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Il est tout à fait à propos que le compte-rendu de Living a feminist life de Sara Ahmed se retrouve dans les pages d’un numéro de la revue Intervention qui vise à replacer les émotions au centre de la pratique du travail social tout en réfléchissant aux enjeux qui y sont liés. D’une part, parce que Sara Ahmed est une féministe qui a écrit plusieurs ouvrages théoriques sur les émotions et la façon dont elles sont construites et modulées par les structures sociales. D’autre part, parce qu’elle se penche sur les expériences vécues en tant que féministe en s’intéressant particulièrement aux dimensions affectives et corporelles.

Cet ouvrage se démarque par sa capacité à porter l’analyse sur plusieurs plans, allant de l’affect aux structures sociales, de l’expérience d’être sujet féministe au féminisme lui-même. Simultanément, Sara Ahmed fait émerger de son livre des éléments théoriques pour comprendre ce qu’est le féminisme. Cet exercice périlleux s’incarne dans les questions suivantes : qu’est-ce qu’être une féministe? Et qu’est-ce que cela nous dit sur le féminisme?

Pour y répondre, elle évoque ses propres expériences en tant que femme lesbienne et racisée, ainsi que plusieurs oeuvres littéraires et cinématographiques. Elle s’appuie résolument sur les oeuvres des théoriciennes du féminisme intersectionnel, en particulier hooks, Lorde et Anzaldua, en mettant résolument l’accent sur la marge.

Le livre est divisé en trois parties, elles-mêmes séparées en trois chapitres. La première partie se penche sur ce qui amène à devenir féministe. D’emblée, Sara Ahmed aborde la question des sens, en particulier le sentiment de malaise qui s’inscrit dans le corps, à la suite de regards masculins ou de gestes d’autrui non désirés. Le monde devient une intrusion sensorielle à laquelle on répond en faisant attention, en agissant différemment. Mais comment ce sentiment de malaise se transforme en conscience féministe?

Sarah Ahmed répond à cette question de façon nuancée : il n’y a pas une seule façon de devenir féministe, c’est plutôt une démarche « DIY ». En relatant son chemin intellectuel dans le milieu académique, elle nous présente sa propre trajectoire par lequel elle nomme les sources de ce qui lui fait du mal, ce qui la rend mal à l’aise, ce qui existe de façon diffuse autour d’elle : le sexisme et le racisme. Et ce n’est pas seulement en les nommant qu’ils deviennent visibles; c’est en observant comment ils affectent divers corps différemment.

L’émergence de cette conscience féministe s’accompagne d’une multiplicité de postures comme sujet féministe (par exemple le compromis, le fatalisme, etc.). Celle sur laquelle Sara Ahmed se penche est celle de la rabat-joie. Bien que Sara Ahmed ait utilisé cette figure dans ses ouvrages précédents, c’est ce livre (ainsi que son blogue « FeministKilljoy », écrit parallèlement à la rédaction de cet ouvrage) qui l’a popularisée. En quelques mots, la rabat-joie est celle qui, aux yeux des autres, ne peut s’empêcher de remettre sur la table des questions difficiles, des thèmes désagréables, des sujets qui rompent l’harmonie. Sara Ahmed illustre son propos en évoquant l’image du souper de famille : la rabat-joie est celle qui dénonce les propos sexistes qui sont prononcés autour de la table. Elle arrête le flot de la conversation : ce faisant, elle est accusée d’être querelleuse, d’amener la dispute à table. En nommant un problème, la rabat-joie devient LE problème.

En plus de dénoncer, de s’opposer, la rabat-joie est, aux yeux des autres, un sujet obstiné : elle refuse de lâcher le morceau, de faire des compromis, d’entendre raison. Elle refuse de s’adapter à un monde injuste, bien que la charge négative associée à cette position à contre-courant soit élevée : les commentaires émis à l’égard des féministes sur les médias sociaux illustrent aisément les violences vécues par celles qui s’identifient publiquement comme féministes. Paradoxalement, l’obstination de la rabat-joie et la résistance qu’elle oppose sont précisément ce qui lui permet de rester à l’affût des scènes marquées par l’injustice ou la violence.

Sara Ahmed nous invite à adopter, avec une joie toute féministe, la posture de la rabat-joie. Les conclusions du livre, sous les formes de manifeste et de « trousse de survie de la rabat-joie », sont des invitations concrètes à le faire. Pourtant, cette figure n’est pas infaillible et Sara Ahmed prend soin de l’exposer. Pour ce faire, elle rappelle l’histoire du mouvement féministe : des féministes noires ont lutté pour que la résistance contre les violences coloniales, esclavagistes et racistes s’inscrive dans la lutte féministe. Elles ont été ignorées, voire perçues comme une menace aux solidarités féministes. Sara Ahmed souligne ici que le mouvement féministe est aussi un courant, qui a été et continuera d’être interrompu par des rabat-joie qui feront preuve d’obstination pour être entendues, d’où l’importance de placer au coeur des préoccupations féministes les personnes qui sont à la marge.

Dans la deuxième partie de son livre, Sara Ahmed se penche sur le travail des personnes qui ont pour mission de développer la diversité dans le milieu universitaire. Elle pose la question suivante : quand on rame à contre-courant dans une institution, que se passe-t-il? De façon poétique, elle décrit un mur qui se dresse, par accumulation ou pression. Un mur qui arrête un mouvement, qui empêche d’avancer, un mur contre lequel des personnes ou même des choses peuvent se heurter. Fait important, ce mur n’arrête pas tous les corps, mais certains corps. En prenant pour contexte le monde universitaire, Sara Ahmed démontre comment la suprématie blanche est un mur pour les personnes racisées, un mur qui est d’autant plus invisible que la présence de personnes racisées dans le corps professoral est utilisée comme preuve que ces murs n’existent pas.

Que faire face aux murs? Selon Sara Ahmed, les personnes qui défendent les dossiers en lien avec la diversité effectuent un travail qui est salissant, car il est impossible de l’effectuer en rapport d’extériorité. Il est salissant, car les personnes qui portent ces dossiers sont souvent issues de la diversité et n’occupent pas l’espace académique selon les normes blanches. Elles luttent contre des murs qui s’élèvent devant elles, autant comme porteuses de changement que du fait de leur simple existence. Les murs qui se dressent sont aussi mobiles – ils peuvent reculer, s’espacer. Comme le souligne Sarah Ahmed, presque en boutade : rien ne vaut une politique pour la diversité pour ne rien changer.

Elle présente également dans ce chapitre une autre subjectivité. Le fait, par exemple, d’utiliser le terme diversité (qui est plus collaboratif) plutôt qu’égalité (qui implique une lutte). D’effectuer un travail émotionnel pour s’adoucir, sourire, se rendre confortable aux autres. De dénoncer les injustices, susciter des roulements de yeux, mais aussi tenter de se conformer. Elle compare ce processus à une tentative de faire rentrer une forme carrée dans un trou rond. Ici, le sujet obstiné s’inscrit dans un travail minutieux d’entamer le mur, éclat par éclat, non pas pour le déplacer, mais pour tenter de l’écailler, petit à petit, pour y aménager une brèche.

Dans la dernière partie de livre, Sara Ahmed aborde les conséquences de mener une vie féministe. D’une part, certaines conséquences sont négatives, mais elles se conjuguent aussi en termes de potentialités, de nouvelles façons d’exister. Elle réfléchit aussi à la façon dont nous nous renouvelons, dont nous pouvons être volontaires, obstinées et créatives.

Revenant sur la figure de la rabat-joie, Sara Ahmed souligne comment elle s’accompagne souvent de ruptures – avec les personnes les plus proches, avec certaines idées de ce qui devrait être, avec certaines aspirations professionnelles. Elle explique d’ailleurs pourquoi elle a quitté avec éclat un poste de professeure dans une université. Être rabat-joie, c’est donc aussi rompre des liens, mais la question se pose : quand les rompre? Elle propose des réponses : quand il y a accumulation, quand le lien devient trop lourd, trop intense… Ce qu’elle suggère, c’est que la rupture ouvre sur la question suivante : comment veut-on vivre?

Pour Sara Ahmed, cette réponse se trouve, entre autres, dans le féminisme lesbien. Par un refus obstiné d’investir dans les hommes, par sa volonté de vivre sa vie de femme racisée lesbienne, elle érode tranquillement les structures. Se déclarer féministe, vivre comme femme lesbienne et racisée, se frapper aux murs de l’hétérosexisme et du racisme, percevoir d’autres murs potentiels (elle aborde brièvement le capacitisme) : c’est cela, mener une vie féministe.

À travers ses réflexions, Sara Ahmed jette ainsi les bases de sa trousse de la rabat-joie. Elle y aborde notamment la question des refuges féministes comme contenant. Or, la particularité de ces refuges est qu’ils sont fragiles, qu’ils peuvent perpétuer l’exclusion – elle revient ainsi sur le travail obstiné des femmes noires à dénoncer le racisme dans les espaces féministes. Elle y démontre avec force l’imbrication des rapports de pouvoir et leurs répercussions sur les expériences, une démonstration parlante (et toujours nécessaire), en particulier pour celles qui bénéficient des privilèges de la blanchitude et de l’hétéronormativité. Ces refuges sont donc des contenants, mais ils restent fragiles; ils doivent être reconstruits, transformés. Ainsi, mener une vie féministe, c’est interroger tous les aspects de notre vie, même ceux dans lesquels nous nous sentons à l’aise.

C’est précisément cet exercice, à savoir sonder ce qu’est une vie féministe et ce que cela nous dit sur le féminisme, que Sara Ahmed réalise dans cet ouvrage. Elle a recours à des répétitions poétiques, imagées, qui sont parfois agaçantes, mais qui, toujours, ouvrent une porte. Elle va ainsi au bout de son écriture et c’est pourquoi, en toute franchise, ce livre est non seulement à lire, mais à relire, à annoter, à revisiter. Elle nous donne les outils pour en détisser et retisser le contenu. Pour reprendre un terme qu’elle utilise, cet ouvrage est un ouvrage qui fait suer; il nous engage dans des situations quotidiennes – à la table, à l’université, à la maison. Il offre, à toutes les féministes, des outils pour défaire, un éclat à la fois, les murs qui se dressent.