À quoi tient la fable ? En quels lieux advient-elle ? Que produit-elle ? Associée à l’ignorance, à l’exagération, à l’absurdité ou à la fausseté, la fable a de toute évidence bien mauvaise presse ! En réalité, la fabulation peut advenir au sein de véritables Fables — avec une majuscule initiale —, aussi bien qu’ailleurs. Bien loin de s’arrêter aux formes concises et ciselées ainsi décrites par La Fontaine : l’acte de fabuler traverse des textes de diverse nature, imprègne autant de discours, déploie des puissances complexes. C’est que la fabulation concerne en droit tous les médiums, jouant de surcroît sur tous les plans : théâtre anthropologique (Zoo ou l’assassin philanthrope de Vercors, 1959), galante philosophie de l’astronomie (Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, 1686), création littéraire en vers (Fables de La Fontaine, 1668–1694) ou en prose (Décaméron de Boccace, 1349–1353), peinture allégorique (Effets du bon et du mauvais gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti, vers 1338), cinéma « direct » ou « vérité » (Le Jaguar de Jean Rouch, 1967; La Bête lumineuse de Pierre Perrault, 1982) — et jusqu’aux fables juridiques dont, d’après Bernard Edelman, « on n’en finirait pas d’énumérer les ‘‘fictions’’ ». Il s’agit sans conteste d’un acte primordial : vital, même. Il ne faudrait pas réduire la fable à l’enseignement qui l’achève, ou plutôt, vers lequel elle tend car sa morale, son ironique leçon ne peut être dissociée des excès et exagérations qui précèdent — une grenouille grosse comme un boeuf ! Toutefois, si fabuler permet à coup sûr d’extravaguer, l’acte de fabulation n’en constitue pas moins, en même temps qu’une forme critique, une puissance de juridiction — on y revient plus loin. Une telle puissance a été parfaitement suggérée par Louis Marin, qui décrit notamment le fabuliste en critique subtil : La fable est cachottière — c’est là son moindre défaut ! —, mais il le faut bien dès lors qu’elle s’adresse au pouvoir. En hissant l’art rhétorique de la fabulation à côté de celui de la diplomatie et en osant les mettre en concurrence, La Fontaine, dans « Le pouvoir des fables » (1678), ferait-il preuve de trop de témérité ? En faisant revêtir à sa fable les habits de conseillère du pouvoir, le fabuliste jouerait-il ici un jeu dangereux ? Dans son texte, « Fabuleux diplomate : “Le pouvoir des fables” de Jean de La Fontaine », Éric Méchoulan met au jour l’habileté et la légèreté du fabuliste dans un exercice de diplomatie au sein duquel la fabulation, séductrice et divertissante comme l’exige son art, n’en recèle pas moins des visées politiques. Si la fable animalière peut se faire diplomate dans le contexte du Grand Siècle, elle pourra aussi, dans celui de la Belle Époque en pleine mutation industrielle et médiatique, servir des intérêts tout autant mercantiles qu’édifiants. Dans « Les déclinaisons des fables animalières de Benjamin Rabier, symbole des prémices d’un nouveau système médiatique », Myriam Bahuaud et Jessica de Bideran font ressortir la souplesse d’adaptation de la fable, toujours dans l’air du temps et, même, opportuniste de bon aloi ! En adoptant différents supports tout en servant plusieurs desseins (dont le marketing publicitaire), la fable de Rabier ne cesse de se redessiner et, par là, se compose autrement, diversifiant ses marchés comme ses publics. La force du « fabuler » découle d’une telle aptitude : toujours, la fable s’adapte, qui peut s’énoncer par la voie de n’importe quel médium, passant par des matérialités et des traditions expressives multiples. Passeuse, « outrepasseuse » (osons ce néologisme), la fable n’a cure des frontières entre les règnes (animal, …
Pourquoi fabuler ?
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Michèle Garneau
Université de MontréalBarbara Le Maître
Université Paris-Nanterre
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