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Année sabbatique : voilà bien un thème qui fait rêver les universitaires. Quand on les interroge, les enseignants-chercheurs ont tous de multiples projets pour leur année sabbatique, qu’ils la prennent ou pas : écrire un livre, faire son habilitation à diriger les recherches, lancer une nouvelle thématique de recherche, refaire du terrain, aller présenter ses recherches aux collègues du monde entier en étant invité dans plusieurs pays, préparer un nouveau cours ou transformer significativement ceux qu’on donne déjà, et puis aussi tout simplement s’abstraire du quotidien, relâcher le contrat psychologique qui nous lie aux étudiants et à nos universités, diminuer la pression et retrouver du temps pour s’investir dans un nombre limité d’activités liées à la recherche ou à l’enseignement.

À l’instar du conte philosophique de Voltaire, Candide ou l’Optimisme, paru en 1759, je me propose tout d’abord de revisiter rapidement les composantes du mythe « année sabbatique ». Comment l’année sabbatique s’insère-t-elle dans la carrière universitaire, tant du point de vue individuel que de celui du directeur de la recherche que je suis ?

Sabbatique : entre eldorado et jardin

L’année sabbatique universitaire est un mythe, une utopie entre eldorado universitaire, qui devrait permettre d’avancer de manière déterminante la recherche ou un projet pédagogique, et jardin préservé, un refuge autorisant le chercheur à s’éloigner temporairement de la multiplicité des tâches et des demandes de la vie universitaire. Si l’on revient à l’étymologie de l’année sabbatique, le sabbat est le jour de repos hebdomadaire dans toutes les religions qui reconnaissent l’Ancien Testament. C’est un temps où l’activité quotidienne s’arrête pour se consacrer à la réflexion, à la prière ou à l’étude. Par extension, dans certains pays, l’année sabbatique est un droit ouvert au salarié, durant lequel le contrat de travail est suspendu sans être rompu pour que le salarié puisse se consacrer à toute activité de son choix. Dans le monde universitaire, l’année sabbatique est un droit ouvert aux enseignants-chercheurs pour leur permettre de renouveler leurs thématiques de recherche, leurs collaborations et pour réinvestir un nouveau champ de recherche ou d’enseignement avec du temps pour collecter et analyser des données.

Relâcher la pression

La vie universitaire est stressante malgré l’absence de menaces sur l’emploi (en France du moins) et la relative diversité du travail. Le caractère symbolique des échanges, l’absence de hiérarchie et des responsabilités aux frontières floues font que le contrat universitaire est essentiellement un contrat psychologique, que ce soit avec l’université ou la communauté académique. Les attentes sont souvent contradictoires, les injonctions paradoxales dans un monde où les universitaires sont jaloux de leur indépendance et de leur liberté. L’année sabbatique est un moment où le contrat psychologique se relâche et où les universitaires peuvent se consacrer à un nombre plus limité de tâches tout en étant à l’abri des sollicitations ou des défis symboliques. Ils sont souvent dans un autre pays, dans un autre environnement, réalisant le projet qu’ils ont proposé. Dans leur étude sur l’année sabbatique comme moment de répit, Davidson et al. (2010) soulignent que les universitaires qui prennent une année sabbatique voient leur stress et leur risque de surmenage professionnel diminuer lors de cette année, et dans l’année suivante. Ils montrent aussi que la satisfaction et le bien-être au travail croissent avec la prise d’une année sabbatique.

Se consacrer à la recherche

Dans le discours de la plupart des collègues, l’année sabbatique est un temps consacré à la recherche, qu’il soit tourné vers l’avenir, pour tester des sujets ou lancer une nouvelle thématique, ou vers le passé, avec l’écriture des articles laissés en jachère, la finalisation d’un livre ou d’une habilitation à diriger les recherches.

L’année sabbatique permet aux universitaires de limiter ce qui est malheureusement considéré par certains comme du temps perdu : diffuser les connaissances, accompagner la transformation des organisations à partir des recherches conduites en intervenant en entreprise, transformer profondément son enseignement, etc. (Dahan et Mangematin, 2010). Elle permet d’envisager l’activité de recherche sur un temps long. Mais attention, la recherche et l’écriture sont des activités qui supposent une attention quotidienne et des rituels. Paul J. Silvia (2007) rappelle que l’écriture est une activité difficile, souvent douloureuse et rarement innée. Elle requiert une pratique régulière et s’inscrit souvent dans des temps courts, car il est impossible de se concentrer sur le long terme. Silvia parle de manière humoristique de la procrastination face à l’écriture, en mentionnant notamment le manque de temps (quantitatif ou qualitatif) et les évitements habituels (pas assez de données, pas assez de références ou d’inspiration). Il évoque aussi le caractère ambigu de ce qui peut sembler être des distractions du métier d’enseignant-chercheur (faire cours, faire de l’administratif, suivre des étudiants en thèse, etc.) qui apparaissent à la fois comme des contraintes et des activités légitimes pour éviter d’écrire.

Finir ou commencer

L’une des caractéristiques communes à la plupart des universitaires, qu’ils débutent ou soient très avancés dans leur carrière, est d’être en retard ou d’avoir des projets en souffrance. Ainsi la première réaction à l’annonce de l’accord de l’Université pour une année sabbatique est d’ouvrir le dossier « projets en cours » et de planifier une année pour les achever, soumettre des textes en vue d’une communication ou d’une publication et en finaliser d’autres ayant déjà subi une première évaluation. Cela peut aussi se traduire par l’écriture d’une habilitation à diriger les recherches, perçue comme la fin d’une période ou d’une thématique. Si une telle démarche est légitime, il est cependant important de s’interroger sur trois éléments. J’ai tout d’abord la faiblesse de croire à une certaine écologie des projets de recherche : certains émergent et se concrétisent, d’autres restent dans les limbes ou inachevés. Les priorités implicites qui sont données en temps normal peuvent traduire l’espoir légitime que nous pouvons forger pour ces projets. Il ne resterait ainsi que les projets dans lesquels nous ne croyons pas complètement. Est-il pertinent de privilégier ces projets pour une sabbatique ? Ensuite, écrire durant les périodes normales d’enseignement est une question d’organisation pour sanctuariser des temps déterminés. Il n’en est pas de même pour collecter et analyser des données. Cela prend du temps et peut nécessiter des interactions nombreuses, interviews, accès aux archives, visites ou immersion dans les données. Il est souvent plus aisé de « caser » trois heures pour écrire que trois jours pour faire des interviews avec des personnes qui sont souvent très occupées. Enfin, si l’année sabbatique est conçue pour clore un sujet, comment le pipeline de nouvelles recherches sera-t-il nourri ? Nous conseillons à nos doctorants de débuter rapidement après la thèse, avant même la soutenance, un nouveau sujet, un nouveau terrain ou de nouvelles collaborations pour continuer à nourrir la réflexion et « avoir du grain à moudre » durant les premières années d’enseignement. Il en est de même lorsque nous arrivons au bout d’une thématique, d’un projet de recherche. Il est important de relancer un nouveau projet avant que les articles ne soient publiés.

Plutôt commencer que finir, profiter de ce temps privilégié pour débuter un nouveau programme de recherche, retrouver le plaisir de découvrir comme un doctorant naïf et émerveillé de nouvelles approches théoriques, de nouveaux terrains ou de nouvelles bases de données. La sabbatique est un moment ouvert vers le futur, durant lequel un nouveau programme de recherche peut être testé auprès de nouveaux collègues au cours d’ateliers de travail, de rencontres informelles ou de conférences. La découverte n’occupe pas le temps de manière intensive et il est possible de prévoir des temps d’écriture ou de révision des articles, tout comme cela se fait durant les années non sabbatiques.

Une bonne sabbatique : les conditions de réussite

Réussir sa sabbatique comporte deux dimensions, pour l’individu tout d’abord et pour l’Université qui l’emploie ensuite. Je souhaiterais partager avec vous quelques observations qui me tiennent à coeur.

J’incite fortement tous mes collègues à partir durant leur année sabbatique, et je pense qu’il est essentiel de bien préparer son départ. Partir suppose un investissement psychologique et financier important même si, en France ou au Québec, le professeur reçoit habituellement durant son année sabbatique 80 % ou 90 % de son salaire habituel. Ainsi, de mon point de vue, l’année sabbatique s’étend sur trois ans. D’abord, il y a une année de préparation, avec l’identification d’un lieu et de collègues pertinents pour les projets de recherche en développement et, souvent, recherche de financement qui nécessite de mettre noir sur blanc le projet, le cadre théorique et le cadre méthodologique de recherche. Je veux mentionner également que préparer son départ, c’est aussi organiser sa succession pour les cours et les tâches administratives ou d’encadrement ; cela implique, bien sûr, un renoncement qui est aussi une promesse de renouvellement au retour. Puis, il y a l’année sabbatique à proprement parler, année durant laquelle le programme de recherche est mis en oeuvre, de nouvelles conversations émergent avec des collègues différents qui nous socialisent à d’autres pratiques scientifiques, une autre organisation du travail et de nouvelles interactions. La sabbatique devient ainsi l’occasion de mettre en perspective ses propres pratiques de recherche ou l’organisation au sein du département de recherche, grâce à la découverte de ce qui se passe ailleurs. Finalement, il y a le retour, avec la continuation du programme de travail qui vient compléter ou renouveler l’activité antérieure.

Reprenons le parallèle avec le voyage initiatique de Candide. Surpris enlacé avec Cunégonde, la fille du baron de Thunder-ten-tronckh, Candide est chassé du château où il a vécu heureux et crédule, acceptant les théories de Pangloss sans esprit critique. Partir permet à Candide de mettre en perspective ce qu’il a appris, ce qu’il a vécu et ce qu’il vit au jour le jour. Au fil des expériences et des découvertes, il apprend à penser, à réfléchir, ce qui est bien l’objectif d’une sabbatique si on se réfère au sens étymologique. Les thèmes du jardin et de l’eldorado sont présents tout au long de l’oeuvre. L’eldorado peut s’apparenter à la recherche d’un absolu qui ne se révèle que fantasmatique. Le jardin est riche symboliquement. Il constitue à la fois un refuge pour y trouver le répit et un lieu que l’homme transforme par son travail.

Partir permet de s’éloigner des bruissements politiques qui peuplent les couloirs de nos universités. Cela permet de réduire les tensions, de relativiser les injonctions et les urgences. En ce sens, partir constitue une libération, et on s’aperçoit souvent au retour de sabbatique que les transformations radicales auxquelles il fallait s’atteler urgemment nous ont attendus bien sagement.

Une année est un temps qui peut paraître long et qui s’avère finalement très court. Il faut quelques semaines pour s’installer dans sa nouvelle vie, et découvrir ses nouveaux collègues. Les routines sont à peine en place qu’il est temps de préparer le retour. Il est important de prioriser les projets et de savoir clairement en arrivant ce par quoi on commence. Une sabbatique est perturbante. Elle casse les repères et peut être paralysante. C’est pourquoi prévoir les premières semaines est essentiel. Il est aussi clé de routiniser un certain nombre d’actions, l’écriture notamment. La sabbatique est une excellente occasion pour tester une nouvelle organisation de son travail, sanctuariser des temps d’écriture, de lecture, d’arbitrage d’articles ou d’interactions avec ses collègues.

Le retour de sabbatique est souvent compliqué. Partir demande des efforts et c’est un temps d’intenses découvertes qui transforment profondément votre vision du monde et vos pratiques. Comme Candide, vous êtes amenés à questionner les affirmations de Pangloss. Comme Candide, vous découvrez des terrains inconnus où la transposition de ce que vous connaissez dans votre univers professionnel ne vous est d’aucune aide. Nouvelles pratiques, nouveaux comportements, nouvelles valeurs, autant d’éléments qui vont infléchir votre trajectoire professionnelle. Tandis que la sabbatique peut induire une discontinuité dans votre trajectoire universitaire, vos collègues ont évolué d’une manière plus aisée à anticiper, moins radicale, plus incrémentale. Le retour peut être frustrant et compliqué par ces différences de vécu. J’ai toujours recommandé à mes collègues d’imaginer durant leur sabbatique l’organisation dans laquelle ils avaient envie de travailler à leur retour. Cela peut être la même université, la même équipe, mais avec un rôle ou des responsabilités différentes, ou bien une autre organisation.

Du point de vue de la direction de l’Université, soutenir une sabbatique est un investissement financier et en capital social. Financier, car cela suppose de remplacer un enseignant pendant une année. En capital social, car la direction attend que l’enseignant-chercheur impulse à son retour une nouvelle dynamique, connecte les collègues à de nouveaux réseaux et fasse bénéficier l’organisation des résultats du programme de recherche. Il est ainsi essentiel d’organiser le retour de sabbatique de chacune des personnes qui part.

Quelques mots pour conclure

La sabbatique doit-elle être un temps efficace ? Du point de vue de la direction de l’organisation, cela va sans dire, mais il est aussi bien difficile de qualifier ce qu’est un temps efficace. Deux critères peuvent être avancés : plutôt une année orientée vers l’exploration d’un nouveau programme que l’exploitation des résultats antérieurs. Les promesses sont plus fortes et la sabbatique, en créant une rupture dans les routines, est un moment où les risques pour l’individu et l’organisation sont plus élevés. Plutôt partir que rester au même endroit. Partir pour mettre en perspective comme Candide alors que rester au sein de son organisation ne permet pas vraiment de s’abstraire des contingences locales, même si cela permet de relâcher la pression.

Quel message pour les enseignants-chercheurs qui ne peuvent ou ne veulent pas prendre une sabbatique ? La sabbatique est un élément perturbant et perturbateur. Il est perturbant puisqu’il induit une discontinuité, une rupture et l’abandon d’un quotidien intéressant, avec des cours que l’on a plaisir à délivrer ou à animer, des étudiants que l’on suit sur plusieurs années et une vie sociale et associative riche. Perturbateur, car il entraîne une redéfinition des tâches au sein des organisations. Et il est plus confortable, pour une direction, que tout le monde ne parte pas en sabbatique. Il est alors nécessaire de créer en interne les conditions d’un questionnement de ce que l’on fait de manière routinisée et des pratiques de recherche. Des séminaires riches, des visiteurs nombreux qui sont accueillis au sein des départements ou des laboratoires constituent autant de possibilités d’échanger et de se renouveler. La rédaction de l’habilitation à diriger les recherches est un temps réflexif sur ses propres pratiques. C’est un temps de partage avec son directeur d’HDR et avec les membres du jury. Pour ma part, j’ai toujours considéré la sabbatique comme une chance, même si elle n’est pas toujours aisée à saisir.

Comme Candide, je me suis enrichi intellectuellement en cultivant divers jardins. La sabbatique n’a pas le même sens en début de carrière que lorsqu’on est professeur. En début de carrière, il s’agit d’élargir son spectre d’analyse, de mieux appréhender différentes traditions de recherche et approches théoriques. Lorsqu’on est plus avancé dans la carrière, la sabbatique permet de s’engager dans des projets plus ambitieux en coordonnant non seulement des projets localement, mais aussi en proposant un agenda de recherche à une communauté plus vaste, avec du coencadrement de doctorants ou de jeunes collègues. Une seule constante : il faut cultiver son jardin, quel qu’il soit, et c’est grâce à ce travail que la recherche avance.

Comme nous y invite André Gide dans Les Nourritures terrestres : Candide academicus, « voici une des mille postures face à la vie, choisis la tienne ! »