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Introduction

Sous des formes diverses, la créativité semble être un facteur essentiel de développement et de performance des PME. La créativité peut se définir comme « un processus permettant de percevoir et de combiner autrement ce qui existe déjà et menant à la proposition et au développement d’idées nouvelles et potentiellement utiles pour l’organisation, ses employés ou ses clients » (Leonard et Swap, 1999 ; De Brabandere, 2007 ; Carrier et Gélinas, 2011). La créativité est également « essentielle dans l’émergence de nouvelles idées ou opportunités d’affaires (Amabile, 1997 ; Long et McMullan, 1984 ; Hills, Shrader et Lumpkin, 1999 ; De Tienne et Chandler, 2004) » (Carrier, Cadieux et Tremblay, 2010, p. 114).

Cependant, Carrier et Gélinas (2011) notent que « les travaux canoniques sur la créativité organisationnelle (Amabile, 1997 ; Woodman, Sawyer et Griffin, 1993 ; Ford, 1996 ; Drazin, Glynn et Kazanjian, 1999) n’abordent pas leur questionnement au regard de la PME ». Qui plus est, les PME disposent de moindres ressources que les grandes entreprises pour s’engager dans des processus formels de créativité, d’où l’intérêt d’aider leurs dirigeants et leurs salariés à mieux identifier les processus de créativité à l’oeuvre en leur sein et ainsi mieux les gérer.

Parmi les contextes d’étude de la créativité organisationnelle, il paraît éclairant d’identifier les processus de créativité à l’oeuvre dans des contextes exacerbés, c’est-à-dire dans lesquels les individus et les organisations sont soumis à des conditions d’exercice qui tendent leurs ressources. Les travaux analysant des situations de crise ou d’urgence (Weick, 1993 ; Giordano et Musca, 2012 ; Rouleau, Musca, Perez et Giordano, 2013) ont souvent permis de révéler des éléments stables, fort utiles pour des contextes organisationnels plus classiques. Dans le cas de la recherche en PME, l’un de ces contextes exacerbés est celui des PME en hypercroissance. Dans ces PME, qui doublent leur chiffre d’affaires en quatre années, les ressources sont soumises à une forte tension : leur rareté invite l’entreprise à générer des solutions à la fois rapidement et durablement efficaces.

Comparativement à des entreprises à croissance modérée ou lente, les entreprises en hypercroissance doivent faire face à des enjeux organisationnels omniprésents et démultipliés. Les capacités de financement sont souvent difficiles à mobiliser (Diamond, 1991). De plus, l’entreprise doit sans cesse se doter d’outils de gestion fonctionnels (suivis financiers, marketing, RH) pour asseoir sa croissance (Chanut-Guieu et Guieu, 2011a). Ainsi, l’entreprise se structure en franchissant des seuils bien plus rapidement qu’une entreprise à croissance moyenne ou faible (Chanut-Guieu et Guieu, 2011a). Comme Gasse (1996) l’a identifié pour la croissance de la PME, les principaux facteurs d’hypercroissance sont d’abord internes : la vision du dirigeant, sa volonté de croître, le potentiel de l’entreprise. Les circonstances – externes – de développement vont, quant à elles, souvent porter les entreprises vers d’autres horizons, tant géographiques que sectoriels. Aussi, l’examen de la place qu’occupe la créativité organisationnelle dans les PME en hypercroissance intéresse tout à la fois les chercheurs et les praticiens, spécialistes de la créativité comme de la croissance de la PME.

On peut notamment, dans un tel contexte, se poser la question centrale de savoir « quelle est la place de la créativité organisationnelle dans les PME en hypercroissance ? » Dit autrement, nous posons les deux questions suivantes : (1) quels sont les leviers de la créativité dans les PME en hypercroissance ? et (2) la créativité suffit-elle à générer et à maintenir un niveau de croissance rapide dans ces entreprises ?

Ainsi, à travers ces deux questions, ce sont les relations entre créativité et hypercroissance qui vont être abordées. Pour ce faire, l’article est constitué de quatre sections. La première section présente la revue de littérature sur les PME en hypercroissance et la créativité organisationnelle, ce qui amène à formuler deux propositions centrales sur leurs relations. La deuxième section présente les terrains étudiés et les méthodes mobilisées. La troisième section présente les résultats empiriques, en proposant des modélisations 1) sur les conditions favorables à la créativité dans les PME en hypercroissance, 2) sur l’articulation nécessaire entre créativité et routinisation pour maîtriser l’hypercroissance. La quatrième section discute ces résultats. La conclusion résume les principaux apports, propose des recommandations managériales, dresse les limites et invite à des prolongements.

1. Revue de la littérature

1.1. Hypercroissance des PME

La question de la croissance des entreprises reste centrale en sciences de gestion et en économie. Certaines PME se développent à un rythme très élevé. Ces PME en hypercroissance se caractérisent par un taux de croissance du chiffre d’affaires d’au moins 20 % pendant au moins quatre années. Cette définition a été donnée par Birch (1987), même si des vocables approchant (forte croissance, croissance rapide, gazelles entre autres) peuvent donner une forme relative à cette notion. Ainsi, la PME en hypercroissance double de taille en quatre ans.

Le concept même d’hypercroissance a été introduit par Markman et Gartner (2002). Selon eux, le phénomène reste peu étudié (Markman et Gartner, 2002) et demeure largement rattaché au phénomène de la croissance rapide. L’intérêt pour les gazelles, étudiées notamment par Julien et son équipe à l’orée des années 2000 (Julien, 2002), a accéléré la publication de travaux consacrés à la croissance rapide des PME. Par exemple, Barringer, Jones et Neubaum, (2005) ont associé une revue de littérature sur 106 contributions à une étude comparative de comptes rendus issus de 50 PME en forte croissance et 50 PME témoins. Pour eux, les éléments distinctifs des PME rapides sont les caractéristiques des créateurs, les attributs de l’entreprise, les pratiques d’affaires et la GRH. Les PME à forte croissance se caractérisent également par la forte tension exercée sur leurs ressources.

Quant aux facteurs externes expliquant la forte croissance, ils sont finalement assez rares. Il n’existe pas d’effet sectoriel notable, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer. Certes, certains secteurs d’activités en fort développement permettent à leurs entreprises de profiter d’un effet d’entraînement ; mais même dans des secteurs en forte croissance, certaines entreprises ne génèrent pas des taux élevés de croissance (Mustar, 2002). Les facteurs externes sont donc bien plus des éléments facilitants que véritablement explicatifs.

La littérature strictement consacrée à l’hypercroissance est très récente. Plusieurs conclusions sont à souligner. Littunen et Virtanen (2009) ont insisté sur la nécessité de mieux appréhender les processus qui y mènent. Delmar, Davidsonn et Gartner, (2003) ont repéré différents types d’entreprises en croissance, dont les « super absolute growers », qui affichent une croissance à la fois forte et régulière des ventes et de l’effectif. Claveau, Perez, Prim- Allaz et Teyssier (2012) ont montré que c’est par la valorisation d’une marge que ces PME se développent. De plus, les dirigeants de PME en hypercroissance présentent des spécificités. Chanut-Guieu et Guieu (2010, 2011b) ont identifié leur caractère sur-optimiste, volontaire et indépendant. Belliato, Champagne et Seville (2010) ont parlé de « métier de dirigeant de PME en hypercroissance ». Pour d’autres, l’hypercroissance est essentiellement générée par des opportunités d’affaires hors du commun et un accès particulier à des ressources (essentiellement sous forme de connaissances). L’entrepreneur y jouerait un rôle modérateur plutôt qu’explicatif (Cassia et Minola, 2012).

En outre, l’hypercroissance peut être considérée comme un phénomène pluriel. C’est en premier lieu un état dynamique tel que défini par Levie et Lichtenstein (2010). Leurs travaux récents mettent en évidence des états dynamiques récurrents, modélisant en les simplifiant les modèles traditionnels de développement par étapes successives. Pour Levie et Lichtenstein, la tension est centrale. Elle est le fruit d’une opportunité qu’il faut saisir et pour laquelle les ressources de l’organisation sont mises en ligne pour concrétiser les aspirations de l’entrepreneur. L’hypercroissance est un état dynamique, dans lequel les dirigeants font preuve de gestion paradoxale : sur la base d’une logique dominante qui guide leur action, ils génèrent des objectifs ambigus pour mettre les ressources sous tension (Chanut-Guieu, Guieu et Tannery, 2009 ; Chanut-Guieu, Guieu, Tannery et Dana, 2012).

En deuxième lieu, l’hypercroissance doit être définie comme un processus. Cela complique son identification puisque l’objet observé est modifié en permanence. La PME grandit vite – pour parfois ne plus être considérée légalement comme une PME – mais conserve une gestion assez centralisée, familiale, peu sophistiquée, autonome, dans une logique de proximité, ce qui correspond à certaines caractéristiques relevées par Julien et Marchesnay dans leur ouvrage séminal (GREPME, 1994), et récemment rappelées par Filion (2007) ou Torrès (2007).

En troisième lieu, l’hypercroissance est une situation de gestion particulière. Pour Girin, « une situation de gestion se présente lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir, dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe » (Girin, 1990, p. 142[2]). L’hypercroissance constitue bien une situation de gestion particulière. Ici, le résultat attendu (par le dirigeant) est un objectif exigeant pour l’entreprise et ses membres. Son aspiration vers la croissance en un temps limité contracte les ressources de l’entreprise. Cette tension est liée au manque de ressources financières et humaines, et à l’existence d’outils ou de processus de gestion sous-dimensionnés. Les participants doivent donc agir sous cette contrainte temporelle vers l’objectif de croissance. Le jugement est porté par des investisseurs externes, par exemple des VC (venture capitalists), et par le tissu économique local et sectoriel. Enfin, l’hypercroissance est une situation de gestion durable, puisque l’entreprise maintient son haut niveau de croissance sur plusieurs années.

Dans une enquête par questionnaire réalisée auprès de 432 entreprises rhônalpines (Coactis, 2010), à laquelle nous avons participé, 5 groupes de PME ont été identifiés : en hypercroissance, en forte croissance, en croissance modérée, en croissance atone, en décroissance. Dans les entreprises en forte croissance et en hypercroissance, le pilotage stratégique vise d’abord à « optimiser la situation » et à « imaginer et projeter de nouveaux développements ». Ces objectifs sont différents des autres groupes d’entreprises. Dans les PME en hypercroissance, c’est sur l’imagination de nouveaux développements qu’est focalisé le pilotage stratégique (Coactis, 2010, p. 25). Cette même enquête indique que les investisseurs externes constituent un apport bien plus important d’idées stratégiques pour les PME en hypercroissance que dans les entreprises des autres types et qu’ils constituent un appui plus important pour évaluer l’intérêt de nouvelles idées (Coactis, 2010, p. 57). Les idées sont donc majoritairement générées dans l’entreprise, sans pour autant négliger l’apport éventuel de partenaires financiers extérieurs pour leur genèse et leur criblage. Ces premiers éléments nous amènent à étudier plus avant la question de la créativité organisationnelle dans ces PME.

1.2. Créativité organisationnelle

1.2.1. Créativité : de l’individuel à l’organisationnel

La créativité a été abordée dans la littérature suivant plusieurs angles. Bardin (2006) en dresse l’évolution pour identifier trois modes de lecture de la créativité : une lecture conative, une lecture cognitive, une lecture environnementale. Plus récemment, Baer (2012) montre que certaines idées créatives ne sont pas nécessairement mises en oeuvre. La concrétisation n’est effective que lorsque l’individu espère des retombées positives de cette concrétisation et lorsqu’il sait s’appuyer sur son réseau pour concrétiser l’idée. À l’inverse, des individus tout aussi créatifs, mais sans réseau et sans motivation, concrétisent peu. Ces résultats réduisent largement l’intérêt qu’il faut accorder à la seule créativité individuelle. Celle-ci, si elle n’est pas encadrée dans un dispositif organisationnel motivant, risque finalement d’être bien peu productive. Aussi, aux lectures individualistes, considérant que c’est l’individu qui est créatif, se sont substituées des lectures organisationnelles qui s’intéressent à la gestion de la créativité dans un cadre collectif. Leonard et Swap (1999, p. 6) ont défini la créativité organisationnelle comme « un processus de développement et d’expression d’idées nouvelles, potentiellement utiles pour l’organisation ».

Deux revues publient régulièrement des travaux sur la question de la créativité organisationnelle : entre 1998 et 2008, 21 travaux empiriques, notamment repérés dans l’Academy of Management Journal et le Journal of Applied Psychology portent sur la créativité organisationnelle. En les analysant, Sullivan et Ford (2010) montrent que la créativité est constituée de deux dimensions, celle de la nouveauté et celle de l’utilité. Amabile lie pour sa part la créativité (individuelle et de l’équipe) à un environnement de travail et, plus largement, à un environnement organisationnel, qui a un impact sur la créativité, notamment via la place occupée par la motivation (Amabile, 1997, p. 52).

Woodman, Sawyer et Griffin (1993) proposent une théorie de la créativité organisationnelle dans un cadre interactionniste. Pour eux, « la créativité organisationnelle consiste en la création par des individus travaillant ensemble dans un système social complexe d’un produit, d’un service, d’une idée, d’une procédure ou encore d’un processus valable et utile » (Woodman et al., 1993, p. 293). La créativité organisationnelle est alors « située » en interrelation avec la créativité individuelle et la créativité des groupes qui composent l’organisation. Les processus à l’oeuvre sont tout autant sociaux et émotionnels que cognitifs, et tout autant fondés sur des antécédents passés que sur la situation présente. Leur modèle complet propose des boucles rétroactives entre les trois niveaux individuels, de groupe et organisationnels. Ainsi, les éléments individuels de comportement créatif contribuent à définir – mais sont aussi influencés par – les éléments de la créativité de groupe. Il en va de même pour les autres relations possibles entre l’individu et l’organisation d’une part, et le groupe et l’organisation d’autre part.

1.2.2. Créativité et génération d’opportunités

Tremblay et Carrier indiquent que « la créativité […] est reconnue pour avoir une influence sur la capacité à identifier des opportunités (Long et McMullan, 1984 ; Hills, Shrader et Lumpkin, 1999 ; De Tienne et Chandler, 2004) » (Tremblay et Carrier, 2006, p. 76). Chandler, De Tienne et Lyon (2003) ont repéré trois grands processus d’identification d’opportunités : la recherche active, la recherche passive et la création d’opportunité. (1) Les partisans du modèle de recherche active suggèrent que les individus identifient des opportunités à travers une recherche motivée, consciente et délibérée. Les organisations en manque de ressources et disposant de capacités d’absorption élevées sont plus enclines à s’engager dans une recherche proactive. (2) Cependant, la recherche passive permet, elle aussi, de faire des découvertes, qui, dans ce cas, seront fortuites. Les individus demeurent en alerte et sont attentifs à leur environnement. La recherche passive tout comme la découverte fortuite sont deux processus qui considèrent que des opportunités objectives sont présentes dans l’environnement et que les profits des entreprises surviennent après que les marchés ont été en déséquilibre (Kirzner, 1997). L’entrepreneur reste détenteur d’un savoir unique lui permettant de saisir les opportunités lorsqu’elles se présentent et la créativité individuelle assure alors le lien entre la réalité objective et les possibilités futures. (3) Enfin, Chandler, De Tienne et Lyon (2003) mettent en avant la notion de création d’opportunités en se basant notamment sur les recherches de Schumpeter (1934) et de Schackle (1961). Dans la perspective créationniste de Schumpeter, les opportunités peuvent, soit provenir de créations internes à l’entreprise, soit de la part de personnes qui agissent de manière individuelle et sont extérieures à l’entreprise. Ici, l’opportunité provient uniquement de l’esprit de l’individu, qui, hormis son imagination, peut partir de rien ou presque, et transformer son opportunité en action (Shackle, 1961). Ainsi, pour le regard néoclassique, c’est l’environnement qui est source d’opportunités ; la recherche passive ou la découverte fortuite alertent quant à elles les individus pour qu’ils découvrent des opportunités ; enfin, la vision de Shackle (1961) met l’individu au centre des opportunités puisqu’il en est la source (Chandler, De Tienne et Lyon, 2003).

Dans la lignée de Tremblay et Carrier (2006), nous adoptons une lecture collective de l’identification d’opportunités, incitant ainsi à considérer que la génération d’opportunités n’est pas exclusivement individuelle. Ces chercheurs précisent alors qu’« en impliquant plusieurs individus, l’identification d’opportunités permet non seulement de mettre à contribution les capacités créatives de tous et chacun, mais surtout de générer une dynamique créative permettant d’identifier davantage d’idées nouvelles et d’opportunités » (p. 77).

1.2.3. Créativité et leadership

Alors que Heunks (1998) note que le dirigeant n’a pas à être lui-même créatif, mais doit être capable de créer les conditions favorables à la créativité, d’autres le présentent comme central, jouant deux rôles pour rendre la PME créative : il doit à la fois « soutenir et structurer la créativité » et « faire preuve de créativité dans son leadership » (Carrier et Gélinas, 2011, p. 25). Le dirigeant est donc à la fois un modèle et un soutien.

De nombreux travaux placent la créativité au coeur du leadership efficace. C’est notamment le cas de Mumford, Zaccaro, Harding, Jacobs et Fleishman (2000), qui dans leur modèle, considèrent que les problèmes que traitent les leaders ne sont pas routiniers et qu’ils ne peuvent être réglés par des routines. Par ailleurs, Puccio, Mance et Murdock (2011) étudient les liens entre créativité et leadership, et montrent que dans l’évolution récente de la conception du leadership, la créativité est devenue une compétence centrale. Elle est notamment considérée comme nécessaire dans le cadre d’un processus de changement. Le dirigeant est, pour Puccio, Mance et Murdock (2011, p. 27), le lubrifiant qui permet aux autres éléments d’interagir efficacement (personne(s), processus, environnement). Les leaders efficaces sont également ceux qui instaurent une atmosphère favorable à la créativité, et ce, notamment parce qu’ils sont eux-mêmes créatifs.

Shin, Kim, Lee et Bian (2012) notent qu’une idée répandue est que la diversité cognitive d’un groupe peut avoir un effet positif sur la créativité individuelle et sur celle du groupe. Pourtant, la relation n’a pas été clairement établie empiriquement. En optant pour une lecture interactionniste de la créativité, dans laquelle l’acteur individuel ne se montre effectivement créatif que s’il sait que cette créativité est valorisée dans le groupe ou l’organisation, Shin et al. (2012) ont attesté que la diversité cognitive de l’équipe n’était positivement reliée à la créativité individuelle que dans le cas où un leadership transformationnel fort est présent. Cela revient à dire que la créativité individuelle est peu efficace sans un leadership transformationnel, même dans le cadre d’une grande diversité cognitive du groupe. Il n’y a pas strictement des facteurs de créativité, mais bien des conditions ou des situations propices à la créativité, car même les acteurs les plus créatifs ne le sont pas dans un cadre qui ne favorise pas cette créativité. Les rôles du dirigeant comme modèle et support de créativité apparaissent alors clairement.

1.3. Créativité et PME

Les travaux consacrés à la créativité dans les PME sont trop rares. Les travaux de Carrier ont acclimaté le concept dans le contexte particulier des PME. On retiendra, notamment les questions liées à l’identification d’opportunités et aux techniques de créativité (idéation principalement), ainsi qu’au rôle du dirigeant (Tremblay et Carrier, 2006 ; Carrier, 2007a ; Carrier, 2007b ; Carrier, Cadieux et Tremblay, 2010 ; Carrier et Gélinas, 2011). La PME dispose de nombreux atouts pour favoriser la créativité (Carrier, 2007a) : sa structure simple et peu hiérarchisée, les relations informelles et fréquentes entre ses membres, la proximité entre le dirigeant et ses salariés, le mode de décision rapide et souvent informel, réalisé dans un environnement convivial, permettent de générer facilement de la créativité, tant individuelle qu’organisationnelle. Les salariés créatifs en PME sont plus facilement identifiés par les dirigeants et motivés à innover. La proximité de l’entreprise avec ses marchés et ses clients lui permet de sentir les évolutions de leurs attentes. Enfin, la nature des relations oblige ses membres à une communication informelle et des coopérations permanentes, favorables à la créativité (Carrier, 2007a).

Dans une étude portant sur les pratiques de gestion de la créativité organisationnelle en contexte de PME, Carrier (2007b) identifie les sources de nouvelles idées privilégiées par leurs dirigeants. Ils accordent la priorité à leurs salariés (employés en contact, représentants, employés de production), puis aux contacts réalisés lors de foires ou salons commerciaux. Elle repère ensuite, à travers les représentations des dirigeants, les caractéristiques de l’entreprise favorisant ou freinant la créativité. Les principaux éléments favorables à la créativité sont la simplicité de la structure, la convivialité des échanges, l’attitude du dirigeant à l’égard de la créativité des salariés. La routine (notamment en production) constitue le principal frein. Les programmes mis en place pour favoriser la génération d’idées passent par des dispositifs formels, des processus d’amélioration de qualité, des récompenses, accompagnés par une attitude positive des dirigeants vis-à-vis des idées proposées. Au final, « les dirigeants semblent avoir une vision assez linéaire et limitée des facteurs susceptibles d’influencer positivement la créativité de l’employé » (Carrier, 2007b, p. 13), notamment en matière de recrutement.

Si la thématique de la créativité reste peu abordée dans les travaux portant sur les PME, elle est carrément absente des études consacrées aux PME en croissance. Après avoir examiné les différents travaux relatifs à la créativité, il convient de faire des propositions sur la créativité dans le cadre des PME en hypercroissance, sur la base des éléments présentés précédemment. Ce sont notamment la place du dirigeant dans la gestion de la créativité et le rôle de la créativité dans les processus d’hypercroissance qui seront étudiés.

1.4. Hypercroissance et créativité : propositions de recherche

1.4.1. La place du dirigeant

Ford (1996) identifie la concurrence entre des comportements individuels qu’il qualifie de créatifs et des comportements dits habituels. Cette concurrence nous paraît pouvoir être transposée au niveau organisationnel, et appliquée dans le cadre de l’hypercroissance, car le dirigeant doit à la fois susciter les idées nouvelles et poursuivre des opportunités d’affaires, mais aussi être en mesure de construire une organisation capable de les porter et de les faire fructifier.

Par transposition des travaux de Heunks (1998) sur les liens entre créativité et innovation, si la créativité ne permet pas à elle seule d’atteindre le succès, puisque l’idée doit être ensuite transformée en innovation, on entrevoit également que la créativité ne peut être le seul facteur de croissance d’une entreprise. La créativité permet de générer des idées nouvelles ou de faciliter la reconnaissance d’opportunités, mais la réalisation des opportunités et la concrétisation des idées nécessitent d’autres facultés de la part de l’organisation et de ses membres, au premier rang desquels se trouve le dirigeant, pour aboutir à la croissance. En contexte d’hypercroissance, ce processus s’applique également.

Le dirigeant de la PME en forte croissance a aussi pour tâche de mettre en place un processus efficace d’identification d’opportunités. Rappelons les trois grands processus d’identification repérés par Chandler, De Tienne et Lyon (2003) : (1) la recherche passive permet de faire des découvertes fortuites, (2) une recherche motivée, délibérée et consciente permet l’identification d’opportunités, (3) enfin, la création permet la génération d’opportunités.

Un élément caractérise la PME en hypercroissance : son dirigeant veut ardemment faire grandir son entreprise. Cet objectif étant central, viscéralement intégré dans l’action de l’entrepreneur, ce dernier met en oeuvre des processus variés de créativité pour permettre à cette croissance espérée d’advenir. Aussi, on peut supposer que le mode d’identification d’opportunités des PME en hypercroissance relève des trois modes repérés par Chandler, De Tienne et Lyon (2003). Dans le cadre des PME en hypercroissance, les éléments explicatifs (motivation, ambiance organisationnelle et réseau d’acteurs) identifiés par Shin et al. (2012) devraient jouer. Ce ne serait pas la créativité qui serait importante, mais bien la capacité de l’organisation à donner le cadre pour que l’individu et le groupe concrétisent l’idée. Pour cela, un dispositif motivant et une facilité d’activer des réseaux sont nécessaires.

Compte tenu de la place centrale du dirigeant dans la PME, et a fortiori dans la PME en hypercroissance, et compte tenu de sa place de leader dans les processus de créativité organisationnelle, nous posons :

  • Proposition 1 : le dirigeant est un maillon essentiel des facteurs de créativité dans les PME en hypercroissance, qui joue un rôle central dans la mise en place et l’animation de la créativité au sein de son entreprise.

1.4.2. Nécessité et insuffisance de la créativité

La trajectoire d’hypercroissance oscille entre des forces centrifuges (des opportunités nouvelles, la volonté de diversification, etc.) et centripètes (la stratégie menée, les engagements passés, la structure installée, etc.). La gestion de la PME en hypercroissance peut être définie comme une gestion paradoxale (Chanut-Guieu, Guieu et Tannery, 2009 ; Chanut-Guieu et al., 2012).

L’hypercroissance est un cadre de travail particulier qui sollicite fortement les ressources de la PME. La créativité permet de rendre les ressources disponibles plus efficaces. Pour autant, une trajectoire d’hypercroissance doit s’inscrire dans la durée. Or, la seule créativité ne permet pas de durer. En effet, la créativité permet le passage de paliers vers un nouvel état (dans la théorie des états dynamiques de Levie et Lichtenstein, 2010), alors que l’habitude, la routine permettent la stabilisation pour la poursuite de la trajectoire au sein d’un nouvel état.

Compte tenu de la nécessité de maintenir durablement une trajectoire d’hypercroissance, nous posons :

  • Proposition 2 : la créativité est nécessaire, mais pas suffisante pour générer et maintenir l’hypercroissance.

2. Terrains et méthodes

Les données utilisées pour étudier la créativité dans les PME en hypercroissance sont tirées d’un ensemble vaste, lié à un programme de recherche pluriannuel réalisé par une vingtaine de chercheurs et sur la base d’un financement ANR[3]. Une quinzaine de PME rhônalpines et provençales ont été étudiées suivant un dispositif partagé de collecte. Le criblage de ces entreprises a été réalisé sans plan préconçu d’échantillonnage, à l’exception de quelques critères simples : PME en hypercroissance pendant au moins quatre années consécutives, proximité géographique (Rhône-Alpes ou PACA[4]), diversité des situations[5]. Une série d’entretiens a été réalisée suivant un guide conçu collectivement, portant sur divers aspects du développement de l’entreprise : la dynamique générale de croissance, la stratégie déployée, l’environnement et les marchés, les structures et la gouvernance, le marketing et le commercial, le management et les RH, les systèmes d’information et la logistique, la finance, ou encore les outils de gestion, la croissance externe, l’internationalisation, l’ouverture du capital, les nouveaux projets d’innovation. Pour huit de ces entreprises, les trajectoires d’hypercroissance sont très documentées. Le tableau 1 synthétise les informations concernant les principales PME étudiées. Il regroupe huit entreprises de secteurs variés et se décompose en trois parties. La fiche signalétique reprend le secteur, la date de création, le siège ainsi que les effectifs en fin de période étudiée. La dynamique générale recense les différentes étapes et inflexions relevées. Sont également abordés les volumes d’accroissement du CA ainsi que le périmètre d’activité, selon qu’il soit national, européen et/ou international. Enfin, le tableau met en avant les politiques de financement de la croissance qui diffèrent en fonction des secteurs et des stratégies privilégiées.

Tableau 1

Traits caractéristiques des principales PME étudiées

Traits caractéristiques des principales PME étudiées

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Les secteurs d’activité des entreprises retenues sont divers, de même que leur taille ou encore les contextes de croissance. Certaines opèrent dans les services, d’autres dans l’industrie ; certaines sont dans des secteurs en forte croissance, ce qui permet leur développement naturel au sein de leur filière (distribution de fruits et légumes bio), d’autres opèrent dans des secteurs en recul (services informatiques). Certaines occupent moins de 50 salariés, d’autres ont dépassé au cours de la période la limite supérieure de la catégorie PME. Enfin, l’étude de terrain a débuté dans un contexte particulier, celui du début de crise en 2008. Ce phénomène a été présent en toile de fond tout au long des entretiens. La majeure partie des éléments empiriques de cet article est tirée des 48 entretiens semi-structurés réalisés auprès de 39 personnes des équipes dirigeantes[6] des huit entreprises retenues, totalisant une centaine d’heures d’enregistrements retranscrits. Les personnes rencontrées l’ont été en deux temps : dans un premier temps, le ou les principaux dirigeants ont été interrogés sur la dynamique générale de croissance de l’entreprise ; dans un second temps, des responsables fonctionnels, géographiques ou opérationnels ont été interviewés pour préciser des éléments génériques identifiés au préalable et pour approfondir des questions fonctionnelles. Ces entretiens ont été réalisés entre 2008 et 2010, sur la base de deux grilles d’entretien communes qui visaient à repérer la trajectoire générale des PME concernées et à identifier les actions menées fonction par fonction. Les données collectées l’ont été dans le cadre d’une étude longitudinale rétrospective, chaque personne interrogée ayant retracé la trajectoire de son entreprise depuis sa création jusqu’au jour de l’entretien, en évoquant notamment ses phases et ses paliers.

Chaque entreprise a fait l’objet d’une étude de cas en dix pages pour favoriser le partage de connaissance du terrain entre les membres de l’équipe. Certains éléments complémentaires seront tirés de ces études, dans lesquelles les phases et les paliers d’hypercroissance ont été repérés.

Chabaud et Germain (2006) ont identifié les conditions de réutilisation de données qualitatives (RDQ) en sciences de gestion. Le mode de réutilisation déployé ici est particulier : les auteurs de cet article ont participé à l’élaboration du projet de recherche, à la mise en place du travail de terrain, à l’établissement des guides d’entretien, à la réalisation des entretiens dans trois des huit PME analysées et à la mise en commun de tout le matériau qualitatif collecté a priori non centré sur le thème de la créativité. Néanmoins, les objets étudiés (innovation, marketing, changements organisationnels, franchissements de seuils, changement de personnes ou d’équipes projets pour expliquer la croissance) ont permis de réaliser l’importance de la place de la créativité dans les trajectoires des PME analysées. Au final, notre démarche de RDQ s’apparente à une « analyse supplémentaire » sur la base de données de première main (Chabaud et Germain, 2006, p. 206-207), visant à un approfondissement de notre question de recherche générique (quelles sont les trajectoires des PME en hypercroissance ?). Le repérage dans les entretiens a été réalisé grâce au logiciel Wordmapper, qui permet de compter les occurrences de mots signifiants prédéterminés par l’analyste, mais également de repérer les mots associés aux mots signifiants prédéterminés et les cooccurrences entre les mots indiqués et les principaux mots associés. Ainsi, Wordmapper garde les mots dans leur contexte de citation et permet un travail qualitatif proche des interprétations réalisées via leurs discours par les personnes interviewées.

3. Résultats

Comment les dirigeants de PME en hypercroissance parlent-ils de créativité ? Les entretiens qui constituent notre principale base de données nous ont permis de nous pencher sur la créativité dans les entreprises en hypercroissance. Nous proposons une présentation en deux volets. Le premier étudie les conditions favorables de la créativité, et parmi eux, la place du dirigeant de PME en hypercroissance. Le second étudie les relations paradoxales entre créativité et routine dans les trajectoires d’hypercroissance. Dans cette partie, les comptes rendus sont en italique et la numérotation qui les suit renvoie à l’entretien considéré. Enfin, le nom de l’entreprise a été transformé et est conforme à celui indiqué dans le tableau 1.

3.1. Les conditions de la créativité et la place du leadership

Quels sont les leviers qui vont permettre à la créativité de s’exprimer et favoriser l’hypercroissance ? L’étude nous a montré que la créativité s’organisait autour de deux axes principaux (figure 1) : les facteurs de la créativité (le bon manager, les RH et les capacités de l’organisation) et les modes de génération de la créativité (opportunités, intention, volonté, bouillonnement, maturation et mûrissement des idées). Ces éléments sont détaillés ci-après.

3.1.1. La présence indispensable d’un « bon manager »

La créativité semble ne pouvoir s’exprimer sans la présence d’un « bon manager » dont les caractéristiques sont établies et décrites par les personnes rencontrées. Le plus probant des facteurs de la créativité reste celui concernant les caractéristiques du dirigeant. En effet, il ressort que le dirigeant, pour être qualifié comme tel, doit être doté de nombreux atouts. « Il me semble que le bon manager, c’est celui qui est suffisamment bon et performant pour faire passer ses idées comme étant, a priori, la bonne idée. » Ce même dirigeant indique qu’il peut peut-être se tromper, mais qu’il faut néanmoins que ses subordonnés le suivent (entretien n° 29, Nettoyage Sud-Est, P-DG). Il doit être visionnaire, dès la création de l’entreprise. La création d’une entreprise, « c’est une passion quelque part. On a créé cette entreprise, pas d’une façon raisonnable, c’est parce que quelque part on avait des idées, on a senti un marché et puis on a senti devant nous des industriels pas forcément bien » (entretien n° 9, Service Conseil, P-DG).

Figure 1

Les conditions favorables à la créativité

Les conditions favorables à la créativité

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Le dirigeant doit être entreprenant et volontaire. Pour de nombreux dirigeants, être entrepreneur est une évidence. « Je me sens plutôt entrepreneur, il n’y a que la création qui m’intéresse. […] Entrepreneur avec des gens, oui, manager des gens, non, pas trop ! » (entretien n° 35, Auto, P-DG). Le créatif est un « meneur » déterminé dans son action. « Il faut un minimum de créativité et d’envie pour avancer, et on sait que derrière, les autres vont suivre plus ou moins. Après, il y a les forces contraires, et celles-ci, il faut essayer de les éliminer. Il y a toujours des gens qui sont prêts, et il y en a d’autres qui sont plus sceptiques, qui sont plus suiveurs… » (entretien n° 9, Service Conseil, P-DG).

Pour les dirigeants d’entreprises en hypercroissance, la différence entre l’acteur créatif et les autres réside dans la frilosité d’entreprendre, même si tout semble réuni pour se lancer : « Je pense qu’il y a plein de gens qui ont des idées, mais qui n’osent pas ; alors peut-être que c’est une question de caractère, qu’ils n’iraient jamais, même s’ils étaient sûrs que c’est simple. » (entretien n° 14, Voltage, P-DG). Cependant, certains voient plutôt dans l’entrepreneur « un homme seul » dont l’ « ego » est important (entretien n° 11, Service Conseil, DG).

L’opportunisme, la volonté, l’intuition, la persévérance, sont donc autant de traits de caractère cités comme étant indispensables à un entrepreneur pour faire preuve de créativité et pour assurer la forte croissance de son entreprise.

3.1.2. Gestion des ressources humaines, capacités des hommes et de l’organisation

Lorsque l’« on est en phase de création, de créativité, il faut vraiment trouver les bonnes personnes, c’est ça le plus dur. Et vous ne savez pas ce que vous êtes en train de faire » (entretien n° 9, Service Conseil, P-DG). Car, si les dirigeants sont convaincus qu’il faut les bonnes personnes à la bonne place pour assurer la créativité, ils reconnaissent en cette nécessité un côté aléatoire, où la persévérance permet de résoudre l’équation. Le risque pour l’entreprise en forte croissance est de casser le processus de créativité par de mauvais recrutements. Le risque est également de perdre du temps sur le processus d’hypercroissance dès lors que certains recrutements ont été malencontreux : « Avoir les bonnes personnes, c’est particulièrement dur pour soutenir l’hypercroissance. Je pense que si on n’avait eu que les bonnes personnes depuis le début, peut-être qu’on serait 3 ou 4 fois plus gros. » (entretien n° 9, Service Conseil, P-DG). Dans la plupart des entretiens, il est indiqué que la gestion des ressources humaines efficace passe par des dispositifs et une ambiance de reconnaissance du travail et des idées des salariés.

La part de l’humain dans le processus de créativité renvoie à la notion de capacités, souvent évoquée. Ainsi, dans l’esprit des personnes rencontrées, de nombreuses capacités sont exigées pour alimenter la créativité. Des facultés d’adaptation, de conceptualisation, de mise en oeuvre, des capacités techniques et opérationnelles sont requises. Avec cette exigence qui est que, si une entreprise revendique telle ou telle capacité, elle devra la prouver par ses pratiques, tout au long des années, pour ne pas réduire sa croissance. Une capacité plus subjective, mais non moins intéressante, demeure celle de la faculté de l’adaptabilité pour une meilleure optimisation : « Il y a un moment où c’est du pragmatisme. C’est-à-dire, qu’on cherche tous les moyens que l’on peut trouver pour améliorer la productivité sur un process, donc on le fait en faisant participer les gens. » (entretien n° 12, Chem-Tex, DG).

3.1.3. Bouillonnement, maturation et mûrissement des idées

La part de l’imagination et du rêve demeure très présente dans la construction de l’idée. Il ressort que, même si les profils des porteurs d’idée sont très différents, il est primordial que chacun croit en son idée et la porte à bout de bras. Le « brin de folie », souvent mentionné et véhiculé par un « chien fou » (entretien n° 20, Catraff, DG), fait le reste. « C’est quand même une approche un peu folle, un peu passionnelle, avec une idée au départ, et aussi des capacités » (entretien n° 9, Service Conseil, P-DG).

Cette part non totalement maîtrisable rejoint l’innovation et son importance dans le processus de création. « Trop gérer l’innovation, c’est la tuer, parce que, effectivement, il faut laisser la part du fou : un chercheur qui n’a pas la part du fou, ce n’est pas bon parce que l’innovation elle est aussi alimentée par la part du fantasme, du rêve, de la synthèse qu’on peut faire d’idées un peu saugrenues, et ce n’est pas facile à accepter dans une entreprise » (entretien n° 20, Catraff, DG).

Mais il ne suffit pas d’avoir une idée pour qu’elle soit assimilée à de la créativité. La maturation, le mûrissement de l’idée sont des ingrédients indispensables à la créativité. « Par exemple il y a un endroit où on boit le café et d’un seul coup on va entendre parler de telle chose ou de telle tendance, et puis étonnamment, trois mois après, ça donne lieu à une idée ou un projet. » (entretien n° 38, Biodistri, SG). L’idée restera au simple statut d’idée tant que le dirigeant n’aura pas franchi ce cap de l’appropriation, ayant valeur d’adhésion au projet et de lancement d’une amorce de réflexion sur celui-ci.

Par ailleurs, la temporalité de maturation est très variable selon les situations, les idées, leur degré de difficulté, et les individus. La maturation, rapide ou lente, est très présente dans l’esprit des répondants. Certains vont opter pour attendre que l’idée mûrisse d’elle-même, qu’elle fasse son chemin auprès des décideurs, d’autres vont les « tanner » (entretien n° 4, Chem-Tex, directeur marketing) pour que l’idée avance. D’autres encore sont plutôt partisans d’engager rapidement un projet suite à une idée : « Tu veux aller vite ? Alors ok, vas-y, et puis ça se fait ou ça ne se fait pas. On laisse faire les idées, on laisse voir où ça peut mener, mais il n’y a pas d’opposition, ça se fait comme ça. » (entretien n° 9, Service Conseil, P-DG).

Une idée, puisse-t-elle être de génie, ne vaudra rien si elle n’apparaît pas au moment opportun, si elle ne franchit pas le cap de la réflexion, de l’échange, de la confrontation (étapes qui peuvent être éclair comme longues) qui va lui permettre de tendre vers la maturité.

3.1.4. Les opportunités

L’expérience et la réactivité sont mises en avant pour expliquer la capacité à saisir les opportunités. Nombreux sont ceux qui identifient clairement la croissance à des opportunités nouvelles qui leur permettent de se développer par à-coups. Leur développement sera alors plus assuré par un développement par opportunités que par une réflexion stratégique.

Par ailleurs, les opportunités peuvent également être créées de toutes pièces : « Il y a une certaine période où c’est vous qui faites les opportunités. » (entretien n° 18, Pollu-Tech, DG). En effet, certains entrepreneurs vont ainsi influer sur le chaînon manquant ou le créer pour laisser place à une véritable opportunité qu’ils vont pouvoir saisir.

Une fois que le projet a été mûri et que l’idée a suivi les diverses étapes, l’opportunité va représenter l’instant propice au lancement de ce qui entre-temps est devenu un véritable projet. L’opportunité peut être une opportunité de lieu, de temps, de circonstances. « On étudie, on regarde ce qu’on fait. On fait des audits, ce qui est normal, on est capable de prendre des décisions parce qu’on connaît tout le marché. On sait où on veut aller, une opportunité, cela se saisit au bon moment. Il faut étudier les synergies des systèmes pour voir si l’intégration pourrait se faire. Voilà, c’est tout. » (entretien n° 33, ORA, P-DG).

Inversement, l’opportunité peut être considérée comme la première étape nécessaire au développement ou à l’extension de l’entreprise. « On a constamment pris des opportunités de croissance. Si on est là sur ce marché, c’est parce qu’on a pris des opportunités, surtout dans le développement ces dernières années. Parce qu’on a acheté une vingtaine d’entreprises dans le monde, et donc on a pris des tas d’opportunités. » (entretien n° 33, ORA, DG). Enfin, l’opportunité doit être assortie de réactivité et de capacité à prendre des risques, « parce qu’il ne faut pas réfléchir 20 ans. Si on réfléchit et que l’on fait des plans d’action, des stratégies à moyen terme, on ne se serait pas développé comme on l’a fait. » (entretien n° 44, Pollu-Tech, DAF).

3.1.5. Les conditions favorables à la créativité : le leader au centre

Afin de mettre en oeuvre les différents facteurs et modes de créativité, le dirigeant de la PME en hypercroissance mobilise des traits de leader : « Aujourd’hui, les gens ont besoin d’un leader, je suis leur leader. Ils savent que je suis là et que je suis quelqu’un qui prend les bonnes décisions […] donc ils ont confiance, d’une part dans mes actions, d’autre part, dans mes décisions » (entretien n° 1, AST, P-DG). Il doit lui-même être considéré comme un bon manager ; il doit également veiller à ce que la fonction RH soit efficace en s’assurant, notamment que les bonnes personnes sont à la bonne place ; enfin, il doit réunir les capacités nécessaires à l’entreprise pour être créative et croître. Ces facteurs de créativité, gérés par le leader, sont associés à des modes de génération des idées créatives que sont les opportunités, la volonté et l’intuition des acteurs, le bouillonnement, la maturation et le mûrissement des idées. Ce sont là les conditions favorables à l’émergence et au développement de la créativité. C’est bien une posture de leader transformationnel que doit revêtir le dirigeant pour permettre à sa PME de réaliser des niveaux de croissance élevés : « Les compétences personnelles les plus importantes pour la croissance ? Ma capacité effectivement à diriger les équipes, c’est important, c’est déterminant même de fédérer autour de soi des gens qui ont confiance dans vos décisions […], l’anticipation, la connaissance du marché, des acteurs » (entretien n° 1, AST, P-DG). La PME grandissant, elle se transforme à grande vitesse, et les deux volets de ce modèle (facteurs et modes de créativité) doivent être modifiés pour continuer à être cohérents avec la nouvelle situation. Sans la vision et la structuration proposées par le dirigeant, la créativité s’étiole et l’entreprise ne croît plus.

3.2. La créativité, évoluant entre logique dominante et stratégies paradoxales

La plupart des entreprises font part d’une volonté forte de croître pour expliquer leur forte croissance. « Moi maintenant, je me dis qu’en fait, il n’y a pas de taille. Il y a des seuils, il y a des paliers, mais il n’y a pas de taille » (entretien n° 26, Nettoyage Sud-Est, P-DG). Différentes phases vont se succéder. En effet, à la mise en danger de l’organisation par des phases de créativité, et donc de potentielle déstabilisation vont se succéder des phases de restabilisation sous forme de routinisation. Ainsi, des phases d’équilibre et de déséquilibre se succèdent, permettant ainsi de suivre vaille que vaille la logique dominante tracée par la volonté du dirigeant et de franchir des seuils qui ne pourraient l’être sans cette constante « instabilité maîtrisée ». « Je pense qu’on a toujoursgardé cette volonté de croissance et ce souci de rentabilité […] on a toujours gardé les deux en place, on a toujours fait attention. » (entretien n° 5, Chem-Tex, DRH).

3.2.1. Créativité et routine

La trajectoire d’hypercroissance est favorisée par l’articulation paradoxale du processus de créativité/routinisation. Différentes phases vont se succéder. En effet, à la mise en danger de l’organisation par des phases de créativité, et donc de potentielle déstabilisation vont se succéder des phases de restabilisation sous forme de routinisation. Certaines structures, en fonction des seuils qu’elles atteignent, se considèrent comme étant dans une phase de « capitalisation », de « pérennisation » qui correspond à la recherche d’équilibre, de digestion, après une phase de créativité et de mise en turbulence de l’entreprise pourtant indispensable à sa croissance : « Poursuivons, rajoutons des briques, effectivement des briques d’activité. Continuons à être innovants, continuons… oui, voilà, c’est ça ! Continuons l’innovation technique pour nous permettre d’être toujours devant. C’est le credo. S’il n’y a pas çà, si vous regardez en attendant que ça se passe, il y aura toujours un petit malin plus fort que vous. » (entretien n° 21, Catraff, DAF).

La créativité vient bien s’immiscer dans la logique dominante suivie par l’entreprise et son dirigeant. L’alternance de comportements, comme si on soufflait sans cesse le chaud et le froid pour assurer la croissance, les paradoxes liés à la stratégie de croissance, confortent cette idée de poursuite d’une logique dominante comme d’une quête ultime : « cela reste bien lié à la volonté des dirigeants. Il y a d’une part la créativité, et d’autre part un questionnement sans cesse du Business Model. Ces interrogations sont toujours présentes dans l’esprit des dirigeants ; ils n’hésitent pas à passer d’une organisation à une autre… » (entretien n° 13, Service Conseil, DAF). Les dirigeants n’hésitent pas non plus à rompre la routine et mettre régulièrement l’entreprise en déséquilibre pour assurer l’hypercroissance et être comme ils disent « sur le dessus du panier » : « Je dirais que c’est à la fois la volonté des dirigeants de privilégier systématiquement la croissance, et leurs capacités à remettre en question l’organisation et les process, en fonction des besoins du client, du marché et de la concurrence. » (entretien n° 7, Service Conseil, P-DG).

La routine correspond à ces phases, ces pauses, considérées par les dirigeants comme indispensables, permettant de reprendre son souffle avant de repartir à l’assaut de la croissance. Mais cette nécessité n’est pas supportée bien longtemps par les dirigeants qui voient très vite un danger dans la routinisation. Ils considèrent en effet, qu’« une fois que c’est devenu une routine, on le regrette » (entretien n° 6, Service Conseil, DG). Elle « endort » les cadres supérieurs (entretien n° 27, Nettoyage Sud-Est, DAF), et doit de ce fait absolument « être évitée à tous les niveaux » (entretien n° 28, Nettoyage Sud-Est, fondateur).

Pour d’autres toutefois, cette succession entre phases de routinisation et de création est plus atténuée pour laisser place à une évolution en parallèle. Évolution dans laquelle tantôt prévaut la routine sur l’esprit créatif ; tantôt prévaut la création, et évolue, dans une moindre mesure, la routine. L’avantage indéniable qu’y voient les dirigeants est que, par moments, « il faut faire encore plus de routine, de choses classiques, assurer l’alimentaire, pour pouvoir faire le reste » et se focaliser sur la créativité qui demande des « investissements lourds » à tous les niveaux (entretien n° 48, Uni, DG). Ainsi, les processus de déstabilisation/stabilisation, équilibre/déséquilibre engendrés par la présence de routinisation et de créativité dans la logique dominante de la stratégie de l’entreprise en hypercroissance, peuvent être des processus consécutifs ou simultanés.

3.2.2. Équilibre et déséquilibre : la maîtrise de la créativité

Cependant, un subtil équilibre est à trouver entre créativité et routine pour assurer l’hypercroissance. La notion d’équilibre est souvent mise en avant pour expliquer et justifier l’hypercroissance. Les dirigeants ont conscience qu’ils doivent se préoccuper de trouver le bon équilibre pour poursuivre leur logique dominante. Certains dirigeants considèrent même qu’ils doivent en permanence gérer un « déséquilibre dynamique » : « Ça devient du déséquilibre dynamique, parce que ce n’est pas évident, ce n’est pas facile, c’est un tour de force. » (entretien n° 24, Info Sud, PDG). « Il y a des paliers qui sont rendus difficiles » et qui mettent l’entreprise en danger (entretien n° 23, Info-Sud, DGA).

C’est là que réside le paradoxe. C’est la logique dominante qui permet d’avoir un axe central et une vision à long terme. Pourtant, il faut que cette croissance soit régulièrement, sinon constamment, mise en doute, éprouvée, pour éviter les dégâts et l’endormissement à terme que pourrait créer la routine. C’est justement le rôle de la créativité d’être l’aiguillon, l’agitateur, le diffuseur d’adrénaline, qui va contribuer à assurer la croissance, et c’est ce constant déséquilibre dynamique qui génère l’hypercroissance et permet à l’entreprise d’assurer sa trajectoire. Mais l’usage de ces stratégies paradoxales reste périlleux et le danger est constant de voir l’édifice s’écrouler. D’où la nécessité de maîtriser la néanmoins nécessaire créativité au sein de l’entreprise, car parfois, « l’entreprise pâtit de la créativité de ses dirigeants » (entretien n° 7, Service Conseil, P-DG). Si la plupart d’entre eux considèrent qu’il faut à tout prix garder « la part du fou » et fonctionner comme un « électron libre » pour assurer une croissance rapide, ils ont néanmoins conscience de la mise en danger constante, et de la vulnérabilité de leur structure, et cherchent à trouver ce subtil équilibre entre créativité et routine qui va leur assurer une hypercroissance durable. Par exemple, dans l’entreprise Service Conseil, le créateur initial de l’entreprise peut être caractérisé comme un visionnaire, avec une forte capacité d’anticipation des besoins du marché, alors que son associé est un technicien de haut niveau, capable d’élaborer les solutions concrètes pour la mise en oeuvre des idées du créateur (étude de cas Service Conseil, p. 1). « Parce que moi, j’ai plutôt des visions, et lui la capacité de les réaliser » (entretien n° 7, Service Conseil, P-DG).

3.2.3. Équilibre et déséquilibre de la trajectoire d’hypercroissance

La créativité, si elle peut être à la source de l’hypercroissance, ne peut permettre à la PME de se développer à grande vitesse durablement. La trajectoire d’hypercroissance est en effet rendue possible par une succession d’étapes de créativité et de routinisation (figure 2).

Chaque période de créativité fait apparaître de nouvelles idées à transformer en opportunités d’affaires, qui seront ensuite routinisées. Les entreprises étudiées ont ainsi connu des inflexions qui leur ont permis de renouveler leurs produits, leur mode de fonctionnement, et d’ainsi faire durer un rythme de croissance élevé. Chaque période de créativité vient déstabiliser des processus routinisés, chaque période de routinisation vient exploiter les nouvelles idées ayant fait jaillir des opportunités nouvelles. C’est bien ce couple antagoniste entre créativité et routinisation qui permet la poursuite de la trajectoire de forte croissance. Aussi, l’hypercroissance est le fruit de la combinaison dialogique (et souvent diachronique) de la créativité et de la routinisation. Ne pas avoir eu à temps les bonnes personnes à la bonne place a par exemple amené Service Conseil à limiter sa croissance à un moment où le dirigeant la souhaitait. (« On se retrouve, c’est la difficulté la plus grosse, avec systématiquement des gens qui se retrouvent dépassés par l’entreprise, et qui voient comme une menace le développement, en fin de compte. » (entretien n° 7, Service Conseil, P-DG). Les embauches sont des moyens fréquents pour permettre à l’entreprise de retrouver de la créativité au franchissement des seuils, où les managers actuels deviennent limités ou moins enthousiastes.

Comme l’hypercroissance durable nécessite une gestion ambidextre (Chanut-Guieu, Guieu et Tannery, 2009), la PME à forte croissance ne peut se permettre de tout miser sur la créativité, qui amène à des idées vraiment nouvelles, mais pas toujours utiles à un moment donné. L’entreprise doit aussi être capable de ne pas toujours susciter la créativité, mais au contraire de la juguler. Ce sont les phases de tensions qui poussent à la créativité pour passer au stade ou au palier supérieur. Les phases de routinisation permettent de sédimenter les idées issues de la phase de créativité et d’asseoir l’organisation à mettre en place pour les gérer. La PME évolue alors entre des moments de déséquilibre, fruits de la créativité, et les moments d’équilibrage, fruits de la routine, qui sont des temps pendant lesquels les idées se socialisent, poussées par leurs promoteurs (Baer, 2012).

Figure 2

Créativité et routinisation dans les processus d’hypercroissance

Créativité et routinisation dans les processus d’hypercroissance

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4. Discussion. Créativité et hypercroissance, leadership et routine

Afin de répondre à notre question centrale, qui est de savoir quelle est la place de la créativité organisationnelle dans les PME en hypercroissance, nos deux propositions portaient sur le rôle central du dirigeant et le caractère nécessaire, mais non suffisant, de la créativité. Le premier résultat synthétique issu de notre étude précise la place du dirigeant de PME en hypercroissance dans la mise en oeuvre de la créativité. C’est avec des attributs de leader qu’il réussit à organiser les facteurs et les processus de créativité. Ainsi, pour générer et maintenir une trajectoire d’hypercroissance, la créativité passe par la nécessaire présence d’un dirigeant, jouant le rôle de leader. Le second résultat indique que la créativité doit être combinée à des périodes de routinisation pour permettre une trajectoire d’hypercroissance durable. Ces analyses prolongent les travaux antérieurs sur la créativité et sont discutées dans cette section.

4.1. Créativité et dirigeant : le leadership éclairé

Le premier point porte sur la place du dirigeant dans la créativité. Dechamp-Goy et Szostak (2012), dans leur exploration des liens entre design et créativité, notent : « Carrier (1997) propose des raisons pour lesquelles un dirigeant de PME peine à développer la créativité dans son entreprise. Elle cite ainsi : la surestimation de la logique et de la raison, le règne de la spécialisation, l’obsession de « la » bonne réponse, la peur excessive de l’échec, la dévalorisation du jeu et de la fantaisie, une conception limitative de l’intelligence ou encore le respect inconditionnel de la règle » (Dechamp-Goy et Szostak, 2012, p. 5). Notre analyse est différente pour les dirigeants de PME en hypercroissance ; leur métier particulier (Belliato, Champagne et Seville, 2010) et leur orientation marquée pour la croissance, leur sur-optimisme (Chanut-Guieu et Guieu, 2010) en font des dirigeants différents de ceux identifiés par Carrier (1997). Ils se révèlent plutôt à l’aise dans l’ambiguïté, promoteurs de propositions déviantes ou tout au moins nouvelles. Le dirigeant de PME en hypercroissance est « doté d’un fort caractère, d’une persévérance et d’une agilité certaines. Sa « multi-ambidextrie » lui permet notamment d’allier savoir-faire et innovation, opportunisme et maitrise du risque, intuition et expérience, auto-organisation et partage des tâches » (Chanut-Guieu et Guieu, 2011b). Carrier (2007b) note également le caractère linéaire des pratiques de créativité en PME, en évoquant notamment que les dirigeants ne pensent pas à considérer les recrutements comme une source importante de créativité. Dans les PME que nous avons étudiées, au contraire, les recrutements sont, soit l’occasion de palier des lacunes en termes de compétences identifiées, mais non résolues par manque de temps, soit d’anticiper sur de futurs développements pressentis. Les recrutements observés visent souvent à générer de la divergence avec les compétences ou les modes de gestion présents dans la firme.

4.2. Créativité et routine : une articulation paradoxale

La gestion ambidextre faisant osciller la PME entre créativité et routine trouve un parallèle dans les travaux de Weick sur les organisations hautement résilientes (Weick, 2009). Le dirigeant de la PME en hypercroissance crée par son activisme des attentes fortes, liées à des objectifs ambitieux. L’engagement nécessaire pour la réalisation de ces objectifs est central, tant pour lui que pour l’organisation. Dans l’hypercroissance, la routine permet de stabiliser l’expérience développée lors des phases de créativité (parfois superposées). Pourtant, comme dans les entreprises à forte résilience, dans l’entreprise en hypercroissance, la seule routine est dangereuse, car elle stabilise les croyances et les attentes, rendant l’entreprise alors difficilement capable de réagir face à un événement imprévu, car il ne sera alors pas identifié. La lecture paradoxale que nous proposons est donc assez proche de celle de l’organisation consciente (mindfull organization) conceptualisée par Weick et Sutcliffe (2006, 2007), parce qu’elle crée les conditions de sa propre déstabilisation pour anticiper l’imprévu. La volonté de croissance joue le rôle d’aiguillon pour réveiller les énergies dans la firme ; le besoin de structuration joue a contrario le rôle modérateur pour stabiliser les compétences et les expériences nouvellement émergées des processus de créativité.

L’idée de chaos créatif (Nonaka et Takeuchi, 1997) qui met sous tension l’organisation est également assez proche de ce que vivent les entreprises en hypercroissance. Nonaka et Takeuchi indiquent que le chaos créatif est l’une des conditions permettant la création de connaissances organisationnelles (p. 96-107 de l’ouvrage traduit). Dans l’entreprise en hypercroissance, il y a intentionnalité de ce chaos, mu par la volonté du dirigeant de générer une forte croissance. Pourtant, l’hypercroissance ne se résume pas à cet état de chaos créatif, puisque des forces de rappel sont nécessaires pour que ce chaos soit réellement créatif. À ce titre, le caractère paradoxal de l’hypercroissance a été identifié comme central dans la dynamique des PME en hypercroissance (Chanut-Guieu, Guieu et Tannery, 2009 ; Chanut-Guieu et al., 2012) et s’avère également important en ce qui concerne plus précisément la gestion de la créativité. Celle-ci est le premier constituant d’un couple dialogique, le second étant la routine.

Bardin dénombre plusieurs éléments de logique paradoxale en matière de créativité (2006, p. 32-42) : le besoin de créativité naît généralement dans des périodes de nécessité, alors que la gestion de la créativité doit être posée ; la créativité passe par des moments de divergence, puis de convergence, succession d’illogisme et de rationalité, caractère individuel et cadre collectif, etc. Notre proposition de logique paradoxale créativité–routine s’ajoute à cette liste de dialogiques.

Dans son étude réalisée auprès de dirigeants de PME, Carrier (2007b) identifie la routine comme un frein à la créativité. Notre analyse amène une lecture différente de la notion de routine. Si la routine limite la créativité dans les processus d’hypercroissance des PME que nous avons étudiées, cela est plutôt bénéfique pour les trajectoires suivies, l’alternance créativité–routine permettant une respiration pour leur continuation.

4.3. Créativité, hypercroissance, routine et rôle du dirigeant : logique fractale et interactions

Puccio, Mance et Murdock (2011) proposent une matrice pour identifier le degré de nouveauté et d’utilité d’un produit. Par analogie pour comprendre les processus de croissance dans les PME à forte croissance, nous pouvons nous référer à cette matrice. La PME en hypercroissance oscille entre la créativité (forte nouveauté et forte utilité) et la routine (faible nouveauté et forte utilité). Ici, le dirigeant est, comme le présentent Puccio, Mance et Murdock (2011, p. 27) le lubrifiant qui permet aux autres éléments d’interagir efficacement (personne(s), processus, environnement). Les leaders efficaces sont également ceux qui instaurent une atmosphère favorable à la créativité et ce, notamment parce qu’ils sont eux-mêmes créatifs. En contexte d’hypercroissance, ce caractère fractal du modèle de la créativité proposé par Puccio, Mance et Murdock (2011) est bien présent : le dirigeant, par son comportement, joue un rôle transformationnel nécessaire à l’hypercroissance.

Pour Mumford et al. (2000), les problèmes que traitent les leaders ne sont pas routiniers et ne peuvent être réglés par des routines. Nous concluons au contraire de Mumford et al. (2000) que la routine fait partie des solutions nécessaires à disposition du leader pour continuer la trajectoire d’hypercroissance de sa PME.

En se fondant sur le modèle de Woodman, Sawyer et Griffin (1993), on peut aller plus loin en imaginant que la créativité et l’hypercroissance sont liées à double sens : l’hypercroissance crée les conditions de la créativité individuelle, interpersonnelle et organisationnelle. En parallèle, la créativité des individus, des groupes et de l’organisation tout entière génère les conditions d’une trajectoire d’hypercroissance. Le dirigeant joue un rôle central de proposition et d’animation dans cette interaction.

Conclusion

Rappelons les objectifs, les questions et les apports de cette étude. Il s’agissait d’étudier la créativité dans un contexte exacerbé, celui de l’hypercroissance des PME. Les questions portaient sur le contenu de la créativité, le processus de la créativité, l’impact de la créativité sur l’hypercroissance. Deux apports principaux sont identifiés : (1) les éléments constituant la créativité sont de diverses natures, au centre desquels le dirigeant joue un rôle leader ; (2) la créativité sert à l’hypercroissance dans une dialectique d’oscillation entre phases de créativité, qui déséquilibrent les fondements de l’entreprise, et phases de routinisation, qui rééquilibrent la trajectoire. La créativité est nécessaire, mais non suffisante pour gérer durablement la croissance rapide dans une PME. L’hypercroissance nécessite des moments de créativité assortis, agrémentés, voire jugulés par des processus de stabilisation/rationalisation/ routinisation. En s’inscrivant dans la lecture proposée par Levie et Lichtenstein (2010) sur les états dynamiques, nous concluons que les trajectoires d’hypercroissance sont favorisées par l’articulation paradoxale de processus de créativité, qui mettent en danger l’organisation en la déstabilisant, et de processus de routinisation, qui la stabilisent. Ces processus peuvent être simultanés ou consécutifs. Nous proposons alors que l’hypercroissance est générée par la gestion paradoxale du couple créativité–routine, orchestrée par le dirigeant.

Nous pouvons en tirer quelques préconisations managériales. Le dirigeant doit lui-même jouer un rôle créatif pour rester un modèle, tout en sachant animer la créativité de l’organisation. L’entreprise, pour poursuivre sa trajectoire d’hypercroissance, doit mettre en place des procédures de « décrochage », qui permettent de sortir par moments de phases de créativité pour entrer dans des phases de routinisation. Ce décrochage peut être simultané, sur différentes parties de l’entreprise, certaines étant en phase de créativité, d’autres en phase de routine au même moment. Enfin, Willard, Krueger et Feeser (1992) notaient que pour continuer à grandir, certaines entreprises devaient changer de dirigeant. Effectivement, si le dirigeant est frappé d’une trop grande volonté de stabilisation, il dissuadera les volontés créatives, et limitera l’expansion de la firme. Dans ce cas, pour que la croissance reste un objectif, le dirigeant doit partir.

Deux limites sont inhérentes au travail réalisé, traçant des perspectives de recherche. La première est de nature conceptuelle. La conception de la créativité que nous avons privilégiée ici est organisationnelle. Nous nous sommes attachés à montrer comment les trajectoires d’hypercroissance pouvaient trouver leur source dans la créativité des membres de l’organisation, et dans les dispositifs d’accompagnement des opportunités d’affaires. Aussi, les processus plus individuels ont été sous-étudiés, une étude similaire privilégiant la créativité au niveau individuel pourrait être menée pour tester l’hypercroissance comme cadre favorable au développement de la créativité individuelle. Le deuxième type de limite est méthodique. Le contexte étudié est celui des PME en hypercroissance. Au regard des résultats de travaux antérieurs sur la créativité, la forte croissance n’apparaît pas être une conséquence directe et unique de la créativité. Dit autrement, la créativité est nécessaire à la forte croissance durable, mais n’y est pas strictement réservée. Les données de terrain traitées ici sont essentiellement issues d’entretiens réalisés auprès de personnels ayant des responsabilités dans les PME considérées. Les entretiens ont été menés avec les dirigeants des PME étudiées. C’est donc par le prisme de leur interprétation que nous avons analysé ici la créativité. Aussi nos résultats montrent-ils le caractère central du dirigeant dans la gestion de l’hypercroissance et de la mise en oeuvre de la créativité au service de l’hypercroissance. Les autres acteurs ont été peu étudiés. Un prolongement utile serait d’analyser la créativité telle que vécue par les agents sans responsabilité particulière.