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Ce qui serait premier pour vous, ce serait l’amitié. Évidemment, l’amitié ne serait pas une circonstance extérieure plus ou moins favorable, mais tout en restant la plus concrète, une condition intérieure à la pensée comme telle. Non pas qu’on parle avec l’ami, qu’on se souvienne avec lui, mais au contraire, c’est avec lui qu’on traverse des épreuves […]. On irait jusqu’à la méfiance envers l’ami, et c’est tout cela, qui, avec l’amitié, mettrait la « détresse » dans la pensée, de manière essentielle[1].
La multiplication des plaintes et des recours en justice, en France notamment, du fait de la spécificité du contexte juridique sur la question du droit à l’image[2], montre que la pratique documentaire est particulièrement sensible aux rapports sociaux qu’elle met en jeu. Il semble en effet qu’elle ne puisse s’inscrire dans un cadre unique, fixe, juridique et fonctionnel, mais doive composer avec la concurrence des règles de chaque terrain qu’elle occupe, en tant que production commerciale, pratique artistique et discours social. Commanditaires, cinéastes et personnes filmées ont chacun une idée du film, de leur rôle et de leur droit, qui ne coïncident pas forcément les unes avec les autres. En fait, différentes pratiques sociales sont impliquées dans la production documentaire, qui relèvent des règles du secteur marchand, artistique et médiatique, sans qu’il y ait forcément entre elles de commune mesure.
Au coeur de cet affrontement : le statut de l’image, qui varie considérablement d’un secteur à l’autre. Produit d’une industrie et objet de transaction commerciale, l’image est réifiée, en devenant un bien cessible ; oeuvre d’artiste, elle se constitue de manière autonome, indépendamment de son contexte de production, pour ne devoir son sens qu’aux spectateurs qui en font une expérience esthétique ; constitutive d’un discours social, impliquée dans l’existence publique de chacun, elle est dite substitut des personnes, au même titre que leur parole.
En cas de litige entre cinéastes et personnes filmées ou commanditaires, c’est non seulement la question du statut de l’image qui ressurgit, mais aussi celle d’une expérience relationnelle difficile, qui n’a pas su s’inscrire dans un cadre institué, ou s’est inscrite dans plusieurs cadres, avec, comme résultat, des positions et des investissements incompatibles.
En France, le traitement juridique de ce type de litige a suscité beaucoup de remous dans le milieu des documentaristes. La plupart des cinéastes ont réagi pour faire valoir la prééminence de leur droit d’auteur sur celui des personnes filmées[3] ; les personnes filmées, la prééminence de leur droit au respect de l’intégrité de leur personne[4] sur celui de diffuser leur image et d’en faire commerce ; et les commanditaires, leur droit sur l’exploitation et la diffusion des images issues de leurs investissements[5] sur celui des auteurs à disposer de leur oeuvre.
Ce débat a permis de mettre en lumière l’importance de l’expérience relationnelle singulière à l’origine de toute image documentaire, mais essentiellement du point de vue du cinéaste, de sa pratique professionnelle et artistique, et de l’incidence commerciale et publique de cette pratique. Or, cette expérience relationnelle ne se résume pas aux possibilités de conflit ou d’entente, à propos d’une prise, d’une fabrication, d’une diffusion ou d’une perception d’images, dans le contexte d’une économie de marché et d’un État de droit. Elle a une portée esthétique. Il est possible d’établir un rapport étroit entre l’expérience relationnelle et l’expérience esthétique du documentaire, qui reposerait sur la perception du sens et de la valeur du rapport à l’autre. Le lien à l’autre serait alors le principal enjeu d’une image offerte, créée et perçue hors des cadres institués des rapports sociaux qu’implique ce commerce de l’image. Dès lors, il s’agit de comprendre comment une pratique documentaire s’ouvre sur une expérience esthétique singulière, que je qualifierai de communautaire : elle ferait écho, du côté du spectateur, à une forme de socialité qu’il met luimême en oeuvre, et qui privilégie le lien social sur la production, l’acquisition et l’échange de biens et de services : ce que Jacques T. Godbout a nommé le système du don[6].
Expérience relationnelle et expérience esthétique
Il est pourtant habituel de dissocier expérience relationnelle et expérience esthétique : la manifestation de la première étant censée bloquer l’accès de la seconde. Quand la personne filmée cherche dans le film, sinon une élucidation, du moins une trace de l’expérience relationnelle d’où provient le film, cette « lecture » lui serait propre. Son implication lui interdirait une expérience esthétique à part entière, qui repose sur une rupture complète avec l’expérience qui a fait naître le film, puisque c’est dans cette rupture que réside le caractère autonome d’une oeuvre. C’est ce que répète Pierre Perrault, dans les lettres qu’il adresse à Stéphane-Albert Boulais, principal protagoniste de La bête lumineuse (ONF, 1981), afin de désamorcer sa colère : « […] l’image, l’album ne parle pas à un étranger de la même façon qu’à celui qui est sur la photo. Tu es sur la photo. Moi je parle au spectateur[7]. » À travers la figure « invraisemblable » de Stéphane-Albert, Perrault veut créer un imaginaire proprement québécois, alors que celui-ci est colonisé par les figures étrangères de la culture américaine et française. Le choc esthétique est de rigueur, et Stéphane-Albert, pour le comprendre, doit se défaire de l’expérience du tournage et du souvenir douloureux qu’il en garde.
Comme mes plus beaux personnages tu n’es pas vraisemblable, tu dépasses la fiction comme Maurice Chaillot d’ailleurs, mais ce que les lecteurs de cinéma ne comprennent pas les hommes l’entendent et de toute manière, avec le temps, ils finiront par comprendre, par s’habituer à toi. Mais pour s’habituer à toi, l’homme québécois doit s’accepter et ce sont les cinéphiles du cinéma Outremont qui hésiteront le plus à accepter cette image d’eux-mêmes puisqu’ils ont l’habitude de se voir dans John Wayne. Tout cela repose sur une entreprise de libération de l’homme québécois des fictions et des idoles qui lui viennent d’ailleurs[8].
Une autre cinéaste réagira de la même manière pour contrer les réprimandes que lui adresse son personnage principal. Confrontée à la fois à la nécessité de témoigner de son expérience filmique avec Jacques Derrida[9] et de l’importance de cette expérience dans le portrait audiovisuel — mais en même temps farouchement attachée à produire le film comme oeuvre à part entière, Safaa Fathy justifie ses choix de montage par un principe d’autonomie de l’oeuvre comme condition de son expérience esthétique. L’histoire du film, présente jusque dans les dernières versions de montage grâce à des images super-8 prises par Jacques Derrida, ne fut finalement pas retenue dans la version finale. Cette histoire, d’après Safaa Fathy, aurait empêché le film de se « répandre », de s’insinuer dans les temps différés de sa réception. Selon elle, pour devenir objet d’une expérience esthétique, le film a besoin d’abdiquer l’expérience dont il est issu. Le film a besoin qu’on oblitère son arrière-fond, ce que le « faire ensemble » a produit, la trace qu’il a laissée dans la vie des protagonistes.
Les images du film en train de se faire sont restées dans le montage jusqu’à l’avantdernier moment. Les toutes dernières à avoir été enlevées. Selon un argument implacable, l’expérience du film ne devrait pas revenir au film. Ce tout, dont le film ne montre qu’une partie infime, doit demeurer dans l’ombre de son temps, pour, à la fin des fins, s’ouvrir au temps des autres. Le film, dégagé de lui-même et de son histoire, gagne en ouverture et en pertinence globale et universelle[10].
Le temps diégétique doit supplanter le temps profilmique pour que le temps esthétique (de la perception) puisse s’insinuer dans le temps vécu du spectateur. C’est pourtant par un tout autre chemin que Derrida aborde l’oeuvre et invite le spectateur à y entrer. Dans les toutes premières lignes de son témoignage, il est d’abord question d’abandon :
Ainsi, baissant la garde avant même d’en décider, avant même de me retourner, je me serai laissé surprendre […]. Jamais je n’ai consenti à ce point. Pourtant jamais le consentement n’a été aussi inquiet de lui-même, aussi peu et aussi mal joué, douloureusement étranger à la complaisance, simplement impuissant à dire non, à puiser dans le fond du non que j’ai toujours cultivé. […] Jamais, comme en connaissance de cause, je n’ai ainsi agi en aveugle […]. Jamais je n’ai été aussi passif, au fond, jamais je ne me suis laissé faire, et diriger à ce point. Comment ai-je pu me laisser surprendre à ce point, si imprudemment ? Alors que depuis toujours je suis, enfin je crois être averti, et j’avertis que je suis averti — contre cette situation d’imprudence ou d’improvidence (la photographie, l’entretien improvisé, l’impromptu, la caméra, le micro, l’espace public même, etc.)[11].
Après quelques pages d’explications sur des propos montés sans lui — n’est-ce pas la première fois qu’il se laisse ainsi déposséder de sa parole ? — Jacques Derrida parle d’une défaillance de soi au contact de soi et des autres. Ce qui semble se vivre dans une expérience filmique de personnage filmé, c’est un partage d’impossibilité. C’est une impossibilité en partage :
Même s’il a déjà eu lieu, l’arrivée de ce film reste pour moi impossible comme tout ce dont il parle, et dont c’est la définition philosophique à mes yeux la plus irrécusable : le pardon, s’il y en a, ne peut être possible que s’il fait l’impossible, s’il paraît impossible. Il en va de même pour le don sans échange ou sans retour, sans merci, pour l’hospitalité inconditionnelle, pour la responsabilité, la décision, la bénédiction…[12]
Le film est pardon, don, hospitalité, responsabilité. Le film manifeste le rapport à l’autre comme impossibilité de la communication, de la rencontre, de la communauté : il le fait advenir dans l’ordre d’une rencontre, d’une communication, d’une communauté impossibles, et pourtant sensibles[13]. Jacques Derrida accorde à Safaa Fathy le génie d’avoir laissé apparaître au spectateur l’impossibilité de toute identification ou reconnaissance, en laissant paraître la fragilité des options du film, face au tout qu’il évoque, en même temps que la cohérence poétique de sa proposition, qui travaille « avec » plutôt que « contre » cette fragilité :
Je me contenterai de confier un sentiment : à voir le film une fois monté, à le revoir, je trouve, chaque fois davantage, que sa nécessité s’impose de façon d’autant plus indéniable et désormais irrécusable, inéluctable qu’elle libère, avec autant de force, l’évidence contraire : avec le même contenu, les mêmes matériaux, avec les mêmes éléments (les mêmes atomes, les mêmes lettres, les mêmes traits, dirait un Grec, les mêmes stoikheia), on aurait pu faire (écrire, monter) un tout autre film. Safaa Fathy est la première à le savoir. Elle a le génie ou la vertu de le donner à voir dans son film, à chaque instant[14].
Le don à l’oeuvre
Importe ici le fait que Safaa Fathy se soit départie finalement de son oeuvre, en la rendant indécise. Le film est moins une oeuvre que la trace d’un rapport qui a conservé son caractère énigmatique d’événement toujours échappé de sa narration. L’explication littéraire à laquelle s’adonnent Derrida et Fathy fait ainsi valoir des rapports de don inversés entre toutes les instances impliquées : si Derrida a « donné » des images en « aveugle », il lui faut recevoir celles de Safaa Fathy comme un don sans commune mesure avec son propre abandon ; de son côté, Safaa Fathy dit avoir fait plus que remplir un contrat de production documentaire, elle aurait conclu un pacte esthétique avec le public qui aurait re-donné l’initiative de la donation de sens au spectateur. L’un comme l’autre affirment finalement la primauté de l’expérience relationnelle sur le texte du film, pour accéder au sens d’un geste total, impliquant le regard dans toutes ses dimensions : donner, rendre et recevoir.
Ces quelques remarques ne sont pas sans évoquer les pages que Derrida a consacrées au don, dix ans plus tôt, dans Donner le temps. 1. La fausse monnaie[15]. Plus précisément ce passage où il croise le thème de l’impossibilité du don avec celui de l’écriture comme don. Jacques Derrida n’y parle pas d’expérience filmique. En revanche, son analyse d’un poème en prose de Baudelaire évoque la question de la relation de don à travers l’indécidabilité de l’échange. Du point de vue de la personne filmée, l’image documentaire est toujours la trace d’une compromission, d’une omission, d’une lacune, elle est le produit d’une relation qui trahit cette relation, qui en dissémine le sens. Mais c’est en tant que telle, qu’elle est le lieu et l’occasion d’un rapport de don. « Le don est détruit par son propre sens et sa propre phénoménalité[16]. » L’image est la trace de cette destruction. Mais à qui peut appartenir cette interprétation de l’image sinon à ceux qui furent engagés dans ce rapport ? Quelle perception peut bien en avoir le public ? La réception, qui fait de cette trace un texte déchiffrable, évacue-t-elle la relation pour le sens, et passe-t-elle forcément à côté du don et de son impossibilité dont l’image est le témoin improbable[17] ?
On remarque ici que cette perception de l’image est nettement tributaire d’un paratexte qui vient l’élucider. La perception de l’enjeu relationnel de l’image documentaire ne semble accessible au spectateur qu’à la condition qu’il sorte d’un rapport strict à l’oeuvre, et que lui soient fournis d’autres moyens de se rapporter à l’expérience filmique : c’est en général la fonction du paratexte promotionnel et critique, quand il n’est pas, comme dans le cas présent, de nature philosophique, et de la main même de la personne filmée. Reste que le recours à l’écriture, c’est-à-dire à une parole qui fait retour dans son espacetemps propre, sur cette histoire, sur la constitution de ce vécu comme histoire, semble nécessaire à l’aperception de l’enjeu relationnel de l’image. D’où ce livre, Tourner les mots, écrit à deux mains, qui n’a aucune autre nécessité que celle de coucher par écrit la bonne interprétation du film, le travail du sens dont le film se fait le prétexte.
Pierre Perrault, de son côté, en publiant le découpage commenté de ses films[18], n’avait pas d’autre souci, lui aussi, que de ramener le travail de sens de son film à l’expérience de tournage, nous faisant alors comprendre que le vécu dans « le cinéma » qu’il prônait, était tout autant celui qui se jouait pour la caméra que celui qui se jouait avec elle. Il a alors tenté d’inventer la grammaire de cette explication cinématographique de l’expérience, en instituant des rapports de substitution entre le cinéaste qu’il était et ses personnages. Substitution par délégation — avec tous ses personnages de médiateurs[19] —, ou par fictionalisation — avec ses personnages autoproduits, pris en « flagrant délit de légender », comme l’a si justement vu Deleuze[20]. Il a alors créé une poétique propre du devenir-autre, du passage en l’autre, pour tenter d’élucider, en multipliant les gestes (écrits, cinématographiques, oraux), ce qui passe dans l’oeuvre, et qui ressort d’une expérience commune, la sienne et celle de ses acolytes, pour devenir cette singularité autonome et détachée des péripéties interpersonnelles[21].
L’implication du spectateur
Beaucoup de cinéastes documentaires ont compris l’importance du point de vue de la personne filmée pour que soit saisie la portée de l’expérience filmique au-delà de l’interprétation de l’oeuvre et ont cherché et à l’introduire dans leur film[22]. Il s’agit là d’un procédé permettant d’amener le spectateur à se percevoir lui-même comme une personne filmée potentielle, c’est à lui finalement que revient la tâche de restituer le sens de l’expérience relationnelle qui a fait le film, mais que le film ne peut pas toujours livrer, étant destiné par ailleurs à faire un portrait, un reportage, un essai, un document, etc. C’est à lui de comprendre d’où vient le film, d’où cette pédagogie de l’image documentaire qui motive les cinéastes à prendre la plume au nom des personnes qu’ils filment[23], ou qui pousse directement les personnes filmées à expliciter leur apparition pour que le spectateur d’un documentaire comprenne le film avec ses potentialités avortées, ses possibilités ratées, ses omissions, ses oublis, ses échecs, mais aussi en conscience du coût — émotif et relationnel — de ses révélations et du hasard de ses réussites. Face à la complétude de l’oeuvre, le point de vue de la personne filmée permet au spectateur de se rapporter à l’oeuvre dans une expérience esthétique qui conteste le monde des images dans l’oeuvre ; un monde qui n’en est pas un, qui ne vaut que par ses trous, ses incohérences, ses raccourcis, ses absences. Qui plus est, l’enjeu relationnel de l’image s’ouvre sur un enjeu communautaire, dès lors que la réception ne se limite plus à une oeuvre autonome, mais se rapporte à une série qui établit une pluralité de connections entre des événements et des personnages, tout en préservant le partage radical des histoires singulières qui se croisent devant la caméra, l’incommensurabilité des moments qu’elle enregistre, l’indissociabilité des événements de leur rendu filmique. C’est pourquoi Pierre Perrault avait misé à la fois sur la continuité, l’histoire et la mémoire du lien de film en film en privilégiant les séries et les cycles[24], tout comme le choc, l’improbable des rencontres entre les différents protagonistes de ses films[25]. C’est n’est donc pas tant un miroir qu’il tendait au Québécois, qu’un art de faire lien qui puisse exacerber leur désir de communauté.
L’expérience relationnelle filmeur-filmé, qui excède toujours plus ou moins les rapports conventionnels propres à l’activité professionnelle de l’un, et aux intérêts bien compris de l’autre, ne manque pas enfin d’interpeller un spectateur qui se trouve lui-même pris dans un système de rapports sociaux où il ne trouve pas forcément son compte. C’est le sentiment de Frédéric Sabouraud, quand il interroge la pratique documentaire du point de vue de son écho social comme pratique artistique spécifique. La fabrique d’images avec d’autres, où cinéastes, personnes filmées et spectateurs échangent, à l’occasion d’un film, leur statut, leur sensation, leur rôle et leur motivation, « entre en résonance avec une réflexion plus vaste qui se pose aujourd’hui autour de la place même de l’artiste[26] ». Et Frédéric Sabouraud de poursuivre, à partir de son expérience d’enseignement du cinéma en ateliers pratiques :
Place [NDR : de l’artiste] en crise également [NDR : comme l’est celle du maîtreenseignant], dont certains tentent de nier les effets en se repliant dans le travers autrefois dénoncé par Walter Benjamin de l’art pour l’art. D’autres préfèrent affronter cette nouvelle donne, nouvelle manière de jouer de son pouvoir vis-à-vis du spectateur, nouvelle façon de l’expliquer, de tisser des liens entre lui et les personnages — qui n’est ni plus ni moins que l’écho du lien plus lâche qui relie désormais l’être au monde : nouvelle croyance sans religion, spiritualité sans dieu fondée sur une plus grande solitude existentielle de chacun. Ces cinéastes, souvent des documentaristes, y parviennent en s’aventurant dans des terres plus définies et romanesques, quand le rapport entre le filmeur et le filmé se redessine dans une relation où la maîtrise selon des codes préétablis n’est plus la règle, où le spectateur luimême fait acte de mise en scène dans le travail d’interprétation qu’on lui propose[27].
Reste que Frédéric Sabouraud passe un peu vite sur cette relation entre filmeur et filmé. Dans un autre texte, il précisera sa pensée et parlera d’une redéfinition du lien — ou filiation — entre les trois instances concernées : entre le cinéaste et son personnage — ce n’est plus la figure du père, figure de l’autorité, du maître des lieux, qui s’impose ; entre le spectateur et le personnage, ce n’est plus un lien de reconnaissance et d’identification, de projection dans la réalité du personnage qui agit. Sabouraud citera en exemple la pratique documentaire consistant à revenir sur la relation filmeur-filmé pour en faire l’objet du film, ou d’un autre film. Revenir, c’est pour lui
donner à l’autre filmé un statut différent, plus complice, sorte de co-réalisateur du film. Se joue ainsi de manière synchrone une double réécriture : celle du rapport filmeur/filmé et celle de la relation spectateur/film. Et, à cet endroit, se définit un autre lien au monde pour le spectateur où la figure du guide (le cinéaste), se déplace, se relativise, laissant aux autres (spectateurs et filmés), une place plus grande. Ainsi, à cet endroit, assistons-nous à une redéfinition, au travers du cinéma, d’une filiation non plus du haut vers le bas, mais côte à côte, proposant une nouvelle déclinaison plus en phase avec la réalité du rapport à l’autre ; lieu d’apprentissage et d’initiation plus moderne, moins rigide, moins figé, à même de se mettre en phase avec la réalité actuelle[28].
Le problème est que Sabouraud « refuse de théoriser » ce lien, en tout bon spectateur qu’il est[29]. Cette théorisation peut pourtant se tenter avec les instruments d’analyse de la sociologie du don. Sociologie du don, parce que justement il convient de revenir sur les conditions non seulement d’un rapport de don entre filmeur-filmé, mais aussi sur les conditions de la perception d’un tel rapport par le spectateur.
L’épreuve du don
L’événement et le don, l’événement comme don, le don comme événement doivent être irruptifs, immotivés — par exemple désintéressés. Décisifs, ils doivent déchirer la trame, interrompre le continuum d’un récit que pourtant ils appellent, ils doivent perturber l’ordre des causalités : en un instant. Ils doivent, en un seul coup, mettre en rapport la chance, le hasard, l’aléa, la tukhè[30], avec la liberté du coup de dé, avec le coup de don du donateur ou de la donatrice. Le don et l’événement n’obéissent à rien, sinon à des principes de désordre, c’est-à-dire des principes sans principe[31].
Mais attention, des effets de pur hasard, précise Derrida, ne formeront jamais un don, car qui dit don, dit intention de donner. Mais qui dit intention de donner, dit possibilité d’annulation du don — qui se (re)garde comme don, et devient calcul. La place du hasard dans le don sort le don du « calcul intentionnel de donner », fait jaillir le don comme pure spontanéité. D’un point de vue scénaristique, donc, pas de mise en situation, mais une épreuve de l’aptitude éthique au moyen du film en train de se faire. Or, il arrive que le documentaire ne filme aucun événement relationnel ; que la pratique documentaire se déroule en sa marge, le rate, l’inhibe même. Il n’y a eu que des transactions, de l’échange, de l’économique. Mais l’événement n’est pas ce qui arrive devant la caméra, ni avec la caméra ; l’événement est le devenir dans et par le film ; le film est ce qui arrive à la relation ; cette relation affectée par le film est à son tour ce qui affecte le spectateur, ce qui affecte son rapport au film, à son auteur et à ses personnages. Dans le régime communautaire, le film — en tant qu’expérience — est capable de sortir la relation entre filmeur et filmé du cadre habituel des rapports de production ou de service. Le rapport de don affecte à son tour la relation au film, qui n’est plus un rapport à l’artefact ou à l’oeuvre. Comment comprendre une telle puissance d’affection du rapport de don, comment saisir cette « conversion du regard » qui transforme le spectateur et qu’évoque Sabouraud à la suite de Deleuze ?
Godbout suppose, dans les sociétés modernes, une recherche spécifique tournée vers une forme de socialité qui valorise le lien en lui-même, plutôt que sa fonction, qui désinstrumentalise le rapport à l’autre, recherche à laquelle participe la pratique documentaire, en offrant à des « étrangers », une expérience relationnelle de proximité, une filiation « côte à côte », comme le dit Sabouraud, qui n’est pas sans rappeler celle de l’amitié ou de l’amour. On a vu que l’essor de l’industrie audiovisuelle tendait à régler le rapport entre cinéaste, personne filmée et spectateur selon le modèle juridique de la société marchande (droit du travail, règle du marché, droit de la personne). Or, un autre modèle peut être évoqué ici : celui du don[32].
L’enjeu de la pratique documentaire serait donc le devenir-image d’une expérience relationnelle distincte des formes de socialités fonctionnelles de nos sociétés modernes. Les images existent hors de leurs enjeux économiques, discursifs, juridiques ou affectifs, ce sont les médiations d’un rapport de don où importe moins la nature de ce qui circule que le sens de l’acte. Ce qui se donne de part et d’autre du procès documentaire est inquantifiable et incommensurable ; pas de commune mesure entre le temps et la confiance que donne la personne filmée, le récit et le plaisir que donne le cinéaste, l’écoute et la reconnaissance que donne le spectateur. Pas de relation ordonnée non plus, puisque le cinéaste peut aussi bien donner sa reconnaissance[33] à la personne filmée, la personne filmée du plaisir au spectateur, le spectateur sa confiance au cinéaste. Et ce rapport de don peut être à tout moment perverti, offusqué, trahi. C’est ainsi que le cinéaste peut exploiter l’image, en faire un enjeu commercial (son produit), ou partie de son discours (son regard) ; que le spectateur refuse de recevoir la parole de la personne filmée, que la personne filmée revendique le récit de sa propre histoire. Et sous ce couvert, le film documentaire peut se présenter comme une épreuve du don dans des rapports de production, d’échanges et de communication qui semblent pourtant l’exclure.
Filmer : un enjeu de reconnaissance entre trois instances
Jacques T. Godbout analyse le don non pas comme un geste isolé, mais comme l’instauration d’une relation valant pour elle-même, et donc, comme un geste investi de sens par les acteurs du don[34]. Pour Godbout, si la valorisation de la relation aux autres passe par le don, c’est que la production de sens et de valeur nécessite que l’on sorte des règles institutionnalisées qui régissent les transactions habituelles dans les rapports aux autres. Les liens contractuels permettent une plus grande liberté d’action et le domaine public instaure un principe de justice. Mais la relation à l’autre est alors bornée par l’échange ponctuel qui en est l’occasion. Le don, quant à lui, instaure un lien qui perdure au-delà du don. Cette persistance du lien, cette valorisation du lien pour lui-même serait pour Godbout la motivation du don.
Le vrai don est celui dont le sens est de ne pas se conformer à une convention sociale ou à une règle, mais d’exprimer le lien avec la personne […]. Le donateur diminue l’obligation de rendre et en conséquence rend l’autre libre de donner à son tour […]. On donne ainsi au receveur la possibilité de faire un vrai don au lieu de se conformer à l’obligation de rendre. […] On constate ainsi que les acteurs du don introduisent volontairement et en permanence une incertitude, une indétermination, un risque dans l’apparition du contre-don. Afin de s’éloigner le plus possible du contrat, de l’engagement contractuel (marchand ou social) et aussi de la règle du devoir — en fait de toute règle universelle[35].
Le don a aussi ses règles — de mesure, d’opportunité, d’occasion et ces règles doivent être transgressées pour donner une valeur communautaire au geste. La prise de risque est de première importance.
La signification de ce jeu avec les règles est multidimensionnelle, mais un aspect est omniprésent : le jeu avec la règle sert à personnaliser la relation, à rendre unique le lien entre le donateur et le donataire, à montrer que le geste n’est pas fait pour obéir à une règle, mais pour lui, au nom d’un lien personnel[36].
Tout cela aboutit à installer un régime de « dette positive[37] » entre les membres du réseau de don, soit un rapport à la communauté, à partir des relations interpersonnelles intensifiées par le rapport de don. La dette positive marque en effet un sentiment de reconnaissance — du donataire — qui ne se traduit pas en obligation de rendre directement au donateur — qui a tout fait pour suspendre cette obligation —, mais se traduit en désir de donner à son tour à d’autres. La communauté relèverait donc d’un désir, plus que d’une obéissance à des règles instituées, et s’enracinerait dans la valorisation du lien à l’autre en tant qu’individu libre, plus que dans l’idée d’une commune appartenance. Ainsi, au lieu de vouloir reconstruire la société sur la base d’individus libres de toute dette (perspective de l’individualisme), on comprend la communauté à partir d’une dette positive, contractée dans des relations interpersonnelles de don, puis tournée vers les autres, dans un désir de donner qui répond à l’impossibilité, ou tout simplement à l’incongruité, du remboursement. Une communauté de donneurs, c’est ce que rend possible l’état de dette positive créé par le système de dons ; une communauté d’individus libres vis-à-vis de la communauté, qui ne rendent jamais ce qu’ils doivent à leurs donateurs, mais qui donnent aux autres en vertu de cette dette « inacquittable ».
On pourrait définir le don comme un système dans lequel le « rendre » se dissout comme principe au point que, à la limite, on ne rend plus, on donne seulement — ou au contraire, on est toujours en train de rendre, l’important étant ici que la différence entre rendre et donner s’estompe et n’est plus significative. On pourrait poser que l’état de dette positive émerge lorsque le receveur, au lieu de rendre, commence à donner à son tour. On passe de l’obligation de rendre au désir de donner[38].
Cet état de dette positive implique donc la communauté, comme milieu relationnel, et non comme tout constitué avec lequel on établit des liens. En ce sens, on n’est pas lié à la communauté par une dette. C’est l’idée de « réciprocité généralisée ». Bien sûr, ce n’est pas le seul modèle du don, nous rappelle Godbout, qui évoque les multiples principes qui régulent le geste de donner. Mais c’est celui qui, débouchant sur l’idée de dette positive, fait surgir la question de la communauté, du côté du désir plutôt que du côté de l’obligation, et dans un rapport de création — on cherche à donner sens et valeur à une relation, par la prise de risque, l’excès et la liberté[39] — plutôt que d’instrumentalisation — on cherche à se satisfaire et se sécuriser par elle. Sur cette base théorique, on pourrait donc décrire une expérience de réception, où la reconnaissance qu’éprouve le spectateur n’est pas liée au seul plaisir qu’il a reçu de l’oeuvre en tant qu’oeuvre, mais à son désir de perpétuer du lien à son tour. L’implication du spectateur dans la relation documentaire — comme donataire du récit — est alors de première importance pour comprendre comment le récit audiovisuel ouvre sur la socialité du don.
Reste que cette expérience esthétique doit se soutenir d’une praxis sociale[40] où la question de la communauté n’est pas réglée d’avance par les rites et les institutions, où elle s’invente et s’élabore sur l’épreuve de sa fragilité[41]. Au Québec, au tournant des années 1960, l’effondrement des anciens repères sociaux a permis l’éclosion d’un cinéma travaillé par la question communautaire, tant du point de vue de ses modes de production que de ses modes de réception. La relation communautaire à travers une pratique documentaire conçue comme une véritable praxis sociale est une des caractéristiques majeures de la production francophone de l’ONF. Cet aspect de la question ne saurait être traité ici[42], je me contente de l’évoquer pour souligner l’importance de la socialité dans la pratique et la réception documentaire. Et ce n’est pas un hasard si j’ai évoqué les travaux de Jacques T. Godbout pour effectuer un rapprochement entre don, relation documentaire et rapport social, puisqu’il s’agit d’un sociologue québécois, bien au fait des enjeux de la socialité québécoise — tels qu’ils se retrouvent aussi dans le développement de l’économie sociale[43], la culture populaire[44], le rapport collectif aux arts et aux artistes[45] et le rôle des médias de communications[46].
Médiation audiovisuelle et socialité du don
Il est alors loisible de tirer de cette étude quelques conclusions intéressantes sur l’expérience relationnelle du documentaire et sa portée sociale. On a vu que la pratique documentaire, en tant qu’activité d’échanges et de production, est susceptible d’être encadrée par les règles du marché et de l’État de droit. Mais cet encadrement serait purement fonctionnel ; et une pratique documentaire qui laisserait son expérience relationnelle se dérouler à l’intérieur de ce seul cadre ne comporterait aucun enjeu relationnel susceptible de toucher le spectateur ; elle ne pourrait engendrer au mieux qu’un discours sur le lien, et non une sensibilité relationnelle. Mais quand le rapport filmeur-filmé se décline sur le mode du don, chacun donnant pour affirmer la valeur du lien dont le documentaire portera trace des risques, des excès, des impossibilités, ou chacun donnant malgré lui, pris dans un rapport insoupçonnable et impossible qui fait exister un tout autre film dans les absences du film réalisé, alors le film se constitue lui-même comme médiation collective, le rapport interpersonnel d’origine se transforme en réseau de connivences, en attache communautaire par l’inclusion du spectateur, qui se rapporte à cette expérience grâce à son propre actif de donateur et donataire, et qui, reconnaissant le don, est porté à vouloir donner à son tour. La multiplication de ces rapports de don dans la pratique documentaire renforcerait une socialité alternative reposant non pas sur l’homo aeconomicus, mais sur un « homo donator » que Jacques T. Godbout définit comme celui qui ne saurait survivre à la vie sans faire du lien aux autres, une source effective de sens et de valeur commune. Grâce au documentaire, l’étranger devient familier, le rapport interpersonnel se met en réseau ; filmeur, filmé et spectateur tentent de découvrir une voie de réenchantement du monde, par la vertu d’un lien qui se construit hors de toute règle, hiérarchique, contractuelle, et de toute obligation, sociale ou morale. Si on peut parler de portée sociale du documentaire, ce serait peut-être en référence à la manière dont une socialité de type communautaire s’inscrit au coeur même de sa pratique et induit une esthétique qui nie l’évidence de l’image, en efface la consistance devant les enjeux de la médiation collective qui se jouent dès la relation filmeur-filmé : l’image n’est plus la représentation du lien, mais l’occasion de sa production. Utopie d’une communauté d’amis, qui n’en finit pas de faire l’épreuve de son lien, pour agir, penser et vivre, en élargissant, autant que faire se peut, le cercle des proches.
Le rapport de don tel que le décrit Jacques T. Godbout introduit une sensibilité commune au lien qui permet de décrire une forme de réception du documentaire spécifiquement déterminée par l’enjeu relationnel de sa pratique. Cette réception se distingue de celle que décrit Hans Robert Jauss : elle n’a pas d’horizon d’attente, et ne repose pas sur l’existence de modèles littéraires et de normes sociales à reproduire ou transgresser ; elle ne relève pas non plus d’une seule évaluation discursive ou esthétique. Ce n’est pas uniquement l’argumentaire qui est en jeu, ni même la reconnaissance des qualités distinctives du film quant au type de plaisir qu’il procure ; les communautés de réception ne sont pas non plus déterminantes dans ce régime de perception communautaire : peu importe que l’on appartienne à tel(le) sexe, classe, race, minorité. On reçoit le film sur le fond de son expérience, où dans le commerce avec l’autre, il arrive que l’on prenne le risque de la relation, plutôt que l’assurance de la transaction (symbolique, affective ou commerciale). Ce régime communautaire en appelle à une sensibilité commune à la tâche d’être-ensemble, qui révèle que
[L’être-en-commun est] partage d’une charge, d’un devoir ou d’une tâche, et non la communauté d’une substance. L’être-en-commun est défini et constitué par une charge, et en dernière analyse, il n’est en charge de rien d’autres que du cum luimême. Nous sommes en charge de notre avec, c’est-à-dire de nous[47].
La pratique documentaire se justifierait comme révélation de cette charge, au cinéaste comme au spectateur, à travers la personne filmée et ce que sa présence dans le film, son abandon plus ou moins consenti à une expérience relationnelle indécidable, peut bien pouvoir signifier. Il n’est pas question de valeurs partagées comme signes d’appartenance au même groupe ; rien qui ne se donne entre amis — et entre amis seulement — ; mais une reconnaissance au triple sens du mot : reconnaissance envers l’autre — qui a pris part au film ou l’a produit —, reconnaissance de l’autre en tant qu’autre — à travers sa mise en images —, reconnaissance des signes — des indices d’une relation de don. Cette mise en éveil qui touche toutes les instances — filmeur, filmé, spectateur — est aussi une mise en réseau, où l’image documentaire a pour fonction d’ouvrir sur la collectivité une relation d’approche et de reconnaissance vécue intimement entre des personnes engagées à titre individuel[48]. C’est aussi ce qui répond à l’inquiétude au coeur d’un nouveau type de rapport social qui s’affranchit des rites et des institutions de reconnaissance mutuelle, mais qui tourne court hors des cercles de proches. Une inquiétude qui porte sur la reconnaissance elle-même, et qui voit dans le don et le récit — le récit comme don —, une manière de se formuler — comme inquiétude — et de se reconduire — comme reconnaissance. De ce point de vue, le régime communautaire, qui repose et initie une socialité du don à travers la pratique filmique, n’est pas réductible à un contenu ou une pratique de tournage. Le film est le moment et la trace d’un don et d’un abandon où l’image, en tant que donnée, importe moins qu’en tant que chiffre d’un acte qui atteste du lien à l’autre.
« Il faut d’abord éprouver l’effet violent d’un signe, et que la pensée soit comme forcée de chercher le sens d’un signe[49]. » L’interprétation des signes dans l’image documentaire est autant l’affaire du cinéaste, qui rend son expérience, que du spectateur, qui la reçoit, et du personnage filmé qui se voit à l’écran, pris dans le système de signes d’un autre[50], qui, lui, doit conquérir une extériorité pour être capable de retourner au film et d’y lire ce qui s’y joue audelà de sa propre image[51]. Le régime communautaire n’est pas du cinéma direct ou du cinéma vécu du seul point de vue de son contenu — une expérience authentique partagée et narrée par le cinéaste — ou de sa technique — des images prises sur le vif. Le régime communautaire implique une certaine forme de « déchiffrement » qui constitue une épreuve pour le spectateur « intérieur à la relation » — la personne filmée et le cinéaste —, mais aussi pour le spectateur « extérieur » qui, lui, doit abolir la distance créée par l’image, et accéder au lieu de sa propre implication dans la relation qui se joue à l’écran. Cette expérience esthétique fait donc l’économie du rapport à l’oeuvre, ou plutôt du rapport à l’oeuvre en tant qu’oeuvre. La « reconnaissance » qui se joue dans l’épreuve du lien à travers la fabrication du film et sa réception, ne consiste pas non plus en un jugement moral sur la valeur de ce lien en particulier ou du lien à autrui en général. La reconnaissance est plutôt le produit de la médiation audiovisuelle, en tant que cette médiation rend extrêmement sensible et critique une manière de se tenir devant l’autre et avec lui, que l’on filme, soit filmé ou simple spectateur.
Appendices
Note biographique
Marion Froger est professeure agrégée au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Ses travaux portent sur la part qu’a le cinéma dans l’expérience sociale, et la socialité dans l’expérience cinématographique. Elle a reçu le Prix du Canada en sciences sociales pour son ouvrage Le cinéma à l’épreuve de la communauté (2011) paru aux PUM.
Notes
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[1]
Gilles Deleuze, « Correspondance avec Dionys Mascolo » [1988], (« Correspondance D. Mascolo-G. Deleuze », Lignes, no 33, mars 1998, p. 222-226) repris dans Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 2003, p. 307.
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[2]
Sur la question du droit à l’image — droit pour un particulier d’empêcher toute publication de son image sans autorisation expresse de sa part — je renvoie au numéro spécial qui lui est consacré dans la revue Images documentaires, « le droit à l’image ? », nos 35/36, 3e et 4e trimestre 1999, ainsi qu’à La Revue Documentaires, « l’auteur en question », no 14, 1er trimestre 1999.
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[3]
Dans l’affaire qui oppose l’instituteur Lopez à Nicolas Philibert, auteur du documentaire à succès Être et avoir (2002), une des principales revendications de l’instituteur concerne son cours, qu’il estime être son oeuvre, et dont Philibert se serait servi, sans pourtant lui accorder de statut d’auteur… Sur ce point, voir l’article de Bernard Eldelman, « Monsieur Lopez et la réalité payante », Cahiers du cinéma, no 585, décembre 2003, p. 52-53.
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[4]
Les droits de la personne sont en effet au centre de la plupart des affaires de protection de la vie privée, diffamation, falsification des propos, etc.
-
[5]
Le cas de litige le plus connu au Québec est sans conteste l’affaire 24 heures ou plus (Gilles Groulx, 1972); celle de Passiflora (Fernand Bélanger, 1987) l’est un peu moins mais relève du même cas de figure. L’Office national du film, par l’intermédiaire de son commissaire, refusa de diffuser les films, prétextant que ceux-ci seraient incompatibles avec les objectifs de sa mission médiatique — produire de l’information objective — en tant qu’organisme public. Depuis, les mentalités ont évolué: l’ONF oppose désormais à la gageure de l’objectivité un droit d’expression qu’il dit vouloir défendre et semble vouloir assumer — non sans remous — le parti pris polémique ou militant des films qu’il commandite. Pour preuve, cet extrait de lettre de la commissaire du gouvernement à la cinématographie, qui répond aux accusations de partialité lancées par un dirigeant d’une des principales entreprises forestières mises en cause dans L’erreur boréale (Richard Desjardins, Robert Monderie, 1999): « Je suis intimement convaincue que ce film s’inscrit avec force dans la tradition de l’ONF et qu’il contribue, à sa manière, à faire du Canada un pays démocratique où des valeurs fondamentales telles que la liberté d’opinion et la liberté d’expression ont droit de cité. » (Lettre du 14 juin 1999, Archives de production de l’ONF).
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[6]
J’y reviendrai longuement dans les pages qui suivent. Voir Jacques T. Godbout, Le don, la dette et l’identité, Montréal, Éditions Boréal, 2000.
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[7]
Lettre de Pierre Perrault à Stéphane-Albert Boulais, citée dans Stéphane-Albert Boulais, Le cinéma vécu de l’intérieur. Mon expérience avec Pierre Perrault, Hull, Éditions de Lorraine, 1988, p. 47.
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[8]
Lettre de Pierre Perrault à Stéphane-Albert Boulais, citée dans Stéphane-Albert Boulais, Le cinéma vécu de l’intérieur, p. 51-52.
-
[9]
Safaa Fathy, D’ailleurs, Derrida, Gloria Films productions / La sept ARTE, France, 1999.
-
[10]
Jacques Derrida, Safaa Fathy, Tourner les mots. Au bord d’un film, Éditions Galilée/ARTE Éditions, Paris, 2000, p. 160.
-
[11]
Jacques Derrida, Safaa Fathy, Tourner les mots, p. 73.
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[12]
Jacques Derrida, Safaa Fathy, Tourner les mots, p. 112.
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[13]
Si l’expérience filmique livre une image du rapport à l’autre, de quel type d’image s’agit-il? D’une image pleine qui ignore l’impossible dans ce rapport? Qui évacue, dans ce rapport, ce qui relève de la finitude humaine, de la séparation, de la défaillance, alors que cette « passion » de l’intime nous fait être-ensemble en même temps qu’elle nous met au monde? Difficile ici de ne pas évoquer Jean-Luc Nancy, pour comprendre ce que l’image peut manifester de l’événement d’un contact: « le soi s’expose, expose la passion inavouable de son clignotement d’être, entre naissance et mort; l’image de soi ouvre sur un soi comme image, un soi qui défaille au contact de soi et des autres: sans cette passion nous aurions renoncé à ce qui, selon l’ordre d’une souveraineté et d’une intimité reculées dans la discrétion sans fond, nous met au monde. Car ce qui nous met au monde est aussi bien ce qui nous porte d’emblée aux extrêmes de la séparation, de la finitude, et de la rencontre infinie où chacun défaille au contact des autres (c’est-à-dire aussi bien de soi) et du monde comme monde des autres. Ce qui nous met au monde partage aussitôt le monde, le destitue de toute unité première ou dernière. » (Jean-Luc Nancy, La communauté affrontée, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, p. 47-48)
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[14]
Jacques Derrida, Safaa Fathy, Tourner les mots, p. 119.
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[15]
Jacques Derrida, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1991.
-
[16]
Jacques Derrida, Donner le temps, p. 28.
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[17]
Improbable, parce que son insertion dans l’économie des rapports d’échanges annule le rapport de don. Mais l’image est — peut-être plus que le texte — assimilable au récit-événement: à cette narration qui relate moins un événement qu’elle crée l’évédon nement dont elle parle. En ce sens, l’expérience filmique est toujours dans l’image, l’image manifestant toujours ce qu’il advient d’une relation dans l’expérience du film. La narration ne relate pas un événement qui s’est produit, l’événement ne s’est produit que par la narration qui en est fait. « Comme si le récit produisait l’événement qu’il est supposé raconter. » (Jacques Derrida, Donner le temps, p. 155) Le fait de filmer l’autre est une « provocation » — comme chez Perrault —, filmer provoque l’événement qui sera relaté; et l’événement de cette narration, affecte ceux qui s’y sont engagés; le film arrive à la relation, la révèle et la persécute en même temps. Pour Derrida, le récit est la possibilité du don et du pardon: c’est dans le récit qu’un don ou un pardon peuvent avoir ou ne pas avoir lieu; le récit est la possibilité de la trace de ce qui ne peut, pour avoir lieu, en avoir; mais qui aussi, pour avoir lieu, en exige (puisque le don délie tout en engageant celui qui donne).
-
[18]
Pierre Perrault, La bête lumineuse, Montréal, Éditions Nouvelle optique, 1982.
-
[19]
Pierre Perrault décrit ainsi Stéphane-Albert Boulais dans le texte de présentation du projet de film qui deviendra Les voiles bas et en travers (1983), et où il sera question notamment de grands explorateurs et de pirates: « il a une mémoire fabuleuse, un bagout génétique incomparable, une curiosité sans bornes et surtout une capacité d’aborder: un vrai pirate de l’âme. Le révélateur en somme que je cherche. Je n’en dirai pas plus. Qu’il suffise que je dise ma confiance qu’il s’agit du regard dont j’ai besoin. » (Cité dans Stéphane-Albert Boulais, Le cinéma vécu de l’intérieur, p. 59)
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[20]
« Il reste à l’auteur la possibilité de se donner des intercesseurs, c’est-à-dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de fictionner, de légender, de fabuler. L’auteur fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas vers l’auteur. » (Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 289)
-
[21]
On se souvient que la conservation des percepts, des affects, indépendamment de ceux qui les perçoivent et les ressentent, est, pour Gilles Deleuze, le fondement du geste artistique (voir Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1991). Dans cette optique, ce qui circule entre les protagonistes d’une expérience de tournage est un des principaux enjeux du documentaire: percepts et affects particuliers s’effacent devant la question du rapport à l’autre, de la production du commun à travers ce qui se partage dans ce collectif qu’est l’engagement documentaire, du point de vue de ses acteurs comme de ses exécutants.
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[22]
L’exemple le plus fameux en est Chronique d’un été (1961), de Jean Rouch et Edgar Morin. Le film est à la fois le prétexte d’un rapport d’amitié — Rouch et Morin ayant réuni quelques amis pour les faire parler devant la caméra —, trahi, détourné par le projet de film. Les commentaires des amis des cinéastes après le visionnement du film sont la trace de cette trahison et de ce détournement; ce sont cette trahison et ce détournement de la relation d’amitié qui permettent le retour à l’expérience filmique comme telle; mais les deux compères vont finalement analyser ce retour en « sociologues » de la communication. Or, la perception de cette expérience n’est pas uniquement de l’ordre du discours scientifique et métafilmique — ce n’est ici que le choix des cinéastes. Une toute autre perception est possible.
-
[23]
Comme le fait à son tour Jean-Daniel Lafond, imitant le geste de Perrault, pour le film qu’il lui consacre. La transcription de la continuité dialoguée des Traces du rêve (1986), agrémentée des réflexions du cinéaste, paraît peu de temps après le film: Jean-Daniel Lafond, Les traces du rêve, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1988.
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[24]
Au pays de Neufve-France (treize documents d’une trentaine de minutes dont Perrault a signé les scénarios et textes, réalisés entre 1958-1959), la Trilogie de l’Île-aux-Coudres (1963-1968), le Cycle abitibien (1975-1979), etc.
-
[25]
À titre d’exemple, Stéphane-Albert Boulais rencontre Maurice Chaillot dans La bête lumineuse, un des principaux protagonistes d’Un pays sans bon sens (Pierre Perrault, 1970), et que l’on retrouve dans Le confort et l’indifférence (Denys Arcand, 1981) et Les traces du rêve (Jean-Daniel Lafond, 1986); Léopold Tremblay, héros de la pêche dans Pour la suite du monde (Pierre Perrault, 1962), apparaît aussi dans Un pays sans bon sens et dans La grande Allure (Pierre Perrault, 1985) où il rencontre Basile Bellefleur, protagoniste du Goût de la farine (1977) et du Pays de la terre sans arbre ou le Mouchoânipi (Pierre Perrault, 1980); il rencontre aussi Stéphane-Albert Boulais dans Les voiles bas et en travers (Pierre Perrault, 1983).
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[26]
Frédéric Sabouraud, « À l’école du cinéma », L’image, le monde, no 3, automne 2002, p. 74.
-
[27]
Frédéric Sabouraud, « À l’école du cinéma », p. 74.
-
[28]
Frédéric Sabouraud, « En chemin », Catalogue du festival de Lussas, Lussas, Ardèche images, 2003, p. 36.
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[29]
« Comme si le cinéma avait inventé, sans tout à fait le savoir, un autre système (parallèle à la psychanalyse et à la philosophie), pour “trouver sa place” et mieux comprendre sa relation à l’autre. Un système que le spectateur se refuserait à théoriser de peur d’en perdre le fil, de ne plus trouver le chemin, de rompre le charme. » (Frédéric Sabouraud, « En chemin », p. 36)
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[30]
Concept aristotélicien qui désigne la chance par rapport à une finalité humaine, par opposition à automaton, qui désigne le hasard en général.
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[31]
Jacques Derrida, Donner le temps, p. 157.
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[32]
Antoine Hénaff, dans Le prix de la vérité. Le don, l’argent et la philosophie, Paris, Éditions du Seuil, 2002, distingue pour sa part: (1) le don qui ressort de l’échange de biens et équivaut au troc; (2) la grâce, don divin que le donataire est dans l’impossibilité de rendre; (3) le don cérémoniel en tant qu’acte de reconnaissance de l’autre; (4) le don charitable qui n’engage que l’individu et n’a pas de fonction sociale. Dans la relation documentaire, le système de don est hybride: il y a une forme d’échange — le bénéfice symbolique ou économique lié à la fabrication et au commerce de l’image; le caractère « public » d’une relation interindividuelle — et donc sa portée sociale, le caractère cérémoniel du rapport — mais sans les formes ritualisées — qui permet la reconnaissance de l’autre par la production d’un film; la grâce d’une relation qui conserve, dans le récit, l’énigme du don comme événement impossible ou du moins indécidable.
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[33]
À propos de La bête lumineuse qu’il vient de tourner, Pierre Perrault confie: « Je ne parviens pas à inscrire ce film dans la logique apparente de mes démarches antérieures. Et il me semble indispensable, improbable, impossible qu’il se renouvelle. Il existe comme un don. Je le propose à mon propre étonnement. Inattendu comme une pêche miraculeuse. » (Pierre Perrault, Caméramages, Montréal, Éditions de l’Hexagone, Paris, Éditions Édilig, 1983, p. 115)
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[34]
Le problème de Godbout sera de définir le sens et la portée sociale du geste du don, contre les théories classiques du don issues de l’anthropologie, et notamment celle du potlatch, qui aurait tendance à occulter le sens du don derrière l’écran d’un rapport de pouvoir qui l’instrumentalise. On verra à ce propos Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » [1923-1924], dans Sociologie et anthropologie, Presses Universitaires de France, Paris, coll. « Quadrige », 1973 [1950], p. 143-279.
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[35]
Jaques T. Godbout, Le don, la dette et l’identité, p. 159.
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[36]
Jaques T. Godbout, Le don, la dette et l’identité, p. 38.
-
[37]
« Les personnes interrogées identifient une dette positive, celle qui n’est pas vécue comme une dette (à rembourser), mais comme une reconnaissance: on reconnaît avoir reçu beaucoup sans pour autant ressentir une obligation, mais plutôt un désir de donner. » (Jaques T. Godbout, Le don, la dette et l’identité, p. 45)
-
[38]
Jaques T. Godbout, Le don, la dette et l’identité, p. 48.
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[39]
« L’acteur stratégique vise à réduire les incertitudes afin de gagner. Le rapport de don est différent. L’acteur y vise non pas à limiter la liberté des autres, mais à l’accroître, car elle constitue un préalable incontournable à la valorisation de son geste. Nous disons qu’il tend à accroître l’incertitude parce qu’il tend à réduire en permanence chez l’autre tout sentiment d’obligation, même si les obligations sont toujours présentes par ailleurs: il tend à s’y soustraire, d’où la propension à l’excès. […] L’acteur d’un système de don tend à maintenir le système dans un état d’incertitude structurelle pour permettre à la confiance de se manifester. […] Il faut que se produise quelque chose de non prévu dans ce qui est obligatoire, ou alors que l’obligation ne soit pas vécue comme une contrainte et existe seulement comme une loi constatée par le chercheur, une loi au strict sens statistique non au sens moral. » (Jaques T. Godbout, Le don, la dette et l’identité, p. 39-40)
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[40]
Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 2002 [1975], p. 113-114. Castoriadis définit la praxis comme une expérience ayant pour but la transformation du donné. C’est en tant que cette transformation a lieu qu’une connaissance émerge. Le sujet de la praxis est lui même constamment transformé à partir de cette expérience où il est engagé.
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[41]
François Paré, dans Les littératures de l’exiguïté (Ottawa, Éditions Le Nordir, 2001), parle d’une culture propre aux groupes minoritaires ou minorés qui se traduit par une conscience aiguë, inapaisée, inconsolable de la disparition de toute chose, des êtres, des oeuvres et des communautés. Paré se tourne vers ce qu’il appelle une « littérature de l’inquiétude », et cherche à établir les bases d’une « lecture stratégique du vulnérable », qui est aussi un acte de solidarité de la part du lecteur. Un vulnérable qu’il caractérise comme: (1) renoncement à la vérité; (2) renoncement à soi-même (impossible saisie de l’unité subjective); (3) discours douloureux sur la disparition de l’être: (4) travail stylistique sur la négativité. Paré, en tenant compte des modes spécifiques d’exercice de la littérature et de réception de celle-ci — notamment dans la performance orale, parvient à briser l’autonomie du texte, à solidariser modes d’être et de discours dans ce beau concept de vulnérabilité. Cette idée de solidarité se comprend en effet à la croisée d’une pratique et d’une réception qui n’est plus le problème de l’auteur seul, mais déjà un partage d’inquiétude, de création et de responsabilité.
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[42]
C’est en fait l’objet de ma thèse de doctorat, soutenue en 2006 et publiée en 2010 aux Presses de l’Université de Montréal, sous le titre: Le cinéma à l’épreuve de la communauté. Le cinéma francophone de l’ONF 1960-1985.
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[43]
À ce sujet, voir notamment les travaux de la Chaire de recherche en développement communautaire et du Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales, plus particulièrement les écrits d’Yves Vaillancourt, Benoît Levesque et Louis Favreau (voir Omer Chouinard, André Joyal, Benoît Levesque (dir.), L’autre économie: une économie alternative ?, Sillery, Presses de l’Université du Québec, coll. « Études d’économie politique », 1989; Yves Vaillancourt, Benoît Levesque, « Les services de proximité au Québec: de l’expérimentation à l’institutionnalisation », Cahiers de la chaire de recherche en développement communautaire (CRDC), série recherche, no 12, novembre 1998; Yvan Comeau, Louis Favreau, « L’expérience de développement économique communautaire en milieu urbain au Québec », Les politiques sociales (Belgique), vol. 57, no 2, 1998, p. 60-71).
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[44]
À ce sujet, voir notamment les travaux initiés par Fernand Dumont (dir.), Les cultures parallèles, Ottawa, Éditions Leméac, 1982; voir aussi le collectif Cultures populaires et société contemporaine, Gilles Pronovost (dir.), Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1982, et notamment l’article de Roger Levasseur, « La culture populaire au Québec, de la survivance à l’affirmation », p. 103-115. Levasseur y oppose la culture de masse — d’importation américaine — et la culture savante autochtone — d’importation française par la formation des élites —, à la culture populaire, « fondée sur les solidarités familiales et communautaires » (p. 106). Il note que « le faire ensemble et le voir ensemble l’emportent nettement chez les classes populaires sur la valeur intrinsèque des activités » (p. 108).
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[45]
À ce sujet, j’évoquerai le schème de l’oralité dans le rapport d’écoute, schème fort bien décrit par François Paré, à propos du récital de poésie ou de chant, et dont on retrouve trace dans la réception du film documentaire comme performance — où le lien dans l’écoute importe tout autant que le texte. François Paré parle de l’« évidence communautaire de la voix » (François Paré, Les littératures de l’exiguïté, p. 42), quand il évoque les récitals et tours de chants qui assurent à la poésie une survivance que les textes seuls ne sauraient lui offrir. Sur le rapport entre oralité, lien, mémoire collective et écoute, je renverrai aussi le lecteur au texte de Johanne Villeneuve, paru dans le numéro « Raconter » de la revue Intermédialités. Johanne Villeneuve évoque un modèle de l’oralité dans la transmission d’un savoir de génération en génération, par lequel « il n’y a plus de traces purement matérielles de ce qui n’est plus, mais le lien vivant de ceux qui sont venus après. » (Johanne Villeneuve, « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke: intermédialité, cinéma, musique », Intermédialités, no 2, « Raconter », automne 2003, p. 29)
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[46]
À ce sujet, j’évoquerai le rôle prééminent de la situation d’interlocution directe créée par le média. Les travaux sur la réception qui mettent en valeur l’aspect relationnel du contrat télévisuel, mettent en lumière la stratégie des médias consistant à proposer des figures communautaires qui ont besoin de médiateur, en l’occurrence les médias euxmêmes. Voir François Jost, La télévision du quotidien: entre réalité et fiction, Bruxelles, Institut national de l’audiovisuel, De Boeck Université, coll. « Médias-recherches — Méthodes », 2001. La praxis documentaire relève d’une autre dynamique, puisque la communauté en question est moins celle du public que celle créé par une pratique et une « écoute », une attention particulière au lien qui se créé — ou pas — et se noue — ou pas — par la médiation audiovisuelle. Il n’y a pas projection du spectateur dans une figure communautaire et des rapports réglés par l’intervention du média, mais déchiffrement des rapports humains, et de leur sens, dans une économie générale qui fait coexister plusieurs régimes de rapports sociaux, professionnels, affectifs, juridiques, politiques, etc.
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[47]
Jean-Luc Nancy, « Conloquium » [1999], dans Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, précédé de « Conloquium », Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Les essais du Collège international de philosophie », 2000, p. 8.
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[48]
Comme en témoignent dans cet article Stéphane-Albert Boulais et Jacques Derrida du point de vue des personnes filmées, Pierre Perrault du point de vue du cinéaste et Frédéric Sabouraud du point de vue du spectateur. En ce sens, le régime communautaire s’appuie sur des rapports personnels plutôt que sur des rapports inscrits d’avance dans la sphère publique. La communauté — comme socialité du don — n’est pas ce qui rattache spectateurs, personnes filmées et cinéastes au film. Elle se concrétise dans une pratique filmique et une réception qui se situent hors des circuits de la participation sociale à proprement parler (débat public, engagement militant, participation associative), dont le documentaire peut aussi, par ailleurs, se faire le relais à l’occasion.
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[49]
Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France, 1996 [1964], p. 32.
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Stéphane-Albert Boulais exprime ainsi la douleur de se voir à l’écran: « L’épreuve de l’écran est la même pour tout le monde, nous y sommes tous transformés en signes. Nous devenons les sens que le maître d’oeuvre veut bien construire. » (Stéphane-Albert Boulais, Le cinéma vécu de l’intérieur, p. 39) La rupture relationnelle est mise sur le compte de l’art ou plutôt de la volonté de faire oeuvre et de la concurrence de deux désirs: celui de Stéphane-Albert Boulais et celui de Pierre Perrault, qui reste finalement le seul maître de l’entreprise. Ce malaise est aussi celui du spectateur, qui soupçonne alors une manipulation qui déshonore son auteur plutôt que sa victime, comme en témoigne la réception contrastée de La bête lumineuse.
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En ce sens, le témoignage de Stéphane-Albert Boulais et celui de Jacques Derrida se correspondent.