, ne sont pas repoussés et semblent donner lieu à des recherches d'inventivité pour faciliter le confort des uns et des autres. L'importance des tâches et leur extensibilité selon les besoins du père ou de la mère ne sont pas évoquées comme problème majeur au sein du couple, le conjoint soutenant généralement la pourvoyance filiale parce qu'une soeur en fait de même pour ses propres ascendants.

L'introduction de la PSD dans le soin familial

Ces femmes, « soignantes familiales », qui ne font que rarement appel aux services professionnels puisque, à leurs yeux, sont en jeu des affaires de famille, n'ont pas spontanément recours au statut, ni au qualificatif, d'employée. Certaines vont jusqu'à récuser cette appellation parce que « ce qu'on fait pour son parent on ne le fait pas pour de l'argent » ou que « on fait bien plus que ce qui est payé ». Par ailleurs, certaines d'entre elles ont bénéficié de l'allocation compensatrice avant l'attribution de la PSD et regrettent la situation précédente parfois financièrement plus favorable (Pirou, 1997). Dans ces cas, les situations étaient régulées selon les types d'arrangements familiaux entre parents et enfants et au sein des fratries. Passer du statut de destinataire, pour tout ou partie, de l'allocation attribuée au parent, à celui d'employée de celui-ci peut n'être vécu que comme une simple obligation administrative ne changeant rien au cours des choses. Les compétences, attribuées par le groupe familial, conduisent à faire perdurer les règles antérieures en considérant que l'activité professionnelle des autres membres de la fratrie les éloigne d'un tel investissement filial. On peut penser qu'il y a un relatif consensus au sein de tels groupes familiaux pour que les unes fassent plus et les autres moins.

Ici, la monétarisation de tels services n'est pas dans le ton qui orchestre l'harmonie familiale, surtout si cette monétarisation risque de déréguler le partage des biens au moment de la succession, compte tenu des mesures de récupération prévues par la PSD. Pour autant, la fille qui réalise ce soin familial envers son ou ses ascendant(s) peut accepter que soit convertie l'allocation compensatrice, donnée par le parent avec ou sans arrangements avec les autres enfants, en salaire dans le cadre de la PSD. Cependant, les changements, bien que qualifiés de purement « administratifs », ou encore de « paperasserie », transforment la place occupée par cette fille qui s'est vouée, ou a été vouée, à l'aide à ses parents, et souvent s'est occupée auparavant d'un autre membre de la parenté : grand-parent ou frère ou soeur handicapés, etc. Les affaires familiales vont se situer dorénavant au plan public et mettre en évidence les rétributions attachées aux pratiques. Certains effets peuvent en découler, à savoir par exemple l'estimation que le salaire couvre l'intégralité du travail nécessaire au parent et que ce travail est désormais totalement dévolu à l'enfant salarié. Si le sentiment de compétence n'est pas remis en question, c'est le collectif d'échanges au sein de la fratrie qui se trouve parfois remanié. Plusieurs femmes expliquent comment les autres membres de la fratrie sont devenus moins disponibles pour les suppléer depuis le salariat ou bien que le remplacement par ceux-ci suppose actuellement une indemnisation qui n'existait pas auparavant. Le soutien familial s'en trouve réduit à la mobilisation de la conjugalité et de la descendance de ces filles, ainsi plus responsabilisées encore que les autres membres de la fratrie envers les ascendants. Dans de tels cas, les femmes établissent fréquemment les constats de différences entre, d'une part, ce statut d'employée et les statuts habituels du travail salarié et, d'autre part, leur propre travail et place d'enfant et ceux de leurs soeurs et frères. Ainsi cette femme dont la soeur exerce le métier d'aide soignante dans une maison de retraite et qui compare les différences, en sa défaveur, de rémunération, de temps et de conditions de travail (Gaudin, 1999). Enfin, les seuls avantages parfois mis en avant par ces femmes concernent les droits attachés au salariat en matière de retraite, ce qui n'est qu'un leurre compte tenu de l'insuffisance de leur inscription dans l'exercice professionnalisé et, bien sûr, de l'absence de reconnaissance de la carrière de soin privé exercée au long cours.

Reste que les conditions de l'attribution de la PSD (récupération sur succession) maintenaient à distance certains enfants soignants Ainsi cette fille, anciennement en Contrat emploi solidarité dans une maison de retraite et dépendante de petits boulots tout comme son concubin, cohabitants avec sa mère dans la maison de celle-ci : elle s'abstient de solliciter la PSD afin de maintenir son patrimoine. La levée d'un tel dispositif dans le cadre de la nouvelle Allocation personnalisée à l'autonomie peut l'inciter à devenir employée de sa mère, qui souffre de troubles psychiques et de lourds handicaps moteurs, au vu de l'accompagnement qu'elle assure au quotidien mais au risque de la suppression d'une part des interventions extérieures (Le Borgne-Uguen et Pennec, 2000). De même, un fils célibataire qui cohabite avec sa mère déclare avoir « pris une année sabbatique » dans son activité salariée d'ouvrier « pour avoir pété les plombs car il faut s'en occuper jour et nuit » (Pennec et Morvan, 2002). Là encore, pas de salariat PSD mais un congé maladie, en partie pour ne pas porter atteinte au patrimoine, atteinte qui concernerait son propre lieu de vie. Pourtant ce sont là des compagnonnages au long cours du type de ceux rencontrés auparavant. Si la nouvelle prestation peut inciter ces personnes à franchir le statut du salariat, ne peut-on craindre un certain enfermement sur un même lieu de vie, lieu de soin des ascendants dont ces personnes sont tenues pour responsables ? Enfin, on peut noter également la difficulté des fils soit à être reconnus dans un tel mode d'exercice de la filiation du fait de l'importance du travail de soin, soit à s'y reconnaître eux-mêmes, en particulier lorsqu'il s'agit de soins envers leurs mères.

La recherche d'une réaffiliation idéalisée

Une seconde figure de filiation caractérise des situations vécues dans un sentiment de grande intensité émotionnelle. Quelques fils sont également présents dans ces situations, le plus souvent issus de fratries exclusivement masculines. Le sens attribué aux pratiques mises en oeuvre renvoie à une recherche affective qui évoque des besoins de réconciliation, de réparation et de (re)découverte de l'affection filiale et parentale. On peut considérer que, dans ces moments, les enfants construisent des parcours de réaffiliation qui les conduisent à un réenchantement des relations, y compris corporelles, même les plus exigeantes en soins techniques et en temps. Ici cependant, l'impératif de l'échange affectif maximal n'interdit ni la délégation de certaines tâches, ni l'appel aux différents services s'ils sont considérés bien appropriés. C'est l'adaptation des prestations qui fait l'objet des négociations au cours desquelles il est demandé aux autres proches comme aux professionnels de se conformer aux modalités relationnelles mises en scène par l'enfant dans un esprit de complicité et de connivence recherchées avec l'ascendant. À défaut de l'harmonie souhaitée, une autre organisation est tentée auprès d'autres professionnels et d'autres services. Ainsi cette fille, qui décide de faire sortir sa mère d'un hôpital après deux années d'hospitalisation en long séjour, « ne supportant plus de voir la manière dont elle était traitée, en particulier le week-end ». Elle choisit de transformer son domicile et de faire appel à de nombreux services malgré l'avis défavorable de ceux-ci compte tenu de l'état psychique et grabataire de la mère et, par ailleurs, du désir de la fille de continuer à travailler. Après deux années de présence de sa mère, elle exprime un seul regret : « je me reprocherai toujours de l'avoir abandonnée si longtemps à l'hôpital […] et là j'ai retrouvé ma mère […] et le plaisir de m'en occuper ». Son mari, docker en arrêt de travail qui aide sa femme en particulier la nuit, déclare lui qu'il se sent « fier de ce que je fais pour ma belle-mère car je ne me serais jamais cru capable de ça […] et ça fait du bien de la voir simplement sourire » (Pennec, 1997).

C'est aussi l'objectif affectif qui règle les relations avec les proches et les membres de la fratrie. En l'absence d'entente, l'orientation définie par cet enfant reste inchangée, même au prix de conflits familiaux. Cette configuration privilégie la relation duelle entre l'enfant et l'ascendant concerné et, par-delà, l'autre ascendant. L'accompagnement est vécu comme la dernière occasion possible de construire un lien familial perçu comme défectueux ou tout au moins problématique, dans la mesure où l'âge des parents conduit à faire entrevoir sa disparition. C'est la reconnaissance d'une place d'enfant « accepté malgré tout » qu'il faut gagner. On peut penser qu'il s'agit de réparer les manques, situés dans les récits souvent dès le temps de la naissance, par l'excellence des liens renoués. L'enfant se considère lui-même comme « le bâton de vieillesse », le « rayon de soleil » de son père ou de sa mère selon les argumentaires déjà repérés par Clément (1993), comme s'il voulait inverser un don qui l'a insatisfait en rendant plus. Parfois, la « réussite » de la relation entre l'enfant considéré et son ascendant est d'autant plus impérieuse qu'elle est mise en contraste avec l'échec estimé d'un précédent accompagnement, généralement celui du père. C'est l'unicité de la relation qui fonde alors les modalités du soin, accentuant la part émotionnelle et la personnalisation des pratiques. Ces dernières sont présentées comme relevant de soi et non plus de la perpétuation familiale.

Ces positionnements peuvent être présentés par des fils et par des filles, exerçant ou non une activité professionnelle, mais ici encore les filles sont toujours les plus nombreuses. Lorsque ces personnes sont en activité, la priorité est donnée à l'exercice de la filiation en ayant recours à des modulations du temps de travail. Il en va de même dans les priorités établies au niveau conjugal et parental. On peut penser que dans ce dialogue, en face-à-face avec son ascendant, l'enfant poursuit une véritable quête identitaire dont est attendue la réattribution d'une meilleure place dans l'ensemble familial élargi. Pour certaines personnes, cette réhabilitation s'étend à l'appartenance communautaire, au sein de laquelle c'est toute l'histoire familiale au long cours qu'il s'agit de revalider. Une telle figure d'enfant rédempteur de l'histoire familiale exprime sans doute une recherche d'électivité susceptible de conduire au statut du meilleur des enfants. Mais cette recherche existe probablement aussi, selon d'autres modalités, dans les logiques évoquées par les filles assignées à la perpétuation familiale.

Devenir employé(e) de son parent et construire une filiation idéalisée

Devenir employé(e) de son parent peut alors tendre à renforcer cette relation duelle, cette dyade, et conduire à un enfermement dans ce champ clos où les autres enfants sont confinés aux marges face à l'accaparement de l'ascendant par l'un des enfants. Il faut rappeler que l'accent est mis sur le fait de faire plus et mieux que le parent lui-même ne l'a fait auparavant. Le don de la vie ne semble pas avoir totalement comblé la reconnaissance filiale, qui tente alors une ultime autoproduction de reconnaissance par le père ou la mère que l'on veut combler malgré tout. L'investissement dans la relation au parent dépendant s'accroît d'autant plus fortement que le sentiment d'une situation d'irréversibilité est prégnant. L'accompagnement de l'ascendant devient alors « son oeuvre », dans une réécriture de l'histoire familiale et une très grande personnalisation des relations aux parents et aux professionnels. L'attribution du statut d'employé(e) vient alors entériner la spécialisation de cet enfant et contribue à affaiblir encore la présence de médiateurs constitués auparavant par d'autres proches et les professionnels. Les enfants employés risquent dans le même temps de devenir captateurs de leurs ascendants, par rapport aux autres enfants, et captifs de leur histoire renforcée par le statut d'employé(e). Dans certains cas, les difficultés à prendre du recul, avec la mère principalement, sont renforcées par les situations économiques précaires de la mère et de la fille et par les propositions des travailleurs sociaux qui entérinent, voire renforcent, les situations de cohabitation contrainte. Deux situations peuvent être présentées ici (Pinvidic, 2001). Celle d'une femme d'une quarantaine d'années qui lors de son veuvage va accueillir sa mère à son domicile et qui recherche un travail salarié. Face à cette requête, l'assistante sociale de l'entreprise du conjoint décédé lui propose de devenir employée de sa mère à travers la demande de PSD, ce qui sera fait. Actuellement remariée, cette femme aimerait se désengager pour partie, ce qu'elle tente par la décohabitation, mais à défaut d'autres prises en charge et parce qu'elle « aime trop [sa] mère pour que ce soit quelqu'un d'autre » elle reste son employée, mais elle ajoute qu'elle aimerait avoir un autre travail et que d'autres personnes aident aussi sa mère. Une autre fille, célibataire, d'une quarantaine d'années également, cohabite en appartement avec sa mère ainsi qu'une soeur et un frère. Ces deux derniers ont des activités salariées, tandis que, « comme je suis au RMI, je m'occupe de ma mère comme je n'ai rien à faire » dit-elle. Ici encore, c'est l'assistante sociale qui la suit qui a préconisé qu'elle devienne employée de sa mère, demande qui a été une première fois refusée, et acceptée par la suite. Cette situation renforce le confinement de cette femme au domicile et au quartier de son enfance ainsi qu'au face à face avec sa mère, les autres intervenants appartenant eux-mêmes à ce huis clos familial.

La délégation à des professionnels sélectionnés

Pour les filles — encore ici très majoritaires — et les fils regroupé(e)s dans cette catégorie, la logique dominante conduit à souhaiter la professionnalisation des réponses aux besoins des ascendants. Ceux-ci sont volontiers assimilés aux « personnes âgées dépendantes » pour lesquelles sont revendiqués un accroissement des services et une médicalisation des établissements. L'aide aux ascendants est assimilée au soutien moral et affectif ainsi qu'à la sélection et à la gestion des services. Les attentes à l'égard des prestations de l'État, des organismes sociaux et des professionnels sont élevées, conduisant ces personnes à faire valoir les insuffisances des politiques relatives à la vieillesse et à revendiquer le développement d'une médecine spécialisée dans les soins aux personnes âgées. Filles et fils sont confronté(e)s à ce qu'elles (et ils) considèrent être des carences dans la prise en charge souhaitée, mettant en avant les situations d'hospitalisation, de cohabitation d'urgence à leur domicile, et procédant à une grande sélection des services, des personnels et éventuellement des établissements. Sont soulignés les incohérences et les désaccords qu'elles (et ils) perçoivent et éprouvent aussi bien à l'égard des services qu'au sein des familles. Leurs priorités familiales sont clairement désignées dans l'ordre de la conjugalité et envers leurs descendants : enfants et petits-enfants. Cependant, si tel est le sens du devoir, le sens de la dette les rappelle à leur position d'enfant. « Ce n'est pas un dû, c'est un rendu » déclare un fils aux prises avec la recherche d'une solution professionnelle pour l'un et l'autre de ses parents. Pour ces personnes, la répartition des tâches filiales repose non sur le principe de la désignation, de la reconnaissance parentale ou de celle de la fratrie, mais sur le principe de l'équité. Pour autant, la concrétisation de ce principe vient buter sur les capitaux inégaux entre filles et fils et entre les différents enfants. Si l'accord semble s'établir autour de l'usage de services professionnels, les positionnements affectifs diffèrent ainsi que les arguments et les rythmes de l'adhésion à l'introduction d'intervenants extérieurs à l'ensemble familial. Plus précisément encore, c'est la négociation avec les ascendants, seuls ou en couple, qui achoppe. Les filles sont aux premières loges dans ces oppositions entre les voeux parentaux et les préconisations de la fratrie, même si les fils n'en sont pas dispensés, il s'en faut, tout particulièrement face aux quasi-veto mis par les mères quant au placement de leurs conjoints par exemple. Ces personnes situent leurs propos dans les débats publics concernant la répartition entre fonctions publiques et privées, solidarités publiques et privées, travail professionnel et obligations domestiques et familiales. C'est au plan de l'ensemble de la société qu'est posée la question des parents dépendants, considérée moins comme une question filiale et familiale qu'en termes de problème de société.

Outre la priorité accordée au couple et à ses descendants, ces fils et ces filles prennent leurs distances avec les obligations filiales au nom de leurs activités professionnelles. Pour les femmes, l'activité permet de résister aux craintes d'envahissement par les soins filiaux (Pennec, 1997; Pennec et al., 2000). Ainsi, certaines sollicitent une prolongation de leur activité, ou refusent une cessation anticipée pour cette raison clairement explicitée, tout comme d'autres proposent leurs services de grand-mère bien au-delà des demandes de leurs enfants. Cet usage de l'activité professionnelle les distingue des femmes du premier groupe pour lesquelles le travail familial reste la priorité et des personnes du second groupe qui peuvent avoir une relation suspensive à l'activité professionnelle pour permettre l'exercice filial. Cependant, la tonalité des récits des femmes de ce groupe est globalement plus négative que celle des femmes des autres groupes. Si les propos majorent la nécessité de faire un tri dans les obligations héritées, la prise de distance s'avère progressive et ne va pas de soi. Il semble que les femmes aient plus de difficultés à régler la distance entre la fidélité aux générations précédentes, les relations filiales à l'égard de leur mère en particulier et leurs propres engagements conjugaux et parentaux. Si la rupture avec la communauté d'appartenance des parents peut se faire, il n'en va pas de même à l'égard de ce qui est pensé être l'histoire identitaire du père ou de la mère. C'est, en quelque sorte, l'ajustement de la « juste part » qui fait problème dans la chaîne des réciprocités. Comment rendre sans perpétuer les pratiques précédentes et sans courir le risque de se percevoir comme « une fille dénaturée », sentiment exprimé par une fille qui retarde sa retraite « pour ne pas être avalée par [sa] mère ». Cette femme s'est auparavant beaucoup investie dans l'accompagnement de son père et ne se sent pas prête à refaire le même travail auprès de sa mère malgré les incompréhensions de ses propres enfants à cet égard. Mais la délégation de ces fonctions, malgré tout perçues comme filiales, peut conduire aussi à se sentir au bout du compte « dépossédée de sa mère » par les professionnels du soin, voire par les autres membres de la famille, comme le dit une autre fille. Les sentiments de malaise, de culpabilité, voire de honte, sont exprimés et récusés dans le même temps, ainsi qu'est évoquée la sensation de « prendre un coup de vieux » (les cas évoqués sont issus de la recherche Pennec, 1997). En effet, l'arrangement avec la mère supposerait la reconnaissance ou l'acceptation des pratiques filiales, pratiques que ces filles estiment en opposition avec les désirs de leur mère. Pour Lavoie (1999 : 141-149 et 172) « le tribut des femmes » est plus contraignant au plan normatif comme au plan des pratiques, aussi bien pour les conjointes que pour les filles qui se doivent de prendre soin des membres de la famille, les filles ayant en outre plus de difficultés à prendre leur distance avec l'autorité parentale.

Être employé(e) de son parent et maintenir un partage équitable du travail filial ?

Dans de telles situations, devenir employé de son parent relève moins d'un choix que de raisons économiques, aussi bien du côté des ascendants que du côté des enfants, en situation de chômage par exemple, ou encore dans le cas d'un coût de l'hébergement jugé trop élevé par l'ensemble des membres de la famille. Sur les trente entretiens exploratoires, on ne trouve qu'une seule situation où un fils est employé, tandis que sur l'ensemble des dossiers étudiés en 2000 dans deux territoires du département du Finistère, seules des femmes sont employées (Pinvidic, 2001). Ce fils rencontré est âgé d'une trentaine d'années; célibataire et au chômage, il cohabite avec ses parents et n'a qu'un frère; il présente sa situation d'aidant comme transitoire du fait de son absence d'emploi (Pirou, 1997). Pour les filles aussi le passage en place d'employée du père ou de la mère s'exerce dans un contexte contraint et paradoxal à plusieurs titres. En premier lieu : les raisons financières et l'absence d'activité salariée (dont nous avons vu qu'elle « protégeait » de l'inflation des obligations filiales). En second, l'absence estimée d'une compétence de soin profane, reconnue par la personne et sa famille. De plus, la situation déroge alors des souhaits d'une prise en charge plus égalitaire. Enfin, cette position est contradictoire avec l'opinion déclarée selon laquelle « les personnes âgées dépendantes » doivent relever de soins professionnalisés spécialisés. En outre, pour ces personnes, les soins corporels à l'égard de leurs ascendants sont souvent présentés comme « contre nature » car portant atteinte à la pudeur des parents et des enfants; ils sont de ce fait dévolus aux professionnels tandis que sont sélectionnées les conduites d'affection et d'organisation des services. Or, le statut d'employé(e) filial(e) comporte nombre de soins corporels, comme en témoignent les relevés des dossiers de plans d'aide où dominent les rubriques « toilette » ou encore « s'occupe de tout » (Pirou, 1997; Pinvidic, 2001).

Dans ces configurations où une répartition égalitaire est souhaitée au sein de la fratrie et recherchée au travers de l'appel aux professionnels, le statut contraint d'employé(e) va compliquer les relations aux frères et soeurs et le rapport même aux ascendants. Sont ainsi présentées des situations d'excès des demandes parentales à l'égard de l'enfant soignant, s'appuyant sur le nouveau statut de salarié de ce dernier crédité par le parent employeur. Par ailleurs, certains ascendants considèrent le salaire attribué à cet enfant employé comme un bénéfice pour celui-ci et effectuent des dons, en guise de compensation, aux autres enfants sans prestation de travail obligée. Pour la personne employée elle-même, le brouillage des rôles entre ce qui relève du travail rémunéré et ce qui relève de la fonction filiale semble poser problème. Cette situation peut contribuer au « toujours plus » conduisant aux situations d'épuisement et (ou) provoquer des choix d'arrêt du statut d'employé(e) pour retrouver les repères plus ordinaires de la situation d'enfant. Enfin, au sein des familles, c'est à l'enfant le plus mal loti en capitaux divers (scolaires, professionnels, réseau relationnel, etc.) que sera dévolue la tâche de soutien filial, désignant ainsi les célibataires, les veuves, les cohabitants et les « sans emploi » et employé(e)s de service.

Pour compléter la perspective compréhensive, la présentation des caractéristiques sociales des personnes aidées et des personnes aidantes nous semble indispensable pour prendre la mesure des rapports sociaux en jeu. Dans les trente situations d'enfants salariés rencontrés, les personnes aidées sont principalement des mères (11), dont une vit en couple, trois pères (2 en couple) et deux belles-mères. La cohabitation concerne 19 cas, dont 5 chez les ascendants. Les enfants aidants « s'occupent de tout », dont la toilette, dans plus de la moitié des cas. Il s'agit de 29 femmes (23 mariées, 2 veuves, 2 divorcées, 2 célibataires) : 27 filles, 2 belles-filles, et d'un fils célibataire. La majorité (13) est âgée de 46 à 55 ans, 9 personnes ont plus de 55 ans et 8 personnes moins de 45 ans. Les activités des femmes sont les suivantes : 5 employées de maison, 4 agricultrices, 3 employées (vendeuse, serveuse), 2 « femmes de » (artisan et commerçant), 2 ouvrières, 2 agents d'entretien et 1 infirmière. Mais 10 sont au chômage et 3 ont cessé leur travail pour s'occuper de leurs ascendants tandis que 6 exercent encore à temps partiel. Dix femmes sont présentées sous l'appellation « au foyer » sans recherche particulière sur leurs activités temporaires. Le fils est au chômage. Les activités des conjoints : 10 ouvriers, 5 agriculteurs, 2 artisan et commerçant, 2 employés, 1 officier de marine, 1 au chômage (sans autre précision); 5 d'entre eux sont retraités. Ces catégories socioprofessionnelles démontrent l'assignation au soutien domestique des femmes dans les milieux sociaux où il s'avère indispensable de faire soi-même et quasi impossible de faire faire.

En conclusion : l'univers de la domesticité et les particularités du face à face entre employeur et employé dans les relations de dépendance

Les emplois évoqués, dont ceux des employées de leur parent, sont de plus en plus fortement renvoyés à l'univers de la domesticité, à celui du face à face direct entre employeurs et employé(e)s et aux conditions qui le caractérisent : une certaine invisibilité, la naturalisation des tâches, leur extensivité et leur polyvalence, la faiblesse des rémunérations et le hors statut salarial.

Le maintien ou le retour des femmes au domicile

Bien évidemment, la domesticité met en scène aux premières loges les femmes aux prises avec leurs différents rôles ménagers et familiaux car il n'aura échappé à personne que « les emplois familiaux », qu'ils soient d'aide à domicile, d'employé(e) de maison ou d'employé(e) des parents, sont exercés par des femmes (à plus de 95 %), le plus souvent pour soutenir ou suppléer d'autres femmes. Enfin, tout en visant le maintien des personnes dépendantes âgées au domicile (tout comme celui de la garde des enfants à domicile), ces politiques assignent à nombre de femmes employées le maintien dans le secteur du travail du domicile, trop souvent dans des conditions infra-salariales, les confinant aux « petits boulots de femmes » et aux services d'entraide. Pour les employées, ce travail relève de temps très partiels, véritable « marché de dupes » pour reprendre l'expression d'Angeloff (2000), dont il est pourtant encore dit et écrit qu'il permettrait à ces femmes une conciliation de leur vie familiale et professionnelle. Ce sont bien des discriminations de rapports sociaux de sexe et de rapports sociaux de classe qui s'exercent ici, comme l'ont clairement analysé plusieures chercheures, dont Junter (1999 : 73) et Gognalons (1990 : 530). Cette dernière, relevant « la féminisation de la pauvreté […] bien souvent avant l'âge de départ à la retraite », souligne non seulement l'absence de solvabilité du travail domestique au regard de l'emploi et des institutions de retraite, mais aussi l'assignation des femmes à la conciliation et ce qu'il leur en coûte. Le prix à payer en termes de perte de qualification, d'horaires partiels et contraints, d'absence de carrières, etc. fait de ces femmes des intermittentes du salariat qui sont aussi des permanentes des carrières familiales, situation qui les conduit encore trop souvent à une vieillesse financièrement dépendante. Sur ces points, il est utile de souligner combien sont nombreuses les similarités entre les conditions du travail des employé(e)s à domicile et le travail familial exercé par les conjoint(e)s et les enfants, les filles généralement, des personnes dépendantes âgées.

L'ambivalence du statut d'employeur dépendant de l'aide de son employé(e)

Dans les situations présentées, aussi bien pour les professionnelles que pour les enfants employées, disparaît le collectif de travail en tant que lieu possible de régulation des difficultés diverses : tensions, accroissements des handicaps et des besoins d'intervention, soutien moral et pratique. Plus encore, l'usager-employeur sollicite parfois lui-même la réalisation d'une part des fonctions d'employeur par son employée quand celle-ci doit se charger des papiers comme de l'ensemble des fonctions pour « tenir la maison » dans la mesure où c'est justement ce qui conduit à faire appel à « une aide à domicile ». L'absence de médiations et le face à face ainsi imposé conduisent au renforcement des modèles domestiques hérités et à l'accentuation de la part des émotions et du travail affectif. Les études menées auprès des personnels, comme celles réalisées auprès des personnes aidées ou (et) employeurs (Causse et al. 1999; Le Borgne-Uguen et Pennec, 2000), précisent combien il est difficile de délimiter et de limiter le périmètre des investissements des unes et des autres et comment les pratiques débordent en lieux et en temps par rapport aux rémunérations et tâches attribuées. De nombreuses tâches prises en charge relèvent d'obligations affectives et morales imposées par l'appartenance au réseau relationnel certes mais aussi par l'urgence des besoins et l'insuffisance des prestations accordées ou (et) existantes au plan collectif. Urgences, de ce fait, renvoyées aux usages domestiques (familiaux et d'entraide) et à celles qui les servent.

Les politiques menées face aux difficultés rencontrées par certaines personnes au grand âge relèvent trop fréquemment de l'urgence et manifestent un souci de réduction des coûts supportés par la collectivité. Elles font reposer sur des professionnelles peu reconnues et sur les femmes au sein des familles l'insolidarité nationale collective. Les principes d'égalité entre les sexes et entre les classes sociales restent ainsi à l'état de principes tant on sait combien le renvoi des solidarités au sein de la parenté accentue profondément les inégalités (Pitrou, 1992; Déchaux, 1994). Dans le cadre de la rémunération filiale (tout comme dans le cas de l'allocation parentale d'éducation) nous avons noté comment dans les classes aisées le travail professionnalisé protège et permet la sélection des investissements filiaux. Enfin, si la politique publique renforce l'affectation des femmes au soin des proches, elle contribue ainsi à en éloigner les fils, provoquant dans le même temps l'occultation des providences masculines filiales existantes.