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01. Introduction

Plusieurs problèmes socioéconomiques contemporains comportent des enjeux d’ordre financier. Si le secteur des hydrocarbures ne manque pas de capital, la transition écologique est toujours en déficit d’investissements en énergies renouvelables et en transport électrifié (Christophers 2024). La financiarisation de l’économie des dernières décennies (Morin 2017) tend à raccourcir l’horizon de planification des entreprises et à faciliter le processus de désindustrialisation et de délocalisation au Québec et au Canada (Laurin-Lamothe 2019). En menant à une baisse du pouvoir de négociation des travailleuses et travailleurs et à une redistribution des bénéfices vers les actionnaires (Appelbaum et Batt 2014), la financiarisation contribue à la stagnation des salaires (Rouillard et Rouillard 2021) et à la montée des inégalités dans les revenus de marché (Lee et Siddique 2021). Face à ces constats, plusieurs propositions de transformation du secteur financier ont été mises de l’avant dans les dernières années, allant de monnaies alternatives (Îlot 2024) à une socialisation du secteur bancaire (Blakeley 2019). Toutes renvoient à un désir de mettre la finance au service des besoins de la collectivité.

Le Québec constitue à cet égard un cas intéressant. Durant les six dernières décennies, des mouvements nationalistes et progressistes ont travaillé au développement d’un ensemble d’institutions financières publiques, coopératives et syndicales résultant en un écosystème financier plus riche et varié qu’ailleurs en Amérique du Nord. Par exemple, la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) et Investissement Québec (IQ) sont considérés comme du « capital patient » orienté par les politiques industrielles de l’État (Bourque 2000; Lévesque 2002; Rioux 2020). La Fiducie du Chantier de l’économie sociale et le Fonds de solidarité (FSFTQ) sont parties prenantes d’un réseau de « finance solidaire et responsable » vu comme poursuivant des objectifs sociaux irréductibles au rendement (Bourque, Mendell et Rouzier 2013; Zerdani et Bouchard 2016).

Bien qu’elles interviennent sur des plans différents, ces différentes institutions financières sont souvent assimilées à une démocratisation de la finance. Les assises publiques de la CDPQ et d’IQ leur permettent de canaliser leurs ressources en fonction, notamment, de critères reflétant les priorités du gouvernement. De même, pour Wright (2010 : 128-29; 2015 : 249-50), le FSFTQ et le Chantier de l’économie sociale sont porteurs de compromis favorables à une plus grande égalité et autonomie face à la finance capitaliste. Selon cette logique, ce réseau financier québécois favorise une meilleure inclusion sociale et accroît la participation des citoyens à la vie économique.

Pourtant, les problèmes soulignés plus haut subsistent bel et bien au Québec. Cela amène à s’interroger sur la notion de « démocratisation de la finance » et sa portée transformatrice en pratique. Les travaux sur les alternatives à la finance capitaliste montrent comment la notion de « démocratisation de la finance » est un concept polysémique (Block 2022; Marois 2021; McCarthy 2022; Palladino 2022). Selon la perspective adoptée, les institutions financières publiques et les coopératives de crédit (IFPC) sont soit considérées comme des compléments ou des substituts aux banques privées. Au sein des approches à portée post-capitaliste, certains préconisent un réseau d’IFPC se développant progressivement en parallèle au secteur financier privé alors que d’autres privilégient des nationalisations ou socialisations bancaires accélérées. Les modes de gouvernance financière font également l’objet d’un débat entre les tenants d’une approche technocratique, de démocratie représentative électorale ou néo-corporatiste ou de démocratie directe.

Devant cette diversité paradigmatique, il nous semble fondamental d’étudier plus en détail les mouvements et les luttes politiques ayant mené à la mise en place et à l’évolution du « modèle québécois » de la finance. Cela part du postulat que la finance n’est pas une logique abstraite, les systèmes financiers étant façonnés par l’issue contingente des luttes et compromis au sein de cadres institutionnels spécifiques qui varient selon les États (Knafo 2009).

Pour répondre à ce questionnement, nous étudions la généalogie de différentes institutions financières québécoises considérées comme étant alternatives à la finance privée, à travers un prisme théorique inspiré des travaux d’Erik Olin Wright (2010; 2021). Nous empruntons la méthode tracée par Block et Hockett dans Democratizing Finance (2022), qui ont utilisé la grille générale proposée par Wright pour délimiter différentes visions de la démocratisation du secteur financier. Si ce cadre théorique a surtout servi jusqu'ici à contraster différentes propositions normatives en la matière, l’originalité de notre démarche est d’utiliser ces catégories afin de mettre en relief différents projets de démocratisation financière ayant marqué l’histoire de la finance au Québec.

Dans la première section, nous définissons une typologie en trois mouvements de démocratisation de la finance inspirée des concepts de Wright (2021) : rupture, symbiotique et interstitielle. Ces trois approches sont associées respectivement aux nationalisations et aux socialisations financières, à la mise sur pied d’IFPC complémentaires au secteur privé et au développement progressif d’un réseau financier parallèle. Cet exercice de catégorisation sert ensuite, dans une deuxième section, à réinterpréter les conflits ayant façonné l’histoire des IFPC québécoises de 1960 à aujourd’hui. Pour chaque période, nous évaluons des réformes et des institutions ayant visé, soit, à socialiser la finance, à compléter le secteur financier privé afin de l’améliorer de l’intérieur, ou à créer des espaces financiers échappant à la maximisation des profits. En revisitant ce pan de l’histoire financière québécoise, nous pourrons mieux identifier les limites des IFPC actuelles pour résoudre les problèmes contemporains.

02. Approches de la démocratisation financière

Selon les auteurs qui le mobilisent ou les mouvements qui en font la promotion, le concept de « démocratisation financière » a plusieurs sens, qui varient selon les positionnements adoptés vis-à-vis ces trois axes : (1) le contrôle des leviers financiers, qui peut aller d’une plus grande réglementation de la finance par les gouvernements (Pettifor 2017) à différents régimes de propriété financière de nature publique ou sociale reposant sur divers modèles de gouvernance (Marois 2021 : Ch. 6; McCarthy 2022); (2) l’inclusion financière de couches sociales ou de types d’entreprises traditionnellement exclues par la finance privée (Block 2022; Palladino 2022); et (3) le degré de changement recherché dans les pratiques financières, comme par exemple les critères utilisés pour l’attribution du crédit, l’horizon de remboursement ou encore le taux d’intérêt (Epstein et Ugurlu 2020).

En s’appuyant sur la division élaborée par Wright (op. cit.) et appliquée à la finance dans l’ouvrage de Hockett et Block (op. cit.), nous identifions trois avenues possibles de la démocratisation financière : (1) une rupture avec la finance capitaliste; (2) une symbiose entre différentes institutions pouvant coexister avec le secteur financier privé dans le but de modifier ses pratiques; et (3) la création d’IFPC dans les interstices du système financier établi.

2.1 La démocratisation financière par la rupture

Selon cette première approche, une rupture avec la finance capitaliste est vue comme une condition nécessaire à la viabilité de tout projet de démocratisation financière, sans quoi il risque d’être miné par le pouvoir de la finance privée. Économiquement, cette perspective permet de soustraire d’un contrôle privé les ressources financières permettant d’élargir les possibilités d’investissements publics. Politiquement, elle vise à neutraliser l’opposition du capital financier au projet de démocratisation de la finance. Pour plusieurs, cela passe par la nationalisation durable des institutions financières privées jugées « trop grosses pour faire faillite » (Blakeley 2019; Panitch et Gindin 2010).

Historiquement, les nationalisations bancaires ont souvent été opérées sur un mode technocratique régulé au mieux par la démocratie représentative[1]. Le rôle des gouvernements se limitait à établir les buts des banques publiques alors que les décisions d’investissement étaient confiées à des gestionnaires professionnels. Les choix d’allocation financière étaient ainsi réduits à une question technique. En cas de « mauvaise gestion », les représentants parlementaires se limitaient souvent à remplacer le président-directeur de ces institutions financières (Benanav 2023 : 60).

C’est pourquoi McCarthy (2022 : s.p.; notre traduction) souligne que « démocratiser la finance ne doit pas seulement être opérationnel économiquement, mais aussi socialement et politiquement ». Si les nationalisations bancaires permettent de soustraire du contrôle privé des ressources financières significatives, elles ne sont pas suffisantes. La socialisation de la finance se démarque par des mécanismes de participation directe capables d’activer, d’élargir et de reproduire un contrôle populaire sur les décisions financières[2].

À l’égard du contrôle politique de la finance, l’approche de la rupture préconise un système financier dominé par la propriété publique. Les modes de gouvernance varient entre une gestion technocratique et des mécanismes de participation populaire, la première option étant davantage répandue historiquement. Quant aux activités financées, l’approche par la rupture privilégie le financement de nouvelles entreprises publiques et coopératives dans une perspective post-capitaliste, de même qu’un financement préférentiel aux classes populaires. Enfin, les critères d’allocation financière adoptés par les IFP visent à favoriser l’expansion d’entreprises socialisées, pouvant inclure des conditionnalités sociales et écologiques.

2.2 La démocratisation financière symbiotique

Pour plusieurs, s’engager dans un conflit ouvert avec le secteur financier privé est perçu comme une opération s’exposant à une instabilité élevée (Wright 2010; 2021; Block 2022). C’est pourquoi une autre approche préconise plutôt une démocratisation financière fondée sur une complémentarité symbiotique entre des institutions financières publiques, coopératives et privées, favorable à des compromis sociaux porteurs de justice sociale.

Un exemple d’approche symbiotique est l’investissement socialement responsable (ISR). Au départ, l’ISR est limité à des institutions financières utilisant des filtres permettant de se retirer de placements jugés néfastes socialement et écologiquement. Particulièrement depuis la crise de 2007-08, l’ISR est davantage orienté par des investissements directs dans des entreprises ayant un impact social « positif » tout en offrant du rendement (Mendell 2015 : 101).

Cependant, la littérature sur l’ISR tend à souligner l’absence de standardisation des critères dits « socialement responsables », une gouvernance déficiente sur le plan démocratique et un manque de transparence quant aux choix de placement (Blackburn 2002 : 474, 485-87). À cet effet, McCarthy (2017 : 104) souligne que parmi les normes environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) associées à l’investissement responsable, les critères sociaux sont ceux ayant le contenu substantif le plus faible, notamment à propos des conditions de travail. Soederberg (2010) explique que les gestionnaires d’entreprises ont des moyens légaux pour refuser de considérer des résolutions d’actionnaires « socialement responsables » pouvant interférer avec la « bonne conduite des affaires ». Plusieurs fonds souverains ont d’ailleurs obtenu des résultats limités en essayant de transformer la gouvernance des entreprises (McCarthy 2022).

Cette approche peut également référer aux banques publiques supplétives au secteur financier privé qui offrent du financement à bas coûts et à long terme, adapté pour soutenir des investissements risqués. Ces banques publiques peuvent être investies de mandats afin de financer des développements technologiques jugés incertains et insuffisamment rentables à court terme (Macfarlane et Mazzucato 2018). Ce type de banque est souvent lié à des politiques industrielles développant des secteurs compétitifs et générateurs de « bons » emplois.

Une autre composante de ce modèle est le capital de développement, qui se spécialise quant à lui dans le soutien à des entreprises qui stimulent le développement régional et la création d’emplois (Zerdani et Bouchard 2016 : 49). Ce capital de risque offre du financement sans garantie sous forme d’équité, à la recherche d’un rendement « satisfaisant ». Cela peut recouper le financement à des PME innovantes et les programmes de participation des employés au capital-actions des entreprises (Hanin 2006 : 190).

En finançant des entreprises contraintes à la compétitivité internationale, les IFP tendent cependant à être disciplinées par les impératifs de marché, ce qui les soumet à une tension inévitable entre la recherche du rendement et leurs objectifs sociaux plus larges (MacDonald et Dupuis 2021). Par exemple, certains fonds de pension ont soutenu des entreprises impliquées dans des campagnes anti-syndicalisation et dans des délocalisations (McCarthy 2017) et des IFP ont été impliquées dans la privatisation des infrastructures publiques (Skerrett 2017). Cela n’empêche pas que dans d’autres cas, les banques publiques ont plutôt financé les services publics et la transition écologique. Les buts de ces institutions, leur cohérence pratique et le caractère réellement démocratique des IFP ne dépendent pas en soi de leur propriété publique, mais de cadres législatifs et de gouvernance façonnés par les conflits sociaux (Marois 2021).

Sur l’axe du contrôle, l’approche symbiotique laisse par définition la propriété des leviers les plus importants aux mains du secteur privé, mais tente de modifier les pratiques générales de crédit et de financement en créant, par exemple, un pôle financier public. Sur le plan de la gouvernance, celle-ci tend à préconiser un modèle « néo-corporatiste » pouvant inclure des représentants de l’État, du patronat, du mouvement syndical et du milieu coopératif. Sur le plan des activités financées, ce modèle vise, par exemple, à offrir du capital patient pour des investissements coûteux et risqués, boudés par les banques privées. Il tend surtout à offrir du financement préférentiel aux PME, ce qui n’exclut pas le financement de coopératives. En troisième lieu, malgré l’adoption de certains critères d’attribution distincts du secteur financier privé, en pratique, cette stratégie financière a souvent eu des effets sociaux similaires au secteur financier privé, ne parvenant pas à modifier significativement les pratiques du milieu des affaires.

2.3 La démocratisation financière interstitielle

La dernière approche propose de créer une finance démocratisée parallèle au système financier dominant. La « finance solidaire et responsable » (FSR) vise le développement d’une économie « plurielle » où l’économie sociale et solidaire (ESS) finirait par avoir un poids équivalent aux secteurs public et privé. Cherchant un équilibre entre des critères sociaux, environnementaux et de rendement, la FSR fait la promotion de la responsabilité sociale des entreprises, finance le développement local et facilite l’entrepreneurship collectif (Hanin 2006 : 180-81). Mendell (2015 : 95-96; notre traduction) associe la FSR à un « …processus de démocratisation du capital… [qui offre] un plus grand accès à la finance pour l’ESS…encastré dans un plus large processus de démocratie économique… ».

Bourque, Mendell et Rouzier (2013) distinguent deux catégories au sein de la FSR : le capital de développement (traité à la section précédente) et la finance solidaire. Or, seule la finance solidaire, destinée au soutien des initiatives en matière d’ESS (Zerdani et Bouchard 2016 : 47), est à strictement parler caractéristique de la démocratisation financière interstitielle. Si l’ESS peut répondre à des besoins non comblés par l’État ou le secteur privé, l’ESS peut aussi aspirer à organiser la production et la prestation de biens et services dans un esprit de travail collectif et démocratique (Zerdani et Bouchard 2016 : 54-55). La finance solidaire permet de résoudre différents problèmes de financement de l’ESS. Par exemple, les investisseurs à la recherche de profits élevés et à court terme ne s’intéressent typiquement pas à des initiatives d’ESS (Bourque, Mendell et Rouzier 2013 : 184).

Mendell (2013 : 3) affirme que les innovations sociales en matière de FSR ont un impact significatif sur le secteur financier, et donc que cette approche parvient à favoriser une démocratisation de l’économie. Néanmoins, comme le soulignent Maher et Aquanno (2022), la concentration et la centralisation du secteur financier se poursuivent depuis la crise de 2007-08 et prennent la forme d’un « nouveau » capital financier caractérisé par des gestionnaires d’actifs « universels ». Il est donc possible que les initiatives de FSR jouent surtout un rôle supplétif au secteur financier capitaliste (Lévesque et Petitclerc 2010).

Afin de surmonter ces limites de la FSR, d’autres préconisent la création d’un réseau parallèle d’IFPC devant viser à terme le développement d’un système financier à dominante publique et coopérative constituant la base financière d’une future économie post-capitaliste (Block 2022). Un tel système financier alternatif pourrait notamment : 1) offrir des services financiers à meilleur taux d’intérêt et comportant moins de frais de gestion; 2) favoriser l’inclusion financière de couches sociales exclues par les banques traditionnelles; 3) accroître l’argent disponible pour les coopératives de logement et les OBNL; et 4) financer les infrastructures d’énergies renouvelables et de transport collectif électrifié (Epstein et Ugurlu 2020 : 47-48; Lapavitsas 2020).

Différents mécanismes pourraient garantir la viabilité et l’expansion économique de ces IFPC. Selon leur échelle et leur forme, ces institutions financières pourraient être capitalisées soit par le budget des municipalités ou de l’État, par une émission d’obligations, par actions ou par une quote-part. Par exemple, les fonds de pension publics pourraient être un acheteur principal des obligations de ces banques (Blackburn 2002). Grâce à leur structure de propriété, les IFPC ne sont pas contraintes de verser des dividendes élevés aux actionnaires, permettant une plus grande rétention de leurs profits à l’interne. Les pratiques bancaires de proximité des OBNL financières sont également un atout pour attirer des clients (Block 2022). Finalement, la systématisation de ce modèle à travers un réseau national d’IFPC permettrait d’offrir des garanties de prêts, un meilleur accès à des liquidités et un transfert d’actifs moins liquides vers les institutions en meilleure santé financière. En transigeant par ces IFPC, les États et les municipalités offriraient une base de dépôts. L’accès de ces institutions aux lignes de crédit de la banque centrale réduirait également les risques de liquidité.

L’approche interstitielle privilégie le développement d’un réseau parallèle d’IFPC au secteur financier privé comme mécanisme de contrôle sur la finance. Selon les approches, ce réseau peut se limiter à un réseau complémentant le secteur financier privé ou bien viser à terme une transition post-capitaliste prolongée. La gouvernance de ces IFPC peut prendre diverses formes institutionnelles plus ou moins démocratiques propres aux organisations d’ESS. Concernant les activités financées, la finance solidaire permet de créer des outils en fonction des besoins des communautés et de faciliter leur inclusion, tels que le financement d’OBNL normalement exclus des considérations du secteur financier privé. Par ses objectifs sociaux et écologiques irréductibles au rendement, l’approche interstitielle remet en question les critères qui structurent les logiques financières privées. Néanmoins, avec un accès limité au capital - du moins au départ - cette stratégie ne permet pas de généraliser ces nouveaux critères d’attribution du crédit à l’ensemble de l’économie.

03. La démocratisation de la finance au Québec : l’évolution de projets concurrents

Une approche analytique depuis les trois mouvements précédents et leurs principales caractéristiques permet de réinterpréter l’évolution des conflits sociaux entourant la finance au Québec. Les approches de la rupture, symbiotique et interstitielle permettent, respectivement, de mettre en relief trois projets de démocratisation financière depuis la Révolution Tranquille. Les années 1960-70 voient des appels à des nationalisations financières et un ensemble de revendications pointant vers un projet de socialisation de la finance. Lors des décennies suivantes (1980-90), les réformes financières évolueront vers une plus grande régulation des IFPC québécoises opérant en partenariat avec le secteur financier privé et le milieu des affaires. De 1996 à aujourd’hui, le courant de la FSR prend son envol, marqué par le développement inédit de nouveaux interstices financiers. La délimitation historique choisie vise à démontrer comment chaque période est marquée par une tendance dominante en matière de démocratisation de la finance.

La démarche historique exploratoire employée ici part du postulat que les IFPC doivent être considérées comme des entités contestées politiquement. En ce sens, il importe de problématiser l’histoire de ces institutions comme marquée par un ensemble de conflits sociaux (Marois 2021), incluant des aspirations qui ont pu être défaites politiquement, voire oubliées historiquement (Benjamin 2017). Les composantes publiques (ex. SGF, CDPQ), coopérative (ex. Desjardins) et syndicale (fonds syndicaux) du secteur financier québécois seront affectées par différents projets de démocratisation financière.

Le choix de s’attarder aux réformes financières portées par le mouvement syndical n’a rien d’arbitraire. Peu de mouvements sociaux ont autant participé au débat sur l’avenir du système financier au Québec. L’histoire des IFPC québécoises est difficilement compréhensible en l’absence d’une analyse des interventions politiques du mouvement syndical à leur égard. À noter que les centrales syndicales ont accordé une attention spéciale à la CDPQ puisque ce fiduciaire public est responsable de la gestion de l’épargne-retraite des travailleurs (ex. Régie des rentes, RREGOP). C’est pourquoi les cadres de gouvernance et les pratiques de placement de la Caisse feront l’objet d’une politisation plus marquée. Cela dit, le mouvement syndical est loin d’être le seul mouvement social à s’être engagé sur le terrain de la finance. Par exemple, le mouvement écologiste a mené des campagnes appelant la CDPQ à désinvestir des énergies fossiles.

L’analyse du cas québécois comporte deux objectifs contribuant à la théorisation et à l’histoire de la démocratisation financière. En s’appuyant sur la précédente typologie, nous voulons, d’une part, démontrer que la caractérisation des IFPC québécoises comme institutions financières « démocratiques » ne va pas de soi. Au sein de la littérature sur la finance québécoise, plusieurs auteurs tendent à considérer comme « alternative » à la finance privée les IFPC qui soit ne se limitent pas à la poursuite du rendement, ou bien dont le rendement n’est pas le premier critère d’importance. Ces IFPC comportent néanmoins des limites qui peuvent être plus facilement mises en évidence en contrastant différents projets de démocratisation financière. Les pratiques contradictoires de ces institutions seront d’autant plus identifiables en prêtant attention aux cadres macrosociaux au sein desquels elles évoluent. Le deuxième objectif est de démontrer que la socialisation de la finance a des racines historiques au Québec. Or, les revendications et les luttes du mouvement syndical ayant donné forme à un tel projet figurent peu ou pas dans les analyses de la « démocratisation financière » au Québec, telles que celles développées par la littérature sur la « finance solidaire et responsable ». Cela a pour effet de produire une analyse limitée des forces sociales ayant imaginé autrement la finance.

3.1 Des nationalisations aux socialisations financières : les velléités de rupture des années 1960-70

Deux IFP seront marquées par différents conflits sociaux dès leurs débuts : la Société Générale de financement (SGF) et la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). La SGF, une nouvelle banque de développement publique, est créée en 1962 par le gouvernement Lesage afin de favoriser le développement d’entreprises capables de transformer la structure économique du Québec (La Société générale de financement du Québec 1962). Quelques années plus tard, ce même gouvernement crée la CDPQ pour gérer les actifs du nouveau régime public de retraites instauré en 1965. La Caisse est mandatée d’une double mission, soit de faire fructifier ses actifs afin d’honorer ses responsabilités fiduciaires tout en stimulant le développement de l’économie québécoise (Hanin 2016).

La nationalisation de la finance est au cœur des revendications syndicales dès les années 1960. Alors que l’épargne est majoritairement sous contrôle privé et étranger, cette mesure est vue comme nécessaire afin d’assurer un développement autocentré. Si la création de la SGF et de la CDPQ sont des pas dans la bonne direction, ils sont jugés insuffisants. La Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Confédération des syndicats nationaux (CSN) défendent une nationalisation plus étendue du secteur financier, incluant les compagnies d’assurance-vie et automobile et les caisses de retraite du secteur privé (CSN 1978 : 137; Rouillard 1989 : 320-21; Tremblay 1972 : 222).

Ces centrales syndicales luttent également pour que la CDPQ devienne l’unique gestionnaire des fonds de pension au Québec. La FTQ souhaite non seulement que la Caisse gère les fonds de pension du secteur public, mais revendique également que la CDPQ « ...puisse administrer les Caisses de retraite privées et que les mesures coercitives soient prises pour que ces fonds lui soient confiés » (FTQ 2012 : 125-26). La CSN va encore plus loin en pressant la Caisse de gérer les primes d’assurance-vie (CSN 1978 : 137, 190).

La FTQ décrit le projet initial de la SGF comme étant limité à soutenir des entreprises en difficulté et dont la capitalisation est insuffisante pour stimuler un niveau d’investissement favorable au plein emploi. La centrale propose plutôt d’accroître le budget de la SGF de manière à pouvoir favoriser des nationalisations et le développement de secteurs stratégiques (Tremblay 1972 : 224-25). De son côté, la CSN remet en question la politique d’investissement conservatrice initiale de la Caisse (Rouzier 2008 : 48-49).

La SGF et la CDPQ seront également critiquées pour leur complicité dans de nombreuses restructurations d’entreprises (FTQ 1973a : 43; 2012 : 70-72). Afin de mettre fin à ces pratiques, les syndicats ont lutté pour démocratiser les IFP québécoises (FTQ 1973b : 33-36; 2012 : 126; Rouillard 1989 : 319-21). Au lieu de réduire la SGF à un instrument financier au service des entreprises privées, il est revendiqué que la SGF adopte « une politique précise de développement du secteur coopératif » (FTQ 2012 : 123). La démocratisation de la gestion de la Caisse est également à l’agenda : « Il faudra […] que cesse le secret dont s'entoure la politique d'investissements de la Caisse de dépôt […] les travailleurs organisés doivent avoir une part beaucoup plus importante dans la gestion de cette Caisse… » (CSN 1978 : 137). Si les modalités de cette démocratisation demeurent vagues, la FTQ précise qu’elle « …veut être représentée sur le Conseil consultatif de la Caisse pour avoir un contrôle efficace sur l’utilisation de l’épargne » (FTQ 2012 : 126).

Un rapport sur les caisses de retraite datant de 1970 a mis en lumière l’absence de contrôle des travailleurs sur les fonds de pension en entreprise (CSN et al. 2002 : 17). Pour résoudre ce problème, il est proposé d’instaurer un contrôle majoritaire des travailleurs sur l’administration de ces fonds, en passant par ces mesures transitoires : « a) Former un comité conjoint d’administration des caisses de retraite; b) Exiger l’information financière complète sur la gestion de ces fonds; c) Revendiquer le choix du fiduciaire; d) Négocier les priorités d’investissement des caisses de retraite, dont l’investissement social; et e) Reprise par les travailleurs du droit de vote des actions de leur caisse dans les compagnies privées » (FTQ 1973b : 35-36).

Certaines grèves prônent même la nationalisation d’entreprises par ces IFP (Le Soleil 1976). Ces luttes sont influencées par une vision alternative de la planification économique basée sur des politiques industrielles radicales visant à s’appuyer et soutenir un secteur nationalisé élargi et des coopératives démocratiques (Rouillard 1989 : 319-20; FTQ 1973b).

L’expérience de Tricofil, une coopérative de travailleurs dans le secteur du textile dans les années 1970, a soulevé l’importance de l’enjeu de la démocratisation de la finance pour le mouvement syndical. Compte tenu de l’intégration de Tricofil au sein de relations étatiques et financières contraignantes, la gestion traditionnelle et la recherche de la rentabilité vont l’emporter sur le projet collectif (Boucher 1982). Alors que Tricofil demeurera soumise à des pressions concurrentielles exacerbées par des relations financières « traditionnelles », l’expérience se soldera par un échec.

Enfin, soulignons le rôle de la CSN dans la création de la Caisse d’économie des travailleurs réunis de Québec en 1971[3]. Trois objectifs sont poursuivis : 1) faciliter l’accès au crédit à la consommation en offrant une alternative aux taux usuraires des compagnies de crédit; 2) favoriser la création d’entreprises collectives; et 3) être un modèle d’autogestion financière. Si des rapprochements sont initialement tentés avec le Mouvement Desjardins, les orientations de la coopérative financière sont trop éloignées des principes deux et trois, ce qui mène plutôt à la mise sur pied d’une institution indépendante. Le contexte de crise stagflationniste des années 1970 va par contre miner les modes d’opération de cette Caisse d’économie, amenant cette dernière à procéder à différentes réformes administratives et fusions financières. Durant la période subséquente, l’institution va surtout se concentrer à accompagner financièrement les coopératives d’habitation et les coopératives de travail, de même que financer les mouvements syndical et communautaire (Maheux 2016).

À plusieurs égards, les revendications du mouvement syndical ont esquissé les contours d’un projet de socialisation financière au Québec. Du côté du contrôle des leviers financiers, ce mouvement a privilégié l’extension de la propriété publique, tel qu’en témoignent ses revendications de confier à la CDPQ les fonds de retraite et d’assurance privés. Au contraire d’une gouvernance technocratique ou néo-corporatiste, plusieurs revendications vont dans le sens d’un contrôle démocratique direct de la CDPQ et des caisses de retraite négociées en entreprise. Le mouvement syndical a voulu réformer le mandat de ces institutions financières afin qu’elles financent plus largement des entreprises publiques et des coopératives. La politisation des modalités de financement est surtout évidente dans le cas de la Caisse d’économie des travailleurs offrant du crédit à la consommation à bas taux, sans oublier les tentatives syndicales d’incorporer des critères sociaux au sein des priorités d’investissement des caisses de retraite.

Les luttes et revendications syndicales de la période ne furent pas sans impact. Durant les années 1970, la nationalisation de la finance connaîtra certaines avancées. La Caisse sera mandatée afin de gérer les avoirs du nouveau régime de retraite des employés du secteur public, le RREGOP, fruit du front commun de 1972. Les actifs d’autres régimes complémentaires publics et de la nouvelle Commission de la santé et de la sécurité au travail (CSST) lui seront également confiés. Le Parti québécois (PQ) créera plus tard une assurance automobile pour les dommages corporels, mais le domaine de l’assurance-voiture demeurera entièrement privé (CSN 1978 : 137). Pour les caisses de retraite en entreprise, le gouvernement du PQ se limitera à leur offrir l’option de demander à la CDPQ d’être leur fiduciaire. Résultat, celles-ci resteront sous gestion privée. À quelques exceptions près, les revendications syndicales visant à démocratiser la gestion des IFP resteront lettre morte.

3.2 Des IFP « activistes » et « socialement responsables » : le tournant financier symbiotique des années 1980-1990

Les aspirations en faveur d’une socialisation de la finance seront progressivement abandonnées à partir des années 1980. En phase avec un syndicalisme de partenariat (Piotte 1998; Rouillard 2004), les positions financières syndicales évolueront vers la création de fonds syndicaux, un appui au tournant « activiste » de la Caisse et à un activisme actionnarial en faveur de l’investissement socialement responsable. Ces nouvelles revendications s’inscrivent dorénavant dans une vision des IFP québécoises comprises comme compléments au secteur financier privé.

Piliers du « capital de développement » au Québec, le FSFTQ est créé en 1982 et Fondaction en 1995 afin d’offrir du financement plus avantageux pour les PME, à quoi s’ajoutent des investissements directs ou indirects dans les coopératives et les OBNL (Zerdani et Bouchard 2016). Néanmoins, ces institutions financières ne seront pas sans pratiques contradictoires. Par exemple, MacDonald et Dupuis (2021) ont démontré comment le FSFTQ, en encourageant la transparence comptable des entreprises, amène paradoxalement les travailleurs à modérer leurs demandes afin de les rendre compatibles avec la compétitivité des firmes. En se faisant l’avocat des avantages de la paix industrielle sur les gains en productivité, le FSFTQ se tient loin des campagnes de syndicalisation et des grèves de travailleurs afin de s’assurer de la confiance des entreprises envers le Fonds.

Le mouvement syndical continuera aussi d’intervenir pour réformer les IFP québécoises. Par exemple, afin que la CDPQ puisse devenir plus « interventionniste », la CSN revendique que la Caisse soit autorisée à : 1) prendre des participations au-delà de 30% du capital-actions de moyennes entreprises; 2) acheter des actions dans une compagnie à fort potentiel de croissance, mais qui n’a pas obtenu un rendement net d’au moins 4% de la valeur comptable au cours des cinq années précédant l’acquisition; et 3) être représentée au sein des CA des entreprises où elle a des intérêts importants (Fournier 1985 : 25-26). On vise alors à accroître les effets multiplicateurs des placements de la Caisse dans différents secteurs afin de stimuler une croissance génératrice d’emplois (CSN 2003 : 9). Le soutien de la Caisse à l’internationalisation du capital québécois est vu d’un bon œil à condition que cela s’intègre dans « …une stratégie de développement international des entreprises québécoises, de transferts technologiques ou d’ouverture des marchés pour les entreprises québécoises » (Fournier 1985 : 25).

La plupart de ces propositions seront satisfaites par le virage « activiste » de la Caisse initié à partir de la fin des années 1970 (Fournier 1979 : 32; Simard et Bakvis 1991 : 6). À la fin des années 1980, la Caisse sera de plus en plus impliquée dans le soutien à l’internationalisation des entreprises québécoises (Pelletier 2009 : 187). En 1997, la Caisse sera autorisée à augmenter son portefeuille d’action jusqu’à 70% de ses actifs (Durivage 1997).

Afin de jouer un rôle plus actif dans la gestion de leurs fonds de pension, on explore comment les membres des comités de placement pourraient se doter d’une politique de placement favorable au développement économique au Québec (Beaulieu, 1994 : 5). À l’encontre de lois qui garantissent aux employeurs privés un contrôle sur les modalités de gestion des régimes de retraite complémentaire, il est revendiqué que les comités de retraite soient pourvus d’un nombre égal de sièges entre les travailleurs participants au régime et l’employeur (CSN et al. 2002 : 24).

Le moment symbiotique de la démocratisation financière se poursuivra au-delà de la période 1980-2000. Au début des années 2000, la CSN souhaite inscrire dans la loi de la CDPQ l’ajout d’un autre représentant salarié à son CA, afin de consacrer une pratique déjà existante depuis 1993 (CSN 2003 : 8). De plus, le mouvement syndical québécois veut que l’ISR ait un caractère plus contraignant et standardisé afin de combattre les tendances dominantes qui promeuvent une autorégulation du secteur. Il est également revendiqué que les comités de retraite précisent dans leurs politiques de placement la manière que les facteurs ESG sont pris en considération, une position que l’on souhaite étendre à la CDPQ (CSN et al. 2002 : 25-26). Afin que la Caisse rompe avec ses pratiques « conservatrices »[4] et devienne un leader en matière d’ISR, il est revendiqué que les « …déposants de la CPDQ devraient pouvoir décider eux-mêmes de l’exercice des votes concernant les matières sociales et environnementales dans les assemblées d’actionnaires » (CSN et al. 2002 : 26). Afin de garantir l’application de ces mandats, l’on propose que les comités de retraite aient l’obligation de rapporter à leurs participants l’approche retenue et ses modalités d’application lors de l’assemblée annuelle du régime, en précisant comment les droits de vote ont été exercés (CSN et al. 2002 : 25).

Hanin (2006 : 192-93) souligne que la CDPQ a démontré son souci de tenir compte de l’ISR dans sa gestion de portefeuilles suite à une restructuration en 2004. Tel que le souligne sa Politique sur l’investissement socialement responsable de 2005, « [l]a Caisse s’attend à ce que les entreprises dans lesquelles elle investit […] respectent les communautés locales dans lesquelles elles exercent leurs activités et favorisent leur développement » (cité dans Hanin 2006 : 195). Le document de la Caisse Pratiques d’investissement responsable datant de 2010 précise qu’elle « …s’attend à ce que les entreprises dans lesquelles elle investit […] respectent les droits des travailleurs… » (CSN 2010a : s.p.).

Or, le mouvement syndical québécois soulignera le fossé entre les engagements formels de la CDPQ envers l’ISR et ses pratiques. Dans le contexte du lock-out au Journal de Montréal en 2009, Québecor a demandé à tous les travailleurs du journal une perte de 20% en bénéfices de même que 25% d’augmentation d’heures travaillées sans compensation (CSN 2009). Le syndicat local a fait pression sur la CDPQ afin de forcer l’institution à intervenir, en soulignant la « contradiction » entre la prise de participation de la Caisse dans une telle entreprise et sa charte « d’investissement socialement responsable » (CSN 2010a : s.p.). Michael Sabia, alors président de la Caisse, a déclaré être favorable aux négociations entre les parties tout en soulignant que la CDPQ ne s’immisçait pas dans les relations de travail malgré ses trois sièges au CA (CSN 2010b). Ce conflit au Journal de Montréal se termina par une défaite des travailleurs après un lock-out de 764 jours. Cette défaite est due de manière non négligeable à la position de la Caisse (Denoncourt 2011).

Dans la foulée des consultations visant à « moderniser » la loi de la CDPQ en 2003, les organisations syndicales souhaitent empêcher la privatisation partielle de la Caisse, telle que revendiquée par le patronat québécois historiquement (CPQ 1983). En ce sens, la CSN presse le gouvernement de préserver le double mandat de la Caisse et d’empêcher que des financiers fassent main basse sur ses actifs (CSN 2003 : 17-18). Le gouvernement Charest mandatera plutôt la Caisse de prioriser le rendement (Hanin 2016).

Comparativement à la période précédente, l’extension de la propriété publique dans le domaine financier ne sera plus à l’agenda. Lorsque l’on crée de nouvelles institutions financières comme les fonds syndicaux, ceux-ci agissent en partenariat avec les autres composantes du secteur financier et le milieu des affaires. La gouvernance des IFP québécoises demeure un enjeu significatif, que ce soit en revendiquant un nombre accru de sièges syndicaux à la CDPQ ou au sein des caisses de retraite du secteur privé ou dans les demandes pour un plus grand contrôle sur la politique de placement des fonds de retraite. Si les entreprises publiques et les coopératives étaient privilégiées dans la période précédente, les PME deviennent un partenaire économique de choix. Cela dit, les critères de financement du secteur privé font l’objet d’une politisation accrue. Une fois satisfaits les critères visant à accroître les effets de la CDPQ sur le développement économique, le mouvement syndical va se concentrer à rattacher les pratiques de placement de la Caisse à des critères ESG mieux définis et contraignants. Or, ces critères resteront limités en pratique. Malgré l’adoption de critères sociaux différents du secteur financier privé, l’action des fonds syndicaux va demeurer contrainte par les impératifs de compétitivité internationale des entreprises qu’ils financent.

3.3 De nouveaux interstices financiers au service de l’économie sociale et solidaire, 1996 à aujourd’hui

La finance socialement responsable est considérée comme un pilier institutionnel du « modèle québécois de développement » (Bourque, Mendell, et Rouzier 2013 : 183). Si plusieurs de ses composantes précèdent le milieu des années 1990, elle prendra surtout son envol après le Sommet socio-économique de 1996. Pour plusieurs, l’institutionnalisation de l’ESS, incluant la FSR, est vue comme le résultat d’une concertation loin de se substituer au rôle redistributif de l’État (Mendell 2015 : 99; Zerdani et Bouchard 2016 : 48). Selon Mendell (2015 : 102), la FSR est porteuse de démocratisation tant parce qu’elle résulte de mobilisations sociales que par son inclusion financière de citoyens désireux d’entreprendre des projets collectifs.

La finance solidaire et le capital de développement sont particulièrement développés au Québec (Bourque, Mendell et Rouzier 2013). Ces différentes institutions financières collaborent en partageant certaines pratiques communes : 1) une concertation avec les secteurs public et privé; 2) une offre de « capital patient » au service du développement régional; et 3) des relations financières de proximité (Bourque, Mendell et Rouzier 2013 : 185).

Desjardins est considéré comme un acteur central de la finance solidaire, notamment grâce au rôle actif de la Caisse d’économie solidaire (Mendell 2015 : 101-02). Cette branche de Desjardins a développé différents produits financiers adaptés au financement de l’entrepreneuriat collectif (CSN et al. 2002 : 18). Le Régime d’investissement coopératif (RIC), créé par le gouvernement péquiste en 1985[5], offre un crédit d’impôt de 125% pour encourager le financement citoyen de coopératives et l’actionnariat salarié (Bourque, Mendell, et Rouzier 2013 : 186). Un an après sa création en 1996, le Chantier de l’économie sociale, en concertation avec le gouvernement et le secteur privé, met sur pied le Réseau d’investissement responsable du Québec (RISQ) qui offre un soutien financier et technique destiné à l'ESS (Zerdani et Bouchard 2016 : 52). La Fiducie du Chantier, créée en 2007 avec le soutien financier des fonds syndicaux et des gouvernements provincial et fédéral, va offrir une forme de « capital patient » qui s’accompagne d’un congé de remboursement pour les 15 premières années d’existence d’une entreprise en ESS.

Malgré le développement de cet écosystème financier, plusieurs soulignent que les sommes amassées par la FSR jusqu’à maintenant demeurent néanmoins en deçà des besoins financiers croissants du secteur de l’ESS. Pour Bourque, Mendell et Rouzier (2013 : 195-97), ces défis sont surmontables à condition de mobiliser l’épargne de la CDPQ et des fonds de pension privés et de développer un marché secondaire de la finance solidaire afin d’attirer de nouveaux investisseurs.

Zerdani et Bouchard (2016 : 63) défendent que « [p]ar son institutionnalisation,… [la] FSR… [contribue] à l’instauration d’un modèle de développement qui incarne les valeurs de solidarité, de démocratie et de partage ». En tant qu’institutions financières divergentes de la financiarisation, on prédit que ces nouveaux acteurs vont bousculer les normes du secteur financier dominant (Zerdani et Bouchard 2016 : 62).

Cependant, l’institutionnalisation du Chantier de l’économie sociale en 1996 coïncide avec la loi sur le déficit zéro du gouvernement péquiste sous Lucien Bouchard. En pratique, l’ESS va notamment être utilisé à des fins de sous-traitance et va contribuer à la dévalorisation du travail de soin exercé par les femmes (Graefe 2012; Piotte 1998; Raymond 2013). En présentant l’ESS québécoise comme une alternative à l’austérité (Mendell 2015 : 111), cela confond la motivation des acteurs avec les cadres macrosociaux et les politiques de l’État au sein desquels l’ESS évolue. Petitclerc et Lévesque (2010 : 30) jugent que si le poids de l’ESS est significatif au Québec, « il faut bien souligner que l’économie sociale, même si elle est parfois portée par des projets ambitieux, s’est généralement limitée à un rôle supplétif à l’égard de l’économie de marché ».

Le projet de démocratisation financière interstitielle ne remplace pas tant la forme « symbiotique » qu’elle s’y superpose de manière complémentaire. Si certaines institutions peuvent avoir une gouvernance plus communautaire, plusieurs de ces innovations financières sont développées en concertation avec les secteurs public et privé. La finance solidaire se distingue par son financement orienté principalement vers les initiatives en ESS. En plus de s’appuyer sur des relations financières de proximité, ses modalités de financement, telles que ses critères de remboursement de prêts, favorisent la viabilité financière d’initiatives d’ESS, comparativement au capital « impatient » du secteur financier traditionnel. Les défis de financement persistants de la finance solidaire découlent des cadres macrosociaux qui tendent à la confiner à un rôle supplétif face à la finance privée.

04. Conclusion

Depuis les six dernières décennies, les tentatives de démocratisation financière au Québec ont soit pris la forme d’un mouvement de rupture, symbiotique ou interstitielle, chacun d’eux ayant préconisé différents modèles de contrôle et de gouvernance, et soutenu financièrement une variété d’activités et d’acteurs selon une diversité de règles de financement. Ces différents projets financiers sont rattachés à trois périodes de l’histoire contemporaine québécoise. Durant les années 1960-70, les contours d’un projet de socialisation financière prendront vie à travers les revendications et luttes du mouvement syndical en faveur d’une nationalisation étendue du secteur financier et un contrôle plus direct des IFPC québécoises, mis au service d’une démocratisation plus large de l’économie. Les décennies 1980-90 sont marquées par une tentative de « symbiose » entre les composantes coopérative, publique, syndicale et privée du secteur financier québécois. Le financement du secteur privé ne devient plus en soi un problème, tant et aussi longtemps que celui-ci est rattaché à divers critères favorisant l’atteinte de nouveaux compromis sociaux. L’institutionnalisation de la finance solidaire, associée ici à l’approche interstitielle, connaît un tournant à partir du milieu des années 1990. Pratiquant des relations financières de proximité et tournées vers le long terme, ses pratiques financières sont plus adaptées pour favoriser la viabilité d’initiatives d’ESS.

La littérature sur la finance québécoise a surtout interprété ces moments « symbiotique » et « interstitiel » comme des indications que les IFPC québécoises représentent des alternatives financières au néolibéralisme et à la financiarisation (Bourque 2000; Lévesque 2002). Si le rôle de la CDPQ dans la crise du papier commercial au Canada en 2007-08 a été critiqué (Hanin 2016), ces institutions, dans l’ensemble, continuent d’être associées à des politiques économiques nationalistes (Rioux 2020) et au soutien financier de l’ESS (Bourque, Mendell, et Rouzier 2013; Mendell 2015; Zerdani et Bouchard 2016). Selon ces perspectives, on s’attelle surtout à vouloir élargir les rôles et la place de ces IFPC dans l’écosystème financier québécois pour favoriser l’éclosion d’une réelle économie « plurielle » (Hanin et L’Italien 2012).

Certes, la nationalisation partielle de la finance au Québec s’est traduite par des institutions financières publiques qui existent toujours aujourd’hui. Si la CDPQ et Investissement Québec se sont distinguées des banques privées par leurs mandats de politique industrielle, leur soutien à la compétitivité des entreprises les amène à défendre des restructurations accompagnées de concessions pour les travailleurs (Pépin 2023), en dépit des appels syndicaux à de véritables investissements « socialement responsables ». Si la FSR a financé certains projets collectifs porteurs d’une plus grande justice sociale, l’appui de l’État québécois à ces institutions financières a été conditionnel à des politiques d’austérité qui ont mené l’ESS à compenser pour la dégradation des services publics, limitant ainsi sa portée transformatrice systémique (Graefe 2012; Piotte 1998; Raymond 2013). En mettant en relief un pan de l’histoire québécoise où le mouvement syndical a agi comme porte-voix d’une démocratisation financière par la rupture, cet article permet de mieux mesurer ce qui sépare l’évolution des IFPC québécoises du potentiel non réalisé de revendications et de luttes orientées par un projet de socialisation financière.

La finance québécoise continue d’être marquée par un ensemble de conflits sociaux, liés surtout depuis quelques années aux défis de la transition écologique. Centrées autour de la politisation des pratiques d’investissement, plusieurs campagnes de pressions publiques visent à forcer la CDPQ à désinvestir des énergies fossiles. Fondée en 2016, la coalition « Sortons la Caisse du carbone », composée principalement d’organisations écologistes, exige notamment que la CDPQ « ne finance plus de nouveaux projets d’extraction, de production et de transport de combustible fossile » (Sortons la Caisse du carbone, s. d.). Ces pressions semblent avoir eu jusqu’ici un certain succès. Si en date de 2022, la Caisse n’avait plus de placements dans le secteur de la production du pétrole, reste que la CDPQ demeure investie dans des entreprises liées notamment au transport et à la recension d’énergies fossiles (Couturier 2024 : 51-56). Ce type de campagne s’apparente à une stratégie financière symbiotique, où l’on cherche à modifier des pratiques d’IFP afin que ces dernières influencent en retour les comportements des entreprises privées. C’est d’ailleurs dans cette perspective que le dernier Front commun a voulu inclure cette clause dans son entente sur les retraites : « que la CDPQ améliore ses politiques d’investissements responsables, en particulier sur les critères « social » et « environnemental » de ses stratégies d’investissements » (Front commun 2023 : 9).

Depuis la crise de 2007-08, les stratégies de démocratisation financière connaissent un nouveau foisonnement dont l’issue demeure toujours incertaine. Cet article est une contribution à ce débat, car plonger dans cette histoire nous a permis non seulement de faire ressortir les limites actuelles des IFPC, mais elle offre des ressources afin de réimaginer la démocratisation de la finance en contexte québécois. D’ailleurs, si la plupart des propositions en faveur de la socialisation financière remontent aux années 1970, celles-ci connaissent un renouveau au Québec (Dufour et Laurin-Lamothe 2020). Devant les limites et contradictions des modèles précédents qui ne sont plus adaptés à la situation actuelle et l’ampleur des défis environnementaux et sociaux, les formes que devrait revêtir le contrôle et la gouvernance démocratique de la finance, de même que les activités prioritaires à financer, nécessitent une réflexion renouvelée et ambitieuse.