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Cette esquisse scénique est le contrepoint à une étude que j’ai publiée il y a une dizaine d’années sur la conférence dite du « Rituel du serpent » tenue par l’historien de l’art et de la culture Aby Warburg il y a maintenant un siècle, alors qu’il était patient de la clinique du psychiatre Ludwig Binswanger à Kreuzlingen.

Ce n’est qu’après plusieurs visites aux archives du Warburg Institute qu’il m’avait été donné de voir les diapositives effectivement utilisées par Warburg lors de cette conférence-projection sur les territoires Pueblo du Sud-Ouest américain. Les photographies dataient du milieu des années 1890 et, selon les témoignages, le patient en avait largement improvisé le commentaire. En reconstruisant cette conférence comme une performance d’abord visuelle, j’en proposais un mode de lecture inverse à ceux pratiqués jusque-là à partir des éditions apocryphes existantes. Ce renversement de perspective mettait en évidence que la méthode d’exposition visuelle comparée et commentée oralement que développerait Warburg lors de son retour à la Bibliothèque des sciences de la culture portant son nom avait été pratiquée in nuce lors de cette projection. Il permettait aussi de proposer une hypothèse sur la façon dont cette performance avait pu, contre le pronostic de ses médecins, contribuer à son « autoguérison » par le biais d’un travail à même les reproductions photographiques. Mon étude, d’abord publiée en allemand dans la Zeitschrift für Medienwissenschaft (no. 11, 2 / 2014), parut dans une version française sous le titre « Conférence-projection et performance orale : Warburg et le mythe de Kreuzlingen » dans Intermédialités (nos 24–25, 2015)[1]. Je pensais néanmoins que, pour être perçue de manière sensible, la dimension radicalement performative de la conférence de Kreuzlingen appelait non seulement une recherche poussée à partir des diapositives, mais aussi un reenactment de la projection elle-même.

Au moment où je travaillais à mon étude, les débats autour de la reproduction et la circulation des photos rituelles et matériaux autochtones avaient pris une nouvelle ampleur, souvent conflictuelle, et commencé à infléchir — même si de façon très différenciée selon les continents — les pratiques muséales d’exposition. En 2013, le conseil communautaire Hopi protestait par exemple contre une vente aux enchères à la galerie Drouot à Paris de masques rituels appartenant à leur culture. De l’autre côté de l’Atlantique, une exposition des photographies et objets du voyage américain de Warburg devant avoir lieu à Boulder, au University of Colorado Art Museum au printemps 2014, fut annulée suite à la protestation de la communauté Hopi qui n’avait pas été consultée. Une première discussion entre quelques-uns de ses représentants et les chercheurs impliqués put toutefois avoir lieu[2]. Je décidais de mon côté d’inclure, en exergue de ma publication, une oeuvre de l’artiste Hopi Victor Masayesva Jr., travaillant avec les matériaux rituels auxquels Warburg s’était intéressé, mais dont l’exposition hors contexte restait problématique[3]. Toute réflexion sur ces objets sensibles sur le plan culturel ne peut effectivement être envisagée qu’en dialogue avec les communautés et en respect de leurs demandes.

Dans les années suivantes, la discussion s’est essentiellement poursuivie par le biais des pratiques d’expositions elles-mêmes. Celle intitulée « Ninfas, Serpientes, Constelaciones », organisée en hommage à Warburg au musée Bellas Artes de Buenos Aires en 2019, avait une visée transversale inédite et, juxtaposant oeuvres européennes, autochtones et latino-américaines, proposait un pas important vers une approche croisée systématique[4]. Plus récemment, en 2022, l’exposition « Lightning Symbol and Snake Dance. Aby Warburg and Pueblo-Art » au MARKK Museum de Hambourg procédait de manière plus radicale en travaillant pour la première fois en collaboration avec des représentants Hopi, et ne montrait pas tels quels certains des matériaux collectés par l’historien de l’art et de la culture[5] : les fameuses photos, en particulier, de la danse hemis-katcina et du rite tsu’ti’kive avec les serpents, utilisées lors de la projection de Kreuzlingen et que les Hopi ne veulent pas voir circuler, n’y étaient évoquées que sous forme de silhouettes. En même temps, le Warburg Institute adoptait une politique de moratoire sur les photographies de leurs archives dont la diffusion était considérée comme problématique par la communauté Hopi.

Sur cette base, je repris mon étude en intégrant ces nouveaux éléments et proposai une conférence rejouant la véritable projection de Warburg, mais en rendant les photos culturellement sensibles sous forme d’esquisse redessinée (comme dans les procès où photographier est interdit) et en explicitant mon geste. Les discussions qui ont suivi mes interventions — en particulier avec des étudiants autochtones — m’ont conforté dans la nécessité d’aller plus loin. D’où la proposition scénique qui suit, basée non seulement sur une reconstitution contextualisée de la projection de Kreuzlingen, mais intégrant des personnages et éléments fictifs permettant d’en faire ressortir les enjeux conflictuels d’aujourd’hui. Historisation et actualisation se répondent ici : au-delà des pures considérations esthétiques ou académiques, la performance imaginée condense à la fois la singularité d’une conférence-projection tenue dans une clinique psychiatrique, et le fait que Warburg en interdit la publication du texte et que la monstration intégrale de ses images apparaisse désormais problématique[6].

L’année 2023 marque le centenaire de cette conférence de Kreuzlingen : l’esquisse scénique proposée voudrait contribuer à une commémoration non consensuelle de l’événement. Contrepoint à mon étude précédente, elle forme le second volet de ce que je considère maintenant comme un diptyque. Toutes les répliques s’appuient directement sur les documents du dossier psychiatrique, les notes et les correspondances de Warburg[7]. La seule partie fictionnelle de cette esquisse concerne l’intervention de personnages autochtones : je vise par là une mise en perspective de la performance renvoyant au dissensus actuel. Si leurs rôles sont calqués sur des exemples historiques, il ne s’agit là que d’une proposition ouverte à l’élaboration avec d’éventuels acteurs des Premiers Peuples eux-mêmes. Une telle démarche me semble essentielle pour affronter les questions posées par une telle commémoration : quel est le pouvoir performatif des images ? quelle est la légitimité de leur reproduction médiale ? et quels sont les effets de leur circulation à l’infini ? Ces questions ne sont plus aujourd’hui seulement académiques mais soulèvent des enjeux qui appartiennent bien à la scène publique.

Esquisse de mise en scène de la conférence d’Aby Warburg dite du « rituel du serpent » à l’occasion du centenaire de sa tenue dans la clinique du Dr Binswanger en 1923.

Lieu : Clinique Bellevue du Dr Binswanger à Kreuzlingen en Suisse entre 1921 et 1924.

Personnes :

Aby Warburg, savant hambourgeois, historien de l’art et de la culture, fondateur de la bibliothèque éponyme.

Mary Warburg, sa femme artiste (au téléphone).

Max-Adolph Warburg, son fils.

Fritz Saxl, son assistant.

Ernst Cassirer, son collègue philosophe à l’Université de Hambourg.

Ludwig Binswanger, directeur de la clinique Bellevue, psychiatre et psychanalyste en rapports avec Sigmund Freud.

Emil Kraepelin, grande autorité de l’époque en psychiatrie.

Emily, aide-soignante, ancienne infirmière mohawk des forces américaines pendant la Première Guerre mondiale; elle parle avec un accent anglophone.

Lauriano, jardinier du parc de la clinique, ancien soldat Hopi des forces américaines pendant la Première Guerre; il s’exprime en anglais[8].

Infirmier·ère·s et patient·e·s de la clinique Bellevue.

Narratrice

* Prologue *

[Novembre 1918[9]]

Prologue de la narratrice (accompagné de projection de photographies d’époque) : capitulation de l’Allemagne; révolution à Hambourg et autres villes; effondrement psychique de l’historien de l’art et de la culture Aby Warburg, fondateur de la bibliothèque portant son nom; après une tentative pour liquider sa famille, celui-ci est d’abord interné à Hambourg, puis à Jena, enfin à Kreuzlingen en Suisse, dans la clinique Bellevue du Dr Ludwig Binswanger.

* Ire partie *

[Novembre 1921]

Clinique Bellevue : d’un côté de la scène, le bureau de Binswanger, de l’autre, la chambre de Warburg; entre les deux, un large vestibule avec des portes, des chariots, des fauteuils et un téléphone mural.

Scène 1 : Binswanger est assis à son bureau et téléphone à Freud à Vienne. Bruits d‘établissement de la communication.

Voix de FREUD au téléphone (légèrement audible) : Allô, docteur Binswanger ?

BINSWANGER : Cher professeur Freud, j’ai eu, comme toujours, grand plaisir à recevoir votre dernière lettre. Je me suis permis de prendre le téléphone pour vous dire mon avis sur le nouveau patient arrivé ici, puisque vous vous enquérez de son état.

Voix de FREUD : Je suis bien heureux d’avoir de vos nouvelles, merci à vous...

BINSWANGER : Le professeur Warburg présentait déjà dans son enfance des signes d’angoisse et d’obsession; étudiant, il avait des idées délirantes prononcées et ne s’est jamais libéré de craintes et rituels obsessionnels — ce qui entravait beaucoup ses travaux. Sur ces bases, l’âge avançant, une grave psychose s’est déclarée en 1918, et le matériau jusqu’alors élaboré de façon névrotique s’est exprimé sous forme psychotique. Cet état était accompagné d’une excitation psychomotrice intense qui persiste encore, quoique avec de fortes variations. Il est ici en service fermé, mais durant l’après-midi, souvent assez calme pour recevoir des visites. Il est encore si accaparé par ses craintes et des défenses à la limite du délire, qu’en dépit d’un fonctionnement intact de la logique formelle, il ne reste chez lui aucune place pour une activité scientifique. Il s’intéresse à tout, juge avec une grande pertinence des choses et des gens, sa mémoire est remarquable, mais on n’arrive à le fixer sur des sujets scientifiques que pour un temps très limité. Je pense que son excitation psychomotrice va décroître peu à peu, mais je ne crois pas qu’un retour au statu quo d’avant la psychose aiguë soit possible, ni une reprise de son activité académique. Je crains que le diagnostic ne soit en effet dementia praecox — sans rémission ! Mais je vous prie de faire usage de ces informations en me gardant couvert.

FREUD : Cela va de soi, mon cher docteur, n’ayez aucun souci. Je vous suis très obligé !

BINSWANGER : Avez-vu lu son étude sur la divination à l’époque de Luther ? C’est vraiment une pitié de voir qu’il ne pourra sans doute plus rien puiser ni dans le trésor de son savoir ni dans son immense bibliothèque.

FREUD : Merci encore à vous... (Bruit de la coupure de communication.)

La scène s’assombrit légèrement.

Scène 2 : On entend des bruits de pas et de lutte. La chambre de Warburg s’éclaire. Des infirmiers s’y affairent avec force mouvement; murmures, puis hurlements incompréhensibles, Warburg est attaché sur son lit à la suite d’une crise et ne se calme, dans un long râle, qu’après avoir reçu une injection.

La scène s’assombrit. Intermède — court extrait[10] de Wozzeck d’Alban Berg.

[Un an plus tard : octobre 1922]

Scène 3 : Chambre de Warburg. Binswanger entre pour faire sa visite au patient. À sa table, Warburg griffonne quelque chose.

BINSWANGER : Professeur Warburg, comment vous sentez-vous aujourd’hui ? Avez-vous apprécié la visite de votre assistant, le Dr Saxl ? D’après ce qu’il m’a dit avant son départ, je crois que vous avez été heureux de le voir. Il m’a un peu exposé les travaux menés dans votre bibliothèque qu’il administre visiblement avec passion. Et il semble que vous ayez pu parler avec lui non seulement des activités en cours à Hambourg, mais même aussi de vos recherches.

WARBURG (étonné) : Euh... oui, mon grand adlatus Saxl est très dévoué, toujours un peu trop pressé, mais il possède une grande énergie qu’il sait mettre au profil du développement de ma bibliothèque. Il est aussi patient avec moi et j’aimerais qu’il puisse venir plus souvent ici pour m’aider à reprendre mon travail sur le plan scientifique...

BINSWANGER : Professeur, nous n’en sommes pas là, mais j’ai en effet constaté l’amélioration de votre état et voudrais vous suggérer de mettre tout d’abord par écrit vos souvenirs marquants. Tout ce qui peut vous sembler relié à votre maladie...

WARBURG : Docteur Binswanger... (Courte hésitation :) je le ferais certainement si l’on m’en donnait les moyens. En premier lieu, je voudrais avoir d’autres infirmiers pour s’occuper de moi. Votre Wieland en particulier est un monstre que je ne supporte pas, vous le savez ! (Courte pause.) Et pourriez-vous alors me permettre d’avoir pour quelques heures les services d’une dactylo ? Je crois que cela m’aiderait grandement de pouvoir dicter pour ne pas m’égarer en écrivant. Je pense ainsi peut-être arriver à coucher mon histoire sur le papier, mais il est probable que je ne pourrai le faire sans évoquer aussi mes travaux de recherche...

BINSWANGER (s’apprêtant à sortir de la chambre) : Je vais voir ce que je peux faire dans ce sens.

WARBURG : Veuillez bien saluer votre femme de ma part. J’ai été heureux de voir qu’elle se portait bien et que votre nouveau-né est si alerte. Dites-lui s’il vous plaît de me rendre visite de temps en temps... mais qu’elle ne m’apporte pas de chocolats — (Avec une voix étrange :) vous savez que c’est un poison pour moi, pire que de la chair humaine...

Assombrissement de la scène.

[Novembre 1922]

Scène 4 : Sur un fauteuil dans le vestibule, Warburg téléphone à sa femme Mary. Sa chambre est restée grande ouverte. Bruit d’établissement de la communication.

WARBURG : Ma petite Mary, merci, merci pour ta lettre. Quel plaisir que tu m’as fait en venant me rendre visite avec les enfants pour nos noces d’argent ! Tu sais combien c’est difficile pour moi ici, je suis entouré d’escrocs, depuis l’infirmier Wieland qui est une brute, jusqu’aux médecins qui veulent me persuader que je suis atteint de schizophrénie incurable. Hier, on m’a refusé une serviette pour me sécher les mains, alors je les ai essuyées sur la barbe de Wieland; et ce dernier m’a jeté sur le lit, m’ordonnant d’y rester. Et l’on m’a à nouveau donné du Véronal... (Courte pause.) Mary, te souviens-tu de nos années à Florence ? Te rappelles-tu cette absurde comédie des brosses à dents ?

Voix de MARY (au téléphone) : Absolument, je me souviens très bien de la tragi-comédie des brosses à dents à Florence. J’avais même l’intention d’y faire allusion dans la petite représentation que les enfants ont préparée pour notre visite à Keuzlingen. T’a-t-elle plu d’ailleurs ? Quel titre voudrais-tu lui donner ? (Courte pause.) Oui, je me rappelle aussi avoir pleuré toutes mes larmes de rire en sortant du théâtre pour aller souper. Et que tu m’as alors recommandé de bien faire attention à ne pas boire n’importe quelle eau...

WARBURG : Marieken, je... j’aimerais que tu puisses me donner ton pardon. Tout ce que je voudrais de Kreuzlingen, c’est une absolution !

MARY : Aby, il n’y a rien que j’aie à te pardonner, je t’assure, bien au contraire...

WARBURG : (Courte pause.) J’ai une demande à te faire. Je voudrais que tu cherches les dossiers de mon périple chez les Pueblo en 1896 — deux boîtes noires, je crois — et me les fasses parvenir. Je pense essayer de recommencer à travailler sur le plan scientifique. Même si je sais que Saxl est indispensable à la direction de la bibliothèque en mon absence, il pourrait venir m’aider. Mon idée est de retravailler la projection commentée de mon voyage dans le Sud-Ouest américain, celle que j’avais présentée à la Société des amateurs de photographie à mon retour. Je suis désolé de t’ennuyer avec toutes ces demandes, mais je voudrais vraiment avoir un contre-pôle studieux à l’existence de misérable que je mène sinon ici...

MARY : Je chercherai les boîtes et te dirai...

WARBURG : J’ai vu le nouveau prix d’affranchissement de ta lettre, 3000 Mark pour un seul timbre, le même prix qu’un pain ! Cette hyperinflation est absolument inimaginable ! Où va-t-on ? Pourrais-tu s’il te plaît me faire parvenir le cours du dollar américain ?

Assombrissement de la scène.

[Décembre 1922]

Scène 5 : Chambre de Warburg. Celui-ci dessine et prend des notes, des livres sont ouverts sur la table; Emily, laide-soignante, entre avec un petit chariot de médicaments et sarrête, étonnée. (Elle parle avec un léger accent anglophone.)

EMILY : Professeur Warburg, vous travaillez ? C‘est la première fois que je vous vois rayonner ainsi...

WARBURG : Oui, j’essaye de mettre de l’ordre dans mes souvenirs et dans les notes que j’ai prises il y a plus d’un quart de siècle, lors de mon périple dans les territoires Pueblo dans le sud-ouest des États-Unis...

Changement d’éclairage marquant le caractère anachronique de la scène.

EMILY : Vous avez visité les Premiers Peuples du Sud-Ouest ? Je n’aurais jamais pensé... (Courte pause — elle hésite puis reprend.) Savez-vous d’où je viens ? Je suis une Mohawk des Six nations de la rivière Grand au Canada — nous disons dans notre langue Kanyen’kehà:ka. Comme il ne m’était pas permis de poursuivre des études médicales dans mon pays, j’ai tenté ma chance aux États-Unis. Puis, voyant tant de frères de nos nations mobilisés à la déclaration de guerre américaine en 1917, je me suis engagée comme infirmière. J’ai été envoyée à l’hôpital militaire de Vittel, base 23 en France, et ai vécu les horreurs du front de la Meuse, les mutilés, les gazés, ceux qui mouraient de blessures jamais vues...

WARBURG (éberlué) : Vous étiez soignante dans l’armée américaine ? Derrière le front, face aux tranchées allemandes ?

EMILY : Nous étions de nombreux frères et soeurs autochtones engagés sur le front alors même que la citoyenneté américaine et les droits les plus élémentaires étaient refusés à la plupart d’entre nous. Après l’armistice, quelques-uns des nôtres ont voulu tenter leur chance en France ou ailleurs en Europe. Je suis passée en Suisse, beaucoup de traumatisés de la guerre venaient s’y faire soigner. J’ai appris la langue et eu la chance de rentrer dans cette clinique. Mais je ne suis ici qu’aide-soignante, on ne m’a pas reconnue comme l’infirmière que j’étais dans les forces américaines. Avec Lauriano, qui s’occupe du parc de la clinique, que vous avez sans doute aperçu, un ancien soldat aussi et d’ailleurs Pueblo originaire d’Albuquerque, nous pensons à rentrer... Mais, professeur, je laisse là votre médication, n’oubliez pas de la prendre !

Assombrissement de la scène.

[Février 1923]

Scène 6 : Le psychiatre Kraepelin sort d’un pas allègre de la chambre de Warburg, que l’on aperçoit l’air hébété sur le seuil, et va frapper à la porte de Binswanger.

BINSWANGER : Geheimrat Kraepelin, entrez donc, je vous prie de vous asseoir...

KRAEPELIN : Cher docteur Binswanger, je suis resté un moment avec votre patient et l’ai examiné. Vous savez que c’est sur demande expresse de la famille, et de son frère Max en particulier qui dirige la Banque Warburg. Je crois pouvoir d’emblée réviser le diagnostic : je suis plus optimiste que vous ! Malgré son état instable, le fait que le professeur Warburg veuille recommencer à travailler sur le plan scientifique est un signe qui ne trompe pas et je qualifierais son trouble maladif non de schizophrénie, mais d’état mixte maniaco-dépressif. Une bipolarité, cher collègue, qui laisse indubitablement ouvert l’espoir d’une amélioration. Évidemment, ce sera encore long et pour l’instant, vu son excitation journalière, j’ordonnerais une cure d’opium, pendant un mois au moins, en augmentant la dose jusqu’à 50 gouttes...

BINSWANGER : Honoré collègue, je vous suis très redevable. J’ai appris que vous aviez soigné avec succès James Loeb, grand savant aussi, lié par alliance avec la famille Warburg, et dont l’affection présentait des similitudes avec celle de notre patient. Je ne puis pas ne pas me laisser influencer par votre expérience et la clairvoyance clinique de votre pronostic. Je pense aussi qu’une nouvelle amélioration est très probable, mais je ne saurais dire si le professeur pourra jamais connaître une guérison complète... (Courte pause.) Je suppose que vous parlerez également avec la famille. Je vais quant à moi prendre les mesures pour que l’on procède à une cure d’opium...

KRAEPELIN : Cher docteur, permettez que je vous quitte déjà, j’ai un train à prendre !

Kraepelin sort du bureau de Binswanger et se prépare à partir.

BINSWANGER (resté seul, l’air accablé, frappe son poing sur la table) : Ahhh ! Si j’avais pu faire appel au professeur Freud pour cette contre-expertise !

Court assombrissement de la scène.

Scène 7 : Brouhaha dans la chambre de Warburg qui refuse de prendre l’opium que veut lui donner un infirmier; violences, plaintes et cris du patient. Il sort en hâte dans le vestibule pour téléphoner à sa femme Mary.

WARBURG (faisant le numéro et criant presque dans le téléphone) : Marieken ! Je n’en peux plus. Je ne pourrai supporter l’attente qu’implique le nouveau diagnostic donné par Kraepelin. Il m’autorise, oui, pour la première fois à espérer, mais il est aussi certain que je ne pourrai aller mieux avant de revenir vivre avec vous à Hambourg et de me remettre à mes recherches. Marieken, c’est illégal que l’on veuille maintenant m’administrer de l’opium, c’est un empoisonnement déguisé en sanction contre l’homo kreuzlingenius que je suis devenu. Comment veux-tu que je me concentre sur la conférence que je prépare ? Bourré d’opium ! Je veux simplement repartir de la projection que j’avais faite aux enfants à la Heilwigstrasse, pendant qu’ils s’empiffraient de chocolats, t’en souviens-tu ?

(Sans attendre de réponse :) Te l’ai-je écrit ? J’ai en déjà le fil conducteur et ai même rêvé — rêvé, Mary ! — tenir la conférence dans ma bibliothèque à Hambourg. Je sais parfaitement que l’atmosphère politique est menaçante et que les antisémites préparent de nouveaux pogroms. Mais il faut absolument que je me libère de cet humiliant esclavage et puisse enfin revenir. Appelle, je t’en prie, mon frère Max et notre médecin de famille, qu’ils fassent quelque chose...

L’infirmier tente plusieurs fois en vain d’interrompre la conversation téléphonique pour ramener Warburg dans sa chambre. Il va chercher de l’aide.

WARBURG : Une chose encore..., on va nous couper. Pourrais-tu s’il te plaît m’envoyer par Saxl la diapositive du groupe du Laocoon ainsi que celle de mon Esculape ?

La voix de Mary reste inaudible. Warburg est ramené de force dans sa chambre par deux infirmiers.

Assombrissement de la scène.

[Mars 1923]

Scène 8 : Arrivée de Fritz Saxl dans le vestibule avec une valise et des dossiers. Il va saluer Binswanger dans son bureau.

BINSWANGER : Cher docteur Saxl, je suis heureux de vous voir. Votre présence est toujours bénéfique à notre patient le professeur.

SAXL : Je viens, comme vous le savez, aider le professeur Warburg à travailler à sa conférence américaine et je le ferai autant que cela me sera permis par la clinique. Vous en connaissez le grave enjeu pour le professeur puisque vous lui avez fait entrevoir sa libération s’il réussit à la présenter ici. J’ai vu les matériaux à partir desquels il veut travailler, et suis très impressionné par tout ce que je peux apprendre de lui concernant l’importance des cultures archaïques... (Courte pause.) Je voulais aussi vous informer que le professeur Warburg a commencé à échanger sur le plan scientifique avec le philosophe Cassirer — qui est un assidu de notre bibliothèque et sera son nouveau collègue lorsqu’il pourra revenir à Hambourg. J’ai d’ailleurs avec moi la lettre que Cassirer m’a fait parvenir à ce sujet, puisque j’ai servi d’intermédiaire entre eux. Je me permets de vous lire ce que ce grand esprit écrit à son propos : « Il ne fait aucun doute pour moi que, de tous ceux qui travaillent sur le plan historique, Warburg est celui qui a vu de la manière la plus nette le problème auquel j’ai été, de mon côté, conduit par un chemin purement systématique et que j’essaye d’expliciter maintenant — grâce à sa bibliothèque en particulier — dans ma philosophie des formes symboliques... »

BINSWANGER : Voilà une appréciation dont bien des collègues pourraient rêver ! Mais s’il est de votre fonction d’être optimiste, la mienne est celle de veiller à la santé de mon patient et de devoir vous mettre quelque peu en garde. Le plus souvent, le professeur est encore très agité le matin où il ne peut s’empêcher de hurler, parfois pendant des heures. Il faudra donc voir au jour le jour son état avant que je puisse vous autoriser à travailler ensemble. Mais croyez bien que je ferai tout pour vous aider pendant votre séjour. (Regardant sa montre.) Cher docteur Saxl, je dois vous laisser car c’est l’heure de la visite aux malades...

Saxl rejoint la chambre de Warburg qui est à sa table en train de prendre des notes.

WARBURG (se levant) : Mon cher Saxl à vapeur, je suis heureux que vous soyez enfin arrivé ! (Voyant les dossiers que porte Saxl :) Ah, mes documents, les avez-vous tous ? J’étais en train de chercher un ordre pour les diapositives de ma conférence. Avez-vous d’ailleurs apporté celles du Laocoon ainsi que mon Esculape romain, j’avais demandé à Mary de les retrouver ? (Saxl fait un signe de tête incompréhensible.) Si l’on m’autorise de nouveau une sortie de quelques heures, je veux un de ces prochains jours vous emmener à l’église Saint-Ulrich toute proche d’ici et vous montrer une fresque étonnante dans la chapelle — un Moïse au serpent d’airain dans le désert tenant les Tables de la Loi ! Je voudrais que vous la fassiez photographier. C’est peut-être avec ce Moïse de Kreuzlingen maîtrisant les serpents que je terminerai ma projection. Voici ma nouvelle disposition pour les diapositives...

Saxl s’installe et ils se mettent au travail. Photos en main, Warburg commence à dicter sa conférence à Saxl qui tape sur une machine mécanique.

WARBURG (dictant) : En vous montrant ce soir, accompagnées de mots, des photographies que j’ai prises lors d’un voyage qui remonte à déjà 27 ans...

Le bruit de la machine à écrire mécanique couvre peu à peu la voix. Court assombrissement de la scène. Quand le bruit de la machine stoppe, Saxl sort dans le vestibule pour téléphoner à Mary.

SAXL : Madame la professeure. Je voulais vous informer que j’étais bien arrivé à Kreuzlingen et que j’ai immédiatement commencé à travailler avec votre mari.

Voix de MARY : Mon cher Saxl, comment va-t-il ?

SAXL : Plutôt bien je crois, en dépit de l’opium dont on l’accable toujours. Je suis très impressionné, c’est la première fois que les documents de son voyage américain faisaient à nouveau impression sur lui. J’ai senti un véritable choc, une impulsion de sa part à retourner à la recherche, à revenir à la réalité. En même temps, j’ai un peu l’impression d’être assis sur un volcan, et redoute à chaque minute une éruption. Mais le choix de repartir de son expérience chez les Pueblo, et de réfléchir sur la logique propre à la magie archaïque est sans aucun doute une façon pour le professeur Warburg de se sauver lui-même de la magie démonique qui le menace dans sa maladie. Sa passion de la recherche pourra-t-elle se réveiller complètement ? Il serait alors sans doute sauvé... À ce propos, il veut montrer la diapositive de son Esculape, celui qu’il a découvert à la Bibliothèque vaticane à Rome, pourriez-vous s’il vous plaît la chercher à nouveau ? Nous l’avions utilisée pour son étude sur l’époque de Luther. Elle n’était pas dans les documents que vous aviez préparés. Il y tient absolument...

Assombrissement complet de la scène.

Pause — changement de décor.

* IIe partie *

[21 avril 1923]

Grand foyer de la clinique dans lequel on a installé un écran de projection et des chaises. (Des personnes du public sont ici conviées à prendre place sur scène et à se mêler aux invités pour la conférence.) Le « public » se rassemble : infirmier·ère·s, personnel et patient·e·s. Binswanger et ses invités, dont Max-Adolph Warburg, s’assoient.

Scène 9 : Saxl est au projecteur, Warburg, visiblement très nerveux, commence à parler avant de demander que l’on éteigne la lumière.

Une diapositive est visible, portant le titre de sa conférence :

Images des territoires Pueblo en Amérique du Nord

WARBURG : En vous montrant ce soir, accompagnées de mots, des photographies que j’ai — pour l’essentiel moi-même — prises lors d’un voyage qui remonte à déjà 27 ans, je reste bien conscient que ma tentative appelle une explication[11]. Car pendant les quelques semaines dont j’ai pu disposer ici, je n’ai pas été à même de rafraîchir ces vieux souvenirs et de les retravailler de manière à vous offrir une introduction vraiment convenable à la vie psychique des peuples indigènes. Je dois ajouter qu’à l’époque déjà, ne maîtrisant pas la langue des autochtones, je n’ai pas été en mesure d’approfondir mes impressions. C’est une des raisons qui rendent d’ailleurs les travaux sur les Pueblo si difficiles : bien que résidant très près les uns des autres, ceux-ci parlent des langues si nombreuses et si diverses que même les savants américains ont la plus grande difficulté à en apprendre ne serait-ce qu’une. Et comme mes impressions d’alors sont quelque peu estompées, je ne peux guère vous promettre plus que de présenter mes réflexions sur ces souvenirs lointains avec l’espoir, qu’au-delà de mes mots, le caractère immédiat des photographies vous transmettra une impression de leur culture en déclin. Mais également du problème si décisif pour toute historiographie culturelle : dans quelle mesure peut-on là apercevoir des traits essentiels d’une humanité païenne archaïque ? Les arts visuels des Pueblo avec leur ornementation symbolique et leurs danses à masques nous donneront quelques appuis provisoires pour répondre à cette question. (Courte pause.) Je vous prierais d’éteindre la lumière.

Warburg est éclairé par la lumière de son lutrin; il ne regarde plus guère son manuscrit mais improvise le commentaire des diapositives que Saxl projette sur un signe de sa part[12].

Paysage Zuni (diapositive 1).

(K1) Paysage Zuni

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WARBURG : C’est dans l’ensemble un territoire maigrement doté par la nature…

Carte géographique des plateaux du Colorado (2); panorama de la plaine de Santa Fe, capitale du Nouveau-Mexique (3); vue du village de Laguna, près d’Albuquerque (4), puis d’une maison typique de ce même village (5).

(K5) Laguna II

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... Vous apercevez ici une maison à deux étages de Laguna…

Passage à l’intérieur d’une maison Pueblo d'Oraibi : au mur, des poupées katcina et un balai (6).

Billings, femme Pueblo de Laguna (7).

(K7) Billings

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... C’est une porteuse d’eau que vous voyez ici. Elle se nomme Louise Billings et vient du village de Laguna. La cruche qu’elle porte présente comme ornement un oiseau curieusement décomposé de manière linéaire...

Aperçu sur un ensemble de poteries traditionnelles (8) et motif du serpent sur le fond d’un récipient local contemporain (9).

... On a établi sans conteste qu’il existait une technique de poterie plus ancienne, indépendante des colonisateurs espagnols, présentant ces mêmes motifs héraldiques d’oiseaux à côté de celui du serpent — lequel est le symbole le plus vivant des pratiques de vénération cultuelles des Hopi. Ce serpent, vous le retrouvez encore sur le fond de ce vase moderne...

Portrait de Cleo Jurino (10), puis dessin cosmologique de sa main (11)[13].

(K10) Cleo Jurino

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... J’ai reçu d’un indigène, nommé Cleo Jurino, des dessins originaux. Ils montrent, comme vous le voyez, le serpent comme divinité du temps…

Rumeur dans le public lorsque Warburg a enclenché le dessin avec le serpent. Murmures en anglais de Lauriano, le jardinier, et d’Emily; l’une des patientes dans le public se met à crier; Warburg passe immédiatement à la diapositive suivante d’une kiva souterraine de Zia avec un autel portant des symboles du serpent-éclair en bois (12).

Traversée du désert vers le village d’Acoma sur les falaises (13), vue extérieure de l’église (14), puis intérieure du petit autel baroque (15), et des peintures graffitis en forme d’escalier-serpent sur les murs (16).

(K16) Acoma IV (église, ornement)

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... Pendant l’office à Acoma, je remarquai que les murs de l’église étaient couverts de symboles cosmologiques païens tout à fait dans le style de ceux que Cleo Jurino avait dessinés pour moi...

Vue d’un escalier de même forme archaïque appuyé à un petit grenier extérieur (17).

Danse Zuni de l’antilope à San Ildefonso : vue des musiciens avec leur grand tambour (18); puis des danseurs masqués (19), de leurs différentes figures (20) et de personnages spécifiques (21).

(K20) Danse de l’antilope II

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... J’eus l’occasion d’assister à un ancien rituel de chasse dans ce village Zuni. Les danseurs masqués prirent position et se mirent en mouvement sur deux files. Soit, ils imitaient la démarche de l’antilope, soit, ils s’appuyaient sur des bâtons entourés de plumes. À la tête de chaque file, il y avait une figure féminine, nommée la mère des animaux, et un chasseur...

Gare de Holbrook (22), puis calèche devant l’hôtel (23).

(K23) Hôtel (calèche)

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... Je vous montre la gare de Holbrook d’où je partis pour arriver à Oraibi dans un buggy à quatre roues légères qui permettent de bien avancer dans le désert…

L’appareil de projection se coince sur cette diapositive; Saxl s’occupe à remettre l’appareil en marche. Warburg, l’air épuisé, voix éraillée, fait une pause et boit un verre d’eau, hésitant à continuer. Saxl finit par enclencher la diapositive suivante.

Fileuse Navajo dans le désert (24), Keams Canyon (25), vue du village de Walpi (26), puis d’une rue sur falaise (27).

(K26) Walpi, vue du village

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... Nous essuyâmes une forte tempête de sable et nous eûmes encore de la chance d’arriver à Keams Canyon après deux jours de voyage. De là, je vis en premier lieu l’étrange village de Walpi, telle une masse de pierres empilée sur des rochers...

Place d’Oraibi avec un vieil homme (28), puis spectateurs attendant la danse hemis-katicna (29), dont des groupes d’enfants (30).

(K30) [Hemis-katcina] II. Spectateurs

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... La danse hemis-katicna à laquelle j’ai ensuite assisté au village Hopi d’Oraibi est un rituel lié à la croissance du maïs. Dès le matin, tout le public était assis sur le mur de la place du marché et vous voyez là un groupe d’enfants. Ces enfants étaient rassemblés sur la place, graves et avec toute leur attention. Car avec leurs têtes factices, les danseurs leur inspirent d’autant plus de terreur qu’ils connaissent déjà leurs masques sous forme de poupées katcina, immobiles et effrayantes. Et qui sait si, à l’origine, nos propres poupées n’étaient pas aussi des démons de ce genre ?

Cinq danseurs Hopi masqués debout (31)[14]. Dès que cette diapositive est enclenchée, Lauriano, le jardinier qui est assis à côté d’Emily, se lève brusquement, interrompt le conférencier et proteste avec vigueur en anglais.

(K31) Danse Hemis-katcina I

(5 hommes debout).

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... La danse fut exécutée par environ...

Éclairage de couleur sur Lauriano marquant le caractère anachronique de la scène.

LAURIANO (violemment) : We do not allow you to show this dance, it belongs to us, Hopi people...

Brouhaha et bruits de chaises dans la salle; le projecteur s’éteint; noir presque complet pendant une minute. Conciliabule entre Saxl et Warburg; ce dernier s’approche de Lauriano et d’Emily et leur adresse des mots inaudibles.

Saxl rallume le projecteur. Warburg saute tout le passage de la danse Hopi, dite des serpents comme déités médiatrices de la pluie. Reprise à la diapositive de la sculpture de groupe du Laocoon romain. Warburg, très enroué, semble fébrile mais poursuit son exposé.

WARBURG : La dernière diapositive de la série dudit « rituel du serpent » que je voulais vous présenter montre trois danseurs Hopi dont l’un serre un serpent entre ses mâchoires. C’est en quelque sorte un drame dirigé par le prêtre des serpents : la performance se termine toutefois non par un sacrifice, mais avec la libération non violente du reptile, qui est comme un acte de fertilisation; le serpent est tiré des profondeurs jusqu’à la surface du sol et devient un émissaire des puissances de la foudre — elle-même annonciatrice de la pluie...

Groupe du Laocoon (44). Pendant son explication, la physionomie de Warburg ressemble étonnamment à celle du Laocoon souffrant, écrasé par une force extérieure.

(K44) Laocoon

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... alors que dans l’Antiquité gréco-romaine, la mort donnée par un serpent — comme celle de Laocoon et de ses enfants que vous voyez ici —, cette mort par le serpent est ressentie comme pathos d’un tragique fatidique. L’impossibilité de rédimer celui qui doit endurer la fureur des dieux est une idée que les Pueblo encore païens ne mettent aucunement en valeur, si on la place en regard de sa représentation par la sculpture romaine (pause dans l’attitude du Laocoon paralysé)...

Asclépios (45). Fondu-enchaîné sur l'enluminure rappelant ce dieu médecin grec devenu Esculape à Rome. Warburg se détend et, peu à peu, en parlant, imite la pose sereine du prêtre de l’image tenant à bout de bras le serpent sans lui faire violence.

(K45) Asclépios

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... Mais ici, sur ce manuscrit astrologique enluminé de la fin du Moyen-Âge, nous voyons, symbolisées sous forme cryptique, des actions cultuelles similaires aux tentatives magiques radicales d’approche Hopi du serpent...

Kreuzlingen (46). Fondu-enchaîné sur la fresque de l’église Saint-Ulrich, proche de la clinique, représentant Moïse et le serpent d’airain; Warburg pointe l’image de son bras tendu, et en explique la signification en prenant la même position que Moïse enjoignant les Hébreux de fixer le serpent d’airain pour être guéris de ses morsures.

(K46) Kreuzlingen

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... Au plafond de l’église voisine, dans la chapelle du Mont des Oliviers, l’adoration de cette idole païenne qu’est le serpent est représentée avec un pathos qui ne le cède en rien au groupe du Laocoon. Mais ici, le Moïse de la Bible sert de porte-étendard au serpent d’airain, alors qu’il montre ces mêmes Tables de la Loi interdisant pourtant le culte des idoles !...

Courte pause. Warburg boit un verre d’eau. Il semble libéré d’un poids immense et reprend.

... Mesdames et messieurs, je m’estimerais heureux si ces quelques images des pratiques cérémoniales des Pueblo vous avaient montré que leurs danses ne sont pas un jeu, mais une réponse, sous une forme païenne première, à la grande et douloureuse question du pourquoi des choses. (Courte pause.) Leur rituel des masques est une causalité mythologique dansée — car toute religion est connexion...

Enfants indigènes devant une caverne (47). Warburg commente cette dernière diapositive d’une voix beaucoup plus claire.

(K47) Enfants indi[gènes] devant une grotte

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... Tous les efforts entrepris par le gouvernement américain ont fait en sorte que les enfants Pueblo aillent à l’école avec des tabliers décents et n’aient plus à croire aux démons du paganisme. Mais je ne suis pas sûr que leur esprit, qui pense en images ayant des racines poétiques et mythologiques, y trouve son compte... Ces enfants sont ici debout devant une caverne. Faire accéder à la lumière, tel est le devoir non seulement de l’école américaine mais celui de l’humanité tout entière.

La lumière est rallumée dans la salle. Quelques applaudissements, d’abord timides, puis enthousiastes. Plusieurs personnes, dont son fils Max-Adolph, viennent le féliciter. Seuls Emily et Lauriano quittent la salle.

Sur le devant de la scène, Warburg prend Saxl à part.

WARBURG : Mon cher Saxl, je vous dois tous mes remerciements pour votre entier soutien, mais vous demande impérativement de ne montrer à personne le manuscrit de cette conférence sans mon autorisation expresse. Cette atroce convulsion d’une grenouille décapitée ne vaut rien et devrait être retravaillée de fond en comble. Ces images et ces mots ne sont qu’une aide dans mon retour sur moi-même pour me défendre du caractère tragique de la scission entre magie et logique. C’est la confession d’un incurable schizoïde donnée aux archives des médecins de l’âme...

Saxl acquiesce d’un signe de tête.

Assombrissement. Intermède — Extrait de la Sérénade[15] d’Arnold Schönberg.

* IIIe partie *

[Un an plus tard : avril 1924]

Même disposition de la scène (bureau, vestibule et chambre) que dans la 1re partie.

Scène 10 : Chambre de Warburg. Discussion animée de ce dernier avec le philosophe Ernst Cassirer venu de Hambourg. Des schémas sphériques du cosmos et le modèle de la trajectoire elliptique des planètes sont visibles au mur. Cassirer s’apprête à partir.

WARBURG : ... la démonstration de la trajectoire elliptique des planètes par Kepler donne en effet à la révolution héliocentrique toute sa portée symbolique. Nous sommes entièrement d’accord, mon cher Cassirer, que l’ellipse, redécouverte à partir de ce que les Arabes nous ont transmis de la géométrie grecque, représente le seuil d’une nouvelle époque, celle qui mène à notre physique moderne. Je veux en faire le symbole de cette science de la culture de l’homme en mouvement à laquelle nous collaborerons à mon retour à Hambourg. Et la nouvelle bâtisse que je prévois de construire pour ma bibliothèque sera de forme elliptique...

Sur le pas de la porte, Warburg salue Cassirer qui se dirige dans le vestibule vers la sortie de la clinique.

Scène 11 : Peu après le départ de Cassirer, Warburg sort de sa chambre et va, d’un pas très décidé, voir Binswanger dans son bureau. Il entre en ayant à peine frappé à la porte.

WARBURG : Docteur Binswanger, j’ai à exprimer une demande sérieuse. Cela fera bientôt trois ans que je suis dans votre clinique. Je reconnais avec gratitude être en mesure de recommencer à penser de manière scientifique et n’hésite pas à attribuer ce succès en grande partie au traitement reçu ici. Alors qu’il y a trois ans, j’étais maintenu sous somnifères toxiques, je puis depuis trois mois assumer autant que possible une existence sans narcotiques... (Courte pause.) Et sur un seul point sans doute, je suis vraiment allé à la rencontre de la clinique : en répondant au souhait formulé, par vos collègues et vous-même, que je reprenne un travail scientifique.

Grâce à l’aide de mon dévoué Saxl, j’ai réussi l’an dernier à tenir la conférence-projection sur mon voyage chez les Pueblo, et à partir de là, j’ai revu la terre ferme, j’ai entraperçu le retour chez moi, auprès de ma famille et de ma bibliothèque. J’ai alors parlé librement pendant une heure et demie, et sans perdre le fil, ai exposé des remarques cohérentes en psychologie de la culture étroitement reliées à mes travaux précédents — je considère que c’est à ce moment-là qu’a commencé ma renaissance... (Courte pause. Warburg fixe Binswanger.)

J’insiste sur ce point car il me semble que vous considérez cette conférence comme le symptôme tout à fait positif de ma faculté intacte de communiquer, mais non pas de la façon dont je l’éprouve moi-même avec gratitude et surprise (montant quelque peu le ton), soit comme la poursuite directe et le prolongement des recherches que je menais alors que j’étais bien portant. Et je souligne aussi cela pour une raison très simple : le professeur Kraepelin, encore venu récemment ici comme conseiller — et qui avait émis, il y a un peu plus d‘un an, un pronostic de rétablissement qui me paraissait alors incroyable —, n’a aucunement été informé de cette conférence par la clinique ! Mais dès lors que l’on envisage ma conférence-projection comme un tournant, j’aimerais que vous m’expliquiez ce que vos collègues et vous-même pensez du symptôme de la reprise de mon travail scientifique comme facteur de guérison.

BINSWANGER : Professeur Warburg, que vous travailliez de nouveau sur le plan scientifique, c’est excellent, mais pensez s’il vous plaît avant tout à retrouver complètement la santé ! Nous voulons tout d’abord vous faire déménager dans une de nos dépendances, à la villa Maria, où vous serez le seul patient...

WARBURG (brusqué) : Docteur, ce type d’attitude est pour moi incompréhensible. Il est apparu lors de la venue du professeur Cassirer que les tentatives, que j’ai poursuivies ici avec de grandes difficultés et peu de moyens à ma disposition, ont confirmé les observations que j’avais esquissées pendant des années à Hambourg en psychologie de l’art. Et peut-être celui-ci vous a-t-il indiqué que de retour dans ma bibliothèque — aux travaux de laquelle il collabore étroitement —, je pourrais sans doute concevoir une nouvelle méthode, réellement féconde, en histoire psychologique de la culture... (Courte pause.)

Je vous demande d‘être conscient du danger auquel vous m’exposez avec un déménagement à la villa Maria qui ne me libérera aucunement de la clinique et risque de me faire perdre tous les moyens scientifiques si difficilement regagnés. C’en sera fini de ma tentative d’auto-libération par la remémoration de mes essais d’élucidation de la psychologie de la Renaissance si l’on ne m’accorde pas au plus vite de réutiliser le remède du travail scientifique. Vous me repousseriez dans le chaos en me transférant là-bas...

Binswanger ne répondant rien, Warburg quitte le bureau pour sa chambre.

Assombrissement de la scène. Bref intermède musical rappelant les chants Hopi.

[Quatre mois plus tard : août 1924]

Scène 12 : Chambre de Warburg. Celui-ci s’affaire au milieu de malles de voyage. Emily entre avec des médicaments.

EMILY : Professeur Warburg, vous faites vos bagages ! Quand partirez-vous finalement ?

WARBURG : Le départ est prévu pour demain. Avec le Dr Binswanger, nous prendrons d’abord le train jusqu’à Francfort. Je continuerai ensuite sur Hambourg. Enfin, je vais pouvoir retrouver ma bibliothèque et me remettre à mes recherches... (Courte pause.) Mais rassurez-vous, je ne toucherai plus aux matériaux appartenant à vos peuples ! J’en sais bien trop peu. Seule la perspective de me libérer de ce lieu m’a fait tenter cette folle conférence.

Changement d’éclairage marquant le caractère anachronique de la scène.

EMILY : Je vous souhaite de retrouver pleinement votre force avec votre liberté... (Courte pause.) Je crois que vous comprenez bien pourquoi Lauriano était si révolté quand vous avez voulu montrer les clichés des rituels de sa communauté. Mais peut-être ne connaissez-vous pas son histoire. Il me l’a confiée depuis. Les Pueblo ont été longtemps en conflit avec le gouvernement américain — surtout les Hopi. Voyant que leurs grands rituels, celui avec les serpents en particulier, devenaient au cours des années une attraction touristique, ils ont voulu contrôler la circulation des images et ont même alors essayé d’interdire les photographies. En même temps, ils ont invité des représentants officiels du gouvernement à venir assister à leur rituel annuel, en 1915 je crois, en leur demandant de garantir qu’ils pourraient continuer à pratiquer leur culte.

WARBURG : Lors de mon voyage en 1896, la situation m’a paru toute différente, seuls quelques ethnologues et pasteurs protestants s’intéressaient à leur culture et à ces rituels. Et il nous a alors été permis de photographier...

EMILY : Je comprends très bien le combat de mes frères Pueblo, alors qu’au Canada, on nous a, à nous les Premières Nations, interdit la pratique de nos rites ! Mais les choses commencent maintenant à bouger après cette guerre. Car les Premiers Peuples se sont massivement engagés dans les forces armées et ont été d’une grande importance pour briser la résistance du Reich. Savez-vous pourquoi ?

WARBURG : Je l’ignore, la presse allemande n’en a, à ma connaissance, jamais parlé. Bien sûr, elle était soumise à la censure militaire.

EMILY : La force des Allemands sur le front tenait surtout à ce qu’ils étaient passés maîtres dans le décryptage des messages codés coordonnant les attaques ennemies. Eh bien, les Américains ont demandé à leurs soldats autochtones de devenir des code talkers en utilisant leurs propres langues pour les communications radio — imaginez : partout, à l’école en particulier, on nous avait interdit de les parler ! Cela a visiblement été efficace, les troupes allemandes n’ont plus alors été capables de décoder les messages radio interceptés et les offensives alliées ont commencé à être victorieuses. Lauriano était un de ces code talkers...

WARBURG : Étonnant..., et quelle ironie de l’Histoire ! Je n’en avais aucune idée !

EMILY : Aujourd’hui, le gouvernement américain est enfin prêt à reconnaître l’engagement et le rôle des Premières Nations dans la victoire, et il semble que l’on va enfin donner la citoyenneté, non seulement aux vétérans, mais à nous tous et toutes. Si cela se vérifie, nous rentrerons avec Lauriano poursuivre les combats pour retrouver nos territoires et nos cultures...

WARBURG : Emily, je vous remercie sincèrement pour vos mots, et encore pour tous vos services ici. Je vous souhaite la meilleure des chances possible. Adieu !

Même éclairage que la scène précédente. Emily sort de la chambre et rencontre Lauriano qui vient d’entrer dans le vestibule. Ils discutent en anglais de la libération annoncée de Warburg. (Cette dernière partie doit être reprise avec les acteurs autochtones tenant les rôles de Lauriano et Emily).

LAURIANO : ... Emily you know my view on this: with his photographs Warburg captured the Hopi spirits with whom he was unable to communicate, and who eventually possessed him. Once ill, he then handed them over to the psychiatrists through this slide-show to free himself from them definitively...[16].

EMILY et LURIANO (restent dubitatifs en se demandant tous deux) : But how should we free ourselves from this place ?

* Rideau *

La narratrice entre sur le devant de la scène où des cartons sont projetés sur le rideau comme dans un film muet.

NARRATRICE : Aucun membre des Premiers Peuples n’était présent à Kreuzlingen pour revendiquer le droit de sa nation à contrôler la diffusion des images de ses rituels.

En 1924, alors que Warburg était libéré de la clinique, la citoyenneté américaine était accordée par le Indian Citizenship Act à tous les membres des Premiers Peuples. Leur engagement dans la Grande Guerre avait été reconnu comme décisif et le rôle des code talkers — tel le personnage de Lauriano — particulièrement souligné.

Le rôle d’Emily s’inspire de la figure historique d’Edith Monture, ancienne combattante mohawk de la réserve des Six Nations en Ontario, durant la Première Guerre mondiale. Elle fut la première Autochtone du Canada à servir comme infirmière dans l’armée américaine. Elle a été par la suite la première femme des Premières Nations à être reconnue infirmière diplômée au Canada et à obtenir le droit de vote pour les élections fédérales.

Warburg, à son retour à Hambourg, retrouva sa famille, se remit au travail, fit construire sa nouvelle bibliothèque et, entouré d’un collectif appelé à devenir prestigieux, développa son grand projet d’exposition de la mémoire culturelle de l’Antiquité méditerranéenne jusqu’à nos jours. Il le nomma d’après la déesse grecque de la mémoire : Mnēmosynē.

Binswanger poursuivit une correspondance amicale avec Warburg après son retour à Hambourg. Le psychiatre en étudia les travaux et s’en inspira même pour les siens propres.

Quant à Saxl, il ne tint pas sa promesse, et publia une version apocryphe en anglais de la conférence de Warburg en 1939 — laquelle contribua à son « mythe » posthume.

Assombrissement. Les sources documentaires pour les différentes scènes sont projetées.

* Fin *

Liste des illustrations

Toutes les photographies sont conservées au Warburg Institute Archive à Londres.

Figure 1. (K1) Paysage Zuñi, diapositive de verre 10 x 8,5 cm. Photographe inconnu, Vue de la Mesa Dowa Yalanne, c. 1890-1896. © The Warburg Institute.

Figure 2. (K5) Laguna II, tirage positif. Frederic Hamer Maude, Maison de Laguna Pueblo, 1895-1896. © The Warburg Institute.

Figure 3. (K7) Billings, tirage positif. Frederic Hamer Maude, La porteuse d’eau Louise Billings avec un vase, 1895-1896. © The Warburg Institute.

Figure 4. (K10) Cleo Jurino, tirage positif. Aby Warburg, Cleto Yurana, gardien de la Kiva du Pueblo de Cochiti, Santa Fe, 1896. © The Warburg Institute.

Figure 5. (K16) Acoma IV (église, ornement), tirage positif. George Wharton James, Vue intérieure de l’église San Estevan del Rey, Pueblo Acoma, c. 1895. © The Warburg Institute.

Figure 6. (K19) Danse de l’antilope II, tirage positif. Aby Warburg, Danseurs masqués lors de la danse de l’antilope, San Ildefonso Pueblo, janvier 1896. © The Warburg Institute.

Figure 7. (K23) Hôtel, tirage positif. Aby Warburg, Le cocher Frank Allen et son buggy devant l’hôtel de Holbrook, avril 1896. © The Warburg Institute.

Figure 8. (K26) Walpi, vue du village, tirage positif. Aby Warburg, Vue du village de Walpi depuis le nord-est, avril 1896. © The Warburg Institute.

Figure 9. (K30) [Hemis-katcina] II. Spectateurs, tirage positif. Aby Warburg, Hopi avec enfants dans le public de la danse Hemis-katcina, Oraibi, mai 1896. © The Warburg Institute.

Figure 10. (K31) Danse Hemis-katcina I, dessin de Sophie Bélair Clément d’après diapositive sur verre. Aby Warburg, Danseurs masqués devant un autel de pierre et un sapin orné de plumes, Oraibi, mai 1896. © The Warburg Institute.

Figure 11. (K44) Laocoon, tirage positif. Reproduction de la firme A. Krüss, Groupe en marbre du Laocoon, c. Ier siècle. Rome, musée du Vatican. © The Warburg Institute.

Figure 12. (K45) Asclépios, tirage positif (détail). Ms. enluminé, Le Serpentaire Asclépios gouvernant le mois correspondant au signe du Scorpion. Alfonso X el Sabio, Tradato de astrologia y magia, c. 1280-1284. Rome, bibliothèque Vaticane, Reg. Lat. 1283, fol. 7v. © The Warburg Institute.

Figure 13. (K46) Kreuzlingen, tirage positif. Franz Ludwig Herrmann, Moïse et le serpent d’airain, 1761, plafond de la chapelle du Mont des Oliviers, abbaye Saint Ulrich et Saint Afra, Kreuzlingen. © The Warburg Institute.

Figure 14. (K47) Enfants indi[gènes] devant une grotte, tirage positif. Aby Warburg, Enfants Hopi avec une fillette euro-américaine, Keams Canyon, avril ou mai 1896. © The Warburg Institute.