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Filip Müller a vingt ans quand il est affecté à un « Krematorium Kommando » à Auschwitz en mai 1942, un mois après son arrivée au camp[1]. Après avoir réussi à intégrer d’autres fonctions — une exception parmi les Juifs affectés aux crématoires —, il est forcé de revenir à ce qui s’appellera désormais le Sonderkommando, d’abord au Krematorium II, puis au IV, jusqu’à l’évacuation en janvier 1945 alors qu’il entreprend la marche de la mort qui le conduit à « une forêt à proximité de Gunskirchen, près de Wels » en Haute-Autriche, dans un camp déserté par les SS[2] . En 1946, alors qu’il est hospitalisé à Prague, il livre un premier témoignage à l’intention d’Ota Kraus et d’Erich Kulka, deux survivants d’Auschwitz et compatriotes qui préparent alors un livre[3]. Il témoigne à nouveau oralement le 11 décembre 1947, à Cracovie, cette fois devant des accusés allemands au procès d’Auschwitz. Un large public a depuis peu un accès à ce témoignage sur le site Web du projet 39–45 Chronicles of Terror, à partir de la banque de données de l’Institut Witold Pilecki de Varsovie (voir la figure 1). Quant aux originaux de la transcription du procès, ils sont conservés à l’Institut de la mémoire nationale (Stytut Pamięci Narodowej). Le témoignage de Müller y est consigné en polonais en à peine deux pages; le même texte est retranscrit et défile en format numérique sur le site de l’Institut Pilecki, accompagné d’une traduction anglaise[4] (voir la figure 2). En octobre 1964, Müller est appelé de nouveau à témoigner, cette fois au procès de Francfort, un témoignage dont les transcriptions et la déposition préliminaire, laquelle date de 1963, se retrouvent aujourd’hui sur le Web[5] (voir les figures 3 et 4), et dont l’enregistrement audio est disponible sur YouTube[6]. Müller était une des 250 personnes venues témoigner au procès entre 1964 et 1965. Avant même que le procès soit terminé, l’écrivain Peter Weiss a entrepris d’en adapter librement la transcription au théâtre[7].

Figure 1

Capture d’écran du témoignage de Filip Müller au procès de Cracovie (fac-similé), 1947. Source : 39–45 Chronicles of Terror, Institut Witold Pilecki, Varsovie. Date de mise en ligne du texte inconnue. Disponible sur zapisyterroru.pl, https://www.zapisyterroru.pl/dlibra/show-content?id=3642&navq=aHR0cDovL3d3dy56YXBpc3l0ZXJyb3J1LnBsL2RsaWJyYS9yZXN1bHRzP3E9RmlsaXArTSVDMyVCQ2xsZXImYWN0aW9uPVNpbXBsZVNlYXJjaEFjdGlvbiZtZGlyaWRzPSZ0eXBlPS02JnN0YXJ0c3RyPV9hbGwmcD0wJmlwcD03NQ&navref=MnRwOzJ0Ng&format_id=3, (consultation le 20 septembre 2020).

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Figure 2

Capture d’écran de la traduction du témoignage de Filip Müller au procès de Cracovie, 1947. Source : 39–45 Chronicles of Terror, Institut Witold Pilecki, Varsovie. Date de mise en ligne du texte inconnue. Disponible sur zapisyterroru.pl, https://www.zapisyterroru.pl, (consultation le 20 septembre 2020).

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Figure 3

Capture d’écran de la déposition préliminaire de Filip Müller au procès de Francfort, décembre 1963. Source Internet : Frankfurter Auschwitz-Prozess. 97. Verhandlungstag, 5.10.1964 und 98. Verhandlunstag, 8.10.1964, PDF du Fritz Bauer Institut, date de mise en ligne inconnue, disponible sur Google Drive, https://drive.google.com/file/d/15FAu_KDq3-izE9P1e5_uRyhNYY3WhZHR/view, (consultation le 30 septembre 2020).

© The Hessian State Archives in Wiesbaden (HHStAW)

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Figure 4

Capture d’écran du témoignage de Filip Müller au procès de Francfort, 5–8 octobre 1964. Source Internet : Frankfurter Auschwitz-Prozess. 97. Verhandlungstag, 5.10.1964 und 98. Verhandlunstag, 8.10.1964, PDF du Fritz Bauer Institut, date de mise en ligne inconnue, disponible sur Google Drive, https://drive.google.com/file/d/15FAu_KDq3-izE9P1e5_uRyhNYY3WhZHR/view, (consultation le 30 septembre 2020).

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Dans la foulée des événements qui ont suivi le printemps de Prague, Müller s’installe en Allemagne de l’Ouest, où il donnera à son témoignage une nouvelle forme, plus expansive et plus détaillée, mais aussi plus personnelle : celle d’un livre qu’il fera paraître presque simultanément en anglais et en allemand[8] après y avoir travaillé de longues années. C’est à cette époque, au moment où le livre de Müller voit enfin le jour, que Claude Lanzmann le rencontre lors de la préparation de son film Shoah[9]. Le témoignage filmé de Müller sera bientôt considéré comme un des éléments clés d’un film réputé indépassable sur la question de l’extermination des Juifs d’Europe et, de manière plus cruciale encore, sur la figure du témoin de la Shoah. Müller n’y figure plus comme un nom dans une banque de données ou l’auteur d’un témoignage versé aux archives.

Dans sa préface à l’édition française du livre de Müller, Claude Lanzmann écrit : « Au moment où l’histoire vivante se change en histoire morte, où la vérité se travestit en légende quand elle n’est pas simplement falsifiée et niée, la parution de son livre revêt une importance essentielle[10] ». Lanzmann se montre à l’époque déjà soucieux de la transformation d’une médiation vive de l’histoire, soit une médiation incarnée par le témoin, en une transmission post mortem, toujours susceptible d’en travestir la vérité[11]. Pour le cinéaste, le témoin Filip Müller offre à la fois le « matériau constitutif » de son film et une médiation vive de la mémoire de la Shoah. Par « matériau constitutif », nous entendons, à l’instar de Silvestra Mariniello lorsqu’elle parle des médias, « le lieu, le corps, la voix, l’image et le son », par rapport aux « supports matériels (pellicule, ruban magnétique, etc.) » et aux « technologies impliquées (cinéma, photographie, écriture)[12] ». Dans le film de Lanzmann, le témoin apparaît sous la double modalité d’un corps et d’une voix enregistrés, tenus pour les matériaux constitutifs de son film au même titre que l’image et le son. Mais nous venons aussi de voir que le témoignage de Müller, outre le film, passe par d’autres états et contextes (récit oral recueilli sur son lit d’hôpital, témoignage aux procès, livre), et ce, en fonction d’une ligne de temps qui correspond à la vie du témoin depuis sa sortie d’Auschwitz jusqu’au film dans lequel il apparaît.

Dans une perspective intermédiale, il nous faut donc être attentifs à la médiation du témoignage livré par Müller en tenant compte de la trajectoire interne que constitue la vie du témoin, soit depuis ses premiers témoignages oraux jusqu’aux entretiens accordés à Lanzmann, en passant par l’écriture du livre. Par médiation, il faut entendre l’acte qui consiste à rendre compte d’une expérience, d’un événement. Des conditions matérielles la rendent possible, qui ne sauraient être réduites aux seuls supports et comprises comme simples moyens, puisqu’elles innervent la disposition à témoigner et règlent, de l’intérieur même de l’acte qui consiste à témoigner, son effectivité. Car on dira aussi que tout témoignage est lui-même un acte de médiation, que le témoin a la médiation chevillée au corps[13].

Mais il nous faut être tout aussi attentifs à la trajectoire externe des différentes occurrences de ce témoignage, celles-ci se détachant de leur contexte d’énonciation pour devenir, de loin en loin, archives. D’une part, le témoignage oral, oeuvre de médiation d’une expérience, se trouve médiatisé par une série de « mises en registre » (dépositions transcrites, textes imprimés, enregistrements sonores et audiovisuels); d’autre part, ces archives sont mises en circulation, diffusées dans le temps comme dans l’espace (on pensera aux institutions, aux différents lieux de mémoire et au Web), parfois transformées pour d’autres usages — autant de manières d’interpeller des légataires et non plus des allocutaires. Outre l’acte de médiation lui-même, c’est alors la transmission du témoignage, dans le double sens d’une diffusion et d’une mémoire, qui s’impose à l’analyse.

Ce sont ces deux trajectoires, interne et externe, que nous emprunterons afin de saisir non pas comment « l’histoire vivante se change en histoire morte », pour rependre les propos de Lanzmann, mais de quelle intermédialité est fait le témoignage de Filip Müller.

Le témoin oculaire

Il est frappant que Müller, qui a témoigné à maintes reprises dans divers contextes et sous des formes médiatiques différentes, ait toujours tenu à n’aborder que ce qui s’était passé à Auschwitz, sans tenter de recadrer son témoignage en élaborant les circonstances d’un avant et d’un après, comme l’ont fait d’autres témoins[14]. À entendre ou à lire Müller, ce qui s’est passé entre le moment où il est arrivé avec un convoi de prisonniers dans la cour du Block 11 à Auschwitz en mai 1942 et celui où il « fu[t] réveillé par un bruit régulier de moteurs[15] » dans une forêt près de Wels à l’arrivée des alliés en 1945 doit être conservé dans sa mémoire au-delà de toute autre considération autobiographique ou de toute élaboration philosophique. Une telle exigence assure à son témoignage une stabilité que la distance temporelle entre le vécu passé et sa mise en récit rend nécessaire. S’en tenant à ces trois années passées dans le Sonderkommando et à leurs éléments factuels, Müller les transforme en un noyau événementiel, une pierre dure et inaltérable que sa mémoire peut polir avec le temps sans risquer de la voir se diluer dans le courant de l’existence et de l’oubli. S’en tenir à ces faits et à cette période précise aide à contrer l’effet de déperdition naturelle de la mémoire humaine. C’est cette constante rigueur dans la consignation du souvenir qui fait d’abord de Müller, dans le film de Lanzmann comme dans chacune des occurrences de son témoignage, non pas un survivant, mais un témoin de la Shoah, celui qui cherche avant tout à inscrire avec précision les faits du passé en se portant garant de la mémoire.

Témoigner suppose une attention particulière à la dimension réceptive. On dit d’un témoignage qu’il est reçu, que la cour en justice, par exemple, va le recevoir. Plus que tout autre texte, parole ou artefact, le témoignage est consubstantiel au principe de destination, lequel mobilise toutes ses ressources vers une réception. Car ne pas être reçu entraîne, dans le cas du témoignage, des conséquences qui vont au-delà d’un simple échec de la communication; cela a l’effet d’une négation, non seulement de la médiation, mais de l’événement lui-même. Aussi, cette mobilisation des ressources se traduit-elle par un acte de foi envers ses destinataires. Contrairement au sujet autobiographique, il ne s’agit pas pour le témoin de s’exposer lui-même en s’appuyant sur la singularité de son vécu, mais de confronter ce vécu à un devoir éthique, celui qui consiste à parler au nom des autres et pour les autres[16], à être l’indice de ce qui a été, pour ce qui n’est plus là et en vertu d’une promesse inscrite dans son corps même. Dès lors qu’il a survécu, le témoin est dans son corps propre une trace, ou pour le dire comme Renaud Dulong, « un morceau de l’événement[17] ». La première matérialité du témoignage, celle qui assure le relais entre passé et présent, est donc ce corps qui permet d’énoncer : « J’y étais et je suis maintenant parmi vous ». C’est ce corps qui, d’abord, tient lieu de témoignage quand Filip Müller se présente aux deux procès auxquels il est convoqué. Il en allait autrement lorsque Ota Kraus et Erich Kulka s’étaient présentés à lui à l’hôpital de Prague en 1946 afin de recueillir son propos pour leur livre. Les deux auteurs, que Müller connaissait bien, avaient aussi survécu au camp. Ils ne comptaient pas la présence physique de Filip dans sa chambre d’hôpital comme l’attestation de ce qu’eux-mêmes avaient partiellement vu et dont ils étaient à même de comprendre que cela avait eu lieu. Il s’agissait pour eux de recueillir le témoignage d’un rescapé du Sonderkommando, en passant eux-mêmes de la fonction de témoins à celle d’historiens — une tâche d’autant plus difficile qu’il n’y avait pratiquement aucune distance temporelle entre leur expérience du camp et leur travail documentaire. Le témoignage oculaire peut occuper diverses fonctions : une fonction d’attestation en justice, mais aussi une fonction mémorielle, voire testamentaire et commémorative. La fonction d’attestation était au coeur du témoignage oral livré par Filip Müller lors des deux procès. C’est elle qui en déterminait la destination et les modalités d’adresse. On ne s’adresse pas à des juges et à des procureurs comme on s’adresse à des compagnons rescapés d’Auschwitz et à des historiens. Aux procès, Müller documentait une preuve visant un acte d’accusation précis.

Mais une fois son témoignage enregistré sur une bande magnétique ou versé dans les minutes du procès, son potentiel de transmission augmente et, avec lui, sa fonction mémorielle, une fonction que la présence vive d’un témoin dans une cour de justice ne peut produire à elle seule. Enregistré et consigné par écrit, le témoignage devient lui-même une trace, une archive. En entendant la parole du témoin, la cour la commue en document à verser à la preuve et transfère celui-ci aux archives. C’est ce document qui tient désormais lieu de trace à travers le temps, en ce qu’il atteste de cette parole tenue publiquement, toujours susceptible d’intéresser à leur tour les historiens.

Si des versions dactylographiées ou imprimées de ces témoignages aux procès existent, elles circulent peu au moment où Müller se met à colliger ses notes pour en faire un livre. Mais on les retrouve aujourd’hui sur le Web, notamment sur diverses plateformes institutionnelles et dans des banques de données d’organismes consacrées à la transmission de la mémoire de la Shoah. Certains de ces sites produisent des fac-similés des documents originaux, ou transposent ceux-ci dans un mémorial virtuel en leur conservant l’apparence de documents imprimés. En plus de la fonction immédiate d’attestation qui prévalait dans la salle d’audience aux procès, des fonctions pédagogique, historique et mémorielle se sont donc imposées sans que le témoin s’en saisisse lui-même. La mémoire publique s’est dotée de modalités de stockage et de diffusion que ce dernier n’aurait pu imaginer à l’époque des procès. À toutes les étapes de cette matérialisation du témoignage, de sa médiation et de sa transmission liées aux procès, le témoin oculaire Müller s’efface derrière son témoignage, tandis que son nom désigne, parmi d’autres noms, un des moments de la « mise en registre » de la Shoah. Lorsque le dramaturge Peter Weiss utilise la transcription du procès de Francfort comme matériau de sa pièce dès 1963, il transforme les différentes interventions des témoins et des accusés en un seul récit lyrique, un oratorio qu’il organise d’abord en un texte sans ponctuation ni point final, un texte que Jean-Louis Besson qualifie très justement de « registre de voix[18] », quelques figures se chargeant de la voix des autres témoins, sans que personne ne soit désigné par son nom. Weiss explique cet anonymat par le fait que « dépouill[és de] leur nom, les témoins du drame deviennent de simples porte-parole[19] ». Une telle livraison artistique repose donc sur la réécriture des témoignages et leur intégration à un collectif, un choeur d’anonymes chargé de porter la parole d’autrui. La valeur symbolique de l’entreprise subsume et neutralise ainsi la valeur d’attestation du témoin oculaire sans pour autant évacuer la valeur mémorielle du témoignage. Le symbolique prend à sa charge cette valeur d’attestation, mais sans restituer pour autant le caractère unique du témoin et de son témoignage. Or, étonnamment, la logique qui préside à cette neutralisation est déjà présente dans la mise en scène du procès, et a tout à voir avec le fait que les victimes, pour lesquelles justice doit être rendue, sont indéniablement disparues. Si, comme nous l’avons vu, le témoin au procès tient lieu de témoignage en ce qu’il est la trace de l’événement, une telle incarnation ne saurait toutefois attester des disparus. Pour que cette attestation ait lieu, la Justice exige que le témoin parle et que l’on retienne ce qu’il déclare avoir vu et entendu. Celui-ci répond aux questions qui lui sont adressées, la cour enregistre sa déposition. Il est donc significatif que la présence singulière du témoin, en son corps propre, soit ce que la cour retient le moins, alors que c’est cette même présence qui relie le témoignage à l’événement et le rend recevable. Dans sa facture judiciaire, le témoignage s’éloigne du témoin conçu comme une subjectivité incarnée. C’est justement ce que la pièce de Weiss a retenu : un choeur de voix où disparaissent les sujets et les corps propres.

Le narrateur

Quand Filip Müller entreprend la rédaction de son livre, il ne lui suffit pas de mettre par écrit ce qu’il a déjà déclaré et qui se trouve consigné dans le livre de Kraus et Kulka ou dans les minutes des procès. Il redonne au témoin qu’il fut aux procès les moyens de ressaisir son témoignage en le développant, en l’adaptant aux dimensions d’un ouvrage d’envergure, une monographie qu’il choisit d’offrir de son propre chef au public. Sa tâche est de transformer ses souvenirs et ses notes en un texte de plus de 200 pages, un travail de réflexion et d’écriture qui dure plus de dix ans et s’achève par la « collaboration littéraire » de Helmut Freitag et de nombreuses traductions.

Voici ce qu’en disent les éditeurs :

Filip Müller n’est pas un écrivain. Il a vécu une expérience horrible, unique, au-delà de l’imaginable. Témoin direct et impuissant du martyre de tout un peuple, il a cependant miraculeusement survécu et décidé, après avoir surmonté les limites extrêmes du désespoir, de se souvenir plus de trente ans après avoir échappé à l’enfer. Afin que nul n’oublie. Respectant à la lettre son exceptionnel témoignage, nous nous sommes interdits d’y apporter la moindre modification. Document historique à l’état brut, il nous est apparu essentiel de le publier tel quel, dans sa forme strictement originale. Toute manipulation à des fins esthétiques ou littéraires en aurait, selon nous, totalement annihilé le sens et la portée[20].

Pourtant, le livre n’est justement pas la transcription d’un récit plusieurs fois livré oralement, et l’auteur n’a pas, contrairement à ce que suggèrent les éditeurs, « décidé de se souvenir plus de trente ans après ». Ses témoignages précédents l’ont indéniablement préparé au travail d’élaboration narrative que suppose un tel projet. Et nul doute que Müller est un lecteur qui sait tirer profit de sa connaissance du récit littéraire, alors que ses éditeurs tentent d’orienter son lectorat vers la dimension testimoniale du texte en insistant sur la « lettre » du témoignage qu’ils ont voulu respecter, cet « état brut » dans lequel le lecteur est censé le cueillir. Or, bien qu’il ne soit pas celui d’un écrivain, le livre révèle une maîtrise de la narration et épouse des conventions littéraires qui ne concordent pas avec un « document historique à l’état brut » et ne sauraient, par leur importance, être attribuées au seul accompagnement « littéraire » de Helmut Freitag. Certes, l’usage de l’aoriste, utilisé avec des déictiques du présent et du futur, peut avoir été imposé au texte après une première mouture, mais certaines de ces conventions, dont celle du récit dialogué, sont au fondement du livre et constituent les traits de ce que la narratologie a reconnu depuis longtemps comme ceux de la fictionnalité[21]. On y retrouve également des procédés de mise en intrigue qui correspondent à ce que Raphaël Baroni appelle « la tension narrative », soit le suspense, la surprise et la curiosité[22]. La mise en commun de ces traits ne peut qu’être mise au compte d’un travail de mise en forme ou de configuration narrative, produit par des années d’absorbement dans le matériau ressassé au cours d’une vie et le désir de tirer un récit de son expérience en vertu d’une certaine unité. Parce qu’il écrit, mais aussi parce qu’il a lu et sait qu’il s’adresse à un lecteur, et non plus à une audience lors d’un procès, Müller conçoit cette fois son témoignage dans un rapport de proximité en fonction de la longue durée que suppose la lecture d’un ouvrage d’une telle ampleur. Le témoin, en tant qu’auteur d’un livre et narrateur, y accompagne le lecteur durant des heures, voire plusieurs jours. L’auteur amène son lecteur à connaître quelque chose d’Auschwitz qui, au-delà de la factualité des faits et d’une déposition en justice, le conduit à trouver le sens d’une vie au coeur de ses arrachements, un testament en quelque sorte, mais aussi la dimension subjective de l’expérience dont la littérature s’est faite la médiatrice par excellence[23].

S’il se reportait aux deux pages que constitue la transcription du témoignage au procès de Cracovie — lesquelles sont reproduites sur le site de l’Institut Pilecki —, le lecteur de Müller y retrouverait relatés, dans l’ordre, les éléments suivants : l’arrivée du jeune Müller à Auschwitz, puis, sommairement, son transfert au Krematorium pour avoir volé du thé. Mais dans le livre, le même épisode s’étend sur cinq pages[24]. Au procès, Müller relate ensuite le bris du four causé par le feu et le transport des corps à Birkenau jusqu’à la fosse, un récit qui occupe quatre pages dans le livre[25]. À Cracovie, il atteste de sa présence au Block 11 pendant un an et demi, jusqu’à la liquidation du Krematorium. Son propos incrimine Aumeier et Grabner, tous deux mis en accusation, et mentionne aussi Mengele. Il relate également la présence de victimes non juives, russes et polonaises, et atteste du meurtre par les Allemands de prisonniers politiques polonais, en précisant que ceux-ci chantaient « Longue vie à la Pologne libre » avant de mourir. Le témoignage tel qu’il est consigné aux archives est clairement orienté vers les crimes attribués à Aumeier et Grabner, et Müller y paraît d’abord en qualité de témoin oculaire servant à les incriminer. Témoin parmi d’autres témoins, Müller y est limité par les règles du tribunal et se plie à la logique d’une cause instituée par un système de justice, une mise en accusation dont il n’est pas le maître d’oeuvre. Les éléments de son témoignage sont donc fonction d’autres priorités que celle de mettre en forme ses souvenirs par le biais d’une narration, le témoin oculaire en salle d’audience n’étant pas là pour raconter son histoire, mais pour relater et attester des faits à la demande de procureurs qui cherchent à identifier victimes et criminels. Et comme nous venons de le voir, le témoignage de Müller y reste tributaire d’un horizon d’attente bien précis, le procès ayant lieu en Pologne, où les victimes juives et polonaises sont amalgamées. À Francfort, l’enregistrement du procès fait entendre ce que les transcriptions aux archives ne peuvent que relayer de manière sommaire : les ajustements et les interruptions constantes quand interviennent, en salle d’audience, la voix du témoin, celle du « président Richter » (Vorsitzender Richter), puis celle de l’interprète Stegmann. Sans cesse la parole de Müller se bute à des ajustements linguistiques de la part de son interlocuteur, à des questions de précision, notamment en ce qui a trait aux chiffres associés aux crématoires. La voix de Müller y paraît par moments incertaine, non en raison d’une faiblesse de la mémoire, mais parce qu’il doit naviguer sans cesse entre les vérifications linguistiques, la demande de précision factuelle et le souvenir de son expérience. De plus, témoigner en allemand, dans la langue de ses bourreaux, ne rend pas la chose facile.

Dans le livre, tout en demeurant attentif à l’exposition des faits et à l’irréductibilité de ce qui est arrivé à Auschwitz, Müller prend la narration en charge. Il installe son lecteur dans le quotidien d’un déporté juif et prend le temps de partager avec lui l’angoisse qui l’habitait quand, par exemple, il se tenait dans la cour du crématoire à l’arrivée des Juifs destinés au gazage, « aux premières lueurs du jour[26] ». Terrifié, il anticipait la mort de ses codétenus, imaginant ce qui arriverait si « l’un [d’eux] se fût avancé devant cette foule en criant : “Camarades, abandonnez toute illusion, ici s’achève votre dernier voyage” […][27] ». Trois instances subjectives s’entrelacent alors dans la narration de cet épisode détaillé dans le livre, trois instances impossibles à faire entendre simultanément aux procès : le jeune Filip (le protagoniste), se tenant sur les lieux du supplice et se racontant à lui-même, silencieusement, une histoire, soit le fruit d’une spéculation (qu’arriverait-il si); le narrateur littéraire, qui inscrit cette scène dans son récit en sachant retenir l’attention du lecteur; et le témoin, qui renvoie au dilemme, à la dimension éthique de son expérience en répondant à postériori, de manière implicite, à la question que se pose le lecteur, comme se la sont posée avant lui tous ceux qui ont vu dans le travail des Sonderkommandos une forme de collaboration passive : « Pourquoi avez-vous fait ce que vous avez fait[28] ? »

Plus loin dans le livre, le témoin emprunte au narrateur littéraire au point de s’effacer, laissant le lecteur devant la scène, lorsque les victimes, tout juste arrivées à Auschwitz, commencent à s’inquiéter du sort qu’on leur réserve :

Les chuchotements de la foule cessèrent brusquement. Des centaines de regards se dirigèrent vers la toiture plate du crématoire où venaient d’apparaître quelques officiers S.S. Au milieu d’eux, juste au-dessus de l’entrée des locaux, se tenait Aumeier, en compagnie de Grabner, le chef de la Gestapo du camp, et de Hössler, le futur chef du camp de concentration des femmes. Aumeier prit la parole le premier; de sa voix cassée d’alcoolique, il s’adressa à cette masse de gens effrayés et anxieux[29]… 

La scène est décrite dans le regard des centaines de victimes et présentée de leur point de vue, un point de vue que partage le témoin, mais dont il n’est plus le seul garant. Ce n’est plus le témoin oculaire qui relate ce qu’il a vu, mais le narrateur qui confie la scène au point de vue de toutes les victimes, y compris celles qui disparaîtront bientôt dans la chambre à gaz. « Des centaines de regards se dirigèrent vers la toiture… » : seul un narrateur peut opérer une telle symbiose entre la subjectivité du témoin et la collectivité muette des victimes. Et en parlant de la voix du commandant principal du camp, en la qualifiant de « cassée » et d’« alcoolique[30] », le narrateur crée une image dans la conscience du lecteur; de manière inchoative, contrairement à ce qu’il ferait s’il s’adressait à l’allocutaire d’un témoignage oral au procès, il aiguille le lecteur vers un autre récit en lui laissant le loisir de le compléter en imaginant Aumeier buvant à Auschwitz pendant que les victimes meurent dans les chambres à gaz et brûlent dans les crématoires. L’écriture fait ici du témoin un narrateur qui éclaire les faits depuis la triple perspective d’une expérience vécue (le jeune Müller se tenant dans la cour du Krematorium, terrorisé), d’une expérience réfléchie (le témoin narrateur, auteur de son livre) et d’une expérience imaginée (le lecteur). Cette triple perspective correspond aux trois « mimésis » que Paul Ricoeur avait définies dans son étude de la narrativité comme médiatrices entre le monde pratique de l’expérience, le monde du texte et le monde du lecteur[31], lesquels se condensent ici en un seul épisode, réfléchi dans le temps. La possibilité qu’offre l’écriture de réfléchir l’expérience, tout en réfléchissant sur elle et en sollicitant l’imagination du lecteur, est précisément celle qui est refusée au témoin convoqué au procès de Francfort ou à celui de Cracovie, pour des raisons évidentes. L’écriture permet de déplier, chez le sujet de l’expérience, de multiples récits (spéculatifs, d’anticipation pour la plupart, car les détenus craignent à tout moment de mourir); elle raconte des événements qui auront ou n’auront pas lieu. La médiation par l’écriture du livre, en mettant le narrateur à distance du témoin, mais au plus près d’un lecteur qu’il ne peut qu’imaginer, permet à Müller de s’entretenir avec lui-même au sujet du passé. En le maintenant dans cet entre-deux, elle fait du témoin le lecteur de sa propre expérience.

Figures

Après la scène que nous venons de décrire vient, dans le livre, le récit d’une tromperie : pour endormir leur méfiance, les SS promettent aux déportés qu’on a conduits aux chambres à gaz qu’ils auront de la soupe après la douche; Hössler « simule le désir d’avoir des rapports cordiaux avec [eux][32] » et les invite à lui faire part de leurs professions : « — Vous, là-bas dans le coin, lança-t-il à un petit homme auquel il fit un signe du doigt, quelle est votre profession ? — Tailleur, répondit celui-ci[33] ». Et le récit se poursuit à la manière d’un roman dialogué. C’est cette même scène que l’on retrouve racontée dans le film de Claude Lanzmann, au coeur du témoignage accordé par Müller au cinéaste en 1979. Le film montre en effet Müller qui en fait le récit avec grand calme. Il témoigne en allemand et n’hésite pas à imiter bourreaux et victimes en relatant leurs discours, utilisant aussi le yiddish. Certes, Müller n’y apparaît pas comme l’auteur d’un livre, mais il raconte néanmoins — un acte de langage qui restitue au témoin son droit de parole et qui confronte son expérience, ici encore, au principe d’intelligibilité narrative. Comme le relève Anny Dayan Rosenman, « le déroulement volontaire et organisé du récit » permet au témoin de « restaurer une forme de continuité et de maîtrise[34] », cette maîtrise déjà à l’oeuvre dans le livre.

Or, cette narration que fait Müller devant la caméra de Lanzmann est, du point de vue du spectateur, indissociable de la prestation d’un corps et de la présence d’une voix dans toute sa matérialité : son accent, son timbre, ses intonations, indices d’un corps vivant, fût-elle enregistrée. Ce qui frappe, c’est l’aptitude de Müller à raconter, voire un certain talent de conteur auquel on ne s’attend pas dans un film sans cesse travaillé par le refus de la fable. Le film a pour ainsi dire capté une performance, celle d’un « conteur », non pas au sens de celui qui fabule, mais au sens plus ancien de celui qui sait retenir son auditoire dans les mailles d’une mémoire essentielle et le soumettre à l’étonnement. Müller fait parler les morts. Au sens de la poétique aristotélicienne, nous dirions qu’il y a alors médiation en vertu d’un geste qui consiste à agencer des actions, à les « faire se tenir ensemble » (è tôn pragmaton sustasis), mais par le truchement d’une voix et de gestes qui confèrent au témoin la capacité de retenir des paroles autrefois prononcées, une situation et des êtres disparus, en les incarnant.

Dans ce témoignage accordé par Müller à Lanzmann, Rémy Besson voit plutôt le « moment d’incarnation » dans ce que le cinéaste, utilisant lui-même cette expression, décrit comme un moment de rupture. L’incarnation coïnciderait avec un bris dans le processus d’énonciation du témoignage, en l’occurrence quand la « parole » de Müller perd ses défenses et se brise, submergée par l’émotion[35]. Or, ne devrions-nous pas considérer qu’un tel état de crise ou de rupture consiste moins en une incarnation qu’en un débordement somatique et psychique ? Ce que décrivent Besson et Lanzmann correspond en effet à ce moment où la parole paraît chuter dans le corps qui déborde et ne peut plus s’exprimer, un moment que Lanzmann n’a d’ailleurs pas conservé dans son film. Pour leur part, Nicholas Chare et Dominic Williams, dérogeant à l’usage qu’en fait Lanzmann, voient l’incarnation (embodiment) dans la faculté qu’a Müller de donner corps, par le geste tout particulièrement, à ce qui est absent, en l’occurrence, disent-ils, la chambre à gaz : « Only Müller ‘embodies’ the gas chamber in this way[36] ». Convenons que ce qui assure ici la médiation n’est pas uniquement la matérialité du corps racontant, mais sa capacité à retenir, par le geste et par la voix, ce qui n’est plus. Mais s’agit-il pour autant d’incarner, comme le pensent Chare et Williams, la chambre à gaz ? Nous dirions plutôt que Müller donne corps à ce qui a disparu. Il le fait parce qu’il sait raconter, devant un auditoire, non seulement ce qu’il a vu, mais aussi ce qu’il a entendu. Le moment d’incarnation correspond alors à celui de la prosopopée, cette scène au cours de laquelle Müller fait parler les morts, les fait entendre comme il le faisait déjà dans son livre, mais en leur prêtant cette fois ses gestes, son visage, mais surtout une voix, non plus littéraire, mais parfaitement audible. Les paroles dialoguées qu’il relate dans son livre, il leur prête maintenant voix, littéralement, en imitant les intonations du bourreau et celles des victimes; il leur prête figure, en se forgeant des expressions faciales, des regards d’étonnement et de confiance qui sont ceux des victimes qui attendent leur sort. Ce n’est plus l’expérience du témoin qui est alors l’objet de cette scène, mais le pouvoir d’évocation de la voix, du visage et du corps, leur capacité à faire advenir l’événement dans un lieu — les vestiges du camp que la caméra de Lanzmann nous montre et où tombe la neige, des vestiges que la voix du témoin devenue hors champ revisite avec nous[37]. La prosopopée est une figure associée à l’art de faire parler les absents, le plus souvent les morts, mais aussi les choses ou les concepts. Si cette figure appartient, en rhétorique, à un genre élevé, sublime, lié à une dimension morale[38], on dira d’elle, à propos du témoin, qu’elle relève plutôt d’une dimension éthique, car, pour emprunter les mots de Dulong, « [l]’exigence éthique posée par la lutte contre l’oubli ou la dénégation dépasse le registre de la morale[39] ».

Cependant, Nicholas Chare et Dominic Williams, ainsi que Rémy Besson avant eux, ont montré comment, au montage, le témoignage oral de Müller est matériellement adapté, ses paroles parfois même tronquées et la voix modulée en fonction du rythme des images montrant le camp. Alors que le visage de Müller n’est pas encore apparu dans le film, on entend Lanzmann qui le questionne tandis que des images d’Auschwitz défilent sous la neige. Müller y raconte sa première visite au Krematorium[40]. En un mouvement très lent et fébrile, la caméra recule, et le champ de vision s’élargit sous nos yeux. Puis, accélérant, elle contourne à hauteur d’homme le Krematorium, donnant l’impression de répondre à la voix, de l’anticiper ou de la suivre, puis de se fondre à son rythme tandis que nous parcourons avec elle le chemin que prenaient les hommes du Sonderkommando trente-six ans plus tôt, que nous entrons sans eux et approchons de ce qu’il reste du Krematorium. Dans un film, afin d’amener la voix et l’image à épouser le même rythme, « il est plus aisé, rapporte Rémy Besson, d’effectuer une coupe dans la piste son que dans la bande-image[41] ». En analysant le travail de la monteuse Ziva Postec et, surtout, les archives (transcriptions, notes et bobines) où sont colligées les différentes étapes de la fabrique de Shoah, Chare et Williams en viennent à conclure que la voix et le corps de Müller ne coïncident pas toujours. L’enregistrement sonore de son témoignage, en tant que matériau, est l’objet d’un montage qui altère la voix du témoin et son propos, et modifie même la chronologie du témoignage : « When Lanzmann called the film a fiction of the real, he was not exagerating. At times, Müller’s testimony is almost a set of phonemes from which is constructed the background of Auschwitz-Birkenau[42] ».

Pourtant, cette « fiction du réel », cet « ensemble de phonèmes », ne sont pas moins reçus par le spectateur comme un témoignage parfaitement audible. Ne pouvant qu’imaginer ce que lui raconte le témoin et que le film se refuse à représenter, le spectateur avance avec Müller au fil d’une narration portée d’abord et avant tout par cette voix. Quand la voix devient hors champ sur l’image forcément lacunaire du camp, toutes deux — voix et image — paraissent alors se répondre l’une l’autre, occuper les mêmes silences, se diriger ensemble en dépit du fait qu’elles n’atteindront jamais l’événement lui-même. C’est cette inadéquation fondamentale que retient le spectateur, et non l’inadéquation entre la voix vive et la voix médiatisée du témoin. La médiatisation de la voix ne change rien au fait qu’au visionnage du film, le spectateur la perçoive de la même manière qu’il percevrait une voix vive. Et pour que les « dépositions effarantes » des témoins utilisées dans Shoah arrivent à « rendre irrécusable la vérité sur les chambres à gaz et les fours crématoires », comme le laisse entendre Renaud Dulong, il faut que « le récit des rescapés y [soit] soutenu par la force de leur image de témoignant[43] ». Il faut donc que ce récit soit entendu, médié par la voix du témoin, mais aussi que le témoin y figure par la force d’une image, ici vocale et visuelle — ce que le cinéma réalise en effet mieux que le livre en raison de sa médiativité, c’est-à-dire sa capacité à médiatiser à partir des propriétés qui sont les siennes, « ses possibilités techniques », les « configurations sémiotiques internes qu’il sollicite et […] les dispositifs communicationnels et relationnels qu’il est capable de mettre en place[44] ». La voix médiatisée de Müller, dans la mesure où elle est enregistrée, et bien qu’elle s’adresse à notre perception comme le ferait n’importe quelle voix humaine, sert de matériau au film qui la porte; elle est l’objet d’une écriture filmique dont le fait n’est plus celui de la frappe typographique ou de la main qui écrit, mais celui de la coupe et du collage, des techniques d’altération du temps. C’est le cinéma qui, pour la première fois, fait de Filip Müller non pas « l’incarnation de la chambre à gaz », mais une figure que l’on ne peut plus confondre avec l’expression d’une seule subjectivité; l’acte par lequel Müller raconte ce qu’il a vu et entendu, soit l’acte de médiation, est cette fois pris en charge, mobilisé, figuré par les propriétés techniques du cinéma qui insufflent au récit du témoin une dimension nouvelle et le recadre dans un nouvel ensemble : la pluralité des témoignages recueillis et racontés, celle des images visuelles et sonores réalisées et recomposées par les artisans du film. Müller y apparaît à la fois dans son corps singulier, en son nom propre, dans la « singularité intrinsèque au témoignage[45] », et comme matériau, objet d’un discours plus large où les singularités sont appelées à se fondre dans le manque à voir et à entendre de l’événement. Le narrateur ne disparaît pas pour autant, ni le témoin, mais ils sont cette fois l’objet d’une médiatisation filmique. Si Müller confère à son témoignage la présence irréductible d’un conteur maîtrisant le matériau de sa propre mémoire, la médiativité du cinéma transforme cette présence, son corps et sa voix demeurant pour nous à jamais enregistrés et modulés par l’écriture filmique (cadrage, montage, mixage, mouvements de caméra). Ce corps et cette voix ne font pas que paraître à l’écran, ils s’y reproduisent, inlassablement, à l’identique. Pour les voir apparaître autrement, il faut, à l’instar des historiens ou des spécialistes du cinéma, en visiter les archives. Ou, pour le commun des mortels, suivre les parcours que lui offre Internet.

Légataires

Avec le temps et la mort imminente des derniers témoins, le film de Lanzmann, qui se défendait d’utiliser des archives des camps, est lui-même devenu archive, matériau pour d’autres mémoires. Voilà que s’est accrue ce que nous pourrions appeler la latitude mémorielle de ses témoins : les témoignages médiatisés par ce film et le film lui-même sont désormais les matériaux d’une mémoire qui n’est plus celle des seuls survivants, dont la plupart ont disparu, mais celle des vivants que nous sommes, la mémoire étant toujours la grande affaire des vivants. Dans le passage de la première à la seconde mémoire se déversent non pas la substance d’un passé révolu, mais les images et les mots toujours réactualisés par les vivants. Mais comment ceux qui étaient, pour ces rescapés, les êtres-à-venir — ceux que nous sommes — vivront-ils avec ce matériau, avec ces images et ces voix ?

Nous avons commencé notre analyse en évoquant les procès de Cracovie et de Francfort dont les transcriptions ont été conservées aux archives et sont aujourd’hui en partie rendues disponibles sur le Web en différents formats. Sur le site YouTube mentionné plus haut, l’enregistrement audio du témoignage de Filip Müller au procès de Francfort[46] contient plusieurs hyperliens conduisant à d’autres documents, dont la recension manuscrite, datant du 25 janvier 1945, des noms de détenus à Mauthausen parmi lesquels apparaît celui de Müller, un fichier PDF du témoignage livré à Cracovie et une traduction écrite, en anglais, du long entretien donné par Müller à Claude Lanzmann. On y trouve également un extrait audio de l’enregistrement du procès de Francfort, soit la partie concernant la mort de Kamenski, cette fois sous-titré en anglais. Le site Web du United States Holocaust Memorial Museum donne quant à lui accès au matériel audiovisuel réalisé par Lanzmann pour son film[47], dont des extraits montrant Müller et le cinéaste, tous deux penchés sur le livre fraîchement édité de Müller où se trouvent des plans d’Auschwitz-Birkenau (voir la figure 5). Des extraits du long film de Lanzmann sont rendus accessibles sur le Web, autant de segments ponctuellement livrés aux internautes, mais détachés de leur ensemble d’origine.

Figure 5

Capture d’écran : Filip Müller et Claude Lanzmann, entretien pour le film Shoah au printemps 1979. Source : Site Web de la Shoah Collection, United States Holocaust Memorial Museum, utilisé avec l’autorisation de Yad Vashem. Date de mise en ligne inconnue, image disponible sur collections.ushmm.org, https://collections.ushmm.org/search/catalog/irn1003921, (consultation le 17 juin 2021).

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L’intermédiation et la fonction mémorielle de ces sites et de ces matérialités numérisées sont évidentes. À un moment où les derniers témoins disparaissent, l’accessibilité de ces documents permet au plus grand nombre d’occuper la place des légataires de tels témoignages. Mais le caractère fragmentaire de ces occurrences et la rapidité d’accès à ces documents, lesquels coexistent virtuellement avec une masse d’autres documents tout aussi disponibles, peuvent brouiller les liens minutieusement établis entre la médiation du témoignage oral, sa transcription, son écriture livresque et sa médiation audiovisuelle. Une telle circulation et de pareilles modalités de stockage sont susceptibles d’effacer les modes de destination et les adresses assumés par le témoin de son vivant. Elles altèrent la médialité des témoignages, c’est-à-dire leur qualité proprement médiatrice, au profit de l’efficacité des systèmes qui les conservent, les ordonnent et les diffusent (musées et centres de documentation virtuels, banques de données, « communautés » du Web). On est en droit de se demander si une telle médiatisation ne distrait pas de la médiation première constitutive du témoignage, celle pour laquelle le témoin s’est, après tout, tenu autrefois devant tous. La question qui se pose est alors de savoir comment assumer le rôle de légataire, comment rattacher cette médiatisation proliférante à l’horizon symbolique d’une véritable transmission.

Du premier témoignage livré oralement sur le lit d’un jeune homme physiquement éprouvé à l’exposition virtuelle des nombreuses archives constituées depuis les procès de Cracovie et de Francfort, plus de 75 ans après la libération du camp d’Auschwitz, plusieurs strates de matérialités du témoignage ont formé une sédimentation unique, une intermédialité où se reconnaît maintenant la nécessité d’assumer la transmission de ce qui a été médié par des gestes et des destinations aussi complexes que ceux qui ont accompagné depuis 1946 la vie de Filip Müller. Aux différentes techniques de médiatisation du témoignage de Müller auquel il aura lui-même consenti directement ou indirectement — le livre, les transcriptions des témoignages aux procès, les archives, les enregistrements sonores et filmiques — s’ajoutent désormais des modes de transmission, de stockage et de circulation qui vont bien au-delà de ce que le frêle témoin croyait pouvoir léguer depuis son lit d’hôpital en 1946. De nombreuses questions se posent, dès lors qu’il ne s’agit plus seulement de savoir si l’on peut ou doit représenter la Shoah ni même comment dire l’indicible, mais comment répondre du legs des témoins disparus, lui rendre justice et, par là, assumer une transmission digne de ce nom. De tels matériaux peuvent-il se doter d’une traditionnalité[48] sans perdre ce qui les définit en tant que témoignage, à savoir le déictique « j’y étais, je l’ai vécu et j’ai vu » ? Quel est désormais ce je qui croyait parler au nom d’un nous, et que sont devenus ce lieu et ce temps de l’événement si le lieu et le temps de l’énonciation du témoin se diffractent dans la multitude des médiatisations ? Et surtout, comment empêcher cette médiatisation de dilapider le legs des témoins ou de le réifier[49] ?

De manière plus positive, on dira qu’une véritable transmission est rendue possible par le lien qui subsiste, aussi lointain soit-il, entre cette forte médiatisation et le témoin, chaque légataire ayant en effet la possibilité de se saisir de ce qu’il trouve sur le Web pour aller, par exemple, à la rencontre du livre de Müller ou du film de Lanzmann. Mais dans sa dimension collective, la transmission des témoignages à l’ère d’Internet suppose une autre mémoire que celle qui prévalait au moment où Müller écrivait son livre. Cette mémoire s’est en partie dématérialisée. Pourtant, elle ne saurait se passer d’un élément tout aussi central dans le témoignage de Müller, lorsque celui-ci fait parler les morts ou décrit ce qu’ils ont vu : l’empathie. En cela, on donnera raison à Alison Landsberg quand elle insiste sur la transformation de la mémoire publique et culturelle par les médias — ici, Internet; pour Landsberg, le cinéma et la télévision —, soit une mémoire fondée sur l’empathie et le sens de la responsabilité à l’égard de l’autre, une mémoire prosthétique[50]. On ne saurait imaginer de véritable transmission entre le témoin et ses légataires actuels sans l’empathie que partage une communauté de mémoire fondée sur l’écoute d’une voix. Entre la vue — naturellement associée au témoin oculaire — et l’écoute, c’est bien cette dernière qui se charge d’empathie et favorise de ce fait le lien, la communauté, ici celle des légataires. Et l’histoire de Filip Müller montre combien cette voix traverse le temps en s’attachant à divers supports et matérialités, depuis les bandes d’enregistrement des procès ou leurs transcriptions jusqu’à leurs diffusions sur le Web, en passant par le livre et le film.