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Que se passerait-il si nous décidions de faire jouer à l'appât du don le rôle que nous nous sommes habitués à voir jouer à l'appât du gain comme fondement anthropologique de l'action humaine ? C'est à cette question qu'est consacré le dernier ouvrage de Jacques Godbout. Non, cette perspective n'est ni le pari sympathique mais insensé d'un intellectuel rêveur, ni la manifestation archaïque d'un intégriste du lien primaire, alors même que tout semble indiquer le triomphe des sphères marchande et étatique, du calcul d'intérêt et de la rationalité instrumentale. L'auteur veut en convaincre le lecteur avec deux types d'arguments qui s'enrichissent mutuellement.
1. D'abord, l'évaluation empirique de l'emprise du don dans la société moderne montre qu'il n'est pas une survivance archaïque, de surcroît limitée aux liens primaires. Échanges de cadeaux, de services, d'hospitalité occupent toujours une place majeure de la vie dans la parenté. Mais on assiste aussi à la croissance de la part du don dans les liens entre étrangers. Ainsi, le tiers secteur, où des bénévoles s'activent au service d'étrangers inconnus, est en plein développement. De même, l'accroissement des dons d'organe, rendus possibles et efficaces par le progrès de la science, peut difficilement s'analyser comme survivance ou comme pratique intéressée. Chacune de ces propositions s'alimente de travaux largement originaux, d'une trop grande richesse pour qu'on puisse ici les évoquer en détail.
2. Ensuite, nos routines cognitives sont si bien ancrées qu'elles nous conduisent trop vite à « penser marché » ou « penser État » en toutes circonstances. À qui accepte de pourchasser ces (mauvaises) habitudes s'ouvre un espace où le don se révèle comme un ressort naturel de l'action humaine, c'est-à-dire ni comme une forme masquée d'intérêt, ni comme le produit de l'intériorisation de normes sociales. Ainsi, nommer « tiers secteur » ce que le Québec connaît sous le label de « secteur communautaire », c'est déjà se livrer pieds et poings liés à ces mauvaises habitudes de pensée, en le caractérisant négativement à partir des secteurs marchand et étatique : le personnel y est bénévole, donc non salarié; la demande n'y est pas solvable; la production y est réputée plutôt inefficace, pour n'être sanctionnée ni par le marché ni par les évaluations de l'État. Traiter en revanche le tiers secteur comme un espace de don aux étrangers, dont l'emblème pourrait être le cas des Alcooliques Anonymes, c'est se donner le moyen de qualifier positivement les bénévoles comme volontaires mus par l'appât du don plutôt que comme refoulés du salariat. C'est se permettre d'apercevoir le manque de pertinence des dichotomies offre-demande, production-usage caractéristiques du monde marchand. C'est ainsi découvrir un univers d'échange qui n'est pas régi par la nécessité récurrente d'éteindre une dette, mais par le désir de donner. C'est encore ouvrir les yeux sur les trésors d'efficacité par la coopération dont peuvent disposer les organisations du tiers secteur. C'est enfin se donner les moyens de comprendre pourquoi ces dernières ne sont pas, contrairement aux idées reçues, soumises à une loi d'airain qui les ferait inéluctablement basculer, dès qu'elles gagneraient en maturité, dans le monde du marché ou de la bureaucratie.
Jacques Godbout ne s'en tient pas à remettre en cause les idées reçues du monde profane comme du monde savant. Il propose un édifice théorique pour élaborer la question du don, dénaturée à son sens par l'application inadéquate des paradigmes individualiste ou holiste. Son dispositif repose sur quelques propositions essentielles, fortement ancrées dans l'observation empirique des diverses formes de don dans la parenté et aux étrangers, et dont on ne trace ici que les contours les plus généraux.
1. Le don se tient à distance du modèle de la circulation marchande et du modèle de la distribution étatique. La distribution étatique ouvre un accès mécaniquement ajusté à l'ensemble des traits pertinents des « ayants droit », là où le don est à la fois incertain et purement volontaire. La circulation marchande subordonne le lien à l'échange des choses, et résorbe la relation avec la dette, dans une relation ponctuelle et impersonnelle entre des valeurs monétaires et matérielles équivalentes. Le don se sert au contraire de l'échange des choses pour affirmer le lien : il s'éloigne volontairement de l'équivalence pour entretenir la dette plutôt que pour la résorber; il personnalise la relation en jouant avec sa propre règle; il cherche à réduire le sentiment d'obligation d'autrui, lui offrant ainsi la liberté d'exprimer à son tour le lien par un contre-don, qui ne peut en aucun cas être assimilé au remboursement d'une dette. « Le don est réaliste parce qu'il y a un retour, mais, pour qu'il y ait retour, il ne doit pas être fait pour cela » (p. 168). L'efficacité du don dépend de son désintéressement.
2. Contrairement à ce qu'affirme la vulgate de la théorie du don, les normes de réciprocité et de justice ne sont au centre, ni du don dans la parenté, ni du don aux étrangers (unilatéral par construction), qui constituent les deux points d'appui empirique de l'auteur. Loin de reposer sur un principe d'égalité, même différée, dans l'échange, l'importance du don s'accorde ainsi dans la parenté aux besoins du récepteur et à la capacité du donneur. Mais cette asymétrie n'implique pas pour autant sentiment de culpabilité ou de domination, comme cela serait le cas dans le monde marchand ou dans le monde bureaucratique, ou encore dans des usages pervertis du don (ceux où l'on donne par intérêt, pour obtenir un don ou un pouvoir en retour). Il faut donc conclure que le vocabulaire de la dette peine à rendre compte de la diversité des significations de l'échange : la dette marchande est une dette négative, qui engage l'obligation de restitution d'un équivalent; la « dette de don » ou « dette de reconnaissance » exprime une situation où la réception « ne se traduit plus par une obligation de rendre, mais par un désir de donner » (p. 56), que Jacques Godbout propose de nommer dette positive. Cette catégorie prend une position centrale dans le modèle théorique. En particulier, elle conduit à retourner vers la question de l'obligation et de la liberté en société, fondatrice de la sociologie. À côté de la liberté des « modernes », qui est « essentiellement l'absence de dette » (p. 47), Jacques Godbout affirme l'existence d'une autre liberté qui n'est pas celle de solder les dettes, mais celle de donner à son tour, et ainsi, de faire société en faisant « l'expérience d'une liberté non individualiste » (p. 148).
3. Les deux propositions précédentes montrent que, dans l'étude du don, il est indispensable « d'analyser la circulation des choses et les liens sociaux à l'intérieur d'un même modèle » (p. 14). En refusant de dissocier ce qui circule de la signification de cette circulation pour les acteurs, l'auteur en vient donc à réconcilier ce que le marché et l'État dissocient. S'ouvre alors la possibilité fascinante d'étudier les espaces communautaires (ceux qui ne sont régis ni par le marché ni par l'État), à partir d'hypothèses spécifiques. L'abolition de l'écart entre producteur et usager, la réconciliation des fins et des moyens, la considération de l'instinct de donner à côté de l'instinct de prendre sur le marché ou de l'instinct stratégique dans les organisations, l'accroissement volontaire des zones d'incertitude et l'augmentation de la liberté d'autrui sont autant d'entrées qui permettent alors de se défaire de ce qu'on pourrait nommer « l'impérialisme cognitif » des modèles de la circulation marchande et étatique.
Qu'on ne s'y trompe pas. L'objectif de Jacques Godbout n'est en aucune manière d'ignorer le marché et l'État au nom d'une utopie communautaire. Il ne conteste par exemple ni l'intérêt, ni les vertus du marché, qui « libère des relations sociales non voulues » dans les sociétés pluralistes, qui « crée un lien social qui vise à échapper aux obligations normales inhérentes aux liens sociaux », qui « fonde une alternative à la hiérarchie imposée » (p. 151-152). Mais il souligne les limites du modèle marchand pour l'étude du don, puisqu'il fonde sa neutralité par rapport aux valeurs sur leur chosification. De même, le modèle du don ne s'oppose pas pour lui à celui du marché ou de l'État comme la vertu au vice : chacun d'entre nous circule entre divers comportements en circulant entre les système d'action où il est impliqué, se faisant tour à tour calculateur stratège, ayant droit revendicatif ou donateur attentif au lien. Il n'y a donc ici aucun intégrisme dans le propos, qui vise « uniquement » à donner sa place au don, toute sa place, rien que sa place.
Auteur modéré dans son propos, Jacques Godbout n'est pourtant pas pour autant un auteur ennuyeux : son style vif s'allie à un humour tranquille, décapant pour la cuistrerie, nourri d'une indignation profonde mais retenue, qui réjouira une fois encore ses fidèles lecteurs. À un true believer de l'économie néo-classique, qui, lors de la crise québécoise du verglas de 1998, vante les vertus du marché (et donc des économistes…) pour assurer la répartition optimale dans des situations de rareté, notre auteur rétorque ainsi : « il est vrai que si on avait laissé augmenter les prix en fonction de la rareté, il n'y aurait plus eu de pénurie. Car, après un certain temps, ceux qui ne pouvaient pas payer seraient morts de froid, et il y aurait eu équilibre entre l'offre et la demande » (p. 64). On verra aussi comment il règle son compte à la métamorphose, par le marketing et le journalisme réunis, du don philanthropique en « consommation de causes » et des souffrances en « produits » dont la séduction s'accroît en raison directe de leur abomination (p. 114-115).
Si l'auteur ne se prive pas de rire un peu, il refuse en revanche les effets de manches, au profit d'une quête rigoureuse de la vérité empirique et de la justesse théorique. Quel but poursuit-il donc, pour mettre une telle passion à analyser ce qu'on pourrait d'abord prendre pour une lubie théorique marginale, dans un monde dominé, quoi qu'on en ait, par l'État et le marché ? Pour évaluer ce que nous offre ici Jacques Godbout, il faut l'inscrire dans la longue maturation, qui, de l'étude des organisations à celle de la bureaucratie puis de l'échange social, construit l'exceptionnelle continuité d'un projet auquel on reconnaît une oeuvre originale. Son expérience personnelle, qu'on pourrait dire traumatique, de l'échec d'une intervention publique fondée sur la participation dans les années 1970, le conduit d'abord à s'intéresser aux rapports a priori paradoxaux entre participation et démocratie, puis à la place des usagers dans la construction démocratique ( La Participation contre les usagers, La Démocratie des usagers ). Dans ces travaux, il interroge les sources et les conséquences de la dissociation entre producteurs et usagers. Avec la nostalgie bien québécoise peut-être « d'un monde que nous avons perdu ». Mais surtout avec le projet ambitieux d'imaginer les conditions de réconciliation avec elle-même d'une société déchirée par la séparation instituée de l'économique et du politique par rapport au social. Il en vient ainsi au coeur de son propos, en prenant de front le thème de l'échange non marchand et non étatique, se rapprochant de la tradition ouverte par K. Polanyi autour du thème de l'embbeddedness. Deux livres s'en suivront : L'Esprit du don d'abord, puis le présent ouvrage, Le Don, la dette et l'identité.
Comme pour Durkheim, dont il retrouve d'ailleurs parfois l'accent (voir par exemple p. 122 et suiv.), la sociologie ne vaudrait certainement pas une heure de peine pour Jacques Godbout si elle n'avait des conséquences pratiques. On le ressent ici comme dans ses ouvrages précédents, aux recommandations pour l'action publique qui accompagnent très naturellement l'analyse : ainsi des considérations en faveur d'une évaluation ex post du tiers secteur (p. 109-112); ainsi de l'interprétation du comportement des intermédiaires (p. 91-95) et des suggestions d'accompagnement du don d'organe (p. 144) en vue de mettre fin à « l'acharnement contre les identités » dans la relation aux malades (p. 138). Dans tous ces cas, on peut mesurer ce que les propositions pour l'action doivent ici à la finesse de l'analyse théorique.
Chacune des enquêtes de l'auteur est passionnante pour elle-même, chacune fournit de riches et originaux apports théoriques et la description d'univers souvent mal connus, auxquels cette note ne peut rendre entièrement justice : ainsi de l'étude de la variété des règles d'échange dans le don dans la parenté; ou de l'analyse approfondie de l'obligation de recevoir comme menace identitaire dans le don d'organes; ou encore de l'interprétation de la fragilité, entre État et marché, du modèle du don aux inconnus par le biais d'intermédiaires, et de l'analyse de ses conséquences. Etc. Il y a donc beaucoup à découvrir dans ce livre. Au fil d'un cheminement plus complexe que ne pourraient le laisser croire une forme toujours limpide, un souci permanent de prendre appui sur un matériel concret qui parle à tous, un volume réduit agréablement organisé en courts chapitres, une certitude s'imposera sans doute au lecteur comme elle s'est imposée à moi. Nous tenons là un ouvrage important, profond, innovateur, qui nous concerne comme sociologues et, peut-être plus important, comme personnes.