Article body

Introduction

Toutes les organisations, quelle que soit leur taille, subissent depuis plus d’une vingtaine d’années des pressions pour intégrer des pratiques de responsabilité sociale des entreprises (RSE[2]) dans leur stratégie et dans leur fonctionnement quotidien (Lee, 2008 ; Aguinis et Glavas, 2012 ; Wang, Tong, Takeuchi et George, 2016). Compte tenu de la prévalence et de l’importance croissante de la RSE, nombreux sont les chercheurs en management qui ont cherché à identifier les conditions qui facilitent l’adoption substantielle de la RSE de telle sorte qu’elle devienne une partie intégrante et durable de l’organisation (Haack, Martignoni et Schoeneborn, 2021).

En dépit d’une littérature croissante, les recherches s’intéressent surtout aux antécédents et aux retombées de la RSE (Barnett, Henriques et Husted, 2020). Malgré les injonctions de certains auteurs (Smith, 2003 ; Gardberg et Fombrun, 2006 ; Mirvis et Googins, 2006) à inciter les chercheurs à mieux comprendre les processus qui soutiennent la RSE, rares sont les recherches s’inscrivant dans cette problématique. L’adoption de la RSE reste essentiellement vue comme une décision prise à un instant T (Blome et Paulraj, 2013), introduisant une vision statique de ce choix. Les recherches adoptant une vision processuelle sont encore très rares (Basu et Palazzo, 2008 ; Wang, Tong, Takeuchi et George, 2016). Ceci est encore plus vrai dans le champ de la PME, qui souffre déjà d’un certain retard sur les grandes entreprises en matière d’adoption de pratiques RSE (Lee, 2008 ; Thomas, Shaw et Page, 2011 ; Tamajón et Font, 2013 ; Bikefe et al., 2020). Si les PME sont de plus en plus nombreuses à s’engager dans la RSE (Goodwill Management, 2021), les trajectoires qu’elles suivent pour adopter ces pratiques restent encore peu connues (Coles, Fenclova et Dinan, 2013). Or, une meilleure compréhension de ces dernières peut permettre de mieux identifier les facteurs bloquants, ceux-ci pouvant varier selon les contextes et les trajectoires suivies.

Compte tenu du peu de connaissances disponibles, cet article amène des réponses à deux questions de recherche : 1) Quelles sont les trajectoires types d’adoption de pratiques RSE des PME ; 2) Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer ces différences de trajectoires ? Pour répondre à ces questions, nous avons mobilisé une méthodologie qualitative fondée sur l’étude de quatorze PME du secteur hôtelier. Le matériau empirique collecté permet d’identifier quatre trajectoires types, plus ou moins intenses, rapides et précoces. Il met également en avant le rôle des facteurs internes dans l’adoption d’une démarche RSE, ainsi que des leviers et freins spécifiques à chaque trajectoire.

Cet article est structuré comme suit : la première partie présente le cadre conceptuel de la recherche et la grille d’analyse bâtie à partir de la revue de la littérature sur la RSE et les PME. La deuxième partie explicite la méthodologie mise en oeuvre. Dans la troisième partie, les résultats sont présentés. Enfin, nous discutons ces résultats et présentons les apports et les implications managériales de cette recherche, ainsi que ses limites et les perspectives qu’elle ouvre.

1. Un cadre d’analyse pour appréhender les trajectoires d’adoption des pratiques RSE par les PME

À partir des rares connaissances disponibles sur les processus d’adoption des pratiques RSE, puis en transposant une grille d’analyse issue des recherches sur l’adoption des stratégies internationales par les PME, nous proposons un modèle d’identification des trajectoires d’adoption des pratiques RSE par les PME. Nous identifions ensuite les principaux facteurs qui pourraient exercer une influence sur ces trajectoires.

1.1. Proposition d’un modèle d’identification des trajectoires d’adoption des pratiques RSE

La question de l’adoption de la RSE dans la littérature concerne majoritairement les grandes entreprises et a plutôt été considérée en termes de proactivité d’engagement que de processus ou trajectoires. Les stratégies RSE sont ainsi régulièrement placées dans un continuum, allant de l’absence d’engagement à l’adoption d’un comportement très proactif (Carroll, 1979 ; Fouda, 2014). Selon les chercheurs, plusieurs niveaux d’engagement ou stratégies peuvent être identifiés : réaction, défense, accommodation et proaction pour Wilson (1975) ; défiance, évitement, compromis, acceptation, manipulation pour Olivier (1991) ; stratégie écodéfensive, écoconformiste ou écosensible pour Bellini (2003) ; stratégie attentiste, adaptative ou proactive pour Martinet et Reynaud (2004) ou encore réticence, prise en compte et engagement pour Maon, Lindgreen et Swaen (2010). En résumé, on identifie des entreprises pour lesquelles la RSE n’est pas une direction de développement souhaitée et qui essaient de contourner les lois pour préserver leur profit, d’autres qui s’engagent a minima dans la RSE, en respectant les standards ou les contraintes légales en vigueur, et enfin des firmes privilégiant une vision à plus long terme, qui s’engagent bien au-delà des exigences légales.

Par ailleurs, des recherches montrent que le niveau d’engagement peut s’étioler avec le temps ou être très irrégulier. Ainsi, Sethi (2003) a montré que les entreprises pouvaient adopter des pratiques RSE de façon sporadique pour faire face à une menace extérieure et en l’absence de valorisation commerciale. Weaver, Trevino et Cochran (1999) montrent également la difficile pérennité des pratiques RSE dans le temps lors de l’absence de demande externe. Pour Porter et Kramer (2002), en l’absence d’intérêt sur le long terme du dirigeant de l’entreprise, lors d’un changement à la tête de l’entreprise ou de l’apparition d’options stratégiques plus attrayantes, la RSE peut s’apparenter à une catharsis sans lendemain. Seules les entreprises fondées dès l’origine sur des valeurs RSE ou plaçant la RSE au coeur de leur modèle d’affaires, et outillées pour soutenir la mise en oeuvre de ces pratiques, seraient à même d’adopter de façon plus pérenne une démarche RSE (Sethi, 2003 ; Dando et Swift, 2003).

L’absence de recherches permettant de caractériser les trajectoires d’adoption des pratiques RSE dans les PME nous invite à consulter les travaux portant sur d’autres types de trajectoires au sein des PME. On trouve tout d’abord, dans la littérature en entrepreneuriat, de nombreux travaux sur les trajectoires de croissance des start-up, soulignant que celles-ci sont rarement linéaires et qu’elles ne suivent pas des processus idiosyncratiques (Diambeidou et Gailly, 2011). Par exemple, trois trajectoires ont été identifiées par McMahon (2001) en fonction de l’intensité de la croissance. Boissin, Grazzini et Tarillon (2019) ont pour leur part identifié une trajectoire « classique » d’entreprise traditionnelle et une trajectoire « en ciseau » de « start-upcash burnt » (star-up qui épuisent leurs liquidités). On trouve également des recherches sur les trajectoires d’intention entrepreneuriales (IE). Par exemple, Moreau et Raveleau (2006) identifient cinq familles de trajectoires selon l’intensité de l’IE dans le temps et montrent qu’une IE peut naître, se développer et mourir. On trouve enfin des recherches sur les trajectoires d’internationalisation des TPE/PME. Par exemple, pour caractériser les trajectoires d’internationalisation des entreprises artisanales, Thévenard-Puthod (2021) utilise une matrice à deux dimensions : le rythme et l’intensité de l’internationalisation (progression du chiffre d’affaires export, proximité des pays visés, degré d’engagement dans les pays) d’une part et la période à laquelle l’expansion internationale a démarré (précoce, c’est-à-dire dès la création de l’entreprise, ou non instantanée, c’est-à-dire une internationalisation plus tardive) d’autre part. L’auteur identifie également la possibilité pour une entreprise de suivre une trajectoire non linéaire ponctuée de phases de retrait (alternance de phases d’internationalisation et de désinternationalisation). Cette grille d’analyse étant la plus complète et ayant montré son caractère opérationnel dans le cadre de PME/TPE, nous proposons de l’adapter aux trajectoires d’adoption des pratiques RSE (Tableau 1). On distinguera ainsi tout d’abord le rythme et l’intensité de l’adoption des pratiques RSE. La première dimension sera évaluée à partir d’une approche multidimensionnelle de la RSE, en découpant cette dernière selon les trois grandes dimensions issues des travaux d’Elkington (1997) : environnementale (amélioration des pratiques sur le plan des ressources naturelles), sociale (respect socioculturel des populations) et économique (meilleure répartition économique des revenus) (Annexe 1). Cette décomposition est en effet celle ayant à ce jour rencontré le plus de succès, notamment du fait de sa simplicité (Acquier et Aggeri, 2015 ; François-Lecompte et Gentric, 2013).

Tableau 1

Les trajectoires potentielles d’adoption de pratiques RSE

Les trajectoires potentielles d’adoption de pratiques RSE
Source : adapté de Thévenard-Puthod, 2021.

-> See the list of tables

Pour évaluer le rythme d’adoption des pratiques RSE, on propose de prendre en considération l’évolution du nombre de piliers retenus par l’entreprise (d’un à trois) et, à l’intérieur de chacun de ces piliers, le nombre de pratiques différentes adoptées. L’intensité de ces pratiques est également prise en considération (utilisation de LED contre mise en place d’une installation géothermique). En tenant compte des travaux de Sethi (2003), Weaver, Trevino et Cochran (1999) et Porter et Kramer (2002), nous rajoutons également dans la matrice des possibilités de trajectoires non linéairement croissantes, mais laissant la possibilité de phases de retrait, qu’elles soient temporaires ou définitives. S’agissant du « démarrage de l’adoption », on regardera si les pratiques sont instituées dès la création ou la reprise de la PME, ou si elles sont mises en place après quelques années d’existence ou de reprise.

L’utilisation de cette matrice devrait nous permettre d’amener des éléments de réponse à notre première question de recherche : quelles sont les trajectoires suivies par les PME pour adopter des pratiques RSE ? Cependant, ces trajectoires pouvant être influencées par le contexte de la PME, il apparaît nécessaire d’identifier quels pourraient être ces facteurs d’influence (leviers et freins).

1.2. Les déterminants potentiels des trajectoires d’adoption de la RSE

Les chercheurs s’accordent sur le fait que le comportement des PME en matière de RSE, ainsi que les déterminants (leviers et freins) qui influencent l’adoption de pratiques RSE diffèrent des grandes entreprises et sont en cela spécifiques (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2007 ; Bonneveux, Calmé et Soparnot, 2011 ; Bon, Pensel et Morlet, 2015 ; Labelle et St-Pierre, 2015 ; Biwolé, 2017). Le tableau 2 recense ainsi les facteurs les plus couramment cités par les auteurs. Il distingue des déterminants internes et externes à la PME et indique s’ils agissent comme des freins ou des leviers.

1.2.1. Les facteurs internes

En matière de facteurs internes, la littérature différencie tout d’abord les facteurs organisationnels des facteurs individuels (Labelle et St-Pierre, 2015).

Les facteurs organisationnels

On retrouve dans la littérature sur la RSE en PME un ensemble d’une dizaine de facteurs relatifs au profil de l’entreprise. Parmi ceux-ci, la taille demeure l’un des déterminants organisationnels les plus souvent évoqués (Lepoutre et Heene, 2006 ; Torugsa, O’Donohue et Hecker, 2012). Elle peut ainsi tout d’abord agir comme un levier. La petite taille est associée à davantage de proximité physique entre le dirigeant et les salariés (Torrès, 2015), favorisant l’adoption de pratiques sociales, une bienveillance du dirigeant envers ses différents partenaires externes (Torrès, 2015) et plus de flexibilité qui favoriserait la mise en oeuvre et la diffusion des démarches RSE (Oueghlissi, 2013 ; Bon, Pensel et Morlet, 2015).

Toutefois, la taille est plus souvent mentionnée comme un facteur défavorable en matière d’engagement RSE. Ainsi, plus une entreprise est petite, moins elle possède de ressources et de compétences (Dewhurst et Thomas, 2003 ; Lee, 2008).

Tableau 2

Les freins et leviers à l’engagement RSE des PME

Les freins et leviers à l’engagement RSE des PME

-> See the list of tables

Le manque de ressources financières (Berger-Douce, 2008), de ressources humaines à mobiliser (Bon, Pensel et Morlet, 2015), de compétences techniques et/ou managériales (Bon, Pensel et Morlet, 2015) ou plus largement le manque de temps à consacrer à la recherche d’information sur la législation en vigueur ou les référentiels existants (Paradas, 2011 ; Berger-Douce, 2005, 2007, 2008) peuvent être autant de freins empêchant les PME de se lancer dans la RSE.

L’âge de la PME semble aussi jouer sur la propension à adopter des pratiques RSE. La date de création de l’entreprise fournit en effet une indication sur les valeurs en vigueur à l’époque à laquelle elle a été fondée et les représentations mentales qui risquent d’être partagées par les dirigeants et les salariés. Les PME plus récentes apparaissent ainsi plus sensibles aux préoccupations sociétales et environnementales (Labelle et Aka, 2010 ; Paradas, Debray, Revelli, et Courrent, 2013).

Un autre facteur d’influence organisationnel est la santé de la PME. Une bonne performance économique permet de dégager des ressources financières qui pourront être allouées à des projets de long terme, comme celui de l’engagement RSE. À l’inverse, une santé plus fragile n’autorise pas l’allocation de ressources financières adéquates à un tel projet (Berger-Douce, 2007 ; Brammer, Hoejmose et Millington, 2011).

La littérature indique par ailleurs que les PME dotées d’une plus grande capacité d’innovation ont une plus forte propension à s’engager dans la RSE (Morsing et Perrini, 2009 ; Berger-Douce, 2015). Inversement, un engagement responsable aurait des retombées positives sur la propension à innover (Bocquet, Le Bas, Mothe et Poussing, 2019 ; Coppola, Cozzi, Romano et Viccaro, 2022). Par exemple, Bocquet et al. (2019) indiquent que la RSE, en favorisant la diversité de nationalités, contribue par incidence à l’innovation technologique.

L’insertion de l’entreprise dans des réseaux d’affaires est également souvent vue comme un facteur facilitant (Berger-Douce, 2005, 2007 ; Morsing et Perrini, 2009), grâce à une meilleure sensibilisation aux enjeux de la RSE et/ou un apport d’informations concrètes sur ses bénéfices potentiels et les financements disponibles (Bonneveux et Saulquin, 2009). L’insertion dans des réseaux favorise également des effets de mimétisme (Torugsa, O’Donohue et Hecker, 2012).

Enfin, plusieurs stratégies semblent favoriser l’engagement RSE. Parmi celles-ci, on trouve la stratégie de différenciation (Sen et Cowley, 2013 ; Berger-Douce, 2008 ; Morsing et Perrini, 2009 ; Vo, Delchet-Cochet et Akeb, 2015), la RSE permettant d’améliorer l’image de l’entreprise et de renforcer son attractivité aux yeux des clients (Latif, Pérez et Sahibzada, 2020). Toutefois, la RSE peut également être adoptée dans le cadre d’une stratégie de réduction des coûts (Berger-Douce, 2008 ; Morsing et Perrini, 2009 ; Vo, Delchet-Cochet et Akeb, 2015) ou d’utilisation plus efficiente des ressources (Bikefe et al., 2020). Plus généralement, plus la RSE est au coeur même du modèle d’affaires de l’entreprise, plus cette dernière va s’engager activement (Berger-Douce, 2008 ; Morsing et Perrini, 2009).

Les facteurs individuels : le rôle clé du propriétaire-dirigeant

Les PME, et notamment les TPE, sont souvent dirigées par un unique propriétaire-dirigeant qui exerce une influence centrale sur son entreprise et sur les choix stratégiques (Marchesnay, 2011 ; Thévenard-Puthod et Picard, 2015 ; Torrès, 2015). Ainsi, les chercheurs s’accordent à reconnaître une influence forte du chef d’entreprise sur l’adoption de pratiques RSE. Les profils de dirigeants sont généralement différenciés à partir de variables sociodémographiques telles que l’âge (Courrent, Spence, et Gherib, 2016), le sexe (Labelle et St-Pierre, 2015), le niveau de formation ou son domaine de spécialisation. Un niveau d’éducation plus élevé serait par exemple associé à une sensibilité plus développée aux enjeux liés à la RSE (Paradas, Debray, Revelli, et Courrent, 2013). À l’inverse, l’engagement RSE tendrait à décroître lorsque la formation suivie est dans le domaine de la gestion (Labelle, St-Jean et Dutot, 2012), car les dirigeants seraient plus sensibilisés à l’importance de la profitabilité de leur entreprise.

Les valeurs du dirigeant, sa trajectoire sociale et professionnelle, son style de vie et sa vision façonnent également très largement son engagement RSE (Fraj-Andrés, Martinez-Salinas et Matute-Vallejo, 2009 ; Paradas, 2007 ; Berger-Douce, 2008 ; Bon, Pensel et Morlet, 2015 ; Courrent, 2012). Dans cet esprit, les chercheurs distinguent généralement les convictions managériales instrumentales (liées aux retombées économiques de la RSE) des convictions managériales intrinsèques (liées aux valeurs des dirigeants) (Bon, Pensel et Morlet, 2015). Rares sont les dirigeants de PME totalement désintéressés, la plupart espérant en retirer des bénéfices économiques (Courrent, Spence et Gherib, 2016).

Enfin, le degré d’enracinement dans un territoire se traduit par des contacts plus étroits avec les acteurs locaux (Torrès, 2015). Un ancrage territorial fort favoriserait ainsi l’apparition de comportements socialement responsables (Berger-Douce, 2007, 2008 ; Sen et Cowley, 2013 ; Morsing et Perrini, 2009 ; Uhlaner, Ulijn, Jennisken et Groen, 2011 ; Elbousserghini, Berger-Douce et Jamal, 2019).

1.2.2. Les facteurs externes

Les PME sont fortement sensibles à leur contexte environnemental et ses mutations (Picard, 2006). La prise en compte de l’influence des facteurs externes est donc indispensable. Parmi ceux-ci, on trouve tout d’abord l’environnement de l’entreprise. Le macroenvironnement peut être plus ou moins favorable à l’instauration de pratiques RSE (Berger-Douce, 2005 ; Matten et Moon, 2008 ; Labelle et Aka, 2010). Au niveau régional, l’adoption de pratiques RSE peut être vue par les PME comme un moyen d’attirer ou de retenir les salariés, ou encore de soutenir la vie locale dans les régions moins dynamiques (Berger-Douce et Courrent, 2009 ; Paradas, Debray, Revelli et Courrent, 2013).

Si les pressions institutionnelles sont en général moins fortes pour les PME (Bon et Taccola-Lapierre, 2015), les PME se doivent de respecter a minima les réglementations en vigueur. Certaines d’entre elles s’investissent en RSE en anticipant des évolutions réglementaires (Bikefe et al., 2020).

Plusieurs chercheurs soulignent ensuite l’influence des clients sur l’adoption des pratiques RSE (Ettinger, Grabner-Kräuter et Terlutter, 2018). Par exemple, dans les activités BtoB, la dépendance symbiotique de certaines PME vis-à-vis de leurs donneurs d’ordre les incite souvent à en suivre les exigences (Majkgård et Sharma, 1998 ; Lin et Chaney, 2007 ; Favre-Bonté et Thévenard-Puthod, 2013) en matière de gestion environnementale (Gadenne, Kennedy et McKeiver, 2009 ; Brammer, Hoejmose et Millington, 2011).

L’environnement concurrentiel est également vu comme un facteur d’influence important. Les PME peuvent ainsi subir la pression de standards RSE imposés par les grandes entreprises de leur marché. À l’inverse, une forte pression sur les prix laisse moins de place à des dépenses en matière de RSE (Morsing et Perrini, 2009 ; Torugsa, O’Donohue et Hecker, 2012).

Un frein régulièrement relevé dans la littérature est l’inadéquation des outils et dispositifs d’accompagnement disponibles parce qu’ils ont été pensés pour des entreprises de grande taille (Berger-Douce, 2005). On note un déficit de dispositif d’accompagnement ainsi qu’un nombre plus réduit d’aides financières pour les PME (Berger-Douce, 2005, 2008). Enfin, Douyon et Paradas (2020) montrent que lorsqu’il y a une sensibilisation à la RSE des futures start-up par les incubateurs, celle-ci porte sur les dimensions économique et sociale, mais moins sur la dimension environnementale, souvent considérée comme trop coûteuse pour ces jeunes structures.

Pour finir, les facteurs d’influence potentiels recensés très nombreux peuvent se conjuguer entre eux (Labelle et St-Pierre, 2015). Labelle et St-Pierre (2015) indiquent par ailleurs que cette influence s’accroît en fonction de la taille des PME. Ainsi, les TPE seraient essentiellement influencées par les valeurs de leur dirigeant, les PE plutôt par des facteurs organisationnels et les ME subiraient davantage les pressions de l’environnement. Dans le cadre de notre recherche, il s’agit d’utiliser ces facteurs d’influence pour expliquer de potentielles différences de trajectoires d’adoption des pratiques RSE.

2. Méthodologie

Compte tenu du faible nombre de recherches existant sur les trajectoires d’adoption des pratiques RSE au sein des PME et le caractère processuel de l’objet d’étude, nous avons opté pour une démarche qualitative fondée sur des études de cas réalisées de façon rétrospective (Yin, 2009 ; Eisenhardt, 1989). Nous présentons tout d’abord l’échantillon, puis nous précisons les méthodes de recueil et d’analyse des données que nous avons utilisées.

2.1. Le choix du secteur d’activité et la sélection des cas

L’étude s’appuie sur un échantillon de quatorze hôtels. Le choix du secteur d’activité s’est opéré pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le tourisme est l’une des formes les plus importantes d’activité économique dans le monde. La France figure en tête des pays les plus visités (87 millions de touristes internationaux en 2017, Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, 2017) et se situe au 5e rang mondial en termes de recettes (avec plus de 36 milliards d’euros en 2016). Au sein de ce secteur, l’hébergement représente à lui seul 10,2 % de la valeur ajoutée touristique (Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, 2017). Ensuite, les recherches consacrées à la RSE dans ce secteur en sont encore à un stade relativement précoce (Callot, 2011 ; Levy et Park, 2011 ; Coles, Fenclova et Dinan, 2013 ; Van der Yeught, 2017 ; Bourgel, 2018 ; Rhou et Singal, 2020) et peu s’intéressent au processus d’adoption de ces pratiques (François-Lecompte et Gentric, 2013 ; Gonzalez-Rodríguez, Martín-Samper, Köseoglu et Okumus, 2019). En outre, la RSE dans les petites et moyennes entreprises touristiques est négligée (Bohdanowicz et Zientara, 2012 ; Kasim, 2007), la plupart des recherches portant sur des chaînes hôtelières internationales ou positionnées dans le domaine du luxe (Clos, 2020 ; Franco, Caroli, Cappa et Del Chiappa, 2020 ; Khatter, White, Pyke et McGrath, 2021), des compagnies aériennes (Lee et Park, 2010 ; Coles, Fenclova et Dinan, 2011) ou des tours opérateurs (Van de Mosselaer, Van der Duim et Van Wijk, 2012). Étudier les PME du secteur hôtelier dans le cadre d’une recherche sur les trajectoires d’adoption des pratiques RSE semble être un choix pertinent.

Les entreprises ont été choisies parce qu’il s’agit de PME indépendantes localisées dans les Alpes, région fortement touristique. Notre échantillon comprend huit établissements localisés en France (départements de la Haute-Savoie et de l’Ain) et six en Suisse (cantons de Genève et de Vaud). Afin d’introduire une variété dans l’échantillon (Miles et Huberman, 1994) et de pouvoir mieux appréhender l’influence des facteurs externes et internes identifiés dans la littérature, nous avons inclus des hôtels présentant des caractéristiques diverses, en termes d’année de création, de taille, de standing, de localisations ou encore de clientèle visée (Tableau 3).

2.2. Le recueil et l’analyse des données

Dans un souci de triangulation des données (Yin, 2009), mais en contexte de confinement (crise de la Covid-19), cette recherche s’appuie uniquement sur deux types de données : des entretiens et l’analyse de documents. En premier lieu, afin de nous familiariser avec les hôtels étudiés et les pratiques RSE visibles, nous avons recueilli de l’information sur leurs sites Web et effectué une revue de presse locale. Puis, nous avons mené des entretiens semi-directifs. Compte tenu de la crise sanitaire, qui a engendré la fermeture de nombreux hôtels et de la frontière franco-suisse pendant plusieurs mois, et des contraintes temporelles liées au financement de notre projet de recherche, nous avons interrogé quatorze dirigeants et seulement deux salariés, principalement en visioconférence (seulement trois en face à face). Ces entretiens se sont déroulés entre le 22 mars 2021 et le 18 juin 2021 et ont duré entre 1 heure et 2 h 30. Les seize entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Ce sont au total 20 heures et près de 377 pages d’entretiens qui ont été analysées. Ces entrevues ont été réalisées à l’aide d’un guide d’entretien structuré en trois grands thèmes : 1) le profil du dirigeant, 2) les caractéristiques de l’hôtel et de son environnement et 3) la trajectoire d’adoption de la RSE (initiation de la démarche ; principales motivations ; sources d’informations utilisées ; dimensions RSE concernées et actions mises en oeuvre ; acteurs clés ayant participé au processus ; difficultés rencontrées ; évolutions de la démarche ; nombre de piliers et d’actions par piliers). Pour coder les données, nous avons utilisé une procédure d’analyse de contenu (Strauss, 1987) et le logiciel Atlas.ti. Nous avons codé les données en thèmes correspondant aux différentes composantes de notre cadre d’analyse. Pour chaque établissement, nous avons retracé l’évolution des pratiques dans le temps et identifié l’origine de la démarche RSE. La démarche est dite précoce lorsqu’elle est entreprise dès la première année de création ou de reprise et non instantanée au-delà d’une année d’exercice. Puis nous avons caractérisé le rythme et l’intensité des pratiques (Tableau 1 ; Annexe 1) en considérant l’évolution du nombre de piliers retenus par l’entreprise. Pour chacun de ces piliers, nous avons apprécié l’intensité des pratiques adoptées en leur attribuant une pondération qui indique un niveau d’engagement plus ou moins important. Dès lors, nous avons identifié pour chaque cas la progression du nombre de piliers, la diversité et l’intensité des pratiques au cours du temps. Le rythme et l’intensité ont été caractérisés comme rapides lorsque les pratiques s’intensifient sur une courte période (inférieure à un an) en raison de leur plus grande diversité et/ou un niveau d’engagement plus fort sur au moins une dimension de la RSE. Inversement, le rythme et l’intensité ont été identifiés comme faibles lorsque des différences notables ont été observées seulement au cours de nombreuses années. Nous avons ainsi pu caractériser la trajectoire suivie par chaque cas. Enfin, nous avons codé les leviers et les freins internes et externes à partir de ceux identifiés dans la littérature (Tableau 2). Nous avons créé une catégorie « autres » lorsque cela était nécessaire. L’unité de codage retenue a été la phrase ou le paragraphe relatif à une idée principale. Nous avons ensuite procédé à une analyse transversale pour faire émerger des modèles et tenter de comprendre les facteurs expliquant l’adoption de différentes trajectoires (Miles et Huberman, 1994).

Tableau 3

Liste des hôtels de l’échantillon[3]

Liste des hôtels de l’échantillon3

-> See the list of tables

Nous avons ainsi comparé les établissements en les regroupant selon la période d’initiation de la démarche, le rythme et l’intensité de son évolution. Les hôtels ont enfin été catégorisés en quatre groupes : démarche précoce rapide, démarche non instantanée et rapide, démarche précoce séquentielle, démarche non instantanée et séquentielle. Nous avons calculé le nombre d’occurrences pour chaque cas et sur l’ensemble du corpus, en prenant toutefois soin de vérifier qu’elles ne résultaient pas d’une surreprésentation dans des entretiens spécifiques. Nous avons pointé les fréquences des cooccurrences entre les trajectoires et les principaux leviers et freins à l’adoption de pratiques RSE afin d’identifier d’éventuelles similitudes et différences entre les groupes.

3. L’influence des facteurs externes et internes sur les trajectoires d’adoption des pratiques RSE par les PME hôtelières

Les résultats obtenus grâce à l’étude des quatorze cas de PME du secteur hôtelier permettent tout d’abord de mettre en évidence quatre trajectoires d’adoption des pratiques RSE. Ils mettent également en exergue l’influence majeure jouée par les facteurs internes dans l’adoption des pratiques. Ces résultats sont présentés dans les paragraphes qui suivent.

3.1. Quatre trajectoires d’adoption des pratiques RSE

L’annexe 2 présente les principales caractéristiques des trajectoires d’adoption des pratiques RSE des hôtels étudiés. La lecture de ce tableau permet d’identifier quatre trajectoires types, résumées de manière synthétique dans la matrice d’adoption des pratiques de RSE (Tableau 4) selon le rythme d’engagement (rapide, séquentiel, non linéaire) et le démarrage de la démarche (précoce contre non instantanée). La matrice montre l’importance de tenir compte du rythme d’engagement en complément de l’intensité et de la diversité des pratiques RSE. L’ensemble des établissements étudiés est à ce jour toujours engagé dans une démarche responsable. À cet égard, il est important de noter l’absence de cas de retrait ou de décroissance, c’est-à-dire qu’une fois la démarche RSE amorcée, aucun des établissements ne s’est désengagé ou n’a abandonné les pratiques mises en oeuvre. La trajectoire peut toutefois être marquée par des pauses souvent expliquées par l’amortissement des investissements entrepris ou la volonté de ne pas s’engager davantage face aux difficultés rencontrées.

(1) Un premier type d’entreprises réunit des hôtels qui suivent une démarche progressive amorcée dès la création ou la reprise de l’entreprise. La moitié des établissements s’inscrit dans cette catégorie (Lausanne 1, Genève 2, Yverdon, Genève 1, Chapelle, Carroz ainsi qu’Alby). Ce groupe semble relativement hétérogène, trois sous-groupes de cette trajectoire se trouvant à différents stades d’avancement.

Le premier sous-groupe inclut Yverdon et Genève 1 qui ont entrepris une démarche RSE de manière précoce. Par exemple, le dirigeant de Yverdon explique l’importance qu’il a accordée aux dimensions économique et sociale dès la création de l’établissement : « Quand on a lancé cette affaire, c’était dans un but de gagner notre vie, mais aussi que les autres la gagnent avec nous, donc nos fournisseurs et nos employés, et puis dans la notion sociale, je pense qu’on a toujours eu à coeur d’avoir ce côté très partage avec nos employés. » Pour ces deux établissements, la démarche reste peu engagée et très progressive, marquée par quelques actions complémentaires comme l’usage de l’eau courante en carafe à la place de bouteilles en plastique.

Tableau 4

Classement des cas dans la matrice des modèles d’adoption des pratiques de RSE

Classement des cas dans la matrice des modèles d’adoption des pratiques de RSE

-> See the list of tables

Dans le deuxième sous-groupe, deux PME (Lausanne 1 et Genève 2) ont été créées pour répondre à une problématique sociale, l’accueil et l’insertion sociale de sans-abris pour l’un et l’accueil de patients en leur offrant un tarif préférentiel pour l’autre. Lausanne 1 a expliqué : « Tout a été fait avant l’ouverture, au moment de la construction. On n’a pas mis en place de nouveaux systèmes depuis. » À leur mission sociale s’ajoutent quelques compléments apportés progressivement comme les repas à un tarif préférentiel pour les salariés ou encore l’amélioration de leur bien-être en leur proposant une réduction pour l’accès à une salle de sport. À l’inverse du premier sous-groupe, l’engagement RSE de ces deux hôtels implique des pratiques variées et plus ambitieuses (distribution de repas gratuits, éventuellement l’installation de bornes électriques).

Enfin, le troisième sous-groupe comprend Carroz, Alby et Chapelle, qui sont plus avancés dans leur trajectoire progressive et précoce. Ces établissements sont davantage engagés et comptent de nombreuses pratiques sur les trois volets de la RSE (accueil de femmes battues, installation géothermique). Leur démarche proactive se poursuit avec des projets d’engagement plus forts tels que l’installation de panneaux solaires ou le développement de séjours éthiques. La démarche progressive s’explique notamment par le temps d’amortissement des travaux de rénovation pour l’un et de consolidation et de développement d’une nouvelle clientèle pour l’autre.

(2) Le deuxième groupe comprend trois établissements (Gets, Belley et Morzine) qui ont adopté progressivement des pratiques de RSE, et ce, de façon non instantanée. Le développement est graduel pour répondre à l’évolution de la règlementation, réduire les coûts, mais également par la prise de conscience que c’est une nécessité. Par exemple, le directeur de l’hôtel Morzine explique : « On sent qu’il faut le faire, mais on ne sait pas encore… On est encore dans cette démarche apprenante en fait. On ne sait pas dans quelle direction on va pouvoir aller vraiment. » Les trois établissements de cette catégorie restent relativement peu engagés et présentent des pratiques peu nombreuses et peu diversifiées. Ils centrent leurs efforts principalement sur une seule dimension.

(3) Un seul hôtel de l’échantillon, Vailly, suit une trajectoire dont le rythme d’adoption de pratiques RSE est à la fois rapide et précoce. L’établissement est fortement engagé, en particulier sur la dimension environnementale. Il s’est vu distingué d’une étoile verte en 2019, soit quatre ans après sa reprise. Son dirigeant contribue aussi à diffuser un tourisme durable tant auprès des salariés qu’auprès du public et de ses pairs, en participant notamment à des salons professionnels. « L’écologie, tout ce qui est en tout cas lié à une activité durable, ça a toujours fait partie de moi et ça a toujours été là, je cherche toujours à aller un peu plus loin, […]. Et l’humain, c’est pareil, ça fait déjà longtemps. » (directeur de Vailly)

(4) L’échantillon compte trois établissements (Talloires, Tour et Lausanne 2) dont la démarche est certes non instantanée, mais relativement rapide par rapport aux hôtels classés dans les deux catégories précédentes. Ces entreprises se distinguent par une forte accélération de leur engagement sur deux ou trois dimensions de la RSE. Leur trajectoire est marquée par une phase de réflexion au cours de laquelle peu d’actions ont été entreprises. À la suite de cette phase de réflexion, une large variété de pratiques a été déployée. Ils se démarquent ainsi par une approche stratégique de la RSE en anticipation de l’évolution du tourisme durable.

3.2. Les facteurs explicatifs des trajectoires

En ce qui concerne l’analyse des leviers et des freins à l’adoption de pratiques RSE, nous avons analysé les données en deux temps. Une première analyse a permis d’identifier et de hiérarchiser les leviers et les freins les plus mentionnés par les PME hôtelières interrogées. Ensuite, nous avons affiné nos analyses afin de savoir si ces facteurs contribuent à mieux comprendre l’amorçage (précoce contre non instantané) et le rythme ainsi que l’intensité (progressif et séquentiel contre rapide) de la démarche RSE.

3.2.1. Les leviers et les freins à l’adoption de pratiques RSE au sein des PME hôtelières

Comme le montre le tableau 5, les facteurs internes (liés au dirigeant et organisationnels) prédominent dans la décision d’entreprendre une démarche responsable. Pour la majorité des établissements de l’échantillon, l’ancrage territorial du dirigeant joue ainsi un rôle déterminant de l’engagement dans une démarche RSE. Cet ancrage fait référence tant à l’histoire personnelle du dirigeant, qui reste attaché à un lieu où il peut vivre depuis de nombreuses années, qu’aux liens privilégiés qu’il entretient avec les acteurs locaux – associations, établissements de formation, offices de tourisme et/ou institutions politiques.

Tableau 5

Les principaux leviers et freins perçus par les dirigeants de PME hôtelières

Les principaux leviers et freins perçus par les dirigeants de PME hôtelières

-> See the list of tables

Les entreprises familiales avec une importante histoire locale tendent à s’investir davantage dans le développement économique local, participent à la stratégie touristique de leur région et cherchent à préserver l’environnement naturel qui est à la fois leur lieu de vie et de travail. « L’initiation de la démarche RSE, elle naît de mes parents et de leur manière de penser. Ils nous ont toujours éduqués de cette manière-là. Donc pour nous, elle paraissait totalement logique et inévitable. » (Carroz)

Le dirigeant reste l’acteur prépondérant dans l’impulsion d’une démarche RSE, en particulier par son pouvoir de décision sur les investissements financiers. À ce titre, les changements de direction peuvent modifier fortement l’orientation initiale de l’établissement. Dans les cas étudiés, les nouveaux dirigeants ont mis en place une stratégie RSE à leur arrivée ou ont accéléré une démarche existante, soit par convictions personnelles, soit par mimétisme du fait d’une expérience professionnelle antérieure dans des chaînes hôtelières ayant déjà instauré des pratiques RSE. « La motivation est en nous, elle est dans le fait de rentrer le soir chez soi et se dire que la planète ira peut-être un peu mieux grâce à notre travail, et que nos collaborateurs se sentent bien chez nous grâce à ce qu’on a changé. » (Chapelle)

Au niveau organisationnel, les dirigeants des PME sont très influencés par les réseaux auxquels ils ou leur entreprise appartiennent (syndicats professionnels, hôtels partenaires ou voisins…). Ces derniers restent une source privilégiée pour l’échange de bonnes pratiques et un vecteur important de nouvelles propositions qui, par incidence, contribuent à l’adoption de pratiques responsables. « On participe au projet de Suisse Tourisme qui s’appelle Swistainable. Il met en avant ce que font les hôtels sur les différents points du développement durable. Ça nous inspire beaucoup. » (Lausanne)

Si les leviers sont nombreux, les freins restent également importants, notamment pour un engagement plus ambitieux. Les résultats mettent en exergue deux principaux freins : le manque de ressources et de temps, ainsi que le manque d’adhésion des clients.

Les PME de notre échantillon indiquent tout d’abord que le manque de ressources financières reste le premier frein à leur démarche RSE compte tenu du coût conséquent des installations ou des rénovations nécessaires et/ou les prix très élevés des produits/fournitures bio ou écologiques. « On a une machine où on met tous les restes alimentaires. […] On en obtient une poudre au bout d’une heure, un terreau très fertile qu’on peut redonner à nos agriculteurs, ou mettre sur son jardin. Ça réduit énormément nos déchets. […] Mais c’est vrai que pour l’instant, ça coûte très cher. » (Chapelle)

La mise en place d’une démarche RSE nécessite aussi du temps alors même que l’activité hôtelière reste très chronophage. Les dirigeants participent ou assurent très souvent à temps plein des tâches opérationnelles dans l’hôtel (accueil, cuisine…). Une majorité d’entre eux déclare manquer de temps pour s’informer et se former, et de recul nécessaire à l’instauration de pratiques RSE, surtout face à la complexité ressentie des démarches : « En six mois, on a absolument tout refait, la priorité c’était le timing. On n’avait pas le temps de réfléchir à une autre option. On a paré au plus pressé et ce n’était malheureusement pas le plus écologique, mais le plus économique. Après, quand on a construit le spa, quand on a refait nos chambres, on a réfléchi avec nos prestataires pour investir de façon plus durable. » (Talloires) De même, une démarche de certification implique un temps de recherche du label adéquat et une procédure longue qui peuvent décourager leur acquisition. Le temps est donc une dimension cruciale afin de mieux comprendre la démarche d’adoption des pratiques RSE.

Le manque d’adhésion des clients représente le second frein. Les touristes cherchent à se détendre et oublier les contraintes, même s’ils peuvent être dans leur vie quotidienne plus sensibles à la préservation de l’environnement. Ils ne sont pas prêts à tolérer les désagréments liés à certaines pratiques environnementales (mauvaise odeur des produits d’entretien bio, linge changé moins souvent). Par exemple, le directeur de Gets explique : « Les clients sont un peu égoïstes, ils viennent chercher leur bien-être. S’ils gaspillent une serviette tous les jours pour prendre leur douche, ils s’en foutent, parce qu’ils veulent être bien. Ils veulent l’expérience client et des vacances inoubliables. »

3.2.2. Les facteurs d’influence des trajectoires d’adoption de pratiques RSE

Au-delà de ces tendances générales, nous avons comparé les leviers et des freins à l’adoption d’une démarche RSE pour savoir s’ils peuvent expliquer la trajectoire suivie. Le tableau 6 montre des différences entre chaque catégorie.

Tableau 6

L’influence des facteurs externes et internes dans les trajectoires

L’influence des facteurs externes et internes dans les trajectoires

-> See the list of tables

Les facteurs liés au dirigeant, et notamment leurs convictions personnelles, semblent engendrer un engagement plus précoce dans la démarche RSE (cas 1 et 3). La conviction personnelle est même quasiment le seul levier évoqué de la trajectoire précoce et rapide.

Dans les trajectoires précoces et progressives, on retrouve l’influence forte de l’ancrage territorial, un attachement important au territoire engendrant la volonté de le préserver. Un fort investissement local, doublé de l’insertion dans les réseaux, accroît la sensibilité RSE des dirigeants. Il est également intéressant de relever l’importance de la réglementation ou l’anticipation de l’évolution de la réglementation comme levier de l’adoption de pratiques RSE, mais les ambitions sont freinées par le manque de ressources, l’absence de reconnaissance des clients et les pressions concurrentielles.

Dans les trajectoires précoces et rapides, le principal moteur est la conviction et les valeurs du dirigeant. Face à la puissance de ce moteur interne, peu de freins sont perçus, si ce n’est une certaine frustration liée au manque d’adhésion des consommateurs, la difficulté à trouver les bons partenaires ou le manque de temps pour aller encore plus loin.

Les trajectoires non instantanées et progressives reposent principalement sur l’ancrage territorial du dirigeant et moins sur ses convictions personnelles. Cet ancrage, accompagné de l’insertion dans les réseaux locaux, entraînent un engagement minimal souvent perçu comme une obligation morale. Des effets de mimétisme et des incitations financières engendrent l’instauration de mesures minimales, faciles à mettre en place et à disséminer dans une entreprise de petite taille. Les leviers, qu’ils soient internes ou externes, sont beaucoup moins évoqués que pour les autres catégories. À l’inverse, les dirigeants interrogés évoquent de nombreux freins qui les empêchent d’aller plus loin : le manque de ressources, le manque d’outil d’accompagnement, le manque de connaissance… Ces établissements requièrent le plus d’accompagnement et d’incitations dans leur démarche RSE.

Enfin, dans les démarches non instantanées, mais rapides, ce sont davantage les facteurs organisationnels qui prédominent, et notamment la stratégie suivie. C’est également dans ce groupe d’établissements que les leviers externes sont les plus forts (pression des clients, initiatives des institutions locales). On trouve dans cette catégorie davantage d’hôtels avec un positionnement haut de gamme ou accueillant une clientèle d’affaires exigeante. Par exemple, le directeur de Tour témoigne : « Certaines grosses entreprises, quand on signe un contrat avec elles, il y a des questions qui sont posées, des critères à respecter. Les administrations prêtent attention à ça aussi. » Leur démarche RSE pourrait être qualifiée d’instrumentale. La plus grande taille de ces hôtels soulève également des freins spécifiques comme la réticence des salariés.

Discussion et conclusion

Les quatorze études de cas de PME hôtelières ont permis de faire émerger plusieurs enseignements, permettant une meilleure compréhension des trajectoires d’adoption des pratiques de RSE et de leurs facteurs explicatifs.

Tout d’abord, cette recherche alimente la littérature sur l’adoption de la RSE par les PME, en montrant que celle-ci peut se manifester de différentes manières en fonction du profil de la PME et des leviers et freins qu’elle perçoit ou auxquels elle est confrontée. Nos résultats ont ainsi permis d’identifier quatre trajectoires induisant une précocité et une intensité d’engagement plus ou moins grandes. Ces trajectoires soulignent que l’engagement RSE, même s’il n’est pas forcément intense et croissant sur la durée, apparaît difficilement réversible. Ainsi, contrairement aux rares travaux antérieurs qui portent sur l’adoption d’une démarche RSE (Sethi, 2003 ; Weaver, Trevino et Cochran, 1999 ; Porter et Kramer, 2002), qui ont constaté des phases de retrait ou de décroissance dans les trajectoires, nous n’avons pas constaté de retours en arrière dans l’engagement RSE des PME hôtelières. De même, l’identification d’une trajectoire rapide, mais non instantanée, diffère des travaux antérieurs qui associent plutôt l’adoption pérenne de pratiques RSE aux seules entreprises qui intègrent la démarche au coeur de leur modèle d’affaires (Sethi, 2003 ; Dando et Swift, 2003). Ces différences de résultats peuvent s’expliquer par la spécificité du secteur hôtelier et la période d’étude. Tout d’abord, dans le domaine de l’hôtellerie, il n’y a pas de séparation entre le lieu de fabrication et le lieu de délivrance du service. La nature des investissements à réaliser, leur coût qui peut s’avérer conséquent pour une PME aux ressources par définition limitées (Dewhurst et Thomas, 2003 ; Lee, 2008) et les conséquences sur l’activité quotidienne (des travaux importants pouvant engendrer une fermeture de l’établissement sur plusieurs mois et donc l’absence de chiffre d’affaires) peuvent certes freiner ou ralentir la précocité ou le rythme d’engagement dans une démarche RSE, mais limitent également les possibles retours en arrière. Cela peut également expliquer que certains hôteliers attendent avant de se lancer dans la démarche, puis, une fois l’engagement pris, profitent de la fermeture de l’établissement pour réaliser en une seule fois les travaux de mise en conformité. Ensuite, cette étude, plus récente que les précédentes, s’inscrit dans un contexte où la prise de conscience des enjeux RSE semble mieux établie et plus largement partagée[4] comme l’illustre le rapport Goodwill Management (2021).

Cette recherche complète également les travaux antérieurs qui ont mis en exergue une très grande diversité de leviers et de freins en les hiérarchisant et en apportant un regard nouveau sur comment ces leviers influencent la trajectoire d’adoption de la RSE. Si la littérature sur la RSE a pendant longtemps fait une large place aux moteurs externes (Coles, Fenclova et Dinan, 2013), force est de constater qu’en ce qui concerne les PME, ce sont les facteurs internes qui demeurent les plus importants.

Au premier rang de ces facteurs, et dans la lignée des travaux portant plus généralement sur le management stratégique des TPE/PME (Marchesnay, 2011 ; Bayad, Gallais, Marlin et Schmitt, 2010 ; Thévenard-Puthod et Picard, 2015) et sur ceux s’intéressant à la RSE dans les PME (Fraj-Andrés, Martinez-Salinas et Matute-Vallejo, 2009 ; Paradas, 2007 ; Berger-Douce, 2008 ; Bon, Pensel et Morlet, 2015 ; Courrent, 2012), le dirigeant constitue le levier (et le frein) essentiel. Dans les PME, les valeurs du dirigeant, son parcours professionnel, son style de vie et sa vision façonnent très largement son engagement RSE, comme nous avons pu le vérifier dans notre échantillon. Ainsi, un engagement précoce, provoqué à la création ou à la reprise de l’établissement, est principalement le fait des convictions personnelles du dirigeant. Celles-ci peuvent être intrinsèques (liées aux valeurs personnelles), mais aussi provenir d’une expérience antérieure dans une entreprise plus avancée en matière de RSE ou de formations suivies. Lorsque cette conviction est absente ou moins prégnante, l’adoption est plus tardive. C’est alors l’ancrage territorial et l’appartenance à des réseaux locaux qui peuvent jouer un rôle dans le cas des trajectoires moins précoces et moins rapides. On retrouve ici l’importance de l’encastrement – territorial et au sein de réseaux – des PME (Elbousserghini, Berger-Douce et Jamal, 2019) et plus largement le rôle joué par la proximité au sein de ces petites structures (Torrès, 2015). Ainsi, un enracinement fort du dirigeant, notamment quand il est issu d’une famille présente sur un territoire depuis plusieurs générations, ou quand il a su développer des contacts étroits avec les acteurs locaux, favorise certes une volonté de préserver le territoire et de contribuer au développement local (Torrès, 2015 ; Berger-Douce, 2007, 2008 ; Sen et Cowley, 2013 ; Morsing et Perrini, 2009 ; Uhlaner et al., 2011 ; Goodwill Management, 2021), mais ne constitue pas forcément une priorité au moment de la création ou de la reprise de l’entreprise. Enfin, ce sont les motifs stratégiques et les pressions externes qui expliquent les rythmes d’adoption moins précoces, mais plus rapides (Sen et Cowley, 2013 ; Berger-Douce, 2008 ; Morsing et Perrini 2009 ; Vo, Delchet-Cochet et Akeb, 2015). Ce résultat permet de nuancer l’idée de Labelle et St-Pierre (2015) selon laquelle les facteurs d’influence d’une démarche RSE s’accroissent en fonction de la taille de la PME. Une vision plus instrumentale de la RSE s’expliquerait davantage par une anticipation de l’évolution de la demande et de la règlementation que par la taille de la PME.

D’un point de vue managérial, ce travail débouche sur plusieurs apports. Tout d’abord, les résultats empiriques confirment les difficultés de certaines PME à s’engager dans une démarche RSE. Le manque de ressources financières et le manque de temps semblent être les principaux freins à un engagement précoce et rapide. Le manque de temps par exemple ne permet pas aux dirigeants de s’informer correctement, et ce, d’autant plus qu’ils indiquent, en France, faire face à une confusion sur le rôle de chaque institution (chambres de commerce, Régions, Ademe…) et sur l’aide qu’elles peuvent apporter. L’offre d’accompagnement semble ainsi beaucoup moins lisible en France qu’en Suisse, ce qui décourage les établissements à chercher de l’aide. Il y aurait donc un effort de communication à réaliser dans ce domaine. De même, une clarification des référentiels serait bénéfique aux hôteliers afin de déployer les pratiques responsables en adéquation avec leur stratégie et les ressources dont ces PME disposent. L’identification des trajectoires permet également de mettre en évidence l’importance de la stratégie touristique dans les communes pour développer l’activité économique. A contrario, l’appui des institutions locales pour un tourisme plus durable reste limité pour les établissements plus dynamiques suivant un rythme rapide. Enfin, l’étude des leviers et des freins propres à chaque trajectoire permet de mettre en exergue la spécificité de la mise en oeuvre d’une démarche RSE au sein des PME par rapport aux grandes chaînes. Les pratiques RSE sont diverses et souvent déployées dans une stratégie de long terme en restant fortement liées aux valeurs du dirigeant et à son ancrage territorial. A contrario, les grandes chaînes semblent davantage motivées par la recherche d’une meilleure efficience et le maintien de leur réputation.

Ce premier travail exploratoire présente cependant plusieurs limites. Un échantillon plus important d’hôtels indépendants permettrait d’affiner les analyses relatives à la localisation des établissements. Plus particulièrement, il serait intéressant de mieux comprendre l’influence de la destination touristique (en termes de pression concurrentielle, mais aussi de stratégie touristique locale) sur l’engagement RSE. Un hôtel situé dans un centre historique ne fait pas face aux mêmes contraintes pour s’engager dans la RSE qu’un hôtel localisé en montagne (contraintes liées au patrimoine historique contre contraintes climatiques). Certains chercheurs mentionnent ainsi l’influence des conditions climatiques sur l’adoption de la RSE (Callot, 2014). Van der Yeught (2009) montre de son côté que le succès de la politique RSE du parc national des Cinque Terre en Italie s’explique à la fois par une gouvernance particulière, au sein de laquelle la participation des différentes parties prenantes a été soigneusement pensée, mais aussi par la culture locale, important vecteur de coopération entre ces parties prenantes. De plus, nous avons mené des entretiens principalement auprès de directeurs d’établissements. Le secteur hôtelier étant particulièrement touché par la pandémie, une majorité d’employés sont restés sans activité salariale durant la période de collecte de données. Une observation de leurs activités au quotidien contribuerait à mieux déceler les freins à l’adoption de pratiques RSE, l’éventuel décalage entre l’ambition du directeur d’établissement et les procédures mises en oeuvre, et les retours des clients sur le comportement des salariés. Ceci pourrait déboucher sur une analyse plus longitudinale qui permettrait de mieux comprendre le processus d’adoption des pratiques et qui pourrait être très complémentaire à l’analyse des trajectoires d’adoption que nous avons menée, a posteriori, dans ce travail. Enfin, on pourrait approfondir l’influence du contexte national sur le processus d’adoption pratique.