Abstracts
Résumé
Dans les années 2000, dans un contexte de pauvreté endémique, des acteurs de la société civile burkinabè se mobilisent autour du concept d’économie sociale et solidaire (ESS) dans lequel ils inscrivent leurs pratiques visant à lutter contre la pauvreté. Dans cet article, à partir des données d’une enquête qualitative réalisée auprès d’organisations de l’ESS, nous cherchons à comprendre de quelles manières leurs activités agissent contre la pauvreté : s’agit-il uniquement de résoudre les conséquences individuelles de la pauvreté ou d’enclencher une dynamique collective de transformation sociale ? Si ces organisations tendent à favoriser un empowerment économique des individus, la portée de transformation sociale de leurs pratiques reste très contrastée en raison de divers paramètres relevant de l’empowerment organisationnel (type d’organisation, gouvernance, type d’activités, ressources, etc.).
Mots-clés :
- Économie sociale et solidaire,
- pauvreté,
- activité génératrice de revenus,
- empowerment,
- transformation sociale,
- Burkina Faso
Abstract
In the 2000s, in a context of endemic poverty in Burkina Faso, various civil society actors mobilized around the concept of social and solidarity economy (SSE) in which they emplace their practices targeting poverty. In this article, based on data from a qualitative survey conducted among SSE organizations, we seek to understand how their practices contribute to fight against poverty: are they only aiming to resolve the individual consequences of poverty or to set in motion a collective dynamic of social transformation? While these organizations promote the economic empowerment of individuals, the scope of social transformation of their practices remains very contrasted because of various parameters related to organizational empowerment (type of organization, governance, type of activities, resources, etc.).
Keywords:
- Social and solidarity economy,
- poverty,
- income-generating activity,
- empowerment,
- social transformation,
- Burkina Faso
Article body
01. Introduction
Au cours des deux dernières décennies, à l’instar d’autres pays africains (Dahou, 2003), le Burkina Faso a adopté deux Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP) sous l’égide des Institutions de Bretton Woods (IBW). Lancé en 2000, le premier CSLP, faute d’avoir induit une réduction significative de la pauvreté, a été révisé en 2004. En 2011, il est remplacé par la Stratégie de croissance accélérée et de développement durable (SCADD). Si leurs bilans sont assez mitigés, l’une des caractéristiques de ces programmes est la volonté des IBW d’impliquer les OSC dans un processus participatif concernant la rédaction, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques. Les OSC sont donc propulsées au rang d’acteurs majeurs de la lutte contre la pauvreté du fait de leurs actions sur le terrain ainsi qu’en raison de la plus grande appropriation des politiques publiques et d’une meilleure redevabilité que leur participation permettrait (Cling et al., 2002). Toutefois, la mise en avant des OSC supposés être des interfaces entre les populations et les bailleurs de fonds peut poser un problème démocratique (représentativité et légitimité) et affaiblir les assemblées élues (Campbell et Losch, 2002; Dante et al., 2002).
La société civile est une notion polysémique (Pirotte, 2018) qui dans le champ du développement, renvoie généralement aux organisations qui ne relèvent pas entièrement de la sphère familiale, étatique ou marchande. Au Burkina Faso, l’appellation OSC désigne une grande diversité d’organisations telles que : les organisations non gouvernementales, les associations, les organisations paysannes, les institutions confessionnelles, les organisations culturelles et artistiques, la presse privée, les syndicats, etc. (Loada, 1999, 2007, p. 81).
Au Burkina Faso, à partir des années 2000, le concept d’économie sociale et solidaire (ESS) émerge à l’initiative de divers acteurs dont certains s’organisent en réseau afin d’en assurer la promotion (Kouanda, 2021a, 2021b). Si l’ESS ne se confond pas à la notion de société civile, ces deux concepts sont proches de sorte que le second englobe en partie le premier. En effet, l’ESS burkinabè comprend principalement cinq formes d’organisations qui sont : les coopératives, les coopératives d’épargne et de crédit, les groupements villageois et/ou professionnels, les mutuelles sociales et les associations de développement (Zett, 2013). Ces dernières sont des organisations « regroupant généralement les ressortissants d’une localité géographique (villages, départements, provinces, régions) autour de préoccupations de développement économique de leur terroir » (Zett, 2013, p. 28).
La pauvreté est un phénomène complexe souvent analysé sous l’angle de la privation et un enjeu consiste à savoir de quoi les pauvres sont privés : s’agit-il d’un revenu (Ravallion, 1998), de biens premiers (Rawls, 2009), de la liberté d’accomplir des fonctionnements (functionnings [1]) élémentaires (Sen, 2003, 2012), ou d’un manque de pouvoirs (Chambers, 1995) ? Ces différentes approches ne sont pas contradictoires dans la mesure où un consensus existe sur le caractère multidimensionnel de la pauvreté. L’approche en termes d’empowerment — que nous adoptons — considère la pauvreté comme étant liée à un manque de pouvoirs à l’échelle individuelle et collective résultant d’une toile d’interactions entre différents éléments qui s’autorenforcent (Chambers, 2006, p. 4). Ainsi, la pauvreté correspond à un manque de pouvoirs individuel dont les symptômes sont multiples (manque de revenu, mauvaise image de soi-même, etc.) ainsi qu’à une incapacité collective (manque de contrôle, absence de participation économique et politique, etc.). Dans cette perspective, lutter efficacement contre la pauvreté implique une action à la fois sur les conséquences de la pauvreté — à l’échelle de l’individu — ainsi que sur ses causes structurelles (échelle collective).
Le rôle positif de l’ESS dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion est souvent souligné en ce qu’elle permettrait aux populations marginalisées d’accéder à des services sociaux et économiques, d’avoir une meilleure employabilité, de mener des activités entrepreneuriales, etc. (Ben Lazrak, 2015; Dacanay, 2016; Klein, 2012). Certains auteurs précisent que — dans le contexte québécois (Klein et Raufflet, 2014) — la lutte contre la pauvreté n’est pas l’objectif unique ou principal de l’ESS. D’autres estiment que l’atout de l’ESS réside dans sa force de mobilisation de ressources, dans son ancrage local (Artis et al., 2009; Fontan et al., 2014; Parodi, 2005; Pecqueur et Itçaina, 2012), dans son idéal démocratique et son aptitude à renforcer les capacités individuelles et collectives — c’est-à-dire son aptitude à enclencher un processus d’empowerment — (Ben Lazrak, 2015). Cependant, sans remettre en cause ses effets positifs, les avis divergent quant à la possibilité de l’ESS à servir de socle pour une politique globale de lutte contre la pauvreté et de transformation sociale ; cela notamment en raison de ses retombées qui seraient circonscrites dans le temps et l’espace. Ainsi, les effets positifs de l’ESS dans la lutte contre la pauvreté seraient légers, ponctuels, de courte durée (Klein, 2012), voire peu subversifs (Darbus, 2015). Tandis que pour d’autres, l’ESS peut-être est un vecteur de transformation sociale (Favreau et Lévesque, 1997).
Avec une population d’environ 22 millions d’habitants dont plus de 41% vit sous le seuil de pauvreté[2], la lutte contre ce fléau constitue un défi majeur pour « le pays des hommes intègres ». Ainsi, nous cherchons à comprendre de quelles manières les organisations de l’économie sociale et solidaire (OESS) burkinabè contribuent à lutter contre la pauvreté, quelles formes prennent leurs actions et quelles logiques sont à l’œuvre ? S’agit-il pour les OESS de résoudre les conséquences individuelles de la pauvreté ou de s’inscrire dans une perspective de transformation sociale ?
En plus des cadres théoriques relatifs à la pauvreté, à l’empowerment et à l’ESS, nous mobilisons des données issues d’enquêtes qualitatives (62 entretiens) réalisées auprès de responsables de « réseaux de promotion de l’ESS », de responsables d’organisations membres de réseaux, ainsi qu’avec leurs adhérents et/ou bénéficiaires (cf. tableau 1).
Nous montrons que — de façon assez différenciée — dans les organisations étudiées, la priorité semble être à la résolution des conséquences individuelles de la pauvreté de sorte qu’il est possible d’envisager l’amélioration des conditions de vie des individus comme un premier maillon de la transformation sociale (1). Toutefois, cette dernière ne peut advenir sans un empowerment collectif ou une mobilisation sociale. Or, d’une organisation à l’autre, les dynamiques collectives sont très disparates, voire inexistantes (2).
02. L’empowerment individuel comme premier maillon de la transformation sociale ?
2.1 L’empowerment : une approche plurielle du pouvoir
Le concept d’empowerment s’inscrit dans une approche plurielle du pouvoir (Allen, 1998) et peut être défini comme :
« un processus d’acquisition de plusieurs formes de pouvoirs : un pouvoir “intérieur”, qui renforce l’individu, son identité ou celle du groupe ; un pouvoir “de”, qui permet de développer des connaissances, un savoir-faire et un savoir critique, mais également un savoir-être ; et enfin, un pouvoir “avec”, pouvoir de nature collective qui provoque des changements dans les différentes sphères de la société » (Charlier, 2011, p. 163).
Dans la perspective de l’empowerment, le "pouvoir sur", qui renvoie à une dimension conflictuelle du pouvoir (il n’est disponible qu’en quantité limitée de sorte que ceux qui en disposent en privent les autres et peuvent par conséquent exercer une domination sur ces derniers), est souvent exclu. Toutefois, le recours à une interprétation plus large du "pouvoir sur" qui ne lui accole pas l’idée de domination, mais plutôt celle de contrôle, permet une prise en compte de cet élément comme une action de résistance de l’individu et du groupe sur son environnement afin d’y exercer un meilleur contrôle (Bacqué et Biewener, 2015, p. 68).
À partir des années 1990, dans le champ des études sur le développement, l’empowerment devient un concept clé (Calvès, 2009). Son relatif succès international et interdisciplinaire suscite l’engouement alors que son contenu et ses contours sont flous donnant ainsi lieu à trois grandes interprétations (Bacqué et Biewener, 2015).
Dans son interprétation radicale — également appelé « conception civique » (Cantelli, 2013) ou « paradigme structurel » (Damant et al., 2001) —, l’empowerment inscrit l’acquisition de pouvoirs des "sans pouvoirs" simultanément à l’échelle individuelle et collective. Cela dans la perspective de transformer l’environnement social et institutionnel qui les écarte de l’accès aux ressources et les maintient dans une position de dominés. L’objectif de transformation sociale qui est visé ici — notamment quand celle-ci épouse les utopies de l’ESS — est l’émancipation des personnes dominées à travers une société plus démocratique et plus égalitaire. Sous cet angle, une lutte efficace contre la pauvreté implique à terme une prise de conscience des pauvres sur leur position dans la société, ainsi que leur mobilisation afin de remettre en cause l’environnement économique, social et culturel qui est à l’origine — au moins en partie — de leur situation. Ainsi, dans l’interprétation radicale de l’empowerment, il ne fait aucun doute que les changements individuels constituent un premier maillon d’émancipation et de transformation sociale. En effet, l’empowerment radical implique à la fois des changements individuels ainsi que l’acquisition de pouvoirs à l’échelle collective caractérisée par le "pouvoir avec" et le "pouvoir sur". Lorsque l’on se réfère aux cinq étapes de l’empowerment (Bacqué et Biewener, 2015, p. 69), il est possible d’envisager un processus ascendant[3] reliant les différents niveaux d’empowerment tout en établissant un continuum entre les changements individuels et la transformation sociale (cf. figure 1).
À quelques nuances près, les interprétations dites sociale-libérale et néolibérale de l’empowerment sont focalisées sur les dimensions individuelles et très peu sur les dimensions collectives de l’acquisition de pouvoirs de sorte que la transformation sociale n’est pas la finalité du processus. En effet, dans le premier cas l’accent est mis sur l’idée d’autonomie des individus c’est-à-dire la possibilité qu’ils ont de prendre part au jeu économique et social à travers un accès équitable aux opportunités et aux ressources. Dans la perspective sociale-libérale de l’empowerment — également qualifié de « paradigme écologique » (Damant et al., 2001) —, la transformation sociale n’est pas une fin en soi, ni même un objectif. Mais elle peut se produire du fait de la mise en œuvre de politiques publiques (égalité des chances, lutte contre la pauvreté, bonne gouvernance, etc.) visant à réformer les institutions afin de lever les obstacles qui existent par exemple entre les pauvres et les opportunités économiques. Ici, il n’y a pas de remise en cause structurelle de l’ordre économique et social, mais plutôt la volonté de réformer les institutions par le haut de manière à aboutir à des changements individuels (amélioration des conditions de vie, etc.). Cette conception de l’empowerment a une proximité avec les capabilités (Sen, 2003) pour deux principales raisons. D’une part, tout comme les capabilités, cette interprétation de l’empowerment s’intéresse aux structures d’opportunités politiques, économiques et sociales qui se présentent réellement aux personnes ; c’est-à-dire l’ensemble des combinaisons de functionings 1 qu’un individu a réellement la liberté d’accomplir. D’autre part, ces deux approches sont presque qu’exclusivement centrées sur des dimensions individuelles ; dans le cas de l’empowerment, le caractère politique et les aspects collectifs sont occultés, l’accent étant mis sur le « pouvoir intérieur » et surtout sur le « pouvoir de » :
« Est ici sous-tendue une philosophie libérale de l’action individuelle qui minimise les rapports de domination : le changement social est réduit à une participation équitable aux institutions d’une démocratie libérale — c’est-à-dire une société de marché dotée d’institutions démocratiques —, sans envisager leur remise en cause » (Bacqué et Biewener, 2015, p. 81).
Dans l’approche néolibérale de l’empowerment — également dénommée « paradigme technocratique » (Damant et al., 2001) ou « conception gestionnaire » (Cantelli, 2013) —, la dimension collective et la finalité de transformation sociale sont absentes. En effet, ici l’hypothèse est que le manque de pouvoirs des pauvres est plus lié à des lacunes individuelles (méconnaissances, sous-utilisation de leurs capacités, etc.) qu’à des facteurs structurels d’où l’injonction à la responsabilisation des individus qui doivent se prendre en charge en s’insérant dans le marché, dont les mécanismes s’étendent à l’ensemble de l’organisation sociale. Dans ce paradigme, les changements individuels ne sont pas un premier maillon de transformation sociale, mais la finalité.
2.2 Un empowerment individuel assez marqué dans les OESS burkinabè
2.2.1 De l’affirmation du lien entre l’ESS et la lutte contre la pauvreté
Au Québec, Klein et Rauflet (2014, p. 3) affirment « qu’à l’exception de certaines organisations qui ont une finalité explicite d’insertion sociale, les entreprises et organisations d’économie sociale et solidaire (ESS) ne poursuivent pas la lutte à la pauvreté comme objectif premier, encore moins comme seul objectif ». Toutefois, cette affirmation peut être tempérée par le contexte burkinabè où la lutte contre la pauvreté est un objectif majeur de l’ESS si ce n’est le principal. Au-delà des déclarations de certains acteurs qui établissent un « lien clair et net » entre l’ESS et la lutte contre la pauvreté, ledit lien est davantage perceptible lorsque l’on considère les mobiles de constitutions des différentes organisations : se réunir pour mettre en œuvre une activité génératrice de revenus (AGR), améliorer les conditions de vie, porter assistance aux personnes vulnérables, etc.
2.2.2 L’importance des AGR : renforcement du "pouvoir de"
La lutte contre la pauvreté constitue un motif majeur de création des OESS ainsi qu’un objectif qui structure leurs activités. En effet, les initiatives mises en œuvre par ces organisations concourent à l’empowerment de leurs membres/bénéficiaires en augmentant leur "pouvoir de". Ce dernier, comme le souligne Dominique Paturel (2012, p. 65), est un pouvoir "créateur" qui rend capable de réaliser des choses. Il renvoie donc aux aptitudes des individus notamment leurs compétences intellectuelles (savoir) et techniques (savoir-faire), à leur conscience critique (savoir critique) ainsi qu’à leur capacité à utiliser des moyens de production en vue d’obtenir des ressources (avoir) (Charlier, 2011, p. 164).
La plupart des organisations étudiées sont structurées autour d’une activité économique ou accompagnent à la mise en œuvre d’activités devant permettre l’accroissement des ressources (avoir) individuelles. La nature et le succès de ces AGR varient d’une structure à l’autre — voire d’un membre à l’autre (cf. 2.3.1) —, mais elles présentent des caractéristiques communes. En effet, elles concernent surtout le secteur primaire (cultures maraîchères, élevage, etc.) et le secteur secondaire (transformation de produits locaux) ; ainsi que l’artisanat dans quelques rares cas (cf. tableau 2).
La prépondérance des AGR peut s’expliquer par les mobiles de création de ces organisations ainsi que par le niveau général de pauvreté. Comme le souligne Amartya Sen (2003, p. 123), s’inscrire dans une approche multidimensionnelle de la pauvreté « ne vise en aucune manière à nier l’évidence : un revenu faible constitue bien une cause essentielle de la pauvreté, pour la raison, au moins, que l’absence de ressources est la principale source de privation des capacités d’un individu ». Les OESS burkinabè ne peuvent donc pas faire l’impasse sur cette question de l’accès à plus de ressources. D’ailleurs, la possibilité qu’offrent certaines organisations de mener une activité économique, ou leur accompagnement à la mise en œuvre d’AGR constitue un motif important d’adhésion ou de participation.
Les diverses formations que les OESS proposent à leurs membres et bénéficiaires permettent également d’observer la place centrale de "l’avoir". En plus d’agir sur les capacités intellectuelles et pratiques, les formations (alphabétisation, agriculture biologique, conservation des eaux, saponification, etc.) ont surtout une dimension instrumentale et un caractère immédiatement "utilitaire" en développant chez l’individu des compétences nouvelles servant à la réalisation d’AGR ou à l’amélioration des techniques de production.
2.2.3 La conduite d’activités génératrices de revenus : un déterminant du "pouvoir intérieur" ?
Le "pouvoir intérieur" renvoie aux dimensions intrinsèques et psychologiques des individus en lien avec l’estime de soi et la confiance en soi. L’estime de soi est liée au regard que chacun porte sur lui-même (apparence, compétences, richesses, etc.) et de sa capacité psychologique à annihiler les jugements négatifs intériorisés ou provenant d’autrui afin d’arriver à l’amour de soi. Tandis que la confiance en soi renvoie à la prise d’assurance de l’individu sur sa capacité à agir, à accomplir un objectif ou à résoudre un problème (Ben Lazrak, 2015, p. 237; Ninacs, 2002, p. 52). L’acceptation de soi et le respect des autres sont donc des éléments constitutifs du pouvoir intérieur (savoir-être).
La participation à une OESS ainsi que la conduite d’AGR agissent positivement sur le "pouvoir intérieur" des individus. En effet, l’appartenance à une organisation permet de briser la marginalisation à travers des relations sociales et le développement d’un capital social (Bourdieu, 1980). L’acceptation par les autres membres du groupe ainsi que la participation à la vie de l’organisation ont un impact positif sur la confiance que les individus ont envers eux-mêmes et en leurs compétences. Ensuite, l’acquisition de nouveaux savoir-faire et la conduite d’AGR contribuent à renforcer l’estime de soi, du fait que les individus peuvent par exemple assumer des dépenses liées au bien-être de leur famille ou soutenir leur entourage. De même, la conduite d’une activité économique et surtout les revenus qui en découlent permettent également de se départir voire transformer les jugements négatifs de l’entourage.
« Au début, il y a eu des remarques négatives de mon entourage parce qu’au départ lorsque tu quittes les travaux de la maison ou du champ pour te rendre systématiquement à des réunions, certains pensent que c’est une perte de temps. Mais par la suite lorsqu’ils ont commencé à voir les retombées et que APIL donnait aussi par exemple des animaux à des femmes pour commencer des activités génératrices de revenus alors les avis ont commencé à changer et d’autres personnes ont commencé à être intéressées par ce qu’on faisait »[4].
Le "pouvoir de" a une influence sur le "pouvoir intérieur" : par exemple, l’acquisition de savoir-faire relatifs aux normes et standards de qualité pour l’exportation du beurre de karité est source de prestige et de reconnaissance (Saussey et al., 2008, p. 584). De plus, lors de nos entretiens, nous avons pu observer la fierté qu’éprouvent certains de nos interlocuteurs en évoquant les différents accomplissements qu’ils ont réalisés grâce à leur AGR (scolarisation des enfants, constructions, dons, soins, etc.) ou en indiquant la considération qu’ils reçoivent de leurs proches et voisins (visites, appels téléphoniques, sollicitations, etc.). Toutefois, il est important de noter que rarement les femmes adhèrent au OESS ou conduisent des AGR sans le constamment de leur époux. De même, dans certains cas, les revenus que les femmes obtiennent grâce aux AGR peuvent être source de conflits et de violences au sein des ménages (Saussey et al., 2008, p. 584; Yattara, 2022, p. 244).
Enfin, les OESS peuvent également avoir une incidence positive sur le renforcement d’un esprit critique ou l’éveil de conscience des individus notamment lorsqu’elles proposent des ateliers de formation ou de sensibilisations concernant l’éducation, la santé, les droits, etc.
2.3 Des inégalités d’empowerment individuel
L’importance que les OESS accordent aux AGR permet l’empowerment des individus. Cependant, en adoptant une analyse plus fine et en nous focalisant sur le "pouvoir de" ainsi que le "pouvoir intérieur", des disparités d’empowerment sont observable : au sein d’une même organisation le processus d’empowerment n’est pas identique d’un individu à l’autre (2.3.1). De même, une comparaison inter-organisations montre que la nature des OESS a une incidence sur le processus d’empowerment de leurs membres et bénéficiaires (2.3.2).
2.3.1 La forme d’organisation a-t-elle une incidence sur le niveau d’empowerment individuel ?
Une approche comparative permet une mise en lumières des déterminants et freins de l’empowerment selon diverses caractéristiques propres aux OESS. En retenant comme premiers éléments de polarisation les concepts de "solidarité philanthropique" et de "solidarité démocratique" (Laville, 2016), il est possible d’établir une classification des organisations. L’APRED est la seule organisation à fonctionner exclusivement sur un mode de solidarité philanthropique : les membres cotisent dans la perspective d’une solidarité pour autrui. Leurs aides concernent surtout le parrainage d’enfants en difficulté, la distribution de vivres, d’habits et de fournitures, la prise en charge des personnes atteintes du VIH/SIDA, et dans une moindre mesure l’aide à la mise en place d’AGR (cf. tableau 2). La majorité des bénéficiaires perçoivent des dons à la fois ponctuels et aléatoires, car dépendants eux-mêmes de la mobilisation des membres et de l’appui de partenaires. De ce point de vue, ces actions visant à soulager les bénéficiaires de leur situation de pauvreté ont un impact assez faible sur leur empowerment individuel. En effet, ces activités ne permettent pas de consolider le "pouvoir de" et le "pouvoir intérieur" des bénéficiaires en leur apportant des savoirs et savoir-faire, tout comme elle ne leur permet pas à grande échelle de créer leurs propres sources de revenus. Cependant, nous pouvons considérer que la prise en charge de la scolarité d’enfants a une incidence sur l’empowerment de ces derniers, en ce que l’éducation peut être un levier important de changements individuels et collectifs. De manière globale, en prenant appui sur l’échelle des différents niveaux d’empowerment (cf. figure 1) nous pouvons situer les initiatives de l’APRED à un niveau d’empowerment correspondant à "l’aide sociale". Tandis que les autres organisations se trouvent à un niveau au moins égal à celui de "l’accès aux ressources". Si l’on adopte une lecture dynamique, l’APRED pourrait passer de "l’aide sociale" à "l’accès aux ressources" en développant davantage le volet des AGR de sorte à les rendre plus systématiques, et en mutant vers une organisation qui réalise une activité économique et qui fonctionne sur un principe de solidarité démocratique. C’est cette mutation qu’a connue l’AF 2000 en passant d’une solidarité philanthropique orientée vers la lutte contre le VIH/SIDA à une structure centrée sur la production de beurre de karité dans une dynamique de solidarité démocratique et une réciprocité entre pairs qui préfigure un "pouvoir avec".
En reprenant à leur compte l’échelle des niveaux d’empowerment (cf. figure 1) proposée par Sara Hlupekile Longwe, Bacqué et Biewener (2015, p. 69) considèrent que le "niveau 0" de l’empowerment est celui de "l’aide sociale". Cependant, à partir du cas de l’APRED nous pouvons réévaluer cette position (cf. figure 2) : plutôt que "l’aide sociale", le "niveau 0" de l’empowerment correspond à un cas où l’individu se trouve dans une situation de marginalité telle qu’il n’est pas en mesure de chercher et d’obtenir de l’aide. Cela nous permet ainsi de mettre en lumière le fait que pour bénéficier d’une aide sociale ("niveau 1"), les individus ne sont pas passifs. Leur capacité à trouver l’information disponible – notamment en mobilisant un réseau social comportant des liens faibles (Granovetter, 1973) – est déterminante.
Outre les formes de solidarité, d’autres éléments permettent de souligner et d’expliquer les différences d’incidence des OESS sur l’empowerment de leurs membres et bénéficiaires. Hormis l’APRED qui se situe au niveau de "l’aide sociale", toutes les autres OESS sont au moins au niveau de "l’accès aux ressources" du fait de la priorité qu’elles donnent aux AGR. Cependant, d’une organisation à l’autre, l’incidence des AGR sur l’empowerment ("pouvoir de") varie selon différents facteurs dont : la nature de l’activité, les équipements disponibles, l’accès au crédit, et les débouchés pour la production.
2.3.2 De l’inégalité d’empowerment entre membres d’une même organisation
Dans une même organisation, d’un membre à l’autre, le niveau d’empowerment est hétérogène en raison de caractéristiques individuelles telles que : (a) l’ancienneté dans l’organisation, (b) l’obtention de crédits ou de dotations en matériel, (c) ainsi que l’éventuel cumul d’activités.
L’ancienneté a une incidence sur l’empowerment des individus : l’acquisition de nouveaux savoirs et savoir-faire ainsi que la mise en place d’AGR ("pouvoir de") requièrent un temps d’apprentissage et d’assimilation. De même, la confiance en soi et l’estime de soi ("pouvoir intérieur") se génèrent et se renforcent dans la durée.
Les dotations en matériel de production, en fonds de départ ou en crédit, peuvent également expliquer certaines inégalités d’empowerment entre membres : la situation d’un membre[5] de groupement affilié à l’AFD-B est assez évocatrice. Trois ans après avoir rejoint le groupement, bien qu’ayant acquis un savoir-faire dans la production de beurre de karité, de miel et de l’huile de neem, alors qu’auparavant elle n’avait aucune activité, cette jeune femme considère que sa situation n’a pas beaucoup changé. Faute de moyens financiers pour acquérir des outils et de la matière première, elle n’a pas réussi à lancer sa propre AGR et se retrouve dans une situation atypique par rapport aux principes théoriques de l’ESS. En effet, elle est devenue une travailleuse journalière rémunérée à la commande par une femme (plus âgée) qui dispose de tout l’équipement nécessaire pour la production du beurre de karité.
L’exercice de plusieurs AGR peut également expliquer des différences d’empowerment individuel au sein d’une même organisation. Par exemple, certains membres de l’ASY soulignent le caractère saisonnier de la production du beurre de karité ainsi que leur dépendance aux précommandes qui déterminent le niveau de production ; d’où la nécessité de parfois mener parallèlement d’autres activités (vente de fruits et légumes, culture de l’arachide, etc.).
03. Les dimensions collectives de l’empowerment dans les OESS : des dynamiques contrastées
Dans l’approche radicale de l’empowerment, les changements et émancipations individuelles sont une condition nécessaire, mais pas suffisante pour la transformation sociale qui nécessite aussi un empowerment collectif. Ce dernier correspond aux trajectoires d’empowerment de l’ensemble des individus que leur appartenance à une organisation permet ; mais s’entend aussi comme l’empowerment de l’organisation en tant qu’entité dont l’existence dépasse la simple addition de ses membres et bénéficiaires (empowerment organisationnel).
3.1 L’association comme lieu de mobilisation collective ?
Les OESS structurées dans une logique de solidarité philanthropique — surtout lorsque leurs actions prennent la forme d’aides ponctuelles — ont un plus faible potentiel d’empowerment individuel que celles construites dans une logique de solidarité démocratique. Mais qu’en est-il de l’empowerment collectif ? Existe-t-il des facteurs internes aux organisations qui affectent la trajectoire d’empowerment collectif de leurs membres (3.1.1) ? Comment agissent ses facteurs internes sur l’empowerment organisationnel (3.1.2) ?
3.1.1 Le mode de gouvernance interne : un déterminant de l’empowerment collectif ?
À l’échelle collective, le gain de pouvoir est perceptible en termes de "pouvoir avec" et de "pouvoir sur". Le "pouvoir avec" renvoi aux interactions et liens de solidarité qui se tissent entre les individus et qui les conduisent à mener des actions collectives afin d’atteindre un objectif précis c’est un « pouvoir en commun » (Arendt, 1970, p. 44). L’empowerment collectif traduit donc l’idée selon laquelle les organisations sont des communs et constituent des lieux à l’intérieur desquels les difficultés individuelles peuvent se transformer en préoccupations collectives. Si l’on se réfère à l’empowerment collectif en tant qu’empowerment de l’ensemble des membres permis par l’appartenance de chacun au groupe, alors nous pouvons considérer que le respect des principes et valeurs démocratiques de l’ESS (égalité, gestion démocratique, transparence, etc.) favorise la construction d’un pouvoir en commun.
Il existe de fortes disparités d’empowerment collectif entre les OESS en raison de certaines variables liées à la gouvernance interne des structures et à leur environnement. Par gouvernance interne, nous entendons surtout le mode de répartition du pouvoir au sein de l’organisation (mode de fonctionnement et de prise de décision). Nous distinguons différentes intensités d’empowerment collectif avec une gradation allant de l’absence d’empowerment collectif (i), à la constitution embryonnaire de cet empowerment (ii) jusqu’à son affirmation (iii).
(i) Un empowerment collectif inexistant
Fondée sur un modèle de solidarité philanthropique, l’APRED est la seule organisation sans empowerment collectif. En effet, dans cette structure il y a une distinction ainsi qu’une réciprocité inégalitaire entre les membres qui décident des actions à conduire et les bénéficiaires qui n’ont aucun pouvoir sur l’organisation. Les bénéficiaires de l’APRED sont dans une situation de non-participation ou tout au plus ils prennent part — au sens de Zask (2011) — aux activités d’information et de distribution de dons auxquels ils sont conviés. Cette absence d’empowerment collectif s’explique aussi par l’hétérogénéité des bénéficiaires[6] qui peut empêcher l’émergence d’un sentiment d’appartenance. En dehors des causeries éducatives à l’attention des élèves qu’elle soutient, l’APRED ne dispose pas d’espaces internes de rencontres régulières au sein desquels les bénéficiaires pourraient développer une conscience critique et se mobiliser autour de problématiques communes. La trajectoire globale d’empowerment possible au sein de l’APRED semble se limiter à la dimension individuelle de l’accès aux ressources. En raison du caractère philanthropique de cette organisation, les dimensions collectives de l’empowerment (niveau 3, 4, 5) ne sont pas pertinentes ici (cf. figure 3).
(ii) Un empowerment collectif "embryonnaire"
Une analyse plus fine permet de distinguer quatre structures dans lesquels l’empowerment collectif est embryonnaire ; il s’agit de : l’AS, l’ASY, l’AF 2000, et l’AFD-B. Dans ces quatre OESS, nous observons une relative homogénéité des membres réunis autour d’AGR : cela facilite un sentiment d’appartenance au groupe ainsi que l’identification d’enjeux communs. Ensuite, les membres peuvent participer à la prise de décision lors des réunions et assemblées générales. Enfin, à côté des AGR et des formations liées à ces dernières, des activités "sociales" ou "complémentaires" sont mises en œuvre afin de permettre la discussion et la sensibilisation des membres et bénéficiaires sur des problématiques les concernant. Compte tenu de ces éléments, pourquoi qualifions-nous l’empowerment collectif dans ces OESS d’embryonnaire ?
Nous observons deux principaux freins à un empowerment collectif plus soutenu. En effet, dans ces quatre OESS, sans nier leur caractère démocratique, nous constatons une grande centralisation de la gestion liée parfois à un fort charisme des dirigeant·e·s. Dans le cas assez révélateur de l’AS, malgré la réciprocité égalitaire entre ses membres, le fonctionnement de la structure repose sur le leadership de la présidente-fondatrice. Dans le discours de cette dernière, on note des expressions — telles que « mon association », « aider ces femmes » — qui renvoient à l’idée d’une solidarité philanthropique ou inégalitaire dans la mesure où la présidente-fondatrice semble s’inscrire dans une relation verticale par rapport aux autres membres. D’ailleurs, ces derniers, bien qu’étant des membres s’acquittant d’une cotisation, ont à quelques reprises, fait référence à la présidente comme étant « la patronne » qui leur vient en aide. Ce rapport hiérarchique peut s’expliquer par l’aînesse de la présidente et par le fait qu’elle — enseignante en science de la vie et de la terre à la retraite — n’est pas du même milieu social que les autres femmes qui en général n’ont pas été scolarisées. Dominique Gentil (2004) ainsi que Magalie Saussey et al. (2008, p. 584) soulignent l’existence de ce type de frictions entre l’idéal égalitaire des OESS et la reproduction en leur sein de hiérarchies (chefferies, fonctionnaires/paysans, hommes/femmes, aînés/cadets, leader économique ou politique, etc.).
Le fort charisme des dirigeant·e·s a l’avantage d’insuffler du dynamisme dans les organisations : l’étendue de leur capital social (Bourdieu, 1980) permet d’engager des initiatives nouvelles et de nouer des partenariats qui autrement n’auraient peut-être pas vu le jour. Cependant, le revers est que la dynamique d’appropriation collective de l’OESS est alors amoindrie ; et parfois, les structures ainsi organisées survivent difficilement au départ de leurs fondateurs. À ce titre, les cas de l’AF 2000 et de l’ASY sont évocateurs. Créée en 1996, l’AF 2000 n’a connu de changement de dirigeante qu’en 2010, mais cela s’est soldé par un ralentissement des activités et une déperdition des membres. De façon plus tragique pour l’ASY créée en 1990 et officiellement déclarée en 1998, « en 2017, il y a eu le décès de celle qui était à la base de la création de l’association et qui était la coordonnatrice qui maîtrisait tout ; depuis 2017 c’est une nouvelle équipe qui essaye de faire avancer les choses »[7].
Le charisme des dirigeant·e·s ne doit pas occulter l’existence de dynamique démocratique interne à ces quatre OESS, d’autant plus que des élections sont régulièrement organisées, et que des réunions et assemblées générales sont tenues afin de prendre des décisions et de les assumer collectivement. Cependant, le mode de participation (Penven, 2013; Zask, 2011) des membres se limite parfois à la diffusion d’information sur ce qui s’est produit et à une consultation sur ce qui va se produire. Ces limites peuvent être mises en perspectives avec l’existence d’une relation verticale et le fléchage des décisions stratégiques parfois accentué par la présence d’une équipe technique dont les compétences excèdent largement ceux des membres et bénéficiaires.
(iii) Un empowerment collectif "avancé" ou "fort"
La catégorie des organisations ayant un empowerment collectif "avancé" ou "fort" réuni : l’APY et l’APIL qui sur la figure 3 sont respectivement au niveau 3 et au niveau 4. En effet, dans ces organisations, l’existence d’espaces internes pérennes permettant la sensibilisation des membres et bénéficiaires sur des problématiques sociétales peut conduire à leur mobilisation.
L’APIL se situe au niveau 3 (conscientisation), car en plus des réponses aux préoccupations économiques, elle intègre des éléments de sensibilisation transversaux liés par exemple à la préservation de la biodiversité. En revanche, le niveau 4 dit de la « mobilisation » est en cours d’acquisition par cette organisation, car c’est uniquement sur certains segments de son activité que les membres et bénéficiaires réunis en groupements ont pu résoudre certaines difficultés (ex. : la laiterie pour écouler leur lait à meilleur prix).
L’APY se situe au niveau 4 (la mobilisation) et est en phase d’atteindre le niveau 5 (contrôle/ transformation sociale). En effet, en matière de conscientisation, l’APY dispose d’une radio rurale qui lui permet à travers diverses émissions de sensibiliser les populations sur des thématiques telles que la santé, le danger des pesticides, l’éducation ou le leadership féminin. L’association est bien implantée à Zabré et dans les communes environnantes où elle compte environ 10 000 membres réparties en groupements villageois, et elle encourage ses membres et bénéficiaires – notamment les femmes – à davantage s’impliquer dans la gestion de leur localité. Le résultat n’est pas totalement probant compte tenu du faible nombre de femmes au sein du conseil municipal. Toutefois, la dynamique enclenchée permet de considérer que plus tard les membres et bénéficiaires de l’association — ou du moins une partie d’entre eux — pourraient se retrouver en situation de "contrôle" (niveau 5) dans la mesure où leur implication dans la gestion locale conduirait à davantage de contrôle sur la répartition des ressources locales ainsi qu’à l’activation de leviers de changement au niveau communal.
3.3.2 L’empowerment organisationnel : la mobilisation de ressources matérielles et financières, un défi commun ?
Les organisations sont des lieux d’interactions favorisant — ou pas — un empowerment des individus et la manifestation d’un empowerment collectif entendu comme la trajectoire d’empowerment que l’ensemble des membres/bénéficiaires peut parcourir. Toutefois, l’empowerment collectif peut également être analysé sous l’angle de l’empowerment de la structure elle-même : dans ce cas, il s’agit alors de l’empowerment organisationnel dont les dimensions sont liées à la participation et aux compétences (Ninacs, 2002, p. 185). Les compétences des organisations sont à la fois constituées par l’expertise de leurs membres et salariés, ainsi que les savoirs et savoir-faire qu’acquièrent les structures en tant qu’entités autonomes[8]. Au Burkina Faso, l’empowerment organisationnel est un défi pour les OESS qui font face à d’importantes contraintes administratives lorsqu’elles veulent par exemple intensifier leurs activités, tisser de nouveaux partenariats ou accéder à des financements. Ainsi, l’environnement dans lequel ces organisations évoluent les incite à davantage se professionnaliser : ce qui sous-entend un empowerment organisationnel plus fort. Face à cette situation, les organisations adoptent différentes stratégies avec des succès divers.
L’accès aux ressources matérielles et financières est une difficulté commune aux OESS. Certains responsables ont souligné le fait que la conjoncture liée à la crise sécuritaire ainsi que la récente crise sanitaire a accentué la raréfaction des sources de financement. Tandis que d’autres évoquent un processus structurel qui à défaut de tarir les sources de financements existantes, en complexifie l’accès par le renforcement des contraintes bureaucratiques. Ainsi, l’accès aux financements externes — qu’il s’agisse de prêts bancaires, de subventions ou d’appels à projets — nécessite un empowerment organisationnel assez important caractérisé par la capacité des structures à mobiliser les compétences nécessaires à la satisfaction des exigences administratives.
« Il y a le manque de matériel qui est là, le manque de personnel qualifié pour nous accompagner aussi. Par exemple, lorsque tu te rends à la banque pour chercher des financements, on te demande de fournir un business plan, quand tu donnes un plan d’action de projet ce n’est plus ce qu’ils demandent. La banque veut un plan d’affaires puisqu’ils ne sont pas là pour faire du social, mais pour faire de l’argent et ils vendent leur argent[9] donc il faut le business plan pour les rassurer. Maintenant, les partenaires aussi demandent des rapports techniques pour chaque activité que tu mènes et nous n’avons pas souvent ces compétences et il faut se débrouiller avec le niveau que tu as. On n’a pas quelqu’un pour nous accompagner dans la mobilisation des ressources que ce soient des ressources financières ou autres. Parfois, lorsque tu te confies à quelqu’un pensant que cette dernière peut te guider, tu peux te retrouver dans une situation où la personne prend ton projet pour le réaliser avec une autre association »[10].
Ses exigences bureaucratiques renvoient au concept d’isomorphisme coercitif : c’est-à-dire un processus dans lequel un environnement institutionnel exerce des pressions formelles et informelles en vue d’obtenir des organisations l’adoption de normes ou de modes fonctionnements particuliers (DiMaggio et Powell, 1983, p. 150). Ainsi, cette tendance structurelle à l’édification d’obstacles bureaucratiques implique une professionnalisation des OESS qui doivent alors recruter un personnel qualifié ou recourir à des compétences externes (consultant, etc.) ; ce qui dans un cas comme dans l’autre est coûteux. Ce double mouvement de raréfaction des financements externes et de multiplication des contraintes bureaucratiques enferme parfois les organisations les plus modestes dans une spirale d’exclusion qui peut mettre en péril leurs activités (cf. figure 4).
Au-delà du défi commun lié à la mobilisation de ressources externes, les OESS ne sont pas logées à la même enseigne en matière d’empowerment organisationnel. Parmi les organisations étudiées, quatre (APIL, AFD-B, APY et APRED) ont un empowerment organisationnel relativement avancé par rapport aux autres dans la mesure où elles ont obtenu de la Direction générale de la coopération l’agrément leur reconnaissant le statut « d’ONG de développement ». Ce label qui ouvre droit à des avantages fiscaux et qui constitue un gage de sérieux auprès des partenaires, est obtenu à la suite d’un processus exigeant qui requiert la transmission régulière des livres de comptes, des programmes d’activités, et des rapports d’exécution. De plus, pour être moins dépendantes des financements externes, certaines organisations mobilisent des ressources propres en développant des activités marchandes. Par exemple, depuis 2009, l’ASY possède une boulangerie employant huit salariés à temps plein et réalisant un chiffre d’affaires annuel compris entre 58 et 72 millions de FCFA pour un bénéfice annuel brut variant entre 5 et 9 millions de FCFA. Dans cette même logique, l’APIL a mis en place des activités marchandes (centre d’élevage, miellerie, laiterie, expertise, etc.) qui lui permettent par exemple de dégager des fonds propres s’élevant à 7 871 400 FCFA. Toutefois, ces fonds propres paraissent dérisoires lorsque nous les rapportons aux 148 850 000 FCFA que l’APIL a reçu de ses partenaires pour l’exercice 2016. Ainsi, les cas de l’ASY et de l’APIL illustrent à la fois la forte dépendance aux financements externes ainsi que les dynamiques d’hybridation de ressources engagées par certaines OESS.
04. Conclusion
Au Burkina Faso, la lutte contre la pauvreté constitue souvent le principal mobile de constitution des OESS. À travers leurs activités, la contribution de ces organisations à la réduction de la pauvreté se manifeste par l’empowerment de leurs membres et bénéficiaires (revenu, compétences, estime de soi, etc.) dont la portée est essentiellement tributaire de la forme d’organisation, du type d’activité, et de caractéristiques personnelles. Cet empowerment individuel peut constituer un premier maillon de transformation sociale. Toutefois, pour être atteinte, cette dernière requiert également un empowerment collectif. Or, s’agissant des dimensions collectives de l’empowerment, les résultats sont contrastés d’une structure à l’autre, à la fois pour l’empowerment de l’ensemble des membres et bénéficiaires permis par l’appartenance de chacun au groupe, mais aussi l’empowerment de l’organisation en tant qu’entité autonome. En effet, si dans certaines OESS la finalité de transformation sociale à travers une mobilisation collective est parfois embryonnaire, voire inexistante, tel n’est pas toujours le cas. Cela en raison de facteurs principalement liés aux ressources disponibles et à l’organisation interne. En privilégiant des logiques individuelles focalisées sur les AGR, les acteurs n’ont pas su s’émanciper de la configuration des approches néolibérales et social-libérales telles que contenues — entre autres — dans les cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté. Ces orientations s’inscrivent davantage dans l’idée d’une "autonomisation" des individus et leur insertion dans un environnement où le marché est l’instance régulatrice plutôt que dans une remise en cause globale des structures économiques et sociales (empowerment radical). Par ailleurs, à divers degrés, l’empowerment organisationnel constitue un enjeu majeur pour l’ensemble des organisations qui sont contraintes à la professionnalisation par un environnement dans lequel l’accès aux sources de financement se complexifie.
Appendices
Notes
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[1]
Pour Sen (2012), la vie humaine correspond à une articulation de fonctionnements (functionings) ; c’est-à-dire toutes les manières d’être et d’agir propres aux humains. Ces fonctionnements vont des aspects les plus élémentaires (se nourrir, se vêtir, se loger, etc.) aux plus raffinés (participer à la vie de la communauté, se conformer à ce que l’on considère être sa propre dignité, etc.). Ainsi, les capabilités représentent l’éventail des combinaisons de fonctionnements (modes de vie possibles) qu’un individu peut réellement accomplir. Si les fonctionnements sont des éléments constitutifs du bien-être, la capabilité est donc la liberté dont disposent les individus de poursuivre ces éléments constitutifs du bien-être.
-
[2]
Le seuil de pauvreté monétaire est de 194 629 FCFA par personne et par an.
-
[3]
Par simplification, ce schéma montre qu’il existe une relation entre les différents niveaux d’empowerment. Cependant, ce cheminement vécu par l’individu et le groupe n’est pas totalement linéaire ni aussi cloisonné.
-
[4]
Entretien (M08) avec un homme membre de l’APIL.
-
[5]
Entretien (M25) avec une femme membre de l’AFD-B en présence d’une traductrice (gourmantché/français).
-
[6]
Personnes âgées, enfants à scolariser, étudiants, des personnes vivant en zone rurale, etc.
-
[7]
Entretien (D04) avec la responsable des affaires économiques et sociales de l’ASY.
-
[8]
Cette approche fait écho aux théories de la firme en renvoyant aux notions de routine et d’apprentissage.
-
[9]
Au sens de : ils font des prêts avec intérêts.
-
[10]
Entretien (D05) avec la présidente fondatrice de l’Association Femmes 2000.
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