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01. Introduction

La première partie du titre de cet article est, bien sûr, un clin-d’œil à l’œuvre colossale d’Edgar Morin, la Méthode, et particulièrement au cinquième tome, L’humanité de l’humanité (2001). Dans ce livre, Morin discute de la trinité humaine, à la fois individu (psychologique), société (culturel) et espèce (biologique).

La seconde partie du titre fait référence aux propositions du même auteur en ce qui a trait à la pensée et à la connaissance complexes, qui servira de cadre pour l’étude d’une crise vécue par un auditeur-comptable. Ainsi, aussi bien dire d’emblée qu’Edgar Morin est la principale référence à l’appui de cet article.

Quoi qu’il en soit, s’il y a un sujet qui ne vient pas souvent à l’esprit du commun des mortels, c’est bien celui de l’humanité des comptables. Au contraire, les clichés les concernant les font paraître quasi robotisés, froids, monotones, chiffrés avec toutes leurs règles, leurs rapports, leurs normes et leur jargon. Et pourtant, ils pratiquent en pleine complexité humaine…

De fait, le processus structuré et systématique qu’exigent la pratique comptable et la réalisation d’audits des états financiers peut laisser croire que la personne qui effectue ce travail agit comme un automate. Or, en réalité, devant l’impossibilité de réglementer toutes les situations possibles, les normes comptables et d’audit laissent une grande place à l’exercice du jugement professionnel. Dans le même ordre d’idées, les résultats d’une recherche précédente montrent que « les états financiers ne sont pas des états purement factuels obéissant à des lois. Ils sont un mélange de faits et d’interprétations qui ne peuvent jamais être totalement dissociés » (Michaud, 2021, p. 323). Dans ces circonstances, il est difficile d’affirmer que le travail du comptable puisse s’effectuer en suivant simplement les règles, à la façon d’un robot.

Ainsi, dans le cadre de l’étude d’une crise vécue dans la pratique quotidienne d’un auditeur comptable, il convient tout d’abord de s’intéresser plus globalement au travail de ces professionnels, notamment afin de distinguer les particularités de l’audit financier par rapport à la comptabilité en général. La crise ici à l’étude concerne un postulat fondamental en comptabilité, à savoir l’hypothèse de continuité de l’exploitation. Celle-ci sera donc tout d’abord explicitée, ainsi que l’éventuelle note aux états financiers la concernant. Pour articuler cette problématique avec les aspects humains de la pratique comptable, un bref panorama des écrits les concernant sera dressé. De même, un condensé de la pensée et de la connaissance complexes d’Edgar Morin sera présenté comme cadre d’interprétation. En découle l’objectif au cœur de cette étude, qui est de participer à la mise au jour en complexité des aspects humains de la pratique de l’audit comptable.

Viendra ensuite la description et la mise en œuvre d’une méthode originale, qui fait appel à un récit (re)construit d’un auditeur comptable confronté au doute sur la continuité d’exploitation d’une entreprise cliente, et ce en vue de l’interpréter, notamment à l’aide des opérateurs de pensée proposés par Edgar Morin.

S’ensuivent quelques connaissances qui nous apparaissent génériques, à savoir réutilisables dans d’autres contextes, pour comprendre la complexité humaine reliée à la pratique des auditeurs comptables.

1.1 Le travail du comptable

L’Ordre des comptables professionnels agréés (CPA) du Québec indique sur son site web que « Grâce à leurs compétences et à leur capacité d’analyse, les CPA savent composer avec la complexité et transforment les défis en occasions d’affaires » [1]. Par ailleurs, on peut aussi lire que « Dans un monde en constante évolution, les CPA utilisent leur expertise, leur capacité d’analyse et leur vision stratégique afin d’aider les entreprises à rester à la barre du changement. »[2]. Quotidiennement, au sein des entreprises, les comptables utilisent leur expertise pour s’assurer que les processus de comptabilisation et de présentation de l’information financière soient en cohérence avec les normes en vigueur. Certains d’entre eux choisissent par ailleurs d’œuvrer dans des cabinets d’expertise comptable, en périphérie des entreprises. Ils sont alors des conseillers pour leurs clients ou encore, ils offrent des services de certification des informations financières, comme l’audit des états financiers.

Selon Ménard (2020), un audit portant sur des états financiers est « effectué en vue d'exprimer une opinion indiquant si ces états donnent une image fidèle de la situation financière, des résultats et des flux de trésorerie de l'entité en cause selon le référentiel d'information financière identifié ». Exprimer une telle opinion implique de valider si les normes comptables sont respectées par l’entreprise. L’auditeur est donc appelé à porter un jugement sur les éléments comptabilisés en se souciant du respect des normes en vigueur. Par ailleurs, le travail d’audit est lui-même encadré par des normes d’audit et de déontologie rigoureuses. Les exigences pour devenir auditeur et exercer cette profession sont connues comme étant de haut niveau, ce qui fait en sorte que l’auditeur inspire confiance auprès du public.

Considérant le contexte dans lequel l’auditeur évolue, où les informations peuvent être imparfaites, incomplètes, non connues à la date de prise de la décision ou encore volontairement cachées par une des parties prenantes (Ranzilla et al., 2011), il peut s’avérer difficile d’évaluer la suffisance et la pertinence des informations obtenues ainsi que le moment opportun pour prendre la décision. D’autant plus que ces informations supplémentaires peuvent faire une grande différence et aucun mécanisme ne permet de s’assurer de leur exhaustivité. Selon Pigé (2011, p. 186), « l’accès à l’information constitue donc une des composantes de la capacité de l’auditeur à mettre en évidence des anomalies, erreurs ou fraudes, au même titre que la compétence des employés et associés du cabinet d’audit. ». Selon cet auteur, la qualité de l’audit ne dépend pas uniquement de l’auditeur, par la mise en œuvre de ses connaissances et compétences, mais bien de l’audité également, dans le sens où ce dernier doit fournir l’information nécessaire et ne pas entraver le travail de l’auditeur.

Considérant ce risque présent au niveau du manque d’information, Tomassini et al. (1982) suggèrent que les auditeurs sont incités à obtenir plus d’éléments objectifs que nécessaire, faisant preuve de prudence et démontrant un manque de confiance. De plus, Russo et Schoemaker (1992) indiquent que l’individu demandera plus ou moins d’informations selon sa propre évaluation de ses limites personnelles en termes de connaissances de base. D’autre part en pratique, il existe des variantes au cœur des situations qui n’ont pas été prévues dans les normes et le professionnel a la lourde responsabilité d’adapter son raisonnement selon les variables en présence. Bien qu’il y ait des informations de base qui sont demandées de façon répétée, chaque question complexe nécessite l’obtention d’informations plus détaillées sur un ou des points en particulier.

Au Canada, l’audit est obligatoire pour les sociétés cotées en bourse ainsi que pour certains organismes municipaux, gouvernementaux, publics ou parapublics. En ce qui concerne les entreprises à capital fermé, il n’y a pas d’obligation légale. Toutefois, les investisseurs, les prêteurs, les autres créanciers ou tout autre utilisateur (ayant un intérêt avéré) peuvent exiger la tenue d’un audit des états financiers. Par ailleurs, il est important de mentionner qu’au Canada, c’est l’entreprise qui choisit et mandate l’auditeur externe et cela implique qu’elle assume et paie les honoraires associés à ce travail.

Ainsi dans les faits, sur le « terrain », les auditeurs utilisent les marges de manœuvre disponibles, par exemple, pour le report des anomalies jugées non significatives (Michaud, 2021). Leur but est orienté vers l’atténuation des conséquences pour leurs clients audités. Ils sont conscients de leur rôle dans la protection du public, mais ils agissent également afin de préserver des relations harmonieuses avec leurs clients. Concernant le maintien de ces relations, est-ce en lien avec une logique commerciale qui favorise la rétention des clients ? Ou encore est-ce par souci de préserver leur loyauté face au client ? Ou est-ce dû à la relation d’aide caractérisant l’acte professionnel qui est plus qu’un simple geste technique ? Aider le client ou du moins, ne pas lui nuire... C’est un fait, les auditeurs interrogés lors d’une recherche précédente (Michaud, 2021) se soucient des besoins de leurs clients et des conséquences de leurs décisions sur ceux-ci. Ils n’appliquent donc pas « froidement » une norme. Cette flexibilité parfois présente au sein des normes, ouvrant ainsi le périmètre d’actions possibles, peut les amener à agir pour le meilleur, mais aussi pour le pire.

1.2 Des comptables capables du meilleur et du pire

1.2.1 Du côté du meilleur

En 2012, lors de la Conférence Rio+20 de l’Organisation des Nations unies, Peter Bakker aurait déclaré que les comptables sauveraient le monde de la crise climatique. Rien de moins! Il était ainsi l’une des premières personnes à souligner comment un véritable changement de pratiques et normes comptables transformerait fondamentalement la prise de décision que les dirigeants d’entreprises, d’organisations non gouvernementales et du secteur public prennent chaque jour, partout dans le monde et le rôle que ces normes doivent jouer dans la gestion de ce changement. Il a ensuite exposé sa pensée dans un article de la Harvard Business Review (Bakker, 2013) et l’idée a pris son envol (ICAEW Insights, 2021). Toujours président de World Business Council for Sustainable Development, il ajoutait dans une entrevue en 2021 (ICAEW Insights, 2021) que les changements qui obligent toutes les organisations à penser bien au-delà de la performance financière « sont désormais imparables » et qu’ils se produiront. Les attentes en matière de gouvernance sont en train de changer. Les marchés financiers commencent maintenant à poser de vraies questions pointues aux directeurs financiers. Ces derniers auront ainsi besoin de nouvelles informations à portée de main. Il en conclut que dans une certaine mesure, la pérennité de la profession comptable en dépend. Dans un balado (podcast) en 2022, Roopa Davé, CPA associée à KPMG qui travaille dans le domaine du développement durable depuis plus de 10 ans, va dans le même sens en y voyant l’avenir des CPA, tout en modérant l’ambition des comptables en ajoutant qu’ils n'y arriveront pas seuls. Elle estime de plus que des enjeux tels que les changements climatiques peuvent contribuer à donner encore plus de sens au travail au quotidien des CPA, en y ajoutant une dimension civique (Davé, 2022).

1.2.2 Du côté du pire

D’autres crises montrent que les comptables sont aussi capables du pire, on n’a qu’à penser à la crise vécue au sein du cabinet d’envergure mondiale Andersen au début des années 2000, dans la foulée du scandale Enron, qui a remis en question la profession en mettant au grand jour que bien que systématique, le processus comptable peut être orienté ou adapté. D’autant plus que l’intérêt à conserver le client peut créer les conditions pour remettre en cause l’indépendance de l’auditeur ou même, mener à un manque de vigilance de sa part (May, 2003). Le cabinet a été démantelé et la confiance des utilisateurs des états financiers en a été fortement ébranlée.

Cet événement, qui a eu lieu au tout début de la carrière professionnelle d’auditrice de la coauteure Michaud de cet article, demeure toujours, même après plus de 20 ans, une source de questionnements pour elle… « N’y aurait-il pas autant de jugements professionnels que d’individus ? » questionnait-elle d’ailleurs dans la conclusion de sa thèse (Michaud, 2021 p. 323).

Dans ces deux cas, on parle de grandes crises, voire de crise ultime. Mais les comptables sont aussi amenés à vivre des crises presque quotidiennement, quoiqu’à beaucoup plus petite échelle. C’est l’une d’elles qui est ici à l’étude. Une crise de petite envergure, vécue par un auditeur, qui représente bien le type de défi auquel l’auditeur comptable est confronté dans sa pratique professionnelle journalière.

02. La problématique

2.1 Incertitude significative liée à la continuité de l’exploitation : une note annonciatrice de crise

L’étude concerne un moment dans la pratique de Jean, un auditeur de 15 ans d’expérience. Jean vit un désaccord avec sa cliente au sujet de l’ajout d’une note complémentaire dans les états financiers de la société auditée, une entreprise à capital fermé. Le différend porte sur un postulat comptable de base qui se nomme « l’hypothèse de la continuité de l’exploitation ». Il apparaît donc important de définir d’abord ce concept provenant de la théorie comptable.

La norme comptable s’appliquant aux entreprises à capital fermé indique clairement que « Lors de l'établissement des états financiers, la direction doit évaluer la capacité de l'entité à poursuivre son exploitation. Les états financiers doivent être établis sur une base de continuité d'exploitation sauf si la direction a l'intention ou n'a pas d'autre solution réaliste que de liquider l'entité ou de cesser son activité. » (CPA Canada, 2023, norme 1400, par.07). Par ailleurs, Ménard (2020) précise que c’est une « Hypothèse sur laquelle l'entité s'appuie pour la préparation des états financiers, et selon laquelle l'entité poursuivra ses activités dans un avenir prévisible et sera en mesure de réaliser ses actifs et de s'acquitter de ses obligations dans le cours normal de ses activités. »

L’exemple suivant présente un modèle de note complémentaire à ajouter aux états financiers dans le cas d’une entreprise qui éprouve des difficultés menaçant sa capacité à poursuivre son exploitation pendant un avenir prévisible. Cette note doit évidemment être adaptée selon le contexte de l’entreprise auditée. L’exemple permet toutefois d’illustrer dans quel esprit cette note est rédigée.

À la lecture de cette note, le lecteur peut ressentir une part d’incertitude. Bien que la note indique de façon concrète les démarches effectuées et à venir à court terme pour atteindre la rentabilité, il n’en demeure pas moins que la viabilité de l’entreprise n’est pas assurée, et ce même si le plan d’action est appliqué par les dirigeants. Il y a donc un risque pour les investisseurs de voir diminuer la valeur de leurs actions. Il y a aussi un risque accru pour l’institution financière, car elle ne récupérera peut-être pas les sommes prêtées à l’entreprise qui est en difficulté.

Par ailleurs, il est important de mentionner que ce type de note n’apparaît pas d’emblée dans les états financiers. En général, et même si l’entreprise cliente éprouve des difficultés, les chiffres présentés dans les états financiers suffisent au lecteur pour se rendre compte de la situation. Par exemple, le lecteur peut constater que des pertes sont présentées pour l’exercice venant de se terminer, qu’il y a un déficit accumulé, ou que les sommes disponibles à court terme ne sont pas suffisantes pour rembourser les dettes contractées, etc… La note sera donc ajoutée seulement dans les cas où l’auditeur a un doute quant à la continuité de l’exploitation, qu’elle lui semble menacée à plus ou moins court terme. Toutefois, pour ajouter cette note, l'auditeur doit conclure que l'entreprise a des chances de survivre plus de 12 mois, malgré ses difficultés. S'il pense que l'entreprise n'y survivra assurément pas, il doit dévaluer les actifs à la valeur de liquidation directement dans les états financiers. Néanmoins, dans le cas où il choisit d'ajouter la note, l’auditeur a l’obligation d’attirer l’attention du lecteur des états financiers, parce qu'elle concerne un postulat fondamental en comptabilité. Pour ce faire, il doit ajouter un paragraphe dans son rapport d’audit qui fait explicitement référence à la note afin que les utilisateurs des états financiers soient bien au courant de la situation. Ces obligations en matière de divulgation d’informations ajoutent de l’ampleur à la situation et démontrent bien que c’est sérieux. C’est pour cette raison que l’ajout d’une telle note est vu négativement par les dirigeants des sociétés audités et crée souvent des désaccords entre eux et l’auditeur.

C’est ce qu’a constaté la coauteure Michaud, ancienne auditrice dans un cabinet comptable. Dans sa pratique, elle a dû prendre la décision d’ajouter la note concernant la continuité de l’exploitation pour trois dossiers dont elle était responsable. Chacun de ces moments a suscité du mécontentement de la part de ses clients. Ainsi, elle a dû gérer des crises de petite envergure… L’ajout de cette note aux états financiers rend concrètes les problématiques vécues au sein de l’entreprise auditée. Elles sont ainsi écrites et divulguées clairement à tous les lecteurs des états financiers. Non seulement la note décrit le problème, mais les solutions apportées par l’entreprise pour rétablir la situation. Le fait que des solutions soient décrites devrait plutôt rassurer, mais tous les dirigeants avec qui elle a dû interagir considéraient cette note de façon très négative, et ils avaient probablement un peu raison… Un moment fort tiré de sa pratique est lors d’une présentation d’états financiers qui incluaient cette note, auprès d’une assemblée d’actionnaires et d’employés. Quand elle a lu la note, elle pouvait ressentir l’inquiétude des gens présents et l’on pouvait entendre des petits sons de surprise comme des ah… oh… ouf … L’émotion était palpable… Ce fut un moment difficile de sa carrière, car même si elle devait rester objective et détachée, cela la rendait triste de devoir annoncer de tels résultats à cette assemblée. Certains ont même posé des questions à savoir si leur emploi était en jeu… et leurs questions étaient tout à fait légitimes. Cette note les a fortement ébranlés, il n’y a pas de doute à ce sujet.

Une telle annonce de crise a aussi été vécue dernièrement par WeWork, qui « avait plus de 18 millions de pieds carrés d’espaces de bureaux louables au Canada et aux États-Unis à la fin de 2022, selon son rapport annuel » (Nerkar, 2023). La nouvelle a fait grand bruit dans les médias internationaux.

2.2 Les comptables comme êtres humains

Le travail de recension des écrits qui portent sur les aspects humains des comptables montre que le sujet a été étudié de façons variées, passant de l’étude littéraire (Rocher, 2016; Smith, 2015) à l’analyse sociologique (Tsahuridu & Carnegie, 2018), allant jusqu’à la réflexion théologique (McPhail & Cordery, 2019).

Tendant à corroborer l’idée préalable (voir supra) selon laquelle les comptables sont l’objet de clichés, voire de stéréotypes, Rocher (2016) étudie l’image du comptable dans la culture populaire au travers des œuvres de fiction (roman, films, bandes dessinées, etc.) en inférant une typologie. On les dira traditionnels, professionnels des affaires ou professionnels des apparences. Les traditionnels seraient honnêtes, intègres, fiables, ennuyeux et sans créativité. Ils seraient préoccupés en premier lieu par l’intérêt du public et en second lieu par la création de valeur pour le client. Les professionnels des affaires seraient créatifs et opportunistes, focalisés d’abord et avant tout sur la création de valeur pour le client et ensuite sur l’intérêt du public et l’évitement des problèmes. Enfin, les professionnels des apparences se présentent bien, mais ils seraient opportunistes et incompétents, ils chercheraient avant tout à éviter les problèmes et seulement secondairement à créer de la valeur pour le client.

Différemment, mais dans le même ordre d’idées que Bakker (2013) et Davé (2022) cité.e.s en introduction, Tsahuridu et Carnegie (2018) mettent quant à eux de l’avant l’aspect social et moral de la pratique comptable.

Pour leur part, McPhail et Cordery (2019) présentent la théologie comme une alternative épistémologique pour l’étude de la pratique comptable. Cette voie plutôt inattendue met tout de même de l’avant que les aspects humains de la pratique comptable peuvent être étudiées de façons diverses, à l’image du choix de la pensée complexe dans le cas de cette étude-ci.

Enfin, Beattie et al. (2001) a développé un cadre conceptuel qui permet l’examen global de la pratique comptable et qui a servi à analyser les interactions discutées par les auditeurs interrogés lors de la recherche précédente de Michaud en 2021. Il en ressort que l’intégrité professionnelle et l’interaction avec le client sont les principaux éléments du paradigme[3] de la pratique comptable.

Quoi qu’il en soit, le comptable a besoin de confronter son point de vue, de prendre connaissance de l’expérience de l’autre, de poser des questions pour mieux comprendre les réalités auxquelles il est confronté. Ces discussions et rencontres sont essentielles pour faire avancer sa réflexion. Dans ces circonstances, la pensée complexe apparaît utile pour apprécier les conditions dans lesquelles il doit prendre des décisions.

2.3 Cadre de la pensée et de la connaissance complexes selon Edgar Morin

Il n’est évidemment pas question ici de couvrir en quelques lignes l’ensemble de l’œuvre d’Edgar Morin. Ce serait une entreprise titanesque et, de toute façon, il est impossible de lui rendre justice de cette manière.

Il s’agira donc simplement de relever les quelques brides qui nous apparaissent essentielles pour le développement à venir. Ce condensé est essentiellement appuyé sur les propos de Morin (2014).

Tout d’abord, convenons avec Morin que, même s’il est de plus en plus employé à toutes les sauces, le mot complexité n’est pas un mot-solution. Il s’agit plutôt d’un mot problème, car il révèle notre incapacité à percevoir clairement.

En effet, nous avons tendance à penser de manière binaire, en disant « oui » ou « non », « bon » ou « méchant », etc. et il ne nous vient pas facilement à l’esprit que le « ou » n’est pas nécessairement exclusif. En effet, les paradoxes apparents créent une complexité que nous avons tendance à ignorer lorsque nous avons une vision simplifiée des choses.

Pourtant, ces vérités d’apparence rivale ou incompatible, comme l'autonomie et la dépendance, l'ordre et le désordre, sont souvent complémentaires. Par exemple, l'autonomie intellectuelle est facilitée par la technologie, ce qui nous rend plus ou moins dépendant de cette technologie. La société comporte à la fois de l'ordre (des lois, des normes) et du désordre (du jeu, de la liberté), et ces éléments font partie intégrante de son organisation. Deux pôles coexistent aussi dans les groupes humains, à savoir des aspects de communauté (rapports de fraternité, de coopération, de solidarité) et de société (rapports de concurrence, de conflits, de diversité). En outre, le paradoxe est présent dans la complexité, mais c'est difficile à faire entrer dans nos esprits.

La connaissance complexe relie des éléments que nous avons souvent tendance à considérer comme séparés. Elle ne se limite toutefois pas à une vision holistique; elle intègre également les relations entre le tout et ses parties.

Cela implique une vision systémique de la réalité. Un système est défini par Morin (2014) comme un ensemble de composants de nature différente qui s’organisent en un tout.

Ce tout est plus que la somme de ses parties; il crée des qualités émergentes. Cela peut être illustré par le fait que l'être vivant, qui est composé d'éléments physico-chimiques, possède aussi des qualités telles que la cognition, la conscience et le langage, qui ne sont pourtant pas présentes dans les molécules isolées qui le composent. Mais le paradoxe ne s’arrête pas là: le tout peut aussi être moins que la somme de ses parties. En effet, l'organisation du tout peut inhiber certaines qualités des parties, en particulier dans un contexte social. Par exemple, la société peut réprimer certaines pulsions délinquantes individuelles ou entraver des aspirations à la liberté. Plus encore : dans un système vivant ou un système social, non seulement la partie est dans le tout, le tout est aussi à l'intérieur de chaque partie d’une certaine manière. Par exemple, le tout social (la culture, le langage, les mœurs) se retrouve en chaque personne qui compose une société et qui peut, à son tour, participer à son évolution.

Cependant, la pensée complexe selon Morin considère que la connaissance totale est impossible, notamment en raison de la multitude d'éléments et d'interactions à prendre en considération dans chaque situation. La pensée complexe intègre donc un principe d’incertitude irrépressible de la connaissance.

2.3.1 Opérateurs de la pensée complexe

Dans son œuvre monumentale (La méthode – 6 tomes entre 1977 et 2004), Morin introduit et met en œuvre trois opérateurs de pensée, à savoir la dialogique (ou dialogie), la récursivité (ou la récursion) et l’hologrammatique (ou l’hologrammique)[4].

Dialogique : Il s'agit de la relation complémentaire et antagoniste entre des notions qui désignent des systèmes, des phénomènes, des événements ou des choix. Ce principe s'oppose à la disjonction qui sépare, qui compartimente les éléments.

Hologrammatique : Chaque partie contient la presque totalité du tout, comme dans un hologramme. Avec le principe d’émergence, ce précepte remet en cause la réduction d'un tout à ses éléments constitutifs.

Récursivité : Ici, la causalité linéaire est remplacée par une causalité en boucle. Alors que la rétroaction maintient la stabilité en éliminant les écarts, la récursion est un processus où des effets et des produits sont nécessaires à leur propre production et à leur propre causation. Comme l’hologrammatique, cela s'oppose à la pensée réductionniste.

En résumé, la récursivité s’entend comme l’auto-organisation, l’hologrammatique indique que la partie est dans le tout et que le tout est dans la partie, et enfin, le principe dialogique, qui est le cœur de la pensée complexe, concerne la relation complémentaire entre des notions apparemment incompatibles.

2.3.2 Paradigme de la complexité

Ce paradigme implique de relier les éléments et non de les séparer, de distinguer plutôt que de simplifier et de rechercher des relations et des interactions tout/parties plutôt que de réduire la connaissance aux éléments constitutifs.

L'objectif de la connaissance complexe est de lutter contre la simplification excessive, la disjonction et la réduction, en encourageant la pensée relationnelle, ce qu’Edgar Morin nomme la reliance, et la prise en compte de la complexité. Cela nécessite une plus grande lucidité dans la compréhension systémique.

En outre, la pensée et la connaissance complexes se présentent comme une approche qui intègre une part irréductible d’incertitude de l’action, utile pour faire face aux défis et pour prendre des décisions pertinentes, en particulier pour ceux qui travaillent dans des domaines qui comportent des risques, des paris et des décisions potentiellement irréversibles.

De façon très synthétique, voici les éléments de la pensée et de la connaissance complexes selon Edgar Morin retenus dans le cadre de cette étude :

Selon Kakangu (2007), la complexité chez Edgar Morin invite aussi à inventer et créer sa propre méthode. Suivant cette invitation, l’étude présentée ici a été effectuée en remaniant un entretien d’explicitation fait dans le cadre des travaux de Michaud (2021) dans le but de répondre à la question suivante : Qu'en est-il des aspects humains de la pratique de l'audit comptable en cas de doute sur la continuité de l'exploitation d'une entreprise cliente au regard de la pensée et de la connaissance complexes selon Edgar Morin ?

03. Méthodologie

Les données ont d’abord été recueillies auprès d’un auditeur dans le cadre d’une recherche qualitative réalisée antérieurement (Michaud, 2021) à l’aide de la technique de l’entretien d’explicitation développée par Vermersch (2011). Grâce à l’utilisation de techniques de formulation et de relances, ce type d’entretien permet d’aider et d’accompagner la personne interviewée à verbaliser le vécu tiré de son expérience.

Le traitement de l’entretien a ensuite été effectué en deux parties. En premier lieu, les données recueillies ont été traitées selon le modèle de la sémiose proposé par Vermersch (2012) et adapté par Alexandre (2018). Ainsi, les neuf étapes de traitement, d’organisation et d’analyse des données ont été suivies afin de résumer sur une à deux pages le déroulé temporel des actions posées par l’auditeur interrogé. Lors de ce traitement des données, seules les actions posées décrites par l’auditeur interviewé ont été retenues.

Pour cette étude-ci, le déroulé temporel et des extraits du verbatim de l’entretien ont servi pour (re)construire un récit qui permet au lecteur d’apprécier concrètement la façon dont l’auditeur aborde la problématique vécue dans sa pratique.

Le récit sous cette nouvelle forme permet d’être interprété à l’aide d’une littérature diversifiée, et plus particulièrement dans cet article, avec le cadre de la pensée et de la connaissance complexes selon Edgar Morin. Finalement, le but ultime de ce travail de traduction (reconstruction) et d’interprétation est d’en tirer des connaissances génériques, c’est-à-dire réutilisables dans d’autres contextes.

Par ailleurs, il est à noter que dans le cadre de la recherche précédente (Michaud, 2021), un certificat d’éthique de la recherche a été délivré par les autorités concernées de l’Université du Québec à Rimouski après l’étude d’une demande formelle incluant une description de la méthode et des précautions éthiques envisagées. Un formulaire d’information et de consentement a aussi été signé avec l’auditeur interviewé, qui prévoyait que les données pouvaient être utilisées pendant 10 ans. Enfin, pour préserver la confidentialité, il a été convenu de présenter l’auditeur interviewé sous un nom fictif et, évidemment, de ne pas nommer la cliente ni l’entreprise concernée dans l’entretien.

De plus, soulignons que la coauteure Couture n’a jamais eu de contact avec l’auditeur interviewé, elle ne connaît pas son véritable nom et elle a seulement eu accès au déroulé temporel et aux extraits choisis pour (re)construire le récit. De la sorte, elle qui est plus familière avec la pensée complexe a pu questionner la coauteure Michaud afin de rendre le récit plus limpide aux yeux des lecteurs moins au fait, comme elle, de la pratique comptable. Ce travail en dyade permet aussi d’interpréter les données en préservant une certaine distance, généralement souhaitée pour tout exercice à prétention scientifique.

En somme, les étapes de recueil, de traitement et d'interprétation des données, ainsi que les précautions éthiques prises pour cette étude, ont jeté les bases d’une compréhension des enjeux complexes auxquels les auditeurs comptables sont confrontés. Cependant, pour une plongée plus profonde dans l'humanité du comptable en relation avec la crise comme objet d’étude, il convient d’explorer une expérience particulière, celle d'un auditeur, afin d'en tirer des connaissances complexes et idéalement réutilisables dans d’autres contextes.

04. La situation vécue par Jean

Cette section présente un condensé d’une expérience vécue et décrite par un auditeur externe.

Bien que Jean[5] (l’interviewé) n’ait pas retracé d’opérations comptables particulièrement litigieuses, il discute de sa difficulté vécue avec une nouvelle cliente qui ne désire pas voir apparaître la note portant sur la continuité des opérations aux états financiers. Jean ne voit pas de problème relatif à l’application de la norme comptable. Selon lui, la décision est claire et sans ambiguïté. Toutefois, expliquer sa décision et la faire accepter à la cliente demeure un défi de taille. Jean a choisi de raconter cette expérience, car il a trouvé difficile de concilier les demandes de sa cliente tout en respectant les normes comptables. Voici un résumé condensé du récit qu’il a livré à la coauteure Michaud pendant son entretien.

4.1 Récit

L’entreprise de la nouvelle cliente de Jean, une société non cotée, fait face à des problèmes financiers importants. Jean indique que l’entreprise avait « […] beaucoup de pertes depuis 3 ans, des pertes majeures… des pertes financières, une incapacité de payer ses fournisseurs... même les déductions à la source, donc incapable de les payer ce qui a amené des pénalités et des intérêts. Il y avait un moratoire sur les prêts, des ententes avec les fournisseurs donc tous les symptômes étaient présents pour que l’on doute de l'hypothèse de continuité de l’exploitation. Le problème c'était ça à la base. […] » (réplique 1).

Donc, Jean se demande s’il ne devrait pas ajouter la note concernant l’hypothèse de la continuité de l’exploitation de l’entreprise. Il mentionne ses questionnements : « […] tu énumères tous les problèmes, puis après... on ne s'arrête pas à l'hypothèse de la continuité de l'exploitation, on peut aller plus loin. Est-ce qu'il faudrait comptabiliser l'état financier en valeur de liquidation? Personnellement, je ne suis jamais allé jusque-là, mais... alors pour voir s’il faut comptabiliser en valeur de liquidation, bien on pousse l'analyse encore plus loin. Est-ce qu'il y a quelque chose qui atténue le fait que l’entreprise a des pertes ? Est-ce qu'il y a quelque chose qui nous indique que la compagnie ne fermera pas l'année prochaine ? Alors oui, j'étais capable de documenter des arguments en discutant avec la cliente. Elle était au courant en passant. La cliente, elle est au courant de sa problématique. […] » (réplique 14). Toutefois, Jean indique également que les compétences techniques de la cliente sont limitées, qu’elle ne connaît pas le jargon comptable. Il raconte avoir demandé des prévisions financières à la cliente pour les mois à venir et discute de son doute à l’effet que ce n’était pas sa cliente qui pouvait les avoir préparées : « Au départ je pensais que c'était elle qui avait fait ça, mais connaissant ses limites en comptabilité puis en financement, je doutais un peu que c'était elle. Je savais qu'elle avait eu de l'aide. » (réplique 74).

Ainsi, dès le début de l’entretien, Jean mentionne que « le problème dans ce cas-là ce n'est pas de mettre la note, c'est de l’expliquer à la cliente… C'est plus d'expliquer à la cliente pourquoi qu'on la met. Puis, les clients ne veulent pas tout le temps. C'est un peu ce cas-là. Elle ne voulait pas que je la mette. Elle ne voulait pas que je mette la note telle quelle dans l'état financier. C'était ça le problème. » (réplique 1).

Or, Jean a d’abord tenu fermement à sa position d’ajouter la note aux états financiers quand il lui a dit : « il faut que je la mette absolument. » (réplique 38). Jean n’est pas négociable sur ce point, il a une position ferme. En discutant avec sa cliente, Jean a réussi à lui faire comprendre pourquoi il devait ajouter cette note. Jean raconte : « … elle m'appelle, elle me dit j'ai eu ton état financier, j'ai lu ta fameuse note, parce que je l'avais avisé que j’avais mis ma note. Pis elle me dit je ne suis pas d'accord pour la présenter, elle me dit je veux pas la présenter. En tout cas pas comme tu l'as écrit. Là j'ai dit Madame, vous avez raison! Pas que ça fait peur, mais ça avertit le lecteur des états financiers de la situation de la société. Elle me demande qu’est-ce qu’on peut faire. Peut-on ne pas la présenter ? Peut-on faire quelque chose pour que ce soit moins pire ? Je lui ai dit que de ne pas la présenter, selon mes normes comptables, je ne peux pas faire ça. Là je lui ai expliqué un peu, sans aller dans le détail, les démarches que j'ai faites. Je lui ai expliqué ce que j'ai fait pour arriver à la conclusion. Je ne peux pas lui dire que je mets ça sans lui donner de raison. Je lui ai expliqué tout cela et elle a compris pourquoi je voulais la mettre. Là elle avait compris pourquoi je la mettais. » (réplique 86). Même si la cliente comprenait la raison, elle est tout de même dérangée par cette décision de Jean. Ce dernier adopte néanmoins une attitude d’ouverture et lui laisse alors une chance de préciser sa demande : « Donc il faut que je la mette absolument. Qu'est-ce que je peux faire pour vous accommoder ? » (réplique 38).

Il cherche alors à concilier les attentes de sa cliente avec les normes comptables qu’il doit respecter. En poursuivant la discussion, Jean tente d’obtenir plus d’informations sur ce qu’elle n’aime pas dans la situation. Il réussit alors à mieux comprendre ce qui inquiète sa cliente. Elle lui précise que c’est le titre de la note qui la dérange. Jean raconte : « Puis là elle m'ouvre une petite porte, en disant c'est le nom que je n'aime pas. Le titre "Hypothèse de la continuité d'exploitation". » (réplique 38). Il termine son appel en lui disant : « … je prends bonne note de votre interrogation. Je vais penser à ça de mon côté, puis je vais vous rappeler. » (réplique 88).

Avant de prendre sa décision quant au changement à apporter au titre, Jean consulte la personne responsable du contrôle de la qualité au sein de son cabinet afin de faire évoluer sa réflexion. Il raconte qu’à ce moment, il ne savait pas comment atténuer la note, mais il dit clairement : « … fallait que l'essentiel reste là, je voulais respecter les normes. Alors, je suis allé discuter avec ma personne en qualité professionnelle, puis là, elle m'a dit peux-tu revoir les termes de la note. J'ai dit oui peut-être... » (réplique 97). Il ajoute : « Je retourne dans mon bureau. Les gens de la qualité professionnelle, ils proposent des solutions, mais c'est rare qu'ils dictent une solution. C'est bien rare. Alors j'ai été m'asseoir, je me suis comme souvenu que c'est le titre qui lui faisait peur. Fait que j'ai travaillé sur le titre. (réplique 102). En effet, Jean ajoute « Elle a dit, elle me l'avait dit la veille, elle avait dit euh ... elle dit ça fait peur quand on lit ça. Bien j'ai dit quand tu lis quoi ? Bien le titre. Elle me l'avait dit de même. Je ne l’ai pas dit tantôt, mais elle m'avait dit ça. Le titre Hypothèse de continuité d'exploitation, elle me dit en lisant ça, c'est comme si c'était fini. Bien ce n’est pas tellement ça là, mais… » (réplique 103).

Une fois sa réflexion terminée, Jean appelle sa cliente et lui fait part d’un nouveau titre qu’elle accepte rapidement. Il mentionne : « ...il n'y a même pas eu de négociation, elle était d'accord tout de suite. » (réplique 107). En proposant un nouveau titre à la cliente, Jean a réussi à régler le conflit intérieur qu’il vivait, soit son souhait de répondre aux attentes de sa cliente tout en respectant ses obligations envers les normes.

4.2 Quelques éléments d’interprétation en complexité

L’expérience décrite par Jean montre que l’auditeur évolue bel et bien en pleine complexité humaine. Tel que l’indique Morin (2017, p. 30) « … la réalité du monde extérieur est une réalité humanisée ». Dans le cas de Jean, l’application de la norme ne pose un problème que lorsque la décision est présentée à la cliente. La réalité du monde extérieur à Jean implique la relation humaine qu’il entretient avec sa cliente. Jean doit alors « sortir » de son jargon et de ses normes pour faire face au monde extérieur.

Par ailleurs, la cliente confronte Jean en lui indiquant que la note ajoutée « fait peur ». Cette peur semble irrationnelle pour Jean, sa surprise lorsque sa cliente semble rassurée et accepte sa proposition de simplement modifier le titre de la note en fait preuve. Pour Jean, le titre ne change pas l’essentiel de la note alors que pour sa cliente, c’est suffisant pour diminuer sa « peur ». Cette situation fait écho aux propos de Morin (2017, p. 31-32) mentionnant que « nous considérons comme irréel l’imaginaire des autres qui est pourtant bien réel pour eux, sans nous rendre compte que notre réalité comporte constitutivement de l’imaginaire. »

Sur un plan hologrammatique, on peut constater que le tout de l’audit comptable est à la fois plus et moins que la somme de ses parties. Il est par exemple plus que le traitement d’informations en vue de valider si les règles sont respectées, comme semblent le supposer les experts du métier cités en introduction supra. Mais il est aussi moins que ce traitement/validation puisque certains éléments normatifs, qui pourraient par exemple être nuisibles au cabinet ou à la relation-client, sont aménagés dans la pratique. Dans le cas de l’expérience décrite par Jean, la note y perd son nom au passage.

Du côté de la récursivité, on peut constater que la note concernant la continuité d’exploitation dans le rapport d’audit des états financiers confirme une crise déjà vécue au quotidien par la cliente, et en est l’annonce pour d’autres. D’où possiblement, la « peur » mentionnée par celle-ci. Ainsi, cette note est un effet de la crise déjà vécue (ou en préparation), et potentiellement une cause qui participera à la production d’une crise peut-être plus grave encore en tant que prophétie autoréalisatrice provoquée par un Effet Golem (Babad et al., 1982).

En effet, d’une part la littérature (Libaert, 2020) et bon nombre de spécialistes s’entendent pour dire que la différence entre un problème (usuel ou indice d’une crise en préparation) et une crise (effective) est le fait qu’elle exige un effort de communication à l’extérieur de l’organisation, en plus des processus de règlement habituels (internes). On voit ainsi que la note de l’auditeur, qui est une communication destinée à tous les utilisateurs des états financiers, est un effet de la crise en préparation, mais qu’elle sera aussi potentiellement la cause de la crise effective, en tant que déclencheur d’un besoin de communication avec un nombre élevé de parties prenantes qui voudront des informations supplémentaires ou qui voudront être rassurées (banquiers, employés, clients, entourage immédiat, médias, etc.).

D’autre part, lorsque la cliente dit « c'est comme si c'était fini », on peut facilement envisager un effet Golem (Babad et al., 1982) du fait qu’elle pourrait percevoir de très basses attentes de la part de l’auditeur. Dans ce cas, cela pourrait faire diminuer son estime de soi et sa motivation, faisant en sorte qu’elle se sente incapable de faire quelque chose pour régler la crise. Ainsi, la note, qui est un effet de la crise (en préparation) serait aussi la cause de la crise (effective) et de l’échec à la solutionner.

En outre, cette note peut faire évoluer, voire faire muter ladite crise de façon considérable par une réaction en chaîne, si des investisseurs y voient la nécessité de couper les vivres à l’entreprise cliente, si des clients n’achètent plus par crainte de ne pas pouvoir faire honorer leur garantie, si des employés se cherchent un autre emploi, etc. On voit là un système-crise qui peut s’auto(ré)organiser, se maintenir et s’aggraver de lui-même.

Enfin, du récit ci-dessus présenté ressort une compréhension de l’expérience décrite par Jean comme une dialogie typique égocentrisme/solidarité (Morin, 2014). En effet, Jean maximise ses bénéfices en maximisant son sentiment d'intégrité professionnelle par rapport aux normes qu'il a à respecter, tout en satisfaisant sa cliente de sorte qu’il réduit au minimum les effets négatifs potentiels tels qu’un conflit ouvert ou la perte de la cliente. Pour autant, il ne ménage pas ses efforts. En effet, il consacre du temps et de l'énergie en discutant avec la personne responsable du contrôle de la qualité au sein de son cabinet et en poussant sa réflexion pour arriver en fin de compte à satisfaire sa cliente. On reconnaît bien ici notre homo economicus et l'agir rationnel, même si cette rationalité peut impliquer sentiment (intention) altruiste, malaise par rapport aux normes et autres émotions.

Dans les termes de la Théorie de l’agence, on pourrait avancer que l’égoïsme et les intérêts divergents ne mènent pas nécessairement à l’aléa moral, même en présence d’asymétrie d’information et en l’absence de système de contrôle efficace du mandant (principal) sur le mandataire (agent), voire même quand c’est le mandataire (agent) qui a pour mandat de contrôler le mandant (principal). Ce dernier élément étant une particularité importante de l’audit comptable, sachant que c’est l’audité qui mandate et qui paie l’auditeur.

Cette dialogie, comme souvent d’ailleurs, semble indicible. En effet, il n’y a pas de mot, dans la langue française à tout le moins, pour exprimer l’égocentrisme solidaire et le simple fait de juxtaposer ces deux termes nous semble contradictoire, antagoniste. Et pourtant, leur complémentarité est aussi toute simple à constater.

En outre, bien qu’il soit fortement normé, le travail de l’auditeur n’est pas purement technique, le penser relèverait de la simplification excessive. En effet, l’auditeur est confronté à des aléas de toutes sortes (techniques, humains, relationnels, etc..) Auxquelles il doit faire face. Dans les moments de crise, il n’agit pas comme un pur automate et recherche un moyen non trivial (Morin, 1990) pour arriver à atteindre ses objectifs.

05. Discussion et conclusion

Le travail de l’auditeur-comptable est la plupart du temps perçu comme étant la résultante d’un processus rigoureux et standardisé. Toutefois, son travail est influencé par le monde extérieur et il est appelé à interagir avec son environnement. Pour répondre aux besoins de son client, l’auditeur utilise alors les marges de manœuvre disponibles au sein même des normes. Par ailleurs, les compétences et le pouvoir décisionnel laissé aux comptables dans la sphère économique leur permettent d’appréhender les problématiques organisationnelles. Toutefois, de façon individuelle, ils doivent choisir comment ils vont utiliser leurs compétences, sachant qu’ils sont capables du meilleur comme du pire. Le récit présenté dans cet article a permis de décrire un problème rencontré par un auditeur lorsque l’entreprise cliente fait face à des difficultés financières. Ce récit illustre que le différend vécu se situe bien au-delà de l’application de la norme. En effet, il permet de constater que l’auditeur, à l’écoute de sa cliente, adapte son travail selon l’environnement au sein duquel il évolue.

Grâce à une interprétation d’un récit ayant pour assises le cadre de la pensée et de la connaissance complexes selon Edgar Morin, l’étude d’une crise de petite ampleur décrite par un auditeur apporte un éclairage qui facilite la compréhension de phénomènes autrement difficiles à expliquer. Par exemple, le fait que certains éléments normatifs soient aménagés dans la pratique, sans qu’il s’agisse d’un manque de jugement professionnel, ni d’écart ou de délinquance de l’une ou l’autre des parties, qui rappelons-le, sont toutes deux en affaires. On aura aussi pu inférer que bien qu’elle ne soit pas une prédiction ferme que la survie de l’entreprise cliente est menacée, la note concernant la continuité de l’exploitation peut à la fois être un effet et une cause d’une crise majeure au sein de l’entreprise visée.

Dans cette perspective, l’étude d’une littérature diversifiée a aussi mis au jour un aspect inattendu pour la pratique comptable, à tout le moins pour les coauteures. À savoir que les auditeurs pourraient sans doute mentionner à leurs clients aux prises avec une telle note qu’un ou qu’une spécialiste en communication de crise pourrait peut-être leur être utile, afin de gérer la situation au mieux.

Enfin, l’approche en complexité aura permis de mettre en perspective quelques théories économiques phares, en leur apportant quelques nuances qui ne sont pas nécessairement souvent prises en compte, en particulier lorsqu’il s’agit de les enseigner, bien qu’elles puissent paraître évidentes ou implicites aux spécialistes du domaine.

Ces connaissances apparaissent génériques, à savoir réutilisables dans d’autres contextes. Néanmoins, l'étude repose sur la description faite par un seul auditeur, il pourrait être intéressant de répéter l’expérience pour obtenir une perspective plus large, en particulier dans d’autres environnements culturels. En outre, les défis rencontrés par les auditeurs pourraient évoluer avec le temps selon, par exemple, la modification des normes en vigueur ou leur interprétation générale au sein de la profession.

En outre, en utilisant le cadre de la pensée et de la connaissance complexes selon Edgar Morin, cette étude offre un éclairage différent sur des phénomènes qui peuvent être difficiles à expliquer autrement. Elle montre notamment que l'adaptabilité des auditeurs, tout en respectant les normes professionnelles de leur pratique, peut jouer un rôle crucial dans la survie des entreprises en crise.