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01. Introduction

Depuis quelques années, on observe au Québec une polarisation aigüe au sujet de questions telles que l’identité, la laïcité et la place de la religion dans les institutions publiques, l’aspect systémique ou non du racisme, etc. Plus récemment, au début du printemps 2023, ce sont les questions des salles de prières dans les écoles et des sessions de contes animés par des drag queens qui ont été l’occasion d’oppositions irréconciliables.

Ces polarisations ont évidemment un fondement politique. Elles reflètent des visions du monde opposées, au point où le dialogue entre les tenants des diverses positions est rompu et remplacé par des condamnations morales absolues qui ne laissent aucune place à l’argumentation rationnelle et contradictoire. Ainsi, une tendance dominante, au sein de la mouvance progressiste, perçoit ces controverses comme résultant avant tout de postures idéologiques qui démarquent la gauche de la droite : ceux qui appuient la Loi 21 sont de droite, ceux qui s’y opposent de gauche ; ceux qui dénoncent les excès du « wokisme » sont de droite, ceux qui estiment que ces dénonciations résultent d’une panique morale sont de gauche, etc.

Pourtant, sur chacune de ces questions, il arrive que des gens partageant des valeurs de justice sociale très semblables prennent des positions diamétralement opposées et irréconciliables en apparence. Chaque camp développe des arguments qui se tiennent et qui, répétés dans les chambres d’écho que sont les médias sociaux, donnent l’impression que la vérité est claire et qu’il la détient. Au sein de ces divers camps, ceux et celles qui sont certains de détenir la vérité absolue estiment alors que le camp adverse souffre de déficience morale, ou de cécité, ou d’embrigadement idéologique, ou encore qu’il invente des menaces imaginaires dans une démarche qui exprime les intérêts des dominants.[1]

Nous croyons plutôt que, pour certaines controverses, ces polarisations peuvent être partiellement dépassées, ou du moins atténuées, par une réflexion méthodologique sur la complexité des objets sociologiques. En nous appuyant sur la notion de « pensée complexe » d’Edgar Morin, il nous semble possible de clarifier les enjeux sous-jacents à ces crises, et de fournir des outils méthodologiques permettant de les ramener sur le terrain du débat rationnel plutôt que de la condamnation morale de la partie adverse. Mais il faudra pour ce faire étendre les notions de la complexité de Morin un peu au-delà des contextes pour lesquelles elles avaient été pensées. Nous ne prétendons pas offrir ici une étude exhaustive de la notion de complexité, mais proposer plutôt quelques remarques sur l’applicabilité des idées de Morin pour analyser certaines des controverses actuelles.

Nous proposerons donc une lecture épistémologique/méthodologique de ces controverses politiques, ouvrant la porte vers une reconnaissance des aspects paradoxaux de certains phénomènes, par opposition au déni d’éléments empiriques, qui forcent le constat de significations multiples, contradictoires, voire incompatibles d’un même phénomène. Mais précisons tout de suite que nous ne prétendons pas que toutes les controverses politiques peuvent être réduites à des questions méthodologiques et dépassées. Il est évident que ces controverses reflètent souvent des divergences politiques ou idéologiques irréconciliables.

02. La notion de complexité

Nous aborderons cette notion sous trois angles : son usage dans le langage courant, son usage dans les sciences sociales en général en distinguant les contextes dans lesquels on souhaite caractériser un phénomène de ceux où on souhaite l’analyser, et enfin le traitement spécifique qu’en fait Edgar Morin.

2.1 La notion de complexité dans le langage courant

Comme beaucoup de notions utilisées dans le discours savant, la notion de complexité prend son sens d’abord dans le langage courant. C’est là que sa signification globale prend racine, et c’est à partir de là qu’une signification intuitive de la notion de complexité peut émerger, pour faire ensuite l’objet d’une opération de clarification conceptuelle puis de définition plus précise, plus rigoureuse, et plus ou moins formelle.

Dans le langage courant, la notion de complexité est une métaphore, et elle n’est pas très précise. La notion renvoie à ce qui est compliqué, qui comporte beaucoup d’éléments, qui est difficile à saisir, comportant plusieurs aspects que l’on n’arrive pas à concilier, ou encore n’ayant pas de réponse simple ou unique. Une situation qui est complexe est une situation que l’on perçoit comme difficile à nommer, dont on ne peut saisir le sens profond, ou encore qui est sujette à des interprétations différentes et irréconciliables.

En d’autres termes, ce qui est complexe est ce qui soulève des questions pour lesquelles on ne peut avoir des réponses directes, explicites, convaincantes ou consensuelles. Ainsi, quand on veut créer un profil Facebook, bien que la plateforme propose dix situations que l’on pourrait croire exhaustives (célibataire, marié, divorcé, etc.), elle propose aussi une onzième catégorie, intitulée « C’est compliqué », pour les situations qui ne pourraient se réduire à l’une des dix catégories proposées. Tout ce qui est complexe donne lieu à des controverses irréductibles, puisque la complexité a pour conséquence qu’il est difficile, et quelquefois impossible, de prendre simultanément en ligne de compte tous les facteurs explicatifs ou causaux, toutes les perspectives, et rend donc impossible tout consensus dans l’analyse. Car à chaque nouveau facteur qui s’ajoute à l’explication d’un phénomène complexe, s’ajoutent aussi des clivages sur l’évaluation de la pertinence de ce facteur, sur sa délimitation, et sur son effet réel.

2.2 Le traitement de la complexité dans les sciences sociales

Les propositions d’Edgar Morin sur la pensée complexe ont suscité un grand intérêt, qui s’est manifesté par la mise sur pied de plusieurs initiatives scientifiques (associations, congrès, revues). De nombreux textes scientifiques, se situant dans diverses disciplines, ont abordé la notion de complexité sous divers angles.[2] Souvent, c’est pour constater que le phénomène qui est analysé constitue un système complexe, pris dans le sens courant de « compliqué », après quoi le texte explique les détails du raisonnement utilisé pour surmonter les difficultés résultant de la complexité. Un texte cosigné par Alexis Gabadinho illustre cette tendance (Gabadinho et al., 2010). Le texte examine une séquence d’états distincts au long d’un parcours de vie, et définit la complexité en fonction de la distribution de ces séquences, en vue d’aboutir à un indice de complexité.

Un certain nombre de textes font une réflexion épistémologique et méthodologique du type de celle qui a été entreprise par Edgar Morin. Celui de Jacques Lévy (2009) en est un exemple. Intitulé Commencer par les fins. La complexité fondatrice du social, il estime que « ce que nous pouvons appeler « complexité » au sein des sciences sociales correspond à un concept spécifique qui mérite d’être clairement distingué de ce qu’on peut rencontrer en sciences de la matière et de la vie, sous le même nom ou pas » (Lévy, 2009 : 14). En cela, il se distancie d’Edgar Morin qui pense la complexité des systèmes sociaux et des sciences de la nature dans un même cadre conceptuel. Lévy énonce ensuite « Quatre propositions [qui] peuvent résumer la spécificité des systèmes sociaux par rapport à l’ensemble des systèmes », que nous résumons ainsi en empruntant certains de ses propres mots : 1) une hypercomplexité qui résulte de l’articulation, par interactions multiples, entre diverses dimensions (économie, politique, rapports sociaux, espace, temps); 2) les rétroactions, inconnues dans le monde naturel, qui résultent du fait que les acteurs sociaux font interagir l’ensemble de leur rapport au monde, idéel et matériel; 3) la dimension discursive des systèmes sociaux, et la « nécessaire déhiérarchisation explicative de l’idéel et du matériel » qui en résulte; et enfin 4) le fait que « Chaque fait social est un « fait social total ». Le découpage d’une société en petites unités ne réduit pas son niveau de complexité ». (Lévy, 2009 : 17-20).

Nous ne croyons pas que ces quatre énoncés contredisent les conceptions de la complexité proposées par Edgar Morin. Nous dirions plutôt qu’elles les spécifient : le développement qu’en fait Lévy dans les pages précitées permet de mieux cerner la façon dont la complexité se pose dans les sciences sociales spécifiquement.

Rafael Quintana, pour sa part, parle de « complexité causale » et propose une typologie des approches méthodologiques que l’on peut utiliser pour étudier des ensembles de relations causales. Il distingue trois cadres méthodologiques pour les analyser, qui se focalisent respectivement sur leurs interactions, leurs structures ou encore leur configuration (Quintana, 2022).

La différence entre ces approches et celle d’Edgar Morin est que cette dernière comporte une dimension épistémologique aussi bien que méthodologique. Morin énonce des grands principes qui surplombent les méthodologies particulières qui pourraient en résulter, et les développe dans des ouvrages de fond, et en premier lieu son Introduction à la pensée complexe (Morin, 1990).

2.2.1 Deux contextes pour le recours à la notion de complexité

Il faut distinguer deux contextes dans lesquels on recourt à la notion de complexité : d’une part pour caractériser un phénomène, une situation ou un objet sociologique, et d’autre part pour l’analyser. Nous estimons que la définition même de la notion de complexité et sa caractérisation ne peuvent pas se faire de la même façon dans les deux cas, pour les raisons suivantes, qui relèvent de la logique méthodologique.

Cette distinction n’a rien d’original. C’est une distinction classique que l’on retrouve dans tous les manuels de méthodologie (voir par exemple Paillé et Mucchielli, 2012). Mais il est utile de la rappeler ici pour distinguer les opérations mentales qui sont faites dans chaque cas.

Caractériser un phénomène, c’est identifier d’abord l’univers dans lequel il se place (par exemple : phénomène politique ou économique ?), ce qui fait sa spécificité, ce qui le délimite et qui le distingue de phénomènes semblables, ce qui lui donne du sens. Si un phénomène est complexe, c’est qu’il comporte plusieurs dimensions, plusieurs facettes. Il faut alors les identifier elles aussi, les caractériser, et déterminer la place relative de chacune d’elles pour le définir, c'est-à-dire pondérer leur importance. Évidemment, tout ceci va dépendre de la perspective générale que l’on adopte sur le monde et sur la société, qui va orienter le regard, prioriser certains aspects plutôt que d’autres, et suggérer des moyens de mettre de l’ordre dans l’ensemble des données que l’on a sur le phénomène et qui nous permettent de l’appréhender, de le connaître. Il s’en suit que pour surmonter les difficultés qui résultent de la complexité d’un phénomène, il faut entreprendre une double opération : analytique, en le décomposant en ses dimensions, et holistique, en le saisissant dans sa globalité et en le plaçant dans l’univers auquel il appartient et qui lui confère une partie de son sens. Ceci est un aspect du premier principe proposé par Morin, le principe systémique qui lie chaque partie au tout.

Analyser un phénomène est une opération qui va au-delà de sa caractérisation. Elle consiste à l’expliquer, à établir des chaînes causales qui le déterminent en partie ou qui le modifient. Quelquefois, il n’est pas possible d’expliquer un phénomène, dans le sens d’identifier ses causes principales, mais on peut le comprendre : saisir les dynamiques qui l’entraînent ou la succession de situations dont ce phénomène est l’aboutissement. Il s’agit donc de situations, d’états, de conditions qui constituent des étapes du développement du phénomène plutôt que de « causes » à proprement parler. C’est là que la pensée d’Edgar Morin va s’avérer utile, car elle va proposer des approches et des outils conceptuels qui permettent de saisir un phénomène comme faisant partie d’un système complexe, et de l’analyser.

2.3 La notion de complexité chez Edgar Morin

« Ce n'est pas tant la multiplicité des composants, ni même la diversité de leurs interrelations, qui caractérisent la complexité d'un système : tant qu'ils sont pratiquement et exhaustivement dénombrables on sera en présence d'un système compliqué (ou hypercompliqué) […]. C'est l'imprévisibilité potentielle […] des comportements de ce système, […] suscitant des phénomènes d'émergence certes intelligibles, mais non toujours prévisibles. »[3]

Il faut retenir de cette définition que Morin considère que la complexité est la propriété d’un système. Il peut être très complexe, mais il reste un système. Et en tant que tel, il est susceptible d’être modélisé, mais une modélisation qui tienne compte de cette complexité : « le "Paradigme de la complexité" […] assure désormais le cadre conceptuel dans lequel peuvent se développer nos exercices de modélisation des phénomènes que nous percevons complexes » (Ibid.).

Edgar Morin a proposé sept grands principes pour analyser la complexité[4], que nous rappelons ici :

«1. Le principe systémique ou organisationnel qui lie la connaissance des parties à la connaissance du tout […]. 2. Le principe « hologrammique » […], le tout est inscrit dans la partie […]. 3. Le principe de la boucle rétroactive […] la cause agit sur l’effet et l’effet sur la cause […]. 4. Le principe de la boucle récursive […] les produits et les effets sont eux-mêmes producteurs et causateurs de ce qui les produit […]. 5. Le principe d’autonomie /dépendance (auto-éco-organisation) […]. 6. Le principe dialogique […] il unit deux principes ou notions devant s’exclure l’un l’autre […]. 7. « Le principe de la réintroduction du connaissant dans toute connaissance » (Morin, 1999, p 106-109).

Dans son avant-propos à l’ouvrage, Morin dissipe deux illusions :

« La première est de croire que la complexité conduit à l'élimination de la simplicité. […] Alors que la pensée simplifiante désintègre la complexité du réel, la pensée complexe intègre le plus possible les modes simplifiants de penser, mais refuse les conséquences […] d'une simplification qui se prend pour le reflet de ce qu'[il] y a de réel dans la réalité...

La seconde illusion est de confondre complexité et complétude. » (Morin, 1990)[5]

De plus, il souligne un aspect fort pertinent pour la suite de ce texte, celui de la nécessaire prise en ligne de compte, pour analyser les phénomènes sociaux, de logiques antagonistes qui coexistent au sein d’un système. Dans la synthèse qu’il fait de la pensée de Morin, J.-P. Bréchet écrit :

Des logiques différentes, souvent antagonistes, coexistent dans des dialogiques plurielles au sein des systèmes complexes. Le principe dialogique unit deux notions ou principes qui devraient s’exclure l’un l’autre, mais qui sont indissociables dans une même réalité (vie-mort, autonomie-dépendance…). E. Morin mobilise souvent sur ce point la formule d’Héraclite : « Vivre de mort, mourir de vie ». Il évoque alors le cycle trophique, mais aussi le fait que nous vivons de la mort de nos cellules. (Bréchet, 2011, p. 8)[6]

Tel qu’exprimé dans cette citation, le principe dialogique reconnaît la coexistence de logiques différentes, mais suppose toujours qu’elles font partie d’un même système. C’est cet aspect de la pensée de la complexité que nous voulons mobiliser, mais en le précisant et en l’étendant à des logiques différentes qui ne font pas directement partie du même système. Une conséquence de ce principe dialogique est la possibilité de la coexistence de manifestations paradoxales, voire contradictoires, d’un même phénomène. La prise en compte de la coexistence de logiques différentes pourrait offrir une alternative à l’attitude de déni qui caractérise certaines prises de position dans des questions controversées. Il est plus facile de nier les aspects qui contredisent une représentation donnée d’un phénomène que de les intégrer en modifiant au besoin cette représentation. Cette attitude de déni est facilitée par les chambres d’écho que sont les réseaux sociaux, qui renforcent les biais de confirmation et éliminent les sources de remises en question.

Nous souhaitons élargir un peu la compréhension de ce principe dialogique. Dans l’exemple donné par Morin et cité par Bréchet (ci-haut), les logiques antagonistes de vie et de mort font partie d’un même système. Elles constituent des moments différents d’un même processus. Nous restons en vie parce que nos cellules se renouvellent, c'est-à-dire qu’elles meurent pour être remplacées par de nouvelles cellules. Ainsi, la vie ne peut se prolonger que parce que la mort des cellules d’un organisme est une condition essentielle à la vie de cet organisme.

Mais nous voulons souligner un autre aspect de ce principe dialogique. C’est le cas où des logiques différentes et indépendantes, ni antagonistes ni convergentes, se rencontrent dans la manifestation d’un même phénomène social.

Dans ces cas, on est en présence non pas d’un système, mais de l’interaction de processus qui sont indépendants dans leurs causes, mais étroitement liés dans leurs manifestations et dans leurs conséquences. Leur interaction crée, par sa seule occurrence, un nouveau système local, mais chacun des processus se déroule dans un espace (et un système) distinct de l’autre et qui obéit à une autre logique. Les systèmes dont nous parlons pourraient avoir des liens plus ou moins distants. Car à la limite, on pourrait dire que tout ce qui existe fait partie d’un immense système unique qui est l’univers. Mais ce système abrite des sous-systèmes qui sont plutôt distants et que l’on peut considérer comme relativement indépendants.

Nous allons illustrer cette situation par l’analyse des tensions observées entre les musulmans d’immigration récente (disons les 2 ou 3 premières générations d’immigrants, selon les contextes) et les sociétés d’accueil.

03. Islam en Occident : rencontre de deux systèmes relativement indépendants, mais en interaction

Les enjeux soulevés par l’intégration des communautés musulmanes d’immigration récente dans les pays occidentaux peuvent être perçus comme étant le résultat du choc de deux cultures dont les fondements sont très différents (Cesari, 2013 ; Amghar, 2006 ; Antonius et Belaidi, 2023).[7] Les systèmes de significations – forts diversifiés, il faut s’en souvenir – auxquels chacune de ces deux cultures se réfère présentent certains aspects indépendants, et d’autres qui font partie d’un même système. Il faut donc clarifier ce double aspect afin d’aborder l’application des grands principes proposés par Edgar Morin. Or ceci nécessite de rappeler succinctement certains éléments fondamentaux de l’histoire des sociétés arabo-musulmanes contemporaines. Nous parlerons des cultures arabo-musulmanes, car ce sont les cultures religieuses des immigrants maghrébins francophones qui constituent un enjeu social et politique majeur, et ce sont autour de ces communautés que les tensions se sont cristallisées.

Le choc de la modernité a été fortement ressenti dans l’ensemble du monde musulman. Un mouvement de réforme a vu le jour au 19e siècle, avec l’objectif de moderniser l’islam :

Tous ceux qui, actuellement, ressentent le besoin de « renouveau » ([tajdid])[8] dans le champ de la pensée islamique, font ainsi toujours référence à ce qui a été appelé le réformisme ou encore le modernisme et qui, du milieu du XIXe siècle aux années 1935-1940, a animé toute une partie des sociétés islamiques, essentiellement autour des figures du Persan Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897), du cheikh égyptien Muhammad Abduh (1849-1905), du Syrien Mohamed Rashid Rida (1865-1935). (Benzine, 2015 :9).

Mais le contrôle croissant de l’Empire britannique sur les territoires arabo-musulmans a été accompagné d’une transformation du mouvement de réforme dans ces sociétés, qui s’est graduellement replié sur lui-même et a abouti à l’islamisme conservateur des Frères musulmans et du mouvement wahhabite (Lauzière, 2016). Ce repli graduel a eu pour conséquence que le slogan « moderniser l’islam » a fini par être remplacé par celui d’« islamiser la modernité » (Ferro, 2002 : 179-202). Dans la période postindépendances, et surtout après la défaite des courants nationalistes, globalement laïcs, face au bloc constitué par Israël et les pays de l’OTAN, ce repli a pris la forme d’un « réveil islamique », terme utilisé par ses promoteurs pour désigner la présence renouvelée de la norme religieuse dans chaque aspect de la vie des individus, et la traduction de cette évolution en termes politiques, par des mouvements qui la revendiquent. Le réveil islamique ne concerne pas uniquement le hijab. C’est la culture dans son ensemble, incluant la culture religieuse, la culture civique et même la culture scientifique, ainsi que les rapports sociaux qui sont repensés d’abord pour les rendre compatibles avec la norme religieuse. Dans ses versions plus conséquentes, ce courant souhaite carrément soumettre la culture en général, et la culture scientifique plus spécifiquement, à la norme religieuse. Un système culturel propre aux sociétés islamisées s’est donc consolidé et affirmé en opposition aux systèmes culturels occidentaux, en voie de devenir hégémoniques dans le cadre de la mondialisation.

Depuis le début du 20e siècle, mais surtout depuis la période des indépendances politiques (après la 2e guerre mondiale), pour des raisons d’efficacité géostratégique, les puissances coloniales et leurs successeurs ont fait le choix de collaborer étroitement avec les gouvernements et les mouvements d’orientation islamiste, contre les courants politiques nationalistes sécularisés (Richardson, 2023). Nous ne prétendons pas qu’il y a nécessairement des rapports de cause à effet entre l’évolution du colonialisme et de l’impérialisme et l’évolution du mouvement de réforme islamique. Mais sans exclure cette perspective, nous pouvons du moins affirmer que ces évolutions font partie de processus qui sont en interaction étroite. Au niveau géopolitique, on peut dire avec un certain degré de confiance, en accord avec Immanuel Wallerstein et Samir Amin, qu’il y a bien un système-monde dans lequel ces processus se développent, sans avoir à supposer que ce système est eurocentré. Ce concept est d’ailleurs l’objet d’intérêt central de la revue Journal of World-Systems Research.

Mais en disant cela, on n’a pas tout dit. De nombreux analystes de tendance « tiers-mondiste » (le terme est déjà vieillot) prétendent qu’il faut analyser les mouvements islamistes essentiellement comme des réactions défensives des sociétés musulmanes face à l’impérialisme européen. Cet aspect des mouvements islamistes est d’ailleurs trompeur. Une partie de la gauche estime que, puisque l’islam politique, qui est une composante de l’islamisme, se positionne contre le colonialisme européen, c’est donc qu’il est progressiste et émancipateur et qu’il constitue un allié précieux. Or l’islam politique n’est pas porteur d’une vision émancipatrice pour l’ensemble des citoyens. Il a son propre projet hégémonique qui exclut les non-musulmans ainsi que les musulmans non pratiquants. Sous certains aspects son discours présente des aspects suprémacistes qui n’ont rien d’émancipateur (Antonius, 2022).

Mais pour revenir à la question de l’indépendance relative des systèmes, rappelons qu’il y a des éléments internes à l’histoire de l’islam qui sont indépendant de l’histoire de l’impérialisme et qui interviennent dans les dynamiques politiques actuelles, tant dans les sociétés musulmanes qu’au sein des groupes musulmans immigrés en Occident. La pensée islamiste aujourd’hui, dans ses diverses versions (sociale conservatrice, politique, salafiste ou djihadiste) trouve ses racines dans les écrits des penseurs musulmans des premiers siècles de l’islam, qui sont interprétés de façon rigide. Des penseurs et juristes de cette période, tels que Mohamed Ibn Hanbal, Ibn Taymiyyeh et, un peu plus tard, Mohamed Al Ghazali, font partie aujourd’hui des références familières des mouvements et des individus d’orientation islamiste et par leur intermédiaire, ces auteurs font partie de la culture générale dans les sociétés de culture musulmane. Ceci illustre le fait qu’il y a là des fondements locaux, internes au champ musulman, qui n’ont rien à voir avec l’impérialisme, et qui orientent l’action de ces mouvements, avec des conséquences vérifiables sur leur évolution. Mais ces fondements sont réactualisés dans le cadre de dynamiques politiques qui sont, elles, en interaction avec les grands enjeux géostratégiques de l’heure. C’est pourquoi nous parlons de deux systèmes dont les logiques profondes sont indépendantes, mais qui sont en interaction.

Ce sont les subtilités de ces interactions qui peuvent être mieux comprises et explicitées en se référant aux grands principes d’analyse de la complexité proposés par Morin, tâche sur laquelle nous pouvons nous pencher à présent.

3.1 Les principes de la complexité de Morin et l’islam en Occident

Nous allons maintenant explorer la façon dont certains des sept grands principes proposés par Morin pourraient être appliqués à la question de l’islam en Occident. Cette discussion va se concentrer uniquement sur l’interprétation des phénomènes observés, sans égard aux politiques que l’on pourrait aborder sur ces questions, qui pourrait faire l’objet d’une réflexion séparée. Nous aborderons trois principes : celui qui vise à lier la partie au tout (et en lien avec ce principe, celui qui cherche à retrouver le tout dans la partie), le principe dialogique, et enfin celui du lien entre connaissance et connaissant.

3.1.1 Lier la connaissance des parties à la connaissance du tout

Nous allons faire l’exercice d’appliquer ce principe à une question controversée, celle du port de signes religieux dans l’espace public dans une société qui s’est avancée sur le terrain de la sécularisation, mais qui ne l’a pas encore complétée tout à fait, comme l’est le Québec.

Une littérature très abondante existe sur cette question et nous ne prétendons aucunement en faire un traitement exhaustif, impossible en quelques pages. Mais nous pouvons du moins examiner les grands paramètres qui permettent d’aborder la question de façon moins polarisée que ce que l’on observe dans le débat public et savant. Comment y voir plus clair, dans les controverses suscitées autour du port du hijab, le voile islamique, dans une société sécularisée ?

Les courants dits « inclusifs » ont tendance à réduire la question de deux façons. Ils estiment d’abord qu’il s’agit d’un choix strictement personnel, garanti par les diverses chartes des droits (Lavoie, 2018 ; Haince et al., 2014). Ignorant l’histoire et les enjeux du voile dans les pays où ce phénomène contemporain a pris naissance, les chercheuses se situant dans ce courant se concentrent plutôt sur les logiques qui amènent à mettre des restrictions sur le port du hijab, qu’elles attribuent à un « nationalisme sexuel » (Bilge, 2012) ou à du « sécularonationalisme » (Benhadjoudja, 2017). Les mouvements sociaux de cette tendance estiment que la Loi 21 est ouvertement raciste, et ils invoquent le fait que le Québec n’étant pas vraiment laïcisé, vouloir imposer ce critère de laïcité aux enseignantes des écoles publiques est pure hypocrisie.[9] Or, en coupant cette partie du phénomène du réveil islamique du tout dont il fait partie, cette analyse ne tient pas compte de données historiques connues et de données sociologiques observables concernant les sociétés musulmanes, et elle passe donc à côté d’une analyse rigoureuse de la question. Pour le Québec, en coupant ce moment de l’évolution de la laïcité au Québec (qui constitue la partie) du processus historique dans lequel il s’inscrit (qui est le tout), on ignore volontairement ce que signifie la laïcité au Québec, et on se rabat sur le racisme pour expliquer l’insistance d’une majorité de Québécois (de souche ou d’arrivée récente) sur l’affirmation de la laïcité.

Les courants laïques[10] estiment d’une part que le hijab est un symbole religieux, et qu’il est légitime d’exiger un devoir de réserve dans certaines positions spécifiques d’autorité. Ils estiment aussi que c’est non seulement un symbole religieux, mais que c’est surtout un symbole sexiste qui consacre l’inégalité des femmes (Geadah, 2011[1996]; Mohamed, 2019).[11] Même si elle a un ancrage solide dans la réalité empirique, cette deuxième analyse ne tient pas toujours suffisamment compte de l’évolution récente du phénomène : de nombreuses femmes portent le voile par respectabilité sociale, mais rejettent une bonne partie des significations traditionnelles qui lui sont attachées. Cette analyse ignore donc un aspect du « tout » dont nous parlons, soit la transformation du processus d’islamisation, et sa transformation partielle par des individus qui en retiennent certains aspects extérieurs, mais rejettent la logique profonde de ce mouvement.

Le dialogue entre les tenants de ces deux perspectives s’est avéré être un dialogue de sourds.

Le principe voulant lier la connaissance des parties au tout peut apporter un éclairage utile dans ce contexte, tant pour ce qui concerne le monde musulman que le Québec. La partie, ici, c’est le phénomène observé d’une proportion importante d’individus de culture religieuse musulmane qui choisissent de revendiquer le port d’un signe religieux dans des institutions sécularisées. Le tout, c’est le contexte global des sociétés musulmanes qui ont vu l’émergence, au cours des cinquante dernières années, d’un mouvement puissant visant à réintroduire la normativité religieuse, interprétée de façon rigide, au cœur des rapports sociaux; mais c’est aussi le contexte international dans lequel se jouent des relations de pouvoir entre l’Occident et les sociétés musulmanes, le « réveil islamique » étant en partie un élément des rapports de force qui se jouent.

Précisons que l’enjeu de ces controverses ne concerne pas le choix des individus de se conformer à leurs croyances religieuses dans l’espace public. Ce choix est garanti par les chartes des droits et par une culture des droits de la personne. L’enjeu concerne des situations très précises où des normes de comportement habituelles, prises pour acquises dans les sociétés occidentales, sont remises en question au nom de la conformité à des normes religieuses. L’interruption pour faire la prière durant les heures normales de travail ou d’études, le refus de saluer une personne de sexe opposé en lui tendant la main, le refus de faire certaines activités d’apprentissage dans les écoles ou le refus d’aborder certaines théories scientifiques dans un contexte d’apprentissage au nom d’une orthodoxie sont des exemples de ce dont nous parlons. Le hijab quant à lui est plus difficile à classer, car c’est un comportement individuel qui concerne avant tout la personne qui choisit de le porter, et qui n’a pas nécessairement d’impact sur les rapports sociaux dans le quotidien. C’est pour cela qu’il ne se pose comme enjeu qu’en tant que symbole, et donc qu’il n’a une importance que lorsque la personne qui le porte est en position d’autorité dans une institution publique, position comportant généralement un devoir de réserve quant aux opinions politiques ou religieuses que l’on peut vouloir manifester dans d’autres contextes.

En considérant que, dans ces situations précitées, il ne s’agit que de l’exercice d’un droit individuel qui ne concerne que la personne qui fait ce choix, on regarde la partie et on ignore le tout. Or que peut-on tirer de ce « tout » que nous évoquons ?

Il nous dit d’abord que les pratiques religieuses orthodoxes qui sont revendiquées ne le sont que depuis quelques décennies et qu’avant, même les plus hauts dignitaires religieux ne les revendiquaient pas[12]; qu’elles sont contestées dans les sociétés musulmanes elles-mêmes, qui les ont vu émerger et s’imposer assez récemment (quelques décennies) et que les discours qui les promeuvent sont effectivement associés à des postures politiques qui ne font pas la promotion de l’égalité entre tous les citoyens.

Dans ce cas, le « tout » permet de relativiser l’importance religieuse du port du hijab et de l’attribuer à un courant idéologique plutôt qu’à une obligation religieuse. Il s’en suit que l’interdiction du hijab – justifiée ou non – ne concerne pas un groupe ethnique, mais bien une orientation idéologique au sein d’un vaste ensemble religieux, orientation qui est vigoureusement contestée dans les sociétés concernées elles-mêmes. À la limite, on pourrait juger l’interdiction du hijab dans certaines positions d’autorité comme étant intolérante (et encore), mais elle ne relève pas du racisme, même pris dans ses acceptations actuelles (néoracisme, racisme différentialiste).

En ce qui concerne le troisième argument mentionné ci-haut, celui de la laïcité partielle du Québec, le tout serait l’histoire du Québec et non seulement un « instantané » de sa situation actuelle. Cette histoire montre que le Québec est dans un processus de laïcisation et non pas dans un état de laïcisation achevée. Prétendre que, puisque la laïcisation n’est pas totale, tout désir d’avancer sur cette voie relève de l’hypocrisie est un sophisme qui est facilement déconstruit en plaçant la représentation instantanée du Québec dans sa représentation historique plus globale, qui met en évidence le processus.

3.1.2 Tenter de retrouver le tout en examinant la partie, ou le principe « hologrammique »

Ce principe étant proche du précédent (lier la partie et le tout), nous ne le discuterons que brièvement, mais il va un peu plus loin dans ce lien. Non seulement la partie se comprend mieux en faisant référence au tout, mais de plus, en examinant bien la partie, la trace du tout devrait être décelable par l’analyse. Par exemple, en creusant les raisons morales de l’adoption du hijab, et en ne s’arrêtant pas à la réponse « mon choix, mon droit » (ce que font un nombre significatif de recherches sur la question), on peut mieux comprendre les justifications religieuses du port du hijab. Un tel questionnement permettrait de retracer la source de la croyance à l’effet qu’il s’agirait là d’une obligation religieuse, et de voir qu’il s’agit plutôt d’une posture plus idéologique, car l’impératif de cacher ses cheveux ne se trouve pas dans le Coran. Il faut étirer le sens du verset et le sortir de son contexte pour en conclure que cette pratique, courante, mais non obligatoire au moment de l’apparition de l’islam dans une société tribale et semi-nomade du 7e siècle, doit être transposée dans les sociétés urbaines quatorze siècles plus tard pour être interprétée par certains comme une obligation religieuse.

3.1.3 Unir deux notions devant s’exclure l’une l’autre (le principe dialogique)

C’est sur ce point que nous allons proposer des modifications à la notion de complexité de Morin et à l’impératif épistémologique d’unir des notions qui devraient s’exclure mutuellement. Dans la mesure où un phénomène social se trouve à l’intersection de deux processus faisant partie de systèmes différents, il ne sera pas toujours possible d’unir deux notions ou deux principes qui s’excluent l’un l’autre. Il ne sera pas possible de surmonter la contradiction politique/idéologique par une astuce méthodologique ou épistémologique. Elle restera une contradiction politique, irréductible à un malentendu méthodologique. Ceci signifie qu’il faut accepter le fait qu’un phénomène comme le port du hijab ait des significations incompatibles, et donc qu’il entraîne des positionnements politiques irréconciliables. Un objectif de pureté politique et morale aura comme conséquence d’être dans le déni : ce qui ne peut être incorporé dans une représentation complexe et donc paradoxale ou même contradictoire du phénomène sera rejeté comme non pertinent, voire non existant.

Nous croyons au contraire qu’il faut accepter le constat de la contradiction, et de l’irréductibilité de cette contradiction, dans un contexte donné, à une question méthodologique ou à une question de perception. La cohérence totale, dans ce cas, n’est juste pas possible. Toute tentative d’imposer un semblant de cohérence à des phénomènes qui sont semblables dans leur apparence, mais diversifiés dans leur logique profonde ne peut être soutenue que dans le déni de certaines réalités empiriques, et dans la violation du principe épistémologique qui cherche à lier le tout et la partie.

C’est pour cela que nous avons insisté sur le fait que, même si du point de vue géopolitique et économique, on peut parler d’un système-monde qui englobe dans un système général les dynamiques politiques dans diverses régions du globe, du point de vue de l’ordre social et de son fondement moral, nous faisons face à des systèmes différents, incompatibles sous certains aspects, qui englobent eux-mêmes des dynamiques antagonistes et contradictoires. Les contradictions que la rencontre de ces systèmes engendre sont dues à plusieurs facteurs dont l’effet est convergent : le volume et la pérennité des migrations internationales, les technologies de l’information qui font qu’on peut vivre dans un pays sans jamais lire sa presse et qu’on se nourrit de la presse de son pays d’origine, l’approfondissement des droits de la personne qui reconnaissent le droit des citoyens de vivre selon des normes différentes de celles de la majorité et de revendiquer la reconnaissance de ces normes par la majorité, tout cela contribue à créer des espaces où ces logiques différentes, incompatibles, se rencontrent.

Ces remarques entraînent des conséquences différentes pour les observateurs et pour les acteurs politiques. Pour les premiers, il n’est pas possible d’unir des principes antagonistes comme le souhaite Edgar Morin. Le principe dialogique ne doit pas conduire à la prétention d’unir les aspects contradictoires, mais plutôt à prendre acte du paradoxe sans le nier. Il faut plutôt les mettre à plat, face à face, et prendre acte de leur antagonisme et du conflit d’interprétations que cela pose et faire le constat d’une impossible cohérence. La contradiction ne peut être résolue par des précautions méthodologiques. Pour les seconds, les acteurs politiques, il faut prendre conscience de la nécessité des processus politiques de confrontations des intérêts et des idées, et mettre en place des processus de négociation et de compromis.

3.1.4 La place du connaissant dans toute connaissance

Les remarques précédentes font appel aux intérêts que peuvent avoir les observateurs différents dans ces enjeux. La réflexion sur la place du connaissant dans la connaissance n’est pas nouvelle. Une vaste littérature, surtout ancrée dans les études anthropologiques, a nourri ces réflexions. Nous ne l’aborderons que rapidement, pour rappeler la présence de plusieurs types d’acteurs aux intérêts divergents, avec les confrontations d’idées et les confrontations politiques que cela entraîne.

Ces intérêts étant divergents et s’exprimant de façon conflictuelle, les remarques suivantes risquent d’être plus politiques qu’analytiques.

Quel est l’enjeu pour l’observateur ?

Pour la société québécoise, l’enjeu majeur est la perte possible de certains éléments de son identité collective, dans la mesure où c’est le fonctionnement des institutions publiques qui pourrait être affecté. Une proportion significative (semble-t-il), mais inconnue d’immigrants manifestent leur adhérence à cette vision, et souhaitent le maintien d’une laïcité stricte, dans laquelle ils voient un rempart contre les courants obscurantistes qui les ont faits quitter leurs sociétés d’origine. C’est le cas de plusieurs groupes confessionnels minoritaires dans les sociétés du Proche-Orient.

Pour une partie du courant dit « inclusif » et de gauche, ces craintes sont celles d’un groupe « blanc » privilégié, jusque-là dominant, mais qui est en déclin et qui est traversé par des courants racistes et xénophobes qui ne veulent pas perdre leurs privilèges. Ceci explique la coupure apparente entre une partie du courant dit « inclusif » (qui considère que la Loi 21 est raciste) et une majorité de québécois qui considère que la Loi 21 est légitime et nécessaire. Cette coupure coïncide avec le clivage Montréal/régions qui s’accentue à l’occasion des élections provinciales, mais qui bien sûr pourrait être renversé par les choix stratégiques des divers acteurs.

Pour les musulmans qui ont intériorisé les nouvelles orientations islamistes de leurs sociétés d’origine, l’enjeu est de faire reconnaître et accepter non pas leurs orientations normatives personnelles (cela est garanti par les chartes des droits), mais l’insertion des normes religieuses au cœur des institutions, dans l’espace citoyen partagé. Ceci signifie que les pratiques religieuses ne devraient plus être simplement reconnues comme des droits privés, mais être incluses dans la pratique des institutions. C’est du moins le sens que nous percevons dans les demandes de lieux de prières dans les institutions d’enseignement publiques, entre autres, ou de la diffusion des prières quotidiennes par l’entremise de haut-parleurs placés au haut des minarets des mosquées, et diffusants dans l’espace public comme cela se fait désormais dans plusieurs municipalités ontariennes.

Pour les musulmans d’orientation véritablement laïque, l’enjeu est la résistance contre la vague islamiste qui est dominante dans leurs cultures d’origine, et l’évitement de sa propagation dans leur nouveau pays d’adoption. Ce n’est pas un hasard que l’appui à la loi 21, au sein des communautés musulmanes, vienne surtout de femmes iraniennes et algériennes, qui ont vu l’institutionnalisation de la logique islamiste dans l’État (pour l’Iran) et dans une guerre qui a pris des allures de guerre civile en Algérie.

Un enjeu connexe à ces questions et celui de la définition et de l’usage du terme « islamophobie » et des moyens mis en œuvre pour la combattre. Les confrontations politiques à ce sujet se sont manifestées récemment à l’occasion de la nomination d’une « Représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l'islamophobie ». Nous avons poussé cette réflexion critique de l’islamophobie dans la revue d’études islamiques Inârah, publiée à Trèves en Allemagne (Antonius, 2023).

04. Conclusion : Potentiel et limites des principes l’analyse de la complexité d’Edgar Morin

La complexité d’un phénomène social se manifeste par un critère qui nous semble significatif : des gens qui pourtant partagent des valeurs très semblables prennent des positions diamétralement opposées, irréconciliables en apparence, appuyées de part et d’autre par des arguments qui se tiennent. Et chacun, ne comprenant pas comment on peut prendre une position adverse, accuse l’autre partie d’avoir des postures morales indéfendables. La position adverse, que l’on ne peut expliquer rationnellement à partir de nos propres positions, ne peut alors être expliquée que comme une aberration morale. L’exemple est fourni par la Loi 21. Ceux qui sont pour accusent les autres d’appuyer l’islamisme, ceux qui sont contre accusent les autres de racisme. Les pages précédentes nous permettent de proposer quelques réflexions sur le potentiel des principes avancés par Edgar Morin pour dépasser ces controverses et penser la complexité, ainsi que sur leurs limites.

4.1 Atténuer ou dépasser les clivages politiques en tenant compte de la complexité ?

Une telle approche relève de la complémentarité des rôles qu’une même personne peut incarner. Une attitude engagée nous mène à défendre nos croyances sans nuances, mais une posture de chercheur universitaire nous amène à prendre de la distance de nos propres convictions, de les analyser sans complaisance, de les modifier au besoin, puis de retourner sur le front du combat d’idées avec plus de nuances. Ceci suppose que l’on accorde plus d’importance à la réflexion méthodologique et épistémologique, et que l’on conçoive que celle-ci peut nous amener à remettre en question certaines de nos certitudes. Avec le risque, évidemment, que les positions nuancées qui pourraient en résulter n’apparaissent comme « molles » aux yeux de militants plus préoccupés par la victoire que par la vérité.

Quant à l’ensemble des principes proposés par Edgar Morin pour appréhender la complexité, il nous semble que leur potentiel est de loin supérieur aux limites que nous avons soulignées. Les remarques sur les « logiques différentes, souvent antagonistes » ouvrent la voie à une réflexion sur les logiques ancrées dans des systèmes historiques et normatifs différents, qu’il est difficile d’unir, comme le souhaite Morin dans son sixième principe, le principe dialogique. Nous croyons que certaines logiques antagonistes ne peuvent pas être réconciliées par des astuces épistémologiques ou méthodologiques, et que ces logiques ne peuvent se rencontrer que sur le terrain de la confrontation, pacifique dans la mesure du possible. Quand aucun moyen de résolution pacifique des conflits n’existe, comme c’est le cas dans des sociétés où l’ordre politique n’a pas été consacré par de longues années de maturation, et que les rapports de pouvoir ne permettent pas à une partie en présence d’imposer une résolution aux autres, les conflits violents en résultent. Ce n’est le cas ni au Québec ni au Canada, fort heureusement, où la légitimité des constitutions et des Chartes est solidement établie. Mais bien sûr, la question théorique du dépassement des logiques antagonistes ne cesse pas de se poser pour autant.

4.2 La coexistence de systèmes indépendants au sein d’un système global

Nous croyons que la clé de compréhension de ces difficultés réside dans l’existence de systèmes indépendants au sein d’un système global. Certes, le système-monde économique et géopolitique a un effet structurant sur l’ensemble des sous-systèmes, incluant les sous-systèmes culturels qui président à l’ordre social local des diverses sociétés. Mais ces systèmes de valeur, ces systèmes normatifs, offrent tout de même une résistance à l’hégémonie des systèmes géopolitiques eurocentrés. Les technologies de l’information et les réseaux sociaux qui se sont développés dans leur sillage auront-ils un effet uniformisant sur ces sous-systèmes, et auront-ils la capacité des soumettre ces sous-systèmes et de les incorporer dans un méga système global, permettant « d’unir » des notions et des principes antagonistes, en fonction du principe dialogique proposé par Morin ? Nous n’avons pas de réponse à cette question.

La rencontre de deux processus différents qui produisent un même comportement a de nombreuses conséquences, dont celle de rendre difficile, sinon impossible, des prises de position politiques tout à fait cohérentes, car l’une des logiques entraîne une évaluation positive du phénomène et l’autre une évaluation négative du même phénomène. On peut mettre l’emphase sur l’une ou l’autre de ces deux logiques pour justifier la position que l’on prend, rendant du coup les autres logiques hors de portée dans la représentation des enjeux. Les acteurs politiques, favorisant la cohérence plutôt que l’incohérence, ont alors tendance à adopter une position de déni face aux logiques qui produisent des significations différentes de celles qu’ils adoptent, attitude que l’on observe quand des chercheurs universitaires ne distinguent pas leur rôle de militants de leur rôle de chercheurs. Le dialogue social devient alors impossible. Le principe dialogique proposé par Morin permet de concevoir l’aspect nécessairement paradoxal d’un même phénomène social, et d’ouvrir la porte à une discussion plus nuancée du phénomène. En d’autres termes, la complexité conceptuelle qui découle de sous-systèmes plus ou moins indépendants nous semble plus importante que la complexité méthodologique. L’imprévisibilité associée par Morin aux systèmes complexes semble devoir être remplacée par l’indécidabilité de la signification des comportements. C’est là que résident les enjeux de savoir et les enjeux de pouvoir les plus importants.