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Ce livre intitulé Il faut être audacieux : histoires et territoires d’entrepreneurs en situation de handicap est une collaboration entre Julien Billion, professeur en innovation et en entrepreneuriat à l’ISC Paris, et Claire Doussard, professeure à l’École spéciale d’architecture. Les auteurs explorent les parcours de plusieurs entrepreneurs français en situation de handicap. Le titre de l’ouvrage annonce la couleur. Les entrepreneurs interrogés ont fait preuve d’audace pour créer et gérer une entreprise. La définition d’« audace » étant de tirer parti d’une situation difficile par une attitude résolue, le terme semble effectivement approprié à la lecture des récits.
L’ouvrage ne tombe pas dans le cliché de l’entrepreneur superhéros surmontant avec plus ou moins d’aisance tous les obstacles rencontrés sur son chemin. Les auteurs prennent le temps d’expliquer les spécificités des uns et des autres et la manière dont ils construisent leur projet avec les contraintes qui sont les leurs. D’ailleurs, certains réfutent qu’on les place dans cette catégorie. C’est le cas de Kader, infirme moteur cérébral, qui « ne se considère pas comme handicapé, car il est né avec ce corps » (p. 53). La manière dont autrui perçoit le corps ou l’esprit de son prochain peut effectivement le réduire à cette unique condition. C’est particulièrement vrai selon moi lorsque les auteurs passent en revue la littérature sur ce sujet, car celle-ci a tendance à considérer les entrepreneurs en situation de handicap comme un groupe homogène (Hutchinson, Lay, Alexander et Ratcliffe, 2021). Il semblerait que les handicapés créent des entreprises moins performantes que les valides, qu’ils soient plus résilients, plus créatifs, prennent plus d’initiatives et que l’entrepreneuriat les responsabilise (p. 26). Il est préférable aussi qu’ils exercent à distance, car cela permet, semble-t-il, « de travailler dans un lieu adapté au handicap de l’entrepreneur, distinct de ceux des autres » (p. 30). Cachez cet entrepreneur que je ne saurais voir. Pas sûr qu’Oscar, diplômé de UC Berkeley et de SciencePo Paris soit du même avis (p. 55). Pour cet entrepreneur sourd, le succès est au rendez-vous. Son application qui permet aux sourds et aux malentendants de téléphoner est une référence mondiale. En sachant que son offre concerne aussi les personnes travaillant dans un endroit bruyant. On comprend pourquoi il « souhaite éviter qu’on le mette dans des cases » (p. 56). Comprenez, les étiquettes lui collent à la peau. Fort heureusement, les auteurs précisent que des facteurs tels que la propriété, l’ancienneté, les motivations et le capital social semblent avoir une influence plus significative sur la réussite ou l’échec d’une entreprise (p. 24).
Pour analyser un phénomène, il faut bien avoir des verticales de lecture. C’est toute la difficulté de l’exercice. Comprendre sans stéréotyper. Pour éviter cet écueil, les auteurs choisissent judicieusement de retracer chaque parcours de vie. Les rétinopathies côtoient les scléroses en plaques et les méningites aigües. L’un ne peut pas se déplacer sans son chien guide. L’autre a besoin de sa mère à proximité pour traduire ses paroles lorsqu’on ne le comprend pas. Chaque objet d’étude est humanisé. C’est l’avantage d’écrire un ouvrage de 200 pages. On peut prendre son temps. Jerry « écrit avec son nez, sur son téléphone, sa tablette ou son ordinateur » (p. 46). Vincent a « 1/10 à chaque oeil » (p. 47). Diane ne peut pas monter les étages « si les escaliers n’ont pas de rampe » (p. 50). Kader préfère se déplacer en fauteuil en hiver, car le corps fatigue plus vite, « le reste de l’année, il marche » (p. 53). Samir doit « faire appel à son associé, qui est entendant, pour téléphoner » (p. 55). La mise en contexte aide à mieux comprendre les enjeux et les défis auxquels sont confrontés ces entrepreneurs dans leur quotidien. Les auteurs nous aident à comprendre les différentes formes de handicap et leurs impacts sur la vie quotidienne et professionnelle des personnes concernées. Ils soulignent la diversité des situations et la nécessité de prendre en compte chaque individu dans sa singularité. Ils évitent de les ranger dans une unique catégorie qui les enferme et les réduit. Seul bémol, les handicaps mentaux ne sont pas représentés. Cela est probablement dû au fait qu’il n’y a pas beaucoup d’entrepreneurs concernés par ce type de handicap en France, contrairement aux pays anglo-saxons (Renouf et O’Shea, 2023). Voilà une perspective intéressante pour de futures recherches.
Comment mener des entretiens avec des personnes en situation de handicap ? Les explications fournies par les auteurs sont intéressantes à double titre. D’une part, elles permettent de comprendre le processus de collecte des données et les adaptations que le chercheur doit faire, ce qui peut potentiellement introduire des biais. D’autre part, elles offrent des informations précieuses pour les futures recherches afin de comprendre les précautions à prendre et les besoins matériels d’une collecte de ce type, car le handicap ne se réduit pas au fauteuil sur fond bleu que l’on voit sur les places de stationnement. Symbole réducteur qui engendre de multiples regards accusateurs si vous avez le malheur de vous y garer et de sortir de votre véhicule sur vos deux jambes. Les handicaps sont aussi multiples qu’il y a d’handicapés. N’allez pas dire à un aveugle qu’il est malvoyant ou à un malentendant qu’il est sourd. Les outils utilisés ne seront pas nécessairement les mêmes d’une personne à l’autre, même si vous pensez qu’il s’agit de la même « famille » de handicap. Tout comme la manière d’appréhender l’espace. Par exemple, Jessica, Ninon et Samir sont sourds ou malentendants. Jessica préfère réaliser les entretiens via « un service de relais téléphonique » (p. 42), ce qui implique d’être patient entre les questions et les réponses. Ninon opte pour le premier entretien par courriel (p. 44). Samir a besoin d’un interprète en langue des signes. Ce qui « s’avère coûteux et compliqué » pour les chercheurs (p. 54). Pour réaliser une recherche de ce genre, il faut donc faire preuve de flexibilité et potentiellement d’un budget. N’allez pas imposer une façon de faire pour communiquer, adaptez-vous à votre interlocuteur. Il utilise des outils adaptés à sa situation, qui sont peut-être (surement) plus efficaces que les vôtres.
Les résultats indiquent que la perception des entrepreneurs vis-à-vis de leur marché cible influence leurs stratégies commerciales. Certains utilisent leur handicap comme argument de vente, tandis que d’autres ne le font pas (Jammaers et Williams, 2021). Afin de réduire la stigmatisation liée à leur handicap, ils adoptent parfois des approches innovantes. Certains choisissent de s’adresser à une clientèle de personnes handicapées, comme Marwa qui précise que « le domaine que j’ai choisi c’est le handicap, ce qui me parlait le plus » (p. 76). D’autres ont une offre qui répond aux besoins d’un marché plus large, comme Samir, sourd et gérant d’un restaurant marocain.
Dans le premier cas, le handicap est souvent un atout, car il confère une légitimité sur le marché visé, composé de personnes confrontées aux mêmes problématiques que l’entrepreneur. Les besoins sont aussi plus facilement identifiables, mais l’étroitesse du marché peut mettre en péril la rentabilité de l’activité sur le long terme. Dans le second cas, le handicap est plutôt une contrainte. L’entrepreneur se confronte à un marché où la concurrence ne rencontre pas les mêmes difficultés. Ninon note que « il y a des blocages extérieurs comme traiter avec des clients qui ne connaissent pas forcément la LSF[1]. Il nous faut prévoir des budgets pour les interprètes et le centre relais pour pouvoir téléphoner et recevoir des coups de fil » (p. 145). Le handicap entraîne alors un surcoût qu’il faut prendre en charge d’une manière ou d’une autre, en augmentant les prix ou en réduisant les marges.
La communication et la sensibilisation paraissent également essentielles pour briser les stéréotypes et les préjugés associés aux personnes handicapées. Beaucoup d’entrepreneurs interrogés s’efforcent de partager leur expérience et leurs compétences pour démontrer leur valeur et leur expertise dans leur domaine. Cela peut inclure des présentations, des articles de blogue ou des témoignages pour illustrer leurs réalisations et leurs succès. C’est une façon de prouver sa légitimité en tant qu’entrepreneur (Kašperová, 2021). Si tant est que cela soit nécessaire de le faire. Bien que le sujet de l’ouvrage ne soit pas centré sur la construction identitaire, les résultats aident à comprendre comment les individus se perçoivent eux-mêmes et communiquent sur leurs capacités et leurs limites. Pour Alice, son handicap « c’est quelque chose qu’on utilise comme une force, comme un argument commercial avec mes associées » (p. 87). L’étude permet également d’examiner l’impact des attitudes et des stéréotypes sociaux sur l’autoperception des entrepreneurs handicapés et la gestion de leur vie professionnelle et personnelle.
Un travail en profondeur a été entrepris par les auteurs pour éclairer le lecteur sur les questions d’accessibilité des lieux de travail. C’est aussi en cela que cet ouvrage est intéressant, car si le cadre législatif et juridique français est relativement explicite, l’accessibilité des espaces est en réalité toute relative. Ainsi, un lieu accessible du point de vue d’une sourde ou malentendante ne l’est pas forcément du point de vue d’un entrepreneur aveugle ou se déplaçant en fauteuil. Par exemple, Ninon, qui a un handicap auditif, précise que son lieu de travail est parfaitement adapté à sa situation. Il est lumineux et l’agencement de l’espace permet une visualisation de l’ensemble, mais il n’est pas accessible pour tous. « J’aimerais qu’il soit accessible aux personnes à mobilité réduite, car nous avions eu une personne bénévole en fauteuil, il a été très frustré de ne pas pouvoir participer et nous aussi. » (p. 134) Même les lieux modernes et a priori construits comme étant accessibles ne le sont que partiellement. C’est le cas de Station-F[2]. Pour Malik, « les salles où on travaille sont très étroites. Donc pour entrer, ça va, mais pour sortir… On peut juste entrer et se poser » (p. 131). Vincent partage ce point de vue : « Station-F au niveau de l’adaptation pour le handicap, c’est un peu casse-couilles en vrai. Déjà tout se ressemble. Je ne sais jamais si je suis du côté gauche ou du côté droit. » (p. 131) Les personnes interrogées doivent donc constamment s’efforcer de s’adapter ou de créer un environnement de travail inclusif et accessible pour eux-mêmes (et leurs employés le cas échéant). En mettant en place des politiques et des pratiques favorisant la diversité et l’inclusion, ils peuvent attirer des talents diversifiés et renforcer leur image de marque sur le marché. Ce fut une réussite pour Gabriel qui a fondé un cabinet rassemblant des kinésithérapeutes voyants et non voyants. L’entreprise emploie une dizaine de personnes. « La cerise sur le gâteau c’est que j’ai été nommé chevalier de l’ordre national du Mérite parce que j’ai intégré des voyants dans un truc de non-voyant. » (p. 82)
Le sujet de la mobilité reste une problématique pour de nombreuses personnes interrogées, mais il ne les impacte pas de la même manière selon leur handicap. Alors que les informants sourds reportent peu de difficultés dans leurs déplacements, ce n’est pas le cas des informants déficients visuels ou handicapés moteurs. Les transports en commun sont problématiques. Jean regrette le manque d’annonce des stations dans le métro. « Je suis obligé de compter sur les doigts. Ce qui fait que de temps à autre, je me trompe. » (p. 169) Il faut aussi remarquer qu’à Paris, il ne suffit pas d’être à l’arrêt de bus pour que le chauffeur de bus s’arrête. Il faut parfois lui faire un signe explicite. « Encore faut-il voir le bus arriver ! Quand il y a un bruit de circulation, je l’entend pas. » (p. 169) D’autant plus que le développement des bus électriques et le silence qui l’accompagne n’aident pas à les distinguer dans le trafic. Le métro parisien est particulièrement dangereux, notamment aux heures de pointe. Les répondants se font souvent bousculer. Brahim a eu des accidents. « Je suis tombé deux fois sur les rails. » (p. 166) Le réseau historique du métro parisien est effectivement très peu accessible. Pour rendre accessible une ligne pour les personnes à mobilité réduite, il faut le faire sur l’ensemble des stations de la ligne. Or, les contraintes sont telles que l’opérateur RATP n’envisage pas de le faire. Trop cher, il paraît. Seule la ligne 14, entièrement automatisée, fait l’unanimité. « S’il n’y avait que des lignes 14 dans Paris, ce serait exceptionnel. » (p. 167) Quant au vélo qui a les faveurs des politiques publiques, quand on est aveugle c’est un peu compromis. Résultat, pour les répondants interrogés, le véhicule individuel ou les véhicules adaptés sont souvent les solutions privilégiées. Encore faut-il réussir à se garer.
Pour conclure, dans cet ouvrage, les auteurs mettent en avant l’importance de la résilience et de la persévérance pour surmonter les défis rencontrés par les entrepreneurs en situation de handicap. Ils démontrent comment ces personnes peuvent s’appuyer sur leurs expériences personnelles pour développer des compétences précieuses et les appliquer à leur projet. L’innovation et la créativité semblent essentielles pour réduire la stigmatisation et améliorer l’autoefficacité (Martin et Honig, 2020). Ils montrent comment ces entrepreneurs sont souvent mieux placés pour comprendre et répondre à ces besoins, grâce à leur propre vécu, mais tous ne choisissent pas d’entreprendre dans le champ du handicap. Loin de là. Certains développent une activité qui ne vise pas la clientèle handicapée. Le succès est parfois au rendez-vous. Cet ouvrage montre que beaucoup de problématiques rencontrées par les entrepreneurs en situation de handicap ne sont pas spécifiques à leur situation, mais sont celles rencontrées par la plupart des entrepreneurs. En revanche, du fait de leur handicap, les problèmes rencontrés prennent parfois une tout autre dimension.
Je recommande cette lecture pour les personnes en situation de handicap qui souhaitent lancer un projet, ainsi que pour les familles qui veulent ouvrir de nouvelles perspectives à leur entourage. Les chercheurs y trouveront leur compte pour comprendre un phénomène qui constitue une nouvelle voie de recherche encore peu explorée. Ces pages sont également intéressantes pour les dirigeants et les décideurs politiques afin d’adapter leurs pratiques et construire l’entreprise et la ville de demain.
Appendices
Notes
Références
- Hutchinson, C., Lay, K., Alexander, J. et Ratcliffe, J. (2021). People with intellectual disabilities as business owners : a systematic review of peer-reviewed literature. Journal of Applied Research Intellect Disabilities,34, 459-470.
- Jammaers, E. et Williams, J. (2021). Turning disability into a business : disabled entrepreneurs’ anomalous bodily capital.Organization.
- Kašperová, E. (2021). Impairment (in)visibility and stigma : how disabled entrepreneurs gain legitimacy in mainstream and disability markets. Entrepreneurship & Regional Development, 33, 9-10.
- Martin, B.C. et Honig, B. (2020). Inclusive management research : persons with disabilities and self-employment activity as an exemplar. Journal of Business Ethics,166, 553-575.
- Renouf, J. et O’Shea, N. (2023). Celebrating the upside of down syndrome entrepreneurs. Entreprendre & Innover.