Abstracts
Résumé
Avec l’essor des effets visuels numériques, se déploient depuis une dizaine d’années de nombreuses retouches dorénavant totalement imperceptibles, dont le beauty work. Pour une part, ces améliorations esthétiques du visage des acteur·rice·s prolongent les techniques précédentes, à commencer par la retouche photographique de portraits du 19e siècle. Mais le beauty work pose aussi de nouvelles questions, tant sa présence dans des productions hollywoodiennes à gros budget et même dans des oeuvres françaises à budgets plus réduits se renforce, au fur et à mesure que les discours entourant la pratique se réduisent. Entre beauty narratifs valorisés pour l’exploit technico-esthétique qu’ils représentent et beauty officieux, perçus comme une forme facilitée de chirurgie esthétique illégitime, le beauty work devient un trompe-l’oeil tellement parfait qu’il n’existe plus en tant que tel, transformant la moindre imperfection en perfection absolue.
Abstract
Over the past ten years, the rise of digital visual effects has led to the development of a wide range of now totally imperceptible retouching techniques, including beauty work. In part, these aesthetic enhancements to actors’ faces are an extension of earlier techniques, starting with the photographic retouching of portraits in the nineteenth century. But beauty work also poses new questions: its presence in big-budget Hollywood productions and even in lower-budget French films grows stronger as the discourse surrounding the practice shrinks. Between narratives of beauty valued for the technico-aesthetic feats they represent, and unofficial beauty, perceived as an easy form of illegitimate cosmetic surgery, beauty work is becoming a trompe-l’oeil so perfect that it no longer exists as such, transforming the slightest imperfection into absolute perfection.
Article body
Si les retouches sur les images de visages ne sont pas nouvelles, comme en témoignent les nombreux portraits photographiques altérés du 19e siècle[1] ou les diverses astuces de maquillage et de lumière de l’âge d’or hollywoodien[2], les « beauty works numériques[3] », qui se démocratisent au tournant des années 2010, prolongent et renouvellent[4] dans le même temps cette tromperie parfaite. Comme son nom l’indique, le « travail beauté[5] » consiste à « améliorer », en appliquant les canons esthétiques d’une époque donnée, le visage, voire le corps, des acteur·rice.s, par une intervention numérique sur les pixels. Techniquement, les progrès en retouches corporelles, portés en particulier par les explorations menées en deep learning[6] depuis 2017, autorisent dorénavant un rajeunissement (de-aging) sans faille et un beauty work bien plus conséquent et efficace que les astuces maquillage du siècle dernier. Mais esthétiquement, le beauty work implique un équilibre délicat : il faut rajeunir les protagonistes sans que cette retouche soit perceptible par le grand public. Alors que des films et séries se basent abondamment ces dernières années sur des personnages narrativement et donc visiblement rajeunis, le beauty work en tant que tel ne doit absolument pas se percevoir. Il est techniquement possible de retirer vingt ou trente ans de rides à un acteur·rice, mais il est impossible socialement de le faire, le grand public connaissant par ailleurs l’âge réel de la personne en question, voire son « vrai » visage, par la prolifération d’images de diverses origines, impossibles à truquer totalement par leur nature et leur quantité (presse people, reportages télévisés autour de la promotion des films, clichés amateurs lors de manifestations publiques…).
Toucher au visage des acteur·rice.s reste donc un tabou fort, tant les enjeux autour de « la star[7] » et en particulier de son visage[8] sont considérables. Retouche tenue secrète par contrat, difficile à déceler, le beauty work est l’effet imperceptible par excellence[9]. Mais contrairement à ce que postulait Christian Metz en 1972, précisant que tous les trucages, y compris les imperceptibles, étaient toujours de l’ordre de la machination avouée et finissaient à tous les coups par se savoir, le beauty work est une machination systématiquement inavouée. Jamais abordée, elle constitue un trompe-l’oeil absolu, où contrairement à son ancêtre pictural et son paradoxe constitutif (tromper puis détromper), l’oeil ici n’est jamais détrompé. Que ce soit en France ou à Hollywood, cet article étudiera les spécificités de ce trucage, surtout de visage, et les tensions que ces absences officielles / omniprésences réelles entraînent. Nous verrons dans un premier temps comment les techniques pré-numériques oeuvrent dès la photographie à embellir les visages, mettant en avant des principes de base pour réussir ce travail. Puis nous vous pencherons sur les beauty works apparents, officiels puisque narrativement justifiés (personnage plus jeune que son interprète par exemple) et la manière dont ils sont réalisés et surtout mis en avant dans les making of. Nous examinerons enfin comment les beauty works officieux se cachent derrière une tromperie généralisée, dans les images et dans les textes qui entourent les films hollywoodiens et français[10], pour comprendre comment les imperfections physiques sont traquées par une perfection technique. Le beauty work, peu analysé car difficile d’accès, met pourtant en perspective les enjeux contemporains des effets visuels cinématographiques, entre fin (presque totale) des limites techniques et contraintes esthético-économiques.
Avant le numérique, des visages déjà parfaitement modifiés, parfaitement trompeurs
À sa naissance, la photographie se diffuse d’abord avec l’idée qu’elle est un outil reproduisant dans le moindre détail l’espace positionné depuis l’objectif. Puisque « ça a été[11] », la trace lumineuse du « ça », quelle qu’en soit la nature, a vraiment été capturée par les pigments photosensibles[12]. Mais tout aussi rapidement, la retouche photographique se déploie, rencontrant aussitôt, comme le démontre André Gunthert[13], une féroce controverse : retoucher, n’est-ce pas aller à l’encontre de l’essence même de la photographie ? Ou au contraire, la retouche est-elle indispensable pour combler les défauts techniques de l’appareil, incapable par exemple d’avoir dans le même espace un paysage et ses nuages, ou accentuant dans un portait les taches de rousseur, créant des trous noirs dans les pigments, bien plus visibles que dans la « vraie vie[14] ? »…
Alors que la retouche récréative photographique est abondamment diffusée et analysée[15], que la retouche politique est aussi largement connue[16], la retouche des portraits, surtout bourgeois, ne trouve pas le même écho dans les publications autour de cette période. Pourtant, les règles plus ou moins implicites de cette dernière éclairent fortement le même geste, ou presque, proposé par le beauty work numérique contemporain, un siècle et demi plus tard[17].
Car si le principe même de la retouche divise déjà les critiques du 19e siècle, la controverse est encore plus nette du côté du portrait. Les manuels photographiques, dont par exemple le Complete Self-Instructing Library of Practical Photography, manuel très fourni de 485 pages d’exercices pratiques, publié en 1909[18], exposent en détail les manières de faire, tout en révélant en creux les réticences autour de ces pratiques. Les conseils prodigués insistent d’une part sur la justification de la démarche : la retouche doit avant tout compenser les défauts de la photographie (des trous, des défauts techniques) ou plus généralement le fait que la photographie est plate, en noir et blanc et qu’elle transforme donc le visage. « Le nez, par exemple, est apparemment sur le même plan que l’oreille — il ne se détache pas du négatif. L’un des objectifs de la retouche est de créer une atmosphère, ou une rondeur; essayez donc de la créer en travaillant autour du visage[19]. » C’est d’ailleurs le passage de la plaque humide à la plaque sèche, et donc un gain en qualité, qui semble motiver l’essor des retouches : tant que la plaque humide offre une image assez floue, les défauts physiques sont noyés dans l’imprécision du portrait ainsi réalisé. « Les imperfections étaient moins visibles et, à cette époque, le grand public se contentait d’une image exacte de lui-même[20]. » La deuxième partie de la phrase sous-entend que les exigences du public changent au fur et à mesure que les capacités techniques l’habituent à recevoir des images de plus en plus belles de lui. Car dès que la plaque sèche se déploie, les « défauts du visage humain deviennent plus apparents sur le négatif, et il y a eu une demande pour un plus grand adoucissement des lignes et une suppression des imperfections les plus choquantes[21] ». Autrement dit, quand la photographie gagne en précision, elle révèle et amplifie les moindres traces du visage — rides, boutons, cernes —, auparavant trop fines pour être perçues par le dispositif technique. Plus ce dernier s’améliore, moins l’image exacte, techniquement parlant, est acceptée, et plus les techniques poussent la retouche dans ses derniers retranchements. Ce faisant, le portrait photographique recherche la souplesse offerte par son cousin pictural, où un coup de pinceau suffit pour rectifier un nez tordu ou supprimer des kilos superflus…
Car retoucher une photo de visage reste une affaire délicate, hier comme aujourd’hui. Toutes les zones ne sont pas équivalentes : ainsi, le manuel propose d’y aller progressivement en s’occupant d’abord des zones les plus simples — fronts, joues, voire le cou — pour lesquelles supprimer les taches, les taches de rousseur et les boutons reste accessible aux néophytes avant de s’attaquer par la suite aux endroits plus complexes. « Le travail sur le nez, les yeux et la bouche est le plus difficile et, pour cette raison, il ne faut pas essayer de les travailler à ce moment-là[22] », ce moment-là désignant le début de l’ouvrage, organisé sous forme de leçons successives et de « niveaux » à acquérir avant de passer aux prochains exercices. Au sommet de l’attention et donc de la difficulté : les yeux. « L’oeil est l’élément du visage le plus délicat à travailler, car s’il n’est pas traité avec soin, il y a un risque de perte de ressemblance. S’il n’est pas traité correctement, cet élément modifie également l’expression du visage dans son ensemble[23]. »
Enfin, se pose aussi tout au long de l’ouvrage la question du nombre de retouches à produire : jusqu’où peut-on, ou plus précisément, jusqu’où doit-on aller dans le travail ? À plusieurs reprises, le manuel insiste sur le besoin de « préserver le caractère de l’individu. C’est d’une importance vitale, et il y a des cas où le retoucheur non qualifié est responsable de beaucoup plus de dégâts qu’il n’en a conscience[24]. » Tout l’enjeu consiste à rester naturel : une bonne retouche est donc une retouche qui ne se voit pas, à la fois techniquement et esthétiquement. Techniquement, puisqu’elle ne doit pas entraîner de défauts supplémentaires : sur ou sous-exposition, erreurs de traits trop floutés et donc trop artificiels, ou encore, trace de robe encore visible dans le cas, qui dépasse la question du visage, de la réduction du tour de taille, très fréquente aussi à cette époque[25], dans un acte qui ne concerne que les femmes. Esthétiquement, puisque la retouche doit être naturelle et ne pas provoquer trop de différence avec le visage réel :
Rappelez-vous que tout le travail doit tendre à donner un effet de chair et, lors des retouches, essayez de sentir que vous travaillez sur la peau elle-même, plutôt que sur la pellicule du négatif. (…) Après un certain temps de pratique (qui seul vous rendra compétent en matière de retouches), vous gagnerez en rapidité et une grande partie de la technique qui a été si soigneusement établie dans ces leçons sera éliminée. Vous pourrez procéder d’une manière parfaitement naturelle; votre vue et votre instinct deviendront si aigus que votre main contrôlera bientôt délicatement le crayon, et le travail s’accomplira sans que vous ayez à y réfléchir longuement[26].
Et si nous avons basé cette analyse sur le très détaillé Complete Self-Instructing Library of Practical Photography de 1909, ce même souci se retrouve dans les manuels concurrents, y compris en français, comme le prouve par exemple, dès sa préface, le Traité théorique et pratique de la retouche des épreuves négatives et positives de Paul Ganichot en 1907 :
En terminant, nous ne saurions trop nous élever contre l’abus de Retouche, tel qu’il se pratique de nos jours. Pour notre compte, nous voyons avec peine certains opérateurs, sous prétexte d’embellir la figure, effacer les rides et les muscles qui en font l’expression, si bien que le résultat a plutôt l’air d’une figure de cire que d’une tête humaine. Selon nous, la Retouche doit seulement corriger les imperfections de la photographie, mais non la dénaturer[27].
Pour éviter de dénaturer un visage, le principal conseil qui imprègne ces différents manuels repose déjà sur une bonne connaissance du visage humain, avant de se lancer dans la moindre modification de la photographie. Le chapitre 4 d’un autre manuel de 1891, L’art de retoucher les négatifs photographiques de Klary, s’intitule ainsi : « conformation de la figure humaine — la structure osseuse — les muscles principaux— fonctions et nomenclature des muscles de la figure[28] ». Il y évoque ce qui se cache sous la peau et qui est pourtant essentiel pour en comprendre la surface. Autrement dit, un retoucheur est à la fois un bon peintre (puisque ces retouches sont réalisées par dessin) et un bon scientifique (puisqu’il doit connaître le moindre détail physiologique du visage).
Évidemment, en complément de ce travail de postproduction[29], les photographes emploient aussi abondamment un autre type de retouche dès la prise de vue, à l’aide de maquillage et de lumière savamment distillée pour « brûler » déjà certaines taches ou rides, tout en évitant de créer des ombres qui pourraient augmenter la profondeur de ces mêmes rides. C’est d’ailleurs essentiellement ces deux éléments qui seront utilisés ensuite dans le cinématographe, la retouche sur pellicule, image par image, étant trop onéreuse et chronophage pour se déployer massivement avant la retouche numérique. Les mythes autour des actrices hollywoodiennes, s’effrayant de la réputation de certains directeurs de la photographie, capables de faire ou de défaire une carrière avec une lumière assassine ou, au contraire, glamour, se multiplient tout au long de l’histoire du cinéma. Les astuces aussi, à l’image de la vaseline utilisée sur une plaque de verre placée devant l’objectif pour donner une sorte d’aura, adoucir les contours du visage, effet pouvant être obtenu en « recouvrant l’objectif avec un bas féminin[30] », voire avec une sorte de tulle positionné à juste distance de la caméra. Tous les apprentissages de la retouche photographique du visage, et donc de ce premier beauty work de l’histoire des arts mécaniques, attendront ensuite plus d’un siècle et l’essor des outils numériques pour pouvoir se développer de manière aussi industrielle que lors de cette première vague massive de modifications de visages[31]. Car entre retoucher un unique cliché fixe et la totalité d’un film en mouvement (personnage et caméra), avec des variations diégétiques de maquillages (salissures, blessures…), des changements de cadre (avec la difficulté extrême du gros, voire très gros plan), et surtout le visage scruté de près des stars, le geste photographique possède des points communs, mais aussi de nombreuses différences, avec celui des beauty works.
Un siècle après : la retouche narrative, un trompe-l’oeil « classique »
Autour des années 2015, les films mettant en avant des versions rajeunies des acteur·rice.s se multiplient. À la suite de L’étrange histoire de Benjamin Button (David Fincher) en 2008, qui inaugure cette mode, le rajeunissement justifié narrativement (plusieurs moments de la vie d’un même personnage par exemple) peut dorénavant reposer sur un·e seul·e acteur·rice, retouché·e numériquement. Avant ces technologies, deux options[32] se partageaient les écrans : sélectionner deux acteur·rice.s différent·e.s, mais ressemblant·e·s, pour interpréter des âges multiples (p. ex. : Blueberry, l’expérience secrète de Jan Kounen, 2004), ou travailler le maquillage pour vieillir un·e acteur·rice jeune (l’exemple classique de Dustin Hoffman dans Little Big Man d’Arthur Penn, 1970). Mais rajeunir un·e acteur·rice est une opération rarement tentée en maquillage, qui ne peut accomplir de miracles. Lorsque l’être humain vieillit, ce n’est pas seulement ses rides qui se creusent, c’est toute la structure du visage qui se modifie : le nez grossit, les oreilles changent, les joues tombent, la texture de la peau s’altère… Par conséquent, vouloir faire le trajet inverse (remonter la peau, diminuer la taille du nez ou des oreilles…) n’est pas envisageable avec le maquillage qui travaille à base de prothèses positionnées sur la peau. Le maquillage et d’une certaine manière le vieillissement rajoutent par nature des éléments sur un corps, ce qui explique le fort lien entre les deux, mais aussi la difficulté d’aller vers le rajeunissement et le « moins » qu’il implique. La lumière et le fond de teint réduisent l’âge apparent, mais de quelques années, rarement plus. Les images de synthèse comblent cette limitation technologique, tout en renouant avec le dessin, voire la peinture, par les outils qu’elles mettent en place[33].
Le rajeunissement numérique explose donc à la suite de L’étrange histoire de Benjamin Button en 2008. À partir de 2016, les personnages rajeunis envahissent les écrans. On peut les trouver dans une seule scène (flashback évoquant la jeunesse du personnage interprété par la star du box-office The Rock dans Agents presque secrets de Rawson Marshall Thurberen, 2016) ou tout au long du film, à la base de son histoire comme pour Gemini Man de Ang Lee en 2019, Will Smith y rencontrant son clone, mais dans une version plus jeune que lui. Michael Douglas perd 30 ans dans les retours en arrière de Ant-Man et la guêpe de Peyton Reed en 2018, quand Samuel L. Jackson retrouve son visage des années 1980 pour Captain Marvel de Anna Boden et Ryan Fleck, sorti en 2019. À la même époque, la France connaît aussi son lot de de-aging, Dans le film Aline qu’elle réalise en 2021, Valérie Lemercier incarne tous les âges de la vie du personnage éponyme inspiré par Céline Dion, de sa petite enfance à la cinquantaine. En janvier 2022, le studio d’effets visuels Mac Guff Ligne reçoit un Génie d’honneur au PIDS 2022[34] pour l’innovation technique derrière le Face Engine, procédé interne à la société, basé sur le deep learning et capable de rajeunir les acteurs masculins du Bureau des légendes, pour un flash-back de sa saison 5 en 2020 ou de ressusciter des stars décédées pour l’émission Hôtel du temps[35], présentée par un Thierry Ardisson, rajeuni pour l’occasion.
Ce dernier exemple expose à quel point l’essor du deep learning en 2017, basé sur l’intelligence artificielle, encourage le rajeunissement ou plus globalement le travail sur le visage des acteur·rice.s. Il complète ainsi le face swap[36], qui consiste à remplacer, par exemple, le visage d’un·e cascadeur·euse en danger par celui d’une star filmée en sécurité sur un plateau[37], créant ainsi un personnage composé du corps du / de la cascadeur·rice et du visage de l’acteur·rice, technique déjà présente depuis longtemps sur les écrans[38] (Titanic de James Cameron en 1998 ou Jurassic Park de Steven Spielberg en 1993 s’en servaient déjà dans quelques plans), la création d’une doublure par deep learning fait gagner du temps, bien que le résultat doive souvent être peaufiné par des logiciels traditionnels. Citons ainsi le visage de Bruce Willis greffé sur sa doublure locale dans une publicité en 2021 pour un opérateur de téléphonie mobile russe[39] ou le visage d’une actrice malade de la COVID, en pleine épidémie, remplaçant celui de sa doublure pour un épisode de la série française Plus belle la vie en novembre 2020[40]. Et si ces exemples proviennent de la publicité[41] et du monde de la série, soit de la télévision, le deep learning se retrouve aussi peu à peu au cinéma[42], où la taille de l’écran, les images 4K et surtout 8K impliquent une visibilité renforcée de la moindre anomalie, exactement comme lorsque la photographie sur plaque sèche se déployait un siècle et demi plus tôt.
Enfin, 2016 voit aussi la sortie sur la plateforme Netflix, grande utilisatrice d’effets visuels[43], de Pee-Wee’s Big Holiday de John Lee. Son interprète principal, Paul Reubens, alors âgé de 63 ans, y reprend son rôle de Pee-Wee’s Big Adventure de Tim Burton, sorti en 1985, dans la continuité de la temporalité diégétique, en dépit des trente années ayant séparé les deux sorties. Prendre la suite directe nécessitera donc le retrait de ces trente années sur son visage (et son corps)[44]. « J’aurais pu avoir un lifting, cela leur aurait économisé deux millions de dollars[45] », déclare en plaisantant l’interprète principal pour la promotion du film.
Cette vague sans précédent de rajeunissement, d’amincissement et de résurrection est franchement assumée dans les making-of, ces effets étant forcément connus du grand public. L’oeil est donc classiquement trompé, tout en sachant, avant ou après la projection, que ces images sont truquées — et il est alors détrompé, comme dans tout trompe-l’oeil pictural[46]. Ces images font donc partie des effets invisibles, mais perceptibles, analysés par Christian Metz[47], estimant que la révélation de la machination est obligatoire pour mettre en valeur le dispositif cinématographique. Selon lui en effet, les déclarations entourant le film, les éléments distillés dans la presse, spécialisée comme généraliste[48], participent de cet aveu, et sont alors indispensables pour que le spectateur puisse prendre la vraie mesure de tout le travail nécessaire derrière les plans projetés sur grand écran. Dans un trompe-l’oeil pictural, si le spectateur croit voir une mouche réelle, et non une mouche peinte, il passe à côté de la virtuosité du peintre, capable de lui donner l’illusion du vivant, ne serait-ce que pour un instant. C’est même une phase indispensable du trompe-l’oeil : sans ce dévoilement, « alors le trompe-l’oeil reste une supercherie, un procédé, un décor vide de sens[49] ». Autrement dit, le spectateur croit voir une simple mouche, peu intéressante en soi… Le dévoilement cinématographique est de même nature, bien que transitant par les informations entourant le film : il permet au spectateur de percevoir le trucage sur le visage de l’acteur (de voir la peinture), et plus seulement le visage jeune (la mouche).
Mais quand ces informations n’existent plus, quand le trucage devient imperceptible, sur l’écran et hors écran, la nature de la tromperie se modifie. Au moment où les de-aging narratifs se multiplient, plusieurs journalistes commencent à se demander s’il ne serait pas possible que le rajeunissement, soit aussi utilisé à d’autres fins, purement esthétiques[50]. À l’ère d’une certaine banalisation de la chirurgie esthétique, de la multiplication des filtres beauté sur les applications grand public, cette technique a priori au point pourrait-elle proposer une image « améliorée », rajeunie, d’un acteur ou d’une actrice, sans jamais l’avouer dans les making-of ? « Où sera la garantie de la vérité si le soupçon d’une retouche est possible ?[51] » se demandait déjà Eugène Durieu à propos des photographies retouchées du 19e siècle. Le beauty work incarne à sa manière cette ère du soupçon, d’autant plus difficile à déceler que cette retouche reste un sujet sensible pour l’industrie cinématographique contemporaine.
Le beauty work dans la presse : camoufler, minimiser, justifier…
Autour de 2013, puis surtout de la sortie de Pee Wee’s Big Holiday en 2016, plusieurs articles que nous étudierons ici, issus de la presse généraliste francophone et anglo-saxonne, abordent le phénomène, en mettant en avant le secret total qui entoure la pratique. « Et si cela vous surprend, c’est parce que la première règle du beauty work est de ne jamais parler du beauty work[52]. » Tous les articles que nous avons consultés sur ce sujet insistent sur la difficulté de réaliser leur enquête. Les sources citées sont systématiquement off, évoquant de forts « NDA[53] » afin de ne rester que sur un principe général, et surtout ne jamais donner le moindre nom d’acteur ou de film[54]. Évoquer le beauty work revient à briser la tromperie totale qui l’entoure[55], assimilant ce discours disruptif aux « débinages des trucs », dans le sens original du terme, issu de la prestidigitation, geste déjà critiqué indirectement par Georges Méliès en 1907[56] et plus directement dans la presse corporatiste française et anglo-saxonne des années 1930. À titre d’exemple parmi d’autres, citons Charles Burguet, président de l’Association des auteurs de films, dans L’hebdo film du 17 octobre 1931 :
Certains journalistes ont obtenu quelque succès en dévoilant ce qu’on a appelé les trucs du cinéma. Ils ont fait grand tort à notre art, car ils ont rendu le public sceptique. Dès que les spectateurs soupçonnent qu’une scène n’est pas exactement la reproduction de la réalité, s’ils se persuadent qu’elle est truquée, ils cessent de s’y intéresser. Donc ne livrons pas nos secrets à la foule[57].
Dans les articles postérieurs à 2010, les personnes interviewées, la plupart sous couvert d’anonymat, ont ainsi tendance à minimiser le beauty work, en mettant en avant sa réelle complexité technique et aussi son coût, rendant difficile son application à l’échelle d’un film. Les entretiens rappellent, à juste titre mais aussi à nouveau pour minorer son impact et son rôle, qu’elle fait partie de la longue histoire des techniques ayant d’ores et déjà permis d’améliorer le visage des acteur·rice·s :
Le sympathique directeur de Mikros, Julien Meesters, n’a pas l’air ravi d’aborder le sujet. « Les masques ? Ça ne se fait pas trop dans le cinéma. Ce serait de toute façon minimiser le savoir-faire des réalisateurs et des responsables de la lumière de penser qu’on a attendu le numérique pour sublimer le visage des actrices. Il ne faut pas être naïf sur la capacité de manipulation du cinéma depuis toujours. La mise en scène, c’est déjà une manipulation de l’image[58]. »
Le beauty work numérique est donc renvoyé dans une liste déjà fournie, tentant de le faire percevoir comme une technique banale, comme les autres, ne faisant que compléter cette panoplie déjà bien chargée, devant la caméra, mais aussi avant le tournage, par des préparations physiques de différentes natures :
Jusqu’à récemment, les acteurs vaniteux devaient se contenter de maquillage, d’éclairage flatteur, de corsets, de chirurgie plastique, de Botox, de régimes draconiens, d’entraîneurs personnels, de stéroïdes, de costumes musclés, d’étalonnage, d’objectifs et de filtres, de doublures de corps et d’abdominaux en aérosol. Aujourd’hui, ils ont aussi des logiciels : les boutons disparaissent en un clic. Les rides disparaissent. Les abdominaux durcissent. Les mâchoires s’affinent. La cellulite disparaît[59].
Le beauty s’intègre effectivement dans ce listing de techniques, dont de nombreux items sont d’ores et déjà passés sous silence dans cette forme de tromperie généralisée. Le résultat final d’un film est donc, effectivement, un travail collectif où il peut devenir difficile de savoir qui a fait quoi, tant la lumière, le maquillage et le beauty work se mélangent pour produire l’image définitive. Néanmoins, la (trop grande ?) facilité du beauty work, sa généralisation, poussée par des avancées technologies fortes, questionnent cette minimisation médiatique apparente.
Outre cette recherche de minimisation, les professionnels se lancent dans ces différents articles dans une opération de justification de son usage. L’argument de la continuité[60] est le plus souvent mis en avant : retirer de la sueur intempestive et des cernes intermittents, changer la direction d’un regard, voire retirer une miette de gâteau dans une moustache. « “Nous avons recréé toute la bibliothèque d’Alexandrie”, dit (le showrunner Brannon Braga) en faisant référence à son travail sur la série documentaire Cosmos de Neil deGrasse Tyson. “Pourquoi ne pas se débarrasser d’une miette de biscuit sur la moustache de Neil ?”[61] » Même l’acné des jeunes acteurs est évoquée comme explication à l’emploi du beauty work, que ce soit pour le tournage au long cours de la franchise Harry Potter ou des séries telle Glee (un bouton qui est présent dans un plan, qui disparaît dans le plan suivant, qui revient ensuite, au gré du tournage, forcément dans le désordre par rapport au film). La question de la continuité, quasi obligatoire avec des acteurs de cet âge, se double d’un risque potentiel de gêne pour le spectateur : « Peut-être que ce bouton disgracieux sur le menton devient une distraction, explique Deborah Snyder, productrice de Batman v Superman, et que le public le regarde au lieu de se concentrer sur l’intention de la scène[62]. » Dans ce cas comme dans les autres goofs potentiels[63] qu’efface le beauty work, les professionnels positionnent le regard du spectateur, ses attentes, son exigence supposée, comme la cause ultime de ces retouches — l’éloignant le plus possible de la cause esthétique « pure », jugée la moins légitime, car perçue comme la plus futile et non nécessaire[64]. Implicitement, le discours autour du beauty work crée une hiérarchie des causes, allant de la moins légitime, donc la plus camouflée (les rides des acteurs dans une sorte de camouflage généralisé du vieillissement, et pas uniquement féminin) à la plus indispensable, donc la plus affichée : l’histoire.
Car la cause la plus souvent évoquée dans cette quête de justification réside encore dans le scénario. Dans une dernière tentative de détourner l’attention du public des seuls enjeux esthétiques pour la guider vers des raisons plus nobles, de nombreux articles évoquent les beauty works justifiés[65] par le scénario, et donc aiguillent davantage vers des beauty works officiels, tels que ceux de Benjamin Button, Captain Marvel, Ant-Man, abondamment cités ici. C’est aussi que, faute d’exemples précis pour prouver leurs dires, les journalistes sont obligés de se rabattre sur les beauty works avouables, officiels, car invisibles mais perceptibles…
L’impossibilité de percevoir le beauty, une limite indépassable ?
Le beauty work reste donc difficile à percevoir, puisque, a priori, il est techniquement et esthétiquement parfait. « “Dans un monde parfait, vous ne verrez jamais notre travail”, déclare un expert, Howard Shur, qui a créé il y a trois ans la société d’effets numériques Flawless FX, basée à Los Angeles. “Il aura l’air naturel et normal.”[66] »
Techniquement, ces retouches ont obtenu depuis plusieurs années un haut niveau d’achèvement, tant elles sont devenues un standard industriel, pour un coût de plus en plus abordable[67]. Les défauts techniques sont donc rares, mais peuvent exister, y compris sur de grosses productions, comme cela a été le cas en 2017 pour la sortie de Justice League de Joss Whedon, venu prendre le relais du réalisateur Zack Snyder. L’acteur Henry Cavill, sommé de participer à des tournages complémentaires en tant que Superman, alors qu’il était déjà parti sur celui de Mission impossible : Fallout (Christopher Mc Quarrie, 2018), n’accepte qu’à condition de conserver la moustache conséquente du personnage qu’il incarne dans ce dernier film. L’effacement en postproduction de cette moustache incompatible avec le visage lisse de Superman du reste du tournage, vire au « barbouillage numérique[68] », les fans dénonçant non pas le fait de retirer la moustache, mais de le faire aussi mal[69]. En gros plan, juste au-dessus des lèvres d’un personnage principal en train de parler, le défi était effectivement complexe… Le résultat nettement visible permet, au final, de prendre conscience de cette retouche engendrée par un agenda chargé et donc une contrainte d’ordre logistique. Le public, expert en êtres humains puisque les côtoyant en permanence, est sensible au moindre défaut sur un visage[70], en particulier en gros plan, et donc de reconnaître la supercherie. « Si quelque chose ne va pas sur un visage, vous le remarquerez parce que vous regardez directement des visages tous les jours[71]. » Résultat, pour que la technique de la retouche soit parfaite, connaître le fonctionnement d’un visage réel est indispensable, comme à l’époque de la photographie, tout comme il est nécessaire, dans le cas d’un rajeunissement, d’être au fait des transformations qu’implique concrètement un vieillissement.
« Si l’on se contente de supprimer les rides, les gens auront l’air bizarre », explique M. Botham. « Lorsque les gens parlent ou bougent, ils ont des rides naturelles et, comme vous le savez lorsque vous voyez des gens qui ont reçu trop de Botox, cela peut les rendre un peu inexpressifs. » Pour Benjamin Button, il s’est entretenu avec un chirurgien plasticien pour savoir ce qui fait vieillir les gens. Il s’avère qu’avec l’âge, le visage s’amincit autour des tempes, et tout ce qui se trouve en dessous glisse vers le bas pour créer les redoutables bajoues. Le dé-vieillissement consiste à se débarrasser de ce bagage au niveau de la mâchoire, puis à remonter la partie inférieure du visage[72].
Même quand la technique est au point, et qu’on peut alors rajeunir, esthétiquement, un acteur sans limites, un bon beauty reste une retouche mesurée, n’altérant pas le visage en profondeur. Appliquant exactement les mêmes principes que ceux de leurs ancêtres photographes, la difficulté du travail des graphistes réside dans un équilibre fin entre effacer les rides, sans rajeunir outre mesure l’acteur·rice dont on connaît, par ailleurs, l’âge véritable et le visage, pour l’avoir vu par exemple dans des reportages qui ne retoucheront pas son visage, faute de temps, d’argent et pour des enjeux éthiques liés au métier de journaliste. Percevoir un beauty work ne sera donc possible que lorsque la retouche sera trop poussée et donc, au final, ratée, non pas techniquement mais esthétiquement. Ainsi, la publicité Reincarnation pour la Fiat 500[73], sortie fin 2020, expose l’acteur Leonardo di Caprio, 45 ans à l’époque, avec des incohérences fortes en ce qui concerne ses rides : les premiers plans le montrent totalement lissé, avant que des gros plans ultérieurs ne réintègrent ses rides (du moins une partie d’entre elles), proposant donc, en 30 secondes, des visages complètement différents du même interprète. Dans ce cas précis, trop de beauty work tue le beauty work : à force de retirer des rides, il devient clair qu’il y a eu retouche, surtout lorsque celle-ci fluctue aussi rapidement, et qu’elle laisse la sensation d’un acteur totalement lifté, incapable de bouger son visage et d’exprimer des émotions[74].
Ce dernier point est à mettre en relation avec les enjeux plus généraux de la chirurgie esthétique[75], largement critiquée dans l’imaginaire collectif, pourtant abondamment pratiquée, en particulier par les acteur·rice·s, en lien avec la question de l’image idéale et ses injonctions à la jeunesse éternelle :
Ironiquement, les sociétés d’effets numériques comme Lola sont maintenant occupées à annuler de véritables opérations de chirurgie plastique sur des acteurs dont les « visages sont trop tendus », a déclaré Williams de Lola. « Ils arrivent avec trop de Botox. Leurs sourcils ne bougent plus. Il y a eu quelques projets pour lesquels nous avons dû animer les sourcils pour qu’ils donnent la performance qu’ils devraient donner[76]. »
Lola Visual Effects est d’ailleurs l’un des leaders internationaux de ces effets cosmétiques. En 2004, cette division de la société de production et d’effets visuels Hydraulx lancée en 2002 se spécialise dans le beauty work, bientôt suivie des concurrentes soit plutôt spécialisées dans le beauty comme Vitality Visual Effects (2014, créée par deux anciens fondateurs de Lola Visual Effects), Method Studios (1999), Flawless Post (initialement appelée Flawless FX à sa création en 2013, soit en français « sans défaut »), ou participant à ces effets parmi d’autres types de trucages (comme les pionniers ILM ou Weta Digital). « Une scène d’amour n’aura pas le même impact si les stars ont des poches sous les yeux, une peau rugueuse et des joues gonflées... Ma spécialité, ce sont les effets cosmétiques invisibles : si vous quittez le cinéma en pensant que votre acteur préféré a une peau parfaite et n’a pas de graisse corporelle, alors j’ai fait mon travail[77] », détaille Edson Williams, co-fondateur de Lola Visual Effects. Connue pour certains beauty works narratifs réputés (Benjamin Button, Ant-Man), la société reste discrète, acceptant régulièrement de ne pas apparaître aux génériques pour que sa présence ne soit pas, en elle-même, un indice de la place d’un beauty work dans telle ou telle production. Son site internet[78] valorise d’ailleurs les beauty works officiels, Benjamin Button et ses interventions sur différents films Marvel en ouverture, sans jamais mettre en avant le moindre beauty non justifié narrativement, en dépit de sa spécialisation dans ce domaine.
Si les professionnels évitent le plus possible de parler de beauty work, c’est aussi que ces plans, simple routine qui correspond à l’opération de cleaning sur le plan du paysage[79], ne leur semblent pas des plus intéressants à évoquer. Car de manière plus générale, les professionnels ont tendance à juger les effets imperceptibles comme étant pour le grand public souvent moins forts, moins éblouissants, moins ambitieux que les effets de créatures imaginaires ou de paysages féériques. Pour beaucoup, ce type de travail est indispensable dans le contexte actuel, mais moins valorisant, moins créatif et moins intéressant que des effets plus spectaculaires qui les ont souvent poussés à embrasser la carrière. C’est aussi qu’ils ont intégré les enjeux éthiques de ces transformations, anticipant les critiques sociales à venir, à l’image des doutes soulevés ici :
Souvent, les techniciens se contentent d’étirer verticalement le corps des acteurs pour les faire paraître plus minces. « Il y a une actrice que nous avons étirée à 95 % pour la rendre plus mince, au point que c’est à peine perceptible », explique le monteur Joe Walker (Sicario, 12 Years a Slave). « L’astuce des 95 % fonctionne, mais je me sens immoral en la pratiquant[80]. »
Se pose alors la question de la limite éthique de ces retouches : lorsqu’on a une actrice au physique d’ores et déjà remarquable, bien qu’il soit techniquement possible de l’améliorer, selon les critères de beauté d’une époque donnée, faut-il le faire, et pour quelles raisons ? D’autant que la question de la limite (jusqu’où faut-il aller ?) se double d’une forme de contagion de la retouche, qui se répand d’un corps à l’autre : si un acteur ou une actrice est retouché·e dans un film, ne faut-il pas, dans un souci d’homogénéité visuelle et d’équité, retoucher aussi les autres intervenants ? Ce même souci d’homogénéité ne contraint-il pas, dès qu’une première retouche a été effectuée, à l’appliquer à tous les rôles ultérieurs de ce même interprète, pour éviter que son visage ne change drastiquement d’un film à l’autre ? Un directeur de studio raconte que sur l’un de ses plus gros films, une actrice de premier plan a refusé les retouches numériques — jusqu’à ce qu’elle voie qu’ils avaient retouché ses coéquipiers masculins. En fin de compte, dit-il, « elle a eu droit à 275 retouches[81] ».
Cette contagion de la retouche, au sein d’un film et de la carrière, s’accompagne de sa banalisation professionnelle. Bien que passé sous silence pour le grand public, le beauty work est devenu une part standardisée du travail des effets visuels, obligatoire pour les blockbusters mais présent aussi pour de plus petits budgets, de manière plus sporadique mais croissante. Sa quasi-absence publique, à l’échelle internationale, met paradoxalement en avant les spécificités du milieu des effets visuels et ses liens complexes avec la star incontestée des films, ses interprètes. Avouer le beauty work reviendrait à exposer à quel point ces visages sont façonnés par la palette des outils offerte à la mise en scène. Exposer le travail nécessaire à la fabrique de la star est vécu par le milieu comme une forme de désacralisation, risquant de porter atteinte au cinéma dans son entier. L’ombre qui entoure les effets visuels n’a pour objet que de renforcer la lumière projetée sur les stars, à l’image du détournement d’attention (misdirection) cher aux prestidigitateurs…
Conclusion
Si tous les films ne font pas appel à ce type de travail, il est un exemple particulièrement structuré de machination inavouée où l’industrie dans son ensemble adopte différentes stratégies pour continuer à fabriquer du mythe, du lancement du projet à sa sortie, et encore bien après. En adaptant le pacte fictionnel d’Octave Mannoni au cinéma, on sait bien que tout (ou presque) est faux, mais quand même, le temps d’un film, on y croit[82]. On sait bien que le maquillage, la lumière, le cadre… et dorénavant le beauty work embellissent les comédien·ne·s, mais quand même, le temps d’un film, on croit à l’extrême beauté du personnage. Le beauty work dépasse le cadre d’un seul film, et repose différemment cette question de la croyance dans les images. Le cinéma fictionnel est l’art de fabriquer du vrai (sentiments, émotions) avec du faux (acteur·rice·s, décors, costumes, montage…), de tromper le spectateur, tout en lui disant qu’il est trompé. Le beauty fait pencher la balance vers le faux et la tromperie qui se cache en tant que telle, aidé par la technologie numérique qui prolonge les techniques précédentes en les amenant à la perfection. Éthiquement, le mécanisme du beauty propose des visages esthétiquement parfaits, sans défaut (et donc finalement inhumains) et pourtant, officiellement du moins, sans retouche et donc « naturellement » parfaits. En cela, il s’inscrit dans un débat contemporain plus large sur la question de la beauté et de ce que véhicule cette image parfaite, car fabriquée, des stars. Selon Edgar Morin[83], la star, cette invention du cinéma, offre un modèle, un idéal-type, à la fois déesse et homme·femme-sandwich du capitalisme. Ces dernières années, un mouvement « anti-retouche » se déploie pour revendiquer les vraies personnes, sans maquillage, sans retouche, avec leurs formes corporelles différentes, porté par des « femmes comme Keira Knightley et Lena Dunham, qui ont récemment protesté contre les retouches numériques et bravé les critiques en montrant leur vrai corps et en posant sans maquillage[84] ». C’est aussi l’idée de la réalisatrice Nisha Ganatra qui :
travaille sur des émissions promouvant une esthétique au naturel : Transparent d’Amazon, Better Things de FX, Girls de HBO. La réaction la plus fréquente a été : « Ça a l’air tellement vrai », dit-elle à propos de Transparent. « Je pense que c’est en grande partie parce que nous avions oublié à quoi ressemblaient les visages normaux, parce que nous ne les avions pas vus depuis si longtemps. Quand avons-nous vu une ride, ou des poches sous les yeux, ou des cernes ? Nous ne faisions pas exprès de ne pas le faire, mais nous ne corrigions pas non plus tous ces éléments[85]. »
Cette mise en avant du « vrai à tout prix », luttant contre le « faux à tout prix » amplifié par le beauty work, reste pour le moment minoritaire. Les deux tendances, opposées à première vue, se rejoignent sur la place du « vrai » dans la société contemporaine : un « vrai visage », socialement, est plus légitime qu’un visage lifté, perçu comme une forme de tricherie. Le naturel, au cinéma comme dans la société[86], semble comporter une valeur ajoutée que ne possède pas le beauty work. Si « les effets numériques deviennent invisibles pour faire plus vrai », comme le postulait déjà en 2013 le titre d’un article de Frédéric Strauss[87], ils deviennent aussi de plus en plus discrets pour disparaître. Le beauty work n’est ni faux ni vrai puisqu’officiellement, il n’existe pas. Comme la retouche des portraits photographiques bourgeois du 19e siècle, il est à la fois potentiellement partout et en même temps nulle part, puisque nulle trace n’atteste concrètement de sa présence dans telle scène ou sur tel visage. Les manuels photographiques proposaient un « avant / après » retouche qui disparaît totalement des beauty works numériques contemporains. Ces derniers appliquent les mêmes recettes qu’au 19e siècle, à un détail près : leur effacement de l’espace public. La rupture technologique qu’ils apportent indéniablement prolonge parfaitement (et peut-être trop) la quête de la photogénie qui était auparavant prise en charge essentiellement par les maquilleurs et chefs opérateurs. Le cas extrême du beauty work ne fait qu’exposer clairement les tensions entre les enjeux industriels et artistiques du champ, rappelant que s’il est un art, « par ailleurs, le cinéma est une industrie[88] ».
Appendices
Note biographique
Réjane Hamus-Vallée est professeure des universités à l’Université d’Evry Paris-Saclay, Centre Pierre Naville, où elle dirige le master Image et société : documentaire et sciences sociales. Ses recherches portent principalement sur les effets spéciaux (Peindre pour le cinéma. Une histoire du Matte Painting, Les Presses universitaires du Septentrion, 2016), les métiers du cinéma (Superviseur d’effets visuels pour le cinéma, avec Caroline Renouard, Eyrolles, 2016) et la sociologie visuelle et filmique (direction, « Sociologie de l’image, sociologie par l’image », CinémAction, 2013).
Notes
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[1]
Par exemple André Gunthert, « “Sans retouche”. Histoire d’un mythe photographique », Études photographiques, n° 22, septembre 2008.
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[2]
Fabrice Revault d’Allonnes, La lumière au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1991.
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[3]
Le « beauty work », parfois raccourci en « beauty » uniquement, est un terme professionnel : nous adjoignons l’adjectif numérique pour évoquer l’outil contemporain utilisé actuellement dans ce type de retouche.
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[4]
Sur ce point : Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Aubier, Paris, 1989.
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[5]
Dans le champ des effets visuels fortement mondialisé, la terminologie anglo-saxonne est omniprésente, en particulier en France où l’emploi de l’anglais crée un lien avec les productions internationales et indique directement la nature technologique de l’acte désigné. En outre, le rajeunissement n’est pas tout à fait synonyme de de-aging, ce dernier évoquant justement la lutte contre le vieillissement, le « de-vieillissement » : on ne cherche pas à faire plus jeune, mais à faire « moins vieux »…
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[6]
Aussi dénommée deep fake pour les fausses vidéos de personnalités politiques circulant sur internet, le deep learning, apprentissage profond, est basé sur l’intelligence artificielle pour « apprendre » à une machine à simuler un interprète réel, analysant pour cela plusieurs heures de films afin de repérer les expressions de l’humain en question pour être ensuite capable de les simuler. L’ordinateur peut après remplacer le visage de la doublure embauchée sur le plateau par l’acteur·rice de synthèse ainsi généré·e.
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[7]
Sur ce point : Edgar Morin, Les stars, Paris, Le Seuil, 1957. Bien que publiées depuis presque 70 ans, les analyses d’Edgar Morin restent à ce jour éclairantes pour évoquer la place et le rôle particuliers des acteurs et actrices de cinéma dans la société contemporaine, et expliquer ainsi le tabou autour de ce marqueur identitaire et identificatoire fort qui est le visage de la star. On pourrait aussi rapprocher ce point de la notion d’aura, déployée par Walter Benjamin dans L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, initialement publié en 1936.
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[8]
Concernant la place spécifique qu’occupe le visage au cinéma, et dans la société en général : Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1992. « Le visage est humain, c’est seulement en référence à un sens profond de l’humanité qu’on parlera de visage pour un animal, une chose, un paysage; le visage est au haut du corps, à l’avant, il est la partie noble de l’individu; surtout, il est le lieu du regard » (p. 14).
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[9]
Christian Metz, « Trucage et cinéma », Essais sur la signification au cinéma, t. 2, Paris, Klincksieck, 1972, p. 173–192. Dans cet article, Christian Metz découpe les trucages en trois familles : les trucages visibles (les fondus enchaînés, les volets, qui sont visibles par le public en tant que trucage de l’image), les trucages invisibles mais perceptibles (ceux que le public perçoit par la nature clairement impossible de l’image, tel un dinosaure ou un personnage invisible, sans voir la technique derrière) et enfin les trucages imperceptibles (ceux que le public ne soupçonne même pas, comme l’emploi de talonnettes pour faire grandir un acteur masculin ou l’usage de plusieurs chevaux dressés pour en créer un seul sur grand écran).
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[10]
Dans cet article, nous citerons exclusivement des productions françaises et hollywoodiennes, afin d’exposer la diversité du phénomène, ce qui ne devra pas occulter le fait que l’essor de cette pratique est international, loin du stéréotype l’imaginant réservée aux seuls blockbusters internationaux. La difficulté d’accès aux sources nous obligera néanmoins à réserver une part de l’analyse à ces dernières productions, avec la même remarque que précédemment.
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[11]
Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 120.
-
[12]
Et par conséquent, le portait photographique semble immédiatement « plus vrai », plus direct, que le portait pictural. Sylvain Maresca, « Les apparences de la vérité », Terrain, n° 30, 1998.
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[13]
Ibid.
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[14]
« La retouche est chose légitime quand elle ne falsifie pas la nature; elle ne devrait être employée que pour remédier aux défauts bien connus qui sont inhérents à la photographie. Dans la nature, nous voyons rarement une tache de rousseur sur le visage, à moins que nous ne la regardions attentivement; dans le négatif, cette tache se traduit par un trou qui s’imprime beaucoup plus noir que la tache ne le paraît en réalité. Il est juste de boucher ce trou de manière à obtenir un résultat qui représente mieux la nature. », H. P. Robinson, L’atelier du photographe, Paris, Gauthier-Villars, 1888, p. 122–123.
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[15]
Voir à ce sujet le travail de Clément Cheroux, Avant l’avant-garde : Du jeu en photographie, 1890-1940, Lausanne, Textuel, 2015.
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[16]
La retouche à des fins politiques (le plus souvent, effacement d’anciens alliés devenus ennemis physiquement et symboliquement éliminés ou enjolivement de l’image de certains dictateurs) est abondamment évoquée par Alain Jaubert, Le Commissariat aux archives. Les photos qui falsifient l’histoire, Paris, Bernard Barrault, 1986.
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[17]
Erica Tempesta, « FaceTune for the Victorian age! Fascinating 1909 book reveals decades-old retouching techniques that were used to remove ‘imperfections’ and slim down ‘stout’ figures in the early 20th century », Dailymail.com, 29 septembre 2021, www.dailymail.co.uk/femail/article-10038823/How-photos-retouched-Victorian-era.html (consultation le 18 septembre 2023).
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[18]
Thomas Harrison Cummings et James Boniface Schriever, Complete Self-Instructing Library of Practical Photography, Scranton, American School of Art and Photography, 1909, vol. X.
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[19]
Ibid., p. 83. Notre traduction, comme toutes les traductions qui suivront.
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[20]
Ibid., p. 15.
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[21]
Ibid.
-
[22]
Ibid., p. 84.
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[23]
Ibid., p. 219.
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[24]
Ibid., p. 92.
-
[25]
Amusidora, « La retouche photo au début du siècle (avec exemples) », mis en ligne le 6 novembre 2022, www.amusidora.fr/la-retouche-photo-au-debut-du-siecle-1890-1905/ (consultation le 18 septembre 2023).
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[26]
Harrison Cummings et Boniface Schriever, 1909, p. 136.
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[27]
Paul Ganichot, Traité théorique et pratique de la retouche des épreuves négatives et positives, Paris, C. Mendel, 1907, p. 6.
-
[28]
Klary, C., L’art de retoucher les négatifs photographiques, Paris, Gauthier-Villars et fils, 1891, p. 31.
-
[29]
On pourrait d’ailleurs émettre l’hypothèse que la phrase magique qui se répand sur les plateaux de tournage, « on verra ça en post-prod », est déjà présente en photographie dès le 19e siècle et n’est pas une invention de l’ère numérique. Sa version anglaise, « we’ll fix it in post », insiste davantage sur la réparation (fix) que sur le côté plus ouvert et plus large (voir) de la phrase française. Ces deux phrases font tellement partie de l’imaginaire collectif de la profession qu’on les retrouve sur des T-shirts, des carnets, ou encore comme point de ralliement sur certains réseaux sociaux comme Facebook.
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[30]
Dana Oliver, « The Vaseline Camera Trick That Gave Old Hollywood Actresses A Gorgeous Glow », Huffington Post, 14 avril 2015 : « Travis John Hoffman, directeur de la photographie et professeur à la New York Film Academy, explique que cette technique a été utilisée très tôt dans l’industrie cinématographique. “De la vaseline ou d’autres substances étaient frottées sur l’objectif ou sur une plaque optique (morceau de verre transparent placé devant l’objectif) pour donner un effet de halo ou de brillance”, a-t-il expliqué. “Cela dit, le maquillage et l’éclairage ont joué et jouent toujours un rôle crucial, quel que soit le degré de filtration ajouté,” On peut également obtenir un effet similaire en plaçant un bas de femme sur l’objectif », www.huffpost.com/entry/vaseline-camera-trick-effect_n_7062900 (consultation le 18 septembre 2023). (Notre traduction).
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[31]
À titre d’exception, Maurice Bessy (Les truquages au cinéma, Paris, Prisma, 1951) évoque une retouche particulière de visage, photogramme par photogramme, en rotoscopie, pour Napoléon d’Abel Gance en 1927, visant à accentuer la ressemblance de l’acteur Edmond Van Daële avec son personnage historique, Robespierre. Cet élément reste néanmoins plutôt rare dans l’histoire du cinéma, tant il demande du temps pour s’établir à l’échelle totale d’un film.
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[32]
Le beauty work ne remplace pas évidemment les autres solutions, chaque projet opérant, selon son budget, ses choix esthétiques, ses possibilités techniques, la solution la plus appropriée. Et si le beauty work se conçoit à l’’échelle d’un film ou d’une scène de série, il serait plus difficile, actuellement, à déployer sur la totalité d’une série. La série The Crown (2016–, Netflix), par exemple, change ainsi ses interprètes selon les saisons, pour coller aux différents âges de la reine Elizabeth II et de son entourage.
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[33]
Plusieurs auteur·rice.s mettent en perspective l’image de synthèse comme héritière de la peinture et analysent les points communs entre le dessin et l’infographie. Pour une approche générale de cette question : Laurent Jullier et Cécile Welker, Les images de synthèse au cinéma, Paris, Armand Colin, coll. « Focus Cinéma », 2017.
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[34]
Le Paris Images Digital Summit (PIDS) d’Enghien-les-Bains est une manifestation professionnelle récompensant tous les ans, les meilleurs effets visuels réalisés en France : https://3dvf.com/le-face-engine-de-mac-guff-plus-efficace-quune-creme-antirides/ (consultation le 18 octobre 2023).
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[35]
Le premier épisode, consacré à un entretien avec Dalida, a été diffusé sur France 3 en mai 2022 et le deuxième, avec Coluche, en juin 2023. Notons que la résurrection numérique est en lien avec les technologies évoquées ici, et se déploie aussi à la même période : Peter Cushing pour Rogue One: A Star Wars Story de Gareth Edwards en 2016, Ivan Reitman dans un hommage posthume de son fils Jason Reitman, réalisateur de S.O.S. Fantômes : l’héritage en 2021, ou Paul Walker, décédé en cours de tournage de Fast and Furious 7 de James Wan sorti en 2015. Les amincissements narratifs (personnes sorties de camp de concentration pour Simone, le voyage du siècle d’Olivier Dahan en 2022, marques sur les prisonniers de guerre dans Unbroken d’Angelina Jolie en 2014, dé-musculation de Chris Evans pour les années de jeunesse de Captain America: The First Avenger de Joe Johnston en 2011…) sont aussi à mettre en relation avec les points soulevés ici.
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[36]
Remplacement de visage.
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[37]
« “Notre espoir, c’est qu’en regardant The Walk, vous ayez vraiment cru que Joseph Gordon-Levitt avait appris à jongler avec cinq massues tout en restant en équilibre sur une corde raide” » (notre traduction), par Aidan Fraser, superviseur d’effets visuels; Logan Hill, « How Hollywood Gives Actors Plastic Surgery With a Mouse Click », Vulture, 31 mars 2016, www.vulture.com/2016/03/special-effects-c-v-r.html (consultation le 18 septembre 2023).
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[38]
Le face swan n’est au final que l’aboutissement d’un effet Koulechov classique : un montage entre images donnait déjà par exemple l’illusion que les jambes filmées en plan rapproché dans Pretty Woman (Garry Marshall, 1990), appartenaient à Julia Roberts et non à sa doublure jambes. Un plan de visage plus un plan de corps montés ensemble constituaient pour le public un même personnage. Dorénavant, le plan du visage et le plan du corps ne se suivent plus, ils sont placés ensemble dans le même plan : un montage dans l’image, plutôt qu’un montage entre images.
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[39]
Manon M., « Bruce Willis cède ses droits à l’image pour une publicité deepfake », La Réclame, 19 août 2021, https://lareclame.fr/megafon-deepfake-brucewillis-publicite-253222 (consultation le 20 septembre 2023).
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[40]
Romain Nigita, « “Plus Belle la vie” se lance dans le “deep fake” pour remplacer une actrice malade du Covid-19 », Le Journal du Dimanche, 14 novembre 2020,
www.lejdd.fr/Medias/info-jdd-plus-belle-la-vie-se-lance-dans-le-deep-fake-pour-remplacer-une-actrice-malade-du-covid-19-4005470 (consultation le 20 septembre 2023).
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[41]
Où l’on verra que le beauty work est un geste banal, particulièrement dénoncé dans les publicités papier, puisque la mention « photographie retouchée » est depuis le 1er octobre 2017 obligatoire en France « lorsque l’apparence corporelle des mannequins a été modifiée par un logiciel de traitement d’image, pour affiner ou épaissir leur silhouette », alors qu’aucune mention n’est nécessaire en télévision… Voir le « décret n° 2017–738 du 4 mai 2017 relatif aux photographies à usage commercial de mannequins dont l’apparence corporelle a été modifiée » sur legifrance.fr.
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[42]
Il est ainsi probable, même si peu d’éléments en parlent, que le rajeunissement de Romain Duris pour Eiffel de Martin Bourboulon en 2021, fabriqué par la société Mac Guff Ligne, ait utilisé du deep learning, www.artofvfx.com/eiffel-olivier-cauwet-overall-vfx-supervisor-buf/ (consultation le 20 septembre 2023).
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[43]
Par exemple, The Irishman en 2019 de Martin Scorsese… La plateforme diffuse aussi depuis 2021 la série Shadow and Bone, adaptation littéraire qui met en scène, parmi les personnages aux pouvoirs surnaturels, Genya Safin, capable de sculpter les corps, de remonter les seins affaissés de sa souveraine, de maquiller instantanément l’héroïne principale et d’en retirer toute cicatrice…
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[44]
Et donc le travail de dix personnes sur cinq mois.
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[45]
Stephanie Merry, « Hollywood’s secret beauty trick: The special effects facelift », Washington Post, 18 mars 2016; repris dans « Special effects give aging stars a lift », rédaction du Washington Post, 27 mars 2016.
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[46]
Pour en savoir plus sur le principe du trompe-l’oeil pictural : Omar Calabrese, L’art du trompe-l’oeil, Paris, Citadelles et Mazenod, coll. « Les phares », 2010.
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[47]
Ibid.
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[48]
Rappelons que le texte date de 1972, au moment où les informations ne sont pas encore relayées massivement par la presse spécialisée et surtout internet. Nous évoquons ici les campagnes promotionnelles communiquant abondamment sur les « exploits techniques » derrière ces images, et qui se retrouvent dans les critiques, professionnelles comme amatrices, entourant les films, bien avant la démultiplication offerte par les réseaux sociaux. Réjane Hamus-Vallée et Caroline Renouard, « À effet spécial, affect spécial ? La réception critique de King Kong en France (1933, 1976, 2005) », Martin Barnier, Isabelle Le Corff et Nedjma Moussaoui (dir.), Les émotions au cinéma, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 73–92.
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[49]
Miriam Milman, Le trompe-l’oeil, Genève, Skira, 1982, p. 7.
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[50]
Ainsi le chapeau de l’article de Jeff Sneider demande si : « Ce n’est plus réservé à Benjamin Button, car une procédure coûteuse, autrefois réservée aux célébrités, est en train de devenir monnaie courante dans l’industrie » dans « Hollywood’s Dirty Little Beauty Secret: How Movie Stars Are Erasing Years Without Surgery », The Wrap, 1er décembre 2014, www.thewrap.com/hollywoods-dirty-little-beauty-secret-how-movie-stars-are-erasing-years-in-an-instant/ (consultation le 20 septembre 2023).
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[51]
Eugène Durieu, « Sur la retouche des épreuves photographiques », Bulletin de la Société française de photographie, octobre 1855, p. 303. On voit bien que la retouche ouvre la boîte de Pandore que personne n’a intérêt à creuser, ni le public ni le photographe – seul le théoricien y est amené…
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[52]
Josh Dickey, « The secret Hollywood procedure that has fooled us for years », Mashable, 1er décembre 2014, https://mashable.com/archive/hollywood-secret-beauty-procedure (consultation le 20 septembre 2023).
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[53]
« Non-disclosure agreement », accord de non-divulgation : « Je suis tellement soumis à des NDA que quelqu’un passerait par ma fenêtre avec des AK-47 si je parlais », Vince Cirelli, superviseur d’effets visuels, cité par Hill, 2016.
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[54]
C’est aussi le même phénomène en France, où lors de nos différentes enquêtes sur le milieu des effets visuels, les différents superviseurs rencontrés ont tous mentionné du travail de beauty work sur des productions françaises ou internationales, mais ont tous refusé de donner des exemples précis.
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[55]
Catherine Balle, « “On enlève des rides, on réduit les nez” : la retouche des acteurs à l’écran, encore un tabou », Le Parisien, 7 novembre 2022.
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[56]
Georges Méliès, « Les Vues Cinématographiques, causerie par Geo. Méliès », Annuaire Général et International de la Photographie, Paris, Librairie Pion, 1907, p. 363–392.
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[57]
Cité par Jean Petithuguenin, « Essai de cinédramaturgie, quelques opinions », L’hebdo film, 17 octobre 1931, p. 16.
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[58]
Cité par Frédéric Strauss, « Les effets numériques deviennent invisibles pour faire plus vrais », Télérama, 30 mars 2013, https://www.telerama.fr/cinema/les-effets-numeriques-deviennent-invisibles-pour-faire-plus-vrais,95141.php (consultation le 15 novembre 2023).
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[59]
Hill, 2016.
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[60]
Sur le plan corporel, une certaine morale puritaine est un argument régulièrement convoqué, afin de camoufler certaines parties du corps (le plus souvent, une poitrine féminine, mais aussi par exemple les parties génitales de l’acteur Ralph Fiennes, visibles lorsqu’il devait monter des escaliers, nu, dans Dragon rouge de Brett Ratner, 2002).
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[61]
Hill, 2016.
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[62]
Cité par Hill, 2016.
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[63]
Olivier Caïra et Réjane Hamus-Vallée, Le goof au cinéma. De la gaffe au faux raccord, la quête de l’anomalie filmique, Paris, L’Harmattan, coll. « De visu », 2020.
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[64]
Les titres des articles ici étudiés mettent ainsi l’accent sur le « mensonge » hollywoodien, sur les « sales petits secrets », sur le « secret utilisé par Hollywood pour nous tromper depuis des années », titres accrocheurs certes, mais allant dans le sens d’une forme de réprobation généralisée. La plupart de ces articles se concentrent sur Hollywood en tant qu’« usine à rêves », sans voir que le procédé est, sur le terrain, généralisé à l’ensemble de la planète cinéma.
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[65]
Dziga Vertov insistait déjà sur la nécessité de justifier le trucage : justifié, il est un procédé tout à fait acceptable et même important pour le Ciné Oeil qu’il recherche, alors que non justifié, c’est un truc facile et insupportable, ne permettant pas le dévoilement de la vérité. « Si l’on dispose d’un escalier, le fait de sortir par la fenêtre en se servant de la gouttière constituera un trucage injustifiable. Tout change s’il n’y a pas d’escalier. On sera alors forcé d’utiliser ce procédé. Quant à moi, je préférerai toujours l’escalier », Articles, journaux, projets, Cahiers du cinéma, « 10 / 18 », 1972, texte de 1934.
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[66]
Cité par Merry, 2016.
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[67]
Les deux vont ensemble : la technique se « simplifie », les coûts se réduisent, autorisant une généralisation d’une retouche qui, précédemment, étant trop chère et complexe pour s’étendre à un film entier.
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[68]
Jacques-Henri Poucave, « Justice League et la moustache fantôme, les terribles images du barbouillage numérique de Henry Cavill », Ecran Large, 17 novembre 2017, https://www.ecranlarge.com/films/news/1005161-justice-league-et-la-moustache-fantome-les-terribles-images-du-barbouillage-numerique-de-henry-cavill (consultation le 20 septembre 2023).
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[69]
Alex Leadbeater, « Why Was Superman's CGI-Erased Mustache So Bad in Justice League? », Screen Rate, 18 novembre 2017, https://screenrant.com/justice-league-movie-superman-henry-cavill-mustache-reshoots/ (consultation le 20 septembre 2023).
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[70]
C’est ce qui explique aussi la vallée de l’étrange, la « Uncanny Valley », qui étend les remarques du roboticien Masahiro Mori au cinéma : lorsqu’une créature de synthèse se rapproche d’une copie parfaite de l’être humain, mais sans y parvenir exactement, elle en devient dérangeante, alors que les caricatures identifiables en tant que telles posent moins de souci de crédibilité.
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[71]
Entretien avec Elena Estevez Santos, Lead 2D, « De-ageing In Hollywood: From Practical Makeup To VFX », Outpost, www.outpost-vfx.com/en/news/deageing-film-2d-lead-elena-estevez-santos (consultation le 20 septembre 2023).
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[72]
Cité par Merry, 2016.
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[73]
La publicité Reincarnation a été produite par l’agence Doner et réalisée par Joseph Kahn; disponible sur la chaîne YouTube de la marque Fiat (FCA).
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[74]
Ce phénomène est d’ores et déjà abondamment raillé sur internet : les « abus de retouche », photoshop ou filtres instagram, sont systématiquement dénoncés par les internautes (Justine Feutry, « Naomi Campbell prise en flagrant délit d’un abus de retouches sur les photos des Oscars », Madame Figaro, 16 mars 2023, https://madame.lefigaro.fr/beaute/make-up-soins/naomi-campbell-prise-en-flagrant-delit-d-un-abus-de-retouches-sur-les-photos-des-oscars-20230316 (consultation le 20 septembre 2023)) et certains sites spécialisés livrent leurs conseils d’expert pour repérer les abus de retouches : Lise Lanot, « Comment repérer les abus de retouche des stars ? Une photographe partage son savoir », konbini.fr, 2 septembre 2022, www.konbini.com/arts/comment-reperer-les-abus-de-retouche-des-stars-une-photographe-partage-son-savoir/ (consultation le 20 septembre 2023).
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[75]
Anne Gotman, L’identité au scalpel. La chirurgie esthétique et l’individu moderne, Montréal, Liber, 2016.
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[76]
Hill, 2016.
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[77]
Entretien avec Edson Williams par Ian Failes, « Masters of FX: Behind the Scenes with Geniuses of Visual and Special Effects », Londres, Focal Press, 2015, p. 176.
- [78]
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[79]
Nettoyer les images en retirant de petites imperfections, des nuages disgracieux, des éléments surnuméraires…
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[80]
Hill, 2016.
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[81]
Hill, 2016.
-
[82]
Octave Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Seuil, 1969.
-
[83]
Ibid.
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[84]
Sneider, 2014.
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[85]
Whitney Friedlander, « Hollywood Is Lying to You: How Movies and TV Are Erasing Actresses' “Flaws” », Marie Claire, 20 juin 2017, www.marieclaire.com/culture/a26709/how-movie-visual-effects-make-actors-look-younger/ (consultation le 20 septembre 2023).
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[86]
Ce sujet est bien évidemment trop large pour ce seul article. Évoquons entre autres exemples la mode du maquillage « naturel », les multiples polémiques autour des mannequins, principalement féminins, jugées « trop maigres » puis « trop rondes » (voir Mélanie Mendelewitsch, « Pourquoi les femmes ne se reconnaissent pas dans les campagnes de pub ? », L’Express, 7 juillet 2015), ou dans le monde du cinéma, les campagnes marketing insistant sur le vrai rôle de Tom Cruise dans ses différentes cascades, sur l’emploi d’un vrai Boeing pour une scène explosive de Tenet (Christopher Nolan, 2020) ou toute la promotion certifiant que ce sont bien les vrais pieds de l’actrice Margot Robbie qui se retrouvent dans la première scène de Barbie (Greta Gerwig, 2023)…
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[87]
Strauss, 2013.
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[88]
André Malraux, « Esquisse d’une psychologie du cinéma », Verve, vol. 2, n° 8, 1940.