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Le courant de pensée post-Vardac, initié par les études de l’historien du théâtre David Mayer[1], puis relayé par les travaux de Stephen Johnson[2], Joseph A. Sokalski[3] et Gwendolyn Waltz[4], a contribué à remettre en question le modèle linéaire longtemps admis en histoire du cinéma, selon lequel le spectacle cinématographique aurait pris, au tournant du siècle, la relève de genres dramatiques populaires à bout de souffle. Il part plutôt du postulat suivant lequel ces genres ont continué à prospérer tandis que les pratiques cinématographiques émergentes les ont influencés en retour, de sorte que leurs rapports ne peuvent plus être envisagés sous la forme d’un transfert à sens unique d’un média à l’autre, mais plutôt comme un réseau complexe d’échanges dans plusieurs directions[5]. Les recherches historiques entreprises par Waltz ont justement apporté la preuve des interactions entre le monde du spectacle de scène et les tout premiers fabricants de films sur le territoire nord-américain à cette époque : « For much of the first decades after their invention, motion pictures shared the theatrical stage with living performers in a continuous (albeit erratic) multimedia relationship[6]. » Le groupe post-Vardac a ainsi confirmé la nécessité de repenser la cinématographie des débuts selon un cadre conceptuel qui s’inscrit pleinement dans la perspective intermédiale adoptée par des chercheurs comme André Gaudreault[7] et Jean-Marc Larrue[8]. Il a surtout encouragé la réévaluation de ce phénomène souvent relégué aux « à-côtés » de l’histoire des arts du spectacle qu’est l’intégration de films dans la mise en scène de pièces de théâtre.

Notre étude portera sur un exemple bien connu de spectacle mixte[9] où des performances d’acteurs en chair et en os sont mêlées à des images projetées, celui de La biche au bois (Théâtre du Châtelet, 1896). Nous proposons cependant de reconsidérer cet exemple à la lumière des réflexions du groupe post-Vardac pour démontrer que ce qui a été retenu par les historiens comme l’un des premiers cas de projection cinématographique à l’intérieur d’une représentation dramatique[10] n’était en réalité, pour les praticiens comme pour les spectateurs de l’époque, pas aussi novateur ni aussi singulier qu’on pourrait le croire. Il y a selon nous tout lieu de nuancer l’effet de nouveauté qu’on serait tenté de percevoir a posteriori dans l’intercalation d’un film au sein de cette pièce de théâtre. Pour ce faire, nous esquisserons dans la continuité du travail de Roxane Martin une logique de récupération des clous[11], suivant laquelle l’appropriation soudaine du cinématographe ne s’inscrit pas en rupture avec les procédures de l’époque, mais repose au contraire sur le perfectionnement de techniques et la reconduction de conventions déjà en place. Après avoir remis succinctement le spectacle dans le contexte des grandes reprises féeriques de la fin du xixe siècle, il s’agira d’examiner plus précisément les modalités d’intégration d’un film dans la mise en scène, et ce, grâce au dépouillement et à l’analyse d’un ensemble de sources primaires inédites, parmi lesquelles figurent le manuscrit de la censure de La biche au bois, une revue de presse constituée à partir d’une cinquantaine de périodiques parisiens et un corpus de pièces de café-concert[12].

Une carrière dramatique fastueuse

Adaptée à partir d’un conte de Madame d’Aulnoy, La biche au bois est une féerie de Théodore et Hippolyte Cogniard, Ernest Blum et Raoul Toché, reprise par les frères Floury au Théâtre du Châtelet le 14 novembre 1896. Souvent perplexes relativement à l’intrigue de ce genre de pièces, les critiques hésitent à en donner le détail : « Que peut un récit à côté de l’éloquence du décorateur et du metteur en scène, qui raconteront l’histoire avec de la couleur et du mouvement[13] ? » s’interroge Paul Marrot dans La lanterne. Ils se livrent plutôt à un exercice de description de la partie matérielle du spectacle qui témoigne des multiples innovations techniques du genre en matière de mise en scène, notamment de l’usage précoce qui y est fait de la lumière électrique : « Étant données les découvertes scientifiques récentes, on pouvait, on devait s’attendre à des enchantements d’électricité, par exemple[14] », souligne Georges Boyer dans L’événement. L’histoire commence avec la naissance de la princesse Désirée, au chevet de laquelle le roi Drelindindin et son sénéchal Pélican ont complètement oublié de convier la fée de la Fontaine. Au lieu d’octroyer ses dons à l’enfant, la magicienne en colère lui défend de voir la lumière du jour avant l’âge de dix-sept ans, la condamnant par conséquent à grandir prisonnière d’un palais hermétique. Alors que la malédiction tire à sa fin, Désirée se risque à rejoindre le prince Souci qui lui fait la cour, mais sa rivale, la princesse Aïka, la contraint à quitter son carrosse et à se métamorphoser en biche sous les rayons du soleil. Afin de rompre l’enchantement, le prince Souci et son ambassadeur Fanfreluche se lancent dans une course effrénée aux talismans, qui passe par les royaumes des Légumes, des Poissons et des Géants, pour aboutir à l’apothéose : le triomphe des amants[15] .

Lorsque les critiques s’emploient à décrire cette reprise, ils ont spontanément recours à l’expression populaire « couteau de Janot[16] » pour évoquer les profondes transformations que la pièce a subies depuis ses débuts. Cette locution proverbiale, tirée de l’image d’un couteau dont on a successivement changé le manche et la lame, réfère à un objet dont on a remplacé toutes les parties au point qu’il ne reste plus rien de l’original, si ce n’est le nom dont on l’avait baptisé[17]. Force est de reconnaître que la féerie a déjà connu une longue et fastueuse carrière au Théâtre de la Porte Saint-Martin, au cours de laquelle les directeurs se sont efforcés à tour de rôle de remanier le texte et de renouveler la mise en scène pour adapter le spectacle au public de chaque reprise. Reprendre une féerie consiste en effet à moderniser la pièce en ajoutant des allusions à l’actualité dans les dialogues et les chansons, des airs à la mode dans la musique et, bien sûr, des clous plus impressionnants que ceux que l’on a pu voir auparavant sur scène – acrobaties, chorégraphies, jeux d’éclairage, tours de magie, trucs de machinerie, exhibitions d’animaux, etc. –, ces attractions de mise en scène qui attireront à elles seules les spectateurs au théâtre. À la création de la pièce le 29 mars 1845, le canevas de La biche au bois n’appartient encore qu’aux seuls frères Cogniard, célèbres faiseurs de féeries. Comme le note Marie-Françoise Christout, les auteurs cèdent la place aux décors de Devoir, Cicéri, Rubé et Sachetti, aux costumes d’Alfred Albert et aux machineries d’Auguste Marie[18]. Théophile Gautier signe alors dans son feuilleton de La presse une critique élogieuse, qui marquera les esprits et servira de manifeste en faveur du genre : « Nous aimons beaucoup ces sortes de pièces qui tiennent le milieu entre les contes d’enfant et les rêves[19]. »

Certains journalistes invoqueront plus tard les écrits de Gautier pour prendre la défense de la pièce face aux critiques qui continuent de juger le spectacle en se basant sur des critères littéraires[20]. Pour la première reprise le 23 mars 1865, la direction Fournier monte de nouveau la pièce à grands frais en confiant les costumes à Marcelin, fondateur de la Vie parisienne, et en sublimant un « torrent d’eau naturelle[21] » avec des effets de lumière électrique au tableau des Sirènes. Sarah Bernhardt rapporte dans ses mémoires que l’amitié qu’elle entretient alors avec le régisseur du théâtre lui permet d’assister régulièrement aux représentations, si bien qu’elle remplace pendant quelques jours Mlle Debay dans le rôle-titre de la princesse Désirée[22]. Le succès se prolonge, de sorte que Fournier propose en 1867 une version de la pièce remaniée par les frères Cogniard sous le titre La nouvelle biche au bois. Pour la deuxième reprise le 10 septembre 1881, la direction Clèves s’adjoint les services d’Ernest Blum et Raoul Toché afin de remettre la pièce au goût du jour. La liste des décors s’accroît de manière vertigineuse pour atteindre trente tableaux. Francisque Sarcey du Temps signale que la première est digne d’un marathon puisqu’elle s’étire d’après lui sur plus de six heures[23]. Bien qu’ils aient pu paraître excessifs aux yeux de certains, les efforts des directeurs pour servir du « grand spectacle » à leur public avec une féerie comme La biche au bois poussent aussi les commentateurs à élaborer, tout au long du siècle, une réflexion critique sur la mise en scène.

Une grande reprise féerique

À la veille de la reprise au Théâtre du Châtelet, les articles rétrospectifs se bousculent dans la presse généraliste, avec leur lot de souvenirs et d’anecdotes sur les anciennes attractions du spectacle qui avaient déjà fortement marqué les spectateurs. Les frères Floury se servent également judicieusement de la rubrique du « courrier des théâtres » pour faire la promotion de la nouvelle mise en scène, grâce à des communiqués qui suscitent pendant plusieurs mois l’attente et la curiosité des lecteurs. Dans La Presse du 29 septembre, une annonce leur apprend ainsi que « MM. Floury, frères, directeurs du Châtelet, sont en ce moment en Angleterre, à Blackpool, pour y étudier et acquérir une attraction qu’ils comptent intercaler dans leur prochaine féerie[24]. » Dans l’Écho de Paris du 1er novembre, une autre annonce leur explique, toujours dans un but clairement promotionnel, qu’on est en train de mettre au point au Châtelet « un numéro sensationnel autour duquel il est fait le plus grand mystère[25] ». Il faudra attendre le soir de la première pour que le nouveau truc spectaculaire que les directeurs sont allés chercher outre-Manche soit enfin révélé. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser sans connaître les autres numéros du spectacle, ce n’est pas du tout pour les projections cinématographiques qu’ils ont jugé utile de faire autant de publicité, mais pour une attraction visiblement encore plus surprenante pour le public de l’époque et donc susceptible d’engendrer d’importantes recettes. Ce qui est à l’honneur, c’est en fait un ballet aérien exécuté par Miss Polly Batchelor et six autres danseuses anglaises, ballet qui renouvelle, en le multipliant et en le complétant d’effets de lumière électrique, le truc déjà fameux de la « mouche d’or » des féeries. Léon Xanrof, célèbre chansonnier, dépeint « de belles filles suspendues à des fils invisibles au bout desquels elles évoluent, gracieuses, légères, portant des banderolles [sic] ou des girandoles de lampes électriques, tandis qu’au fond s’allument comme une pluie d’astres d’or, les perles d’un immense rideau[26] ».

Les frères Floury ont toutefois aussi planifié longtemps à l’avance cette autre attraction qu’est la projection d’un film : « Déjà nous savons que l’on compte beaucoup sur un ballet présenté à l’aide du cinématographe[27] », signale-t-on dans La patrie du 15 novembre. Pour cette partie du spectacle, Laurent Mannoni a justement bien relaté que les directeurs n’ont eu qu’à se tourner du côté du Comptoir général de photographie dirigé par Léon Gaumont[28]. Dans la correspondance commerciale de Gaumont, un projet de contrat manuscrit daté du 20 juillet prévoyait ainsi déjà l’exploitation d’un chronophotographe Demenÿ au Théâtre du Châtelet[29]. Les clauses de ce projet de contrat avaient fixé le coût de fabrication d’un film à 125 francs, celui du tirage d’une ou de plusieurs bandes positives à 75 francs pièce et celui de la location du matériel de projection à 30 francs par jour. Jacques Ducom, alors responsable de l’atelier du Comptoir général de photographie, a été chargé d’assister l’un des deux frères, Edmond Floury, à réaliser la prise de vues devant un « théâtre cinématographique[30] », élevé en plein air sur le toit du Châtelet pour profiter des conditions de luminosité extérieures. Ce théâtre est constitué d’un fond en velours noir, d’un plancher équipé d’une trappe et de dessous. C’est sur cette scène de fortune que des ballerines costumées en mouches exécutent une ronde autour de la trappe béante, d’où sortent des nuages de fumée, envoyés par les machinistes, et d’autres ballerines au moyen d’une échelle.

Une fois la bande tirée et coloriée par les soins de Ducom, la projection de la vue animée du chronophotographe est combinée avec la projection d’une vue fixe de lanterne magique sur un rideau transparent installé en fond de scène. Cette vue fixe représente le nez du sénéchal Pélican, qui s’allonge démesurément au fur et à mesure qu’un « écran mobile » est déplacé. Lorsque cet écran a été entièrement retiré et que l’image du nez recouvre le rideau, la vue animée du ballet est projetée par-dessus. Le travail de l’opérateur ne se résume donc pas à la projection de la bande sur un écran qui remplirait plus ou moins le cadre de scène, il nécessite au contraire un agencement très précis des appareils, afin de superposer les images et de laisser une partie du théâtre vacante pour l’intervention des comédiens. Il s’agit assurément de l’un des clous de cette reprise et les critiques ne manquent pas de le relever : « Autre inédit : l’emploi du cinématographe – et d’un cinématographe avec couleur beaucoup plus décoratif que les épreuves aux tons neutres – sur le nez du sénéchal Pélican centuple par la projection électrique un essaim de ballerines dansant un pas d’autant mieux réglé que toutes les poses sont clichées[31]. » Cela n’en reste pas moins un clou parmi d’autres, car ce n’est pas sur ce moment du spectacle que les directeurs ont misé en priorité pour rentrer dans leurs frais, mais bel et bien sur le ballet aérien hérité d’anciennes féeries.

Une ancienne machination scénique

En fait, il est aussi question d’héritage et de recyclage de trucs déjà connus en ce qui concerne l’introduction des projections cinématographiques dans le spectacle. Pour comprendre comment a pu naître l’idée d’une collaboration avec Gaumont, il est donc important de rappeler que les directeurs des grands théâtres parisiens avaient établi depuis longtemps des rapports avec des entrepreneurs et des techniciens liés au domaine de l’innovation technologique, en particulier avec des fabricants de lanternes magiques. Or, le dispositif de projection de La biche au bois semble avoir été directement inspiré par la précédente mise en scène de la pièce qui nécessitait déjà, justement, au moins une lanterne magique. Le texte de la pièce publié en 1881 fournit de précieuses informations à ce sujet :

Fanfreluche : Il faudrait un instrument quelconque, un microscope, une loupe…
Pélican : Attendez, j’ai votre affaire… Le roi mon maître justement s’en occupe depuis quelque temps d’astrologie. (Il désigne les instruments.)
Fanfreluche, choisissant une loupe énorme : Voilà ce qu’il me faut. Mettez-vous là derrière la huche à pain et ne laissez passer que votre nez. (Il place Pélican derrière un meuble de façon à ce que le public ne puisse pas le voir.)
Pélican : Ne me faites pas de mal au moins.
Fanfreluche : Ne bougez plus ! je braque ! (Il braque sa loupe dans la direction de Pélican. Le fond s’entr’ouvre et on aperçoit dans le cadre qui vient de se former le nez de Pélican, grossi démesurément. Sur le nez une mouche en toilette de bal reçoit des invités. Mouches mâles et femelles qui saluent. Des domestiques mouches passent des rafraîchissements sur des plateaux. Les mouches vont, viennent, dansent. En un mot c’est un véritable bal qui a lieu sur cet appendice. – Musique.)
Pélican, caché : Eh bien ?
Fanfreluche : Ah ! Mon Dieu !… Ah !
Pélican : ça me gratte !
Fanfreluche : Je ne peux pas le laisser comme ça !
Pélican : ça me dévore !
Fanfreluche : Un fusil !… Pas de poudre… Ah ! du poivre !… (Il le charge.) Bah ! pour des mouches !… (Il tire.) Rassurez-vous, elles ne reviendront plus. (L’apparition s’est évanouie[32].)

Cet effet d’apparition repose sur la convention du « tableau magique[33] », c’est-à-dire sur l’enchâssement d’une vision à l’intérieur du cadre de scène. Quant à l’appareil utilisé, on rapporte dans le Figaro du 11 septembre 1881 qu’« [à] la répétition générale, il y a eu une discussion entre le gazier et le fournisseur d’oxygène dont les efforts devaient se combiner pour éclairer l’espèce de lanterne magique qui produit cet effet[34]». Au même endroit, le manuscrit du texte de 1896 accuse de nombreuses retouches. Dans une première version annotée et raturée, il est indiqué « Cinématographe », mais sont également prévus une variante du dialogue et de la chanson qui suit en cas de rappel et, par conséquent, un « Bis du Cinématographe ». Dans une seconde version entièrement corrigée, la reprise des projections est définitivement intégrée au canevas sous l’inscription « 2e Sc Cinemat ». Ce redoublement s’explique par la brièveté de la bande, qui restreint le ballet à une poignée de secondes, mais également par la conception des projections comme attraction, susceptible d’être bissée au même titre que tout autre numéro. La description de Ducom semble toutefois donner une idée fausse de la cause des transformations du nez de Pélican. Les souvenirs de l’opérateur indiquent qu’une fée se livre à des enchantements sur le nez du sénéchal, enchantements qui se traduisent par des altérations de l’appendice et des mouches qu’il renferme[35]. Or, le manuscrit de la pièce contredit cette version et incite à penser qu’il pouvait en aller tout autrement :

Pélican, entrant : Il n’y a pas ! C’en est trop ! il faut que je la tue !
Giroflée : Eh ! là, Sénéchal, quelle fureur !
Fanfreluche : Et qui voulez-vous exterminer ?
Pélican : Qui je veux ?… Tiens ! vous voilà, vous !
Giroflée : Ça n’a pas l’air de vous faire plaisir !
Pélican : Ma foi, non ! un rival !… et un rival heureux ! Mais vous arrivez bien tout de même ! vous venez de voyager… de frayer avec les fées ! Vous pourrez peut-être me débarrasser de ma mouche !
Fanfreluche : Votre mouche ?
Giroflée : Eh ! oui ! vous ne savez pas ? une petite mouche qui, depuis dix-huit ans, chatouille obstinément le nez de Monsieur !
Pélican : Elle me taquine ! Elle me lancine ! Elle me bassine !
Fanfreluche : Je compatis à vos maux, infortuné démangé, mais je cherche le moyen…
Giroflée : Sans compter que depuis dix-huit ans, elle n’est peut-être plus seule !
Pélican : Pour sûr ! ça me gratte trop ! Elle doit avoir de la famille !
Giroflée : Des invités peut-être ?
Pélican : Ou une colonie ! Et je rage ! j’écume ! je m’aigris !…
[…]
Fanfreluche, parlé : Attendez ! j’ai une idée ! Il faut voir ça de près !
Giroflée : Avec une loupe ! vous n’avez pas une loupe sur vous ?
Pélican : Pas sur moi, non ! <Non !> Mais voici un microscope avec lequel le farouche Mesrour examine nos sauces <tre cuisine>, pour s’assurer que nous ne mettons pas d’arsenic dans nos assaisonnements !
Fanfreluche : Voilà notre affaire !… Cachez un peu votre profil grec…[36]

Nous le voyons, il semble moins question d’employer la magie que la science dans cette scène, quoique l’utilisation de l’instrument d’optique puisse paraître irréaliste. Les personnages examinent ainsi le nez de Pélican par le truchement d’un microscope, dont la fonction est d’obtenir des images extrêmement agrandies d’organismes invisibles à l’oeil nu. Dans la version de 1881, nous nous rappelons qu’ils se servaient déjà d’une loupe pour réaliser leur expérience. Les déformations données à voir par les projections n’opèrent donc pas directement sur le nez du sénéchal ni sur le corps des mouches, mais sur leur représentation observée au travers de l’oculaire et réglée par le biais des lentilles de grossissement. En justifiant l’apparition des mouches par un instrument d’optique, les auteurs ne cherchent pas à cacher la véritable nature des projections cinématographiques, qui s’affichent d’emblée comme des images en mouvement. Ils s’appuient au contraire sur les matériaux du dispositif de projection pour exprimer dans une même scène des écarts dimensionnels. Le public comprend que les protagonistes côtoient l’infiniment petit parce qu’ils se sont munis d’un microscope qui produit des images en mouvement de l’univers bactérien.

Un discours critique éclairant

Le discours critique sur la nouvelle mise en scène de La biche au bois contient un ensemble varié de points de vue sur le dispositif cinématographique comme sur le contenu du film projeté dans la dernière partie du spectacle. Les comptes rendus de pièces de théâtre dans lesquelles ont été intégrées des projections cinématographiques au tournant du siècle nous offrent ainsi de très précieux témoignages sur cette facette encore obscure qu’est la réception des tout premiers films. Il s’agit non seulement des appréciations d’une catégorie particulière de spectateurs, celle des critiques dramatiques, mais aussi, à travers leurs commentaires, des réactions du public présent au moment de la représentation. Les comptes rendus de La biche au bois confirment d’abord et avant tout notre hypothèse selon laquelle les projections sont loin d’être la principale attraction de cette reprise, puisque plusieurs journalistes ne prennent tout simplement pas la peine de les mentionner. Ceux qui en parlent nous invitent quant à eux à relativiser l’étonnement causé par cette innovation scénique, car ils replacent les projections au sein d’une série de tableaux qui ont tous réservé leur lot de surprises aux spectateurs. Ils nous montrent aussi que le film en lui-même ne détonne pas dans le spectacle féerique mais y a au contraire, comme les anciens effets lumineux qu’il renouvelle, toute sa place : « La photographie animée ne pouvait manquer d’être de la fête. Ne se prête-t-elle pas admirablement à ces spectacles fantastiques que sont les féeries[37] ? »

En entrant dans le détail du discours critique, on remarque qu’un premier type de commentaires attire plus particulièrement l’attention des lecteurs sur la matérialité du dispositif cinématographique ou, pour reprendre la distinction opérée par Frank Kessler, sur le cinématographe en tant que dispositif spectaculaire[38]. Il faut d’abord bien que les journalistes mettent un nom sur l’effet visuel produit par les images projetées, ce qu’ils font en désignant directement la machine qui a servi à le réaliser : on parle le plus souvent de « cinématographe » dans les comptes rendus, mais aussi de « chronophotographe » dans une revue comme La vie théâtrale[39]. Les journalistes présentent également certaines caractéristiques technologiques du système de projection, qui semble avoir constitué à lui tout seul un élément digne d’intérêt pendant la représentation, c’est-à-dire un élément de spectacle en soi. On note ainsi la brièveté des projections relativement à la durée totale du spectacle – cinq minutes à peine selon le Gil Blas[40], alors que la pièce dure plusieurs heures. On s’étonne aussi de la taille des images projetées, de leur mouvement et, plus encore, de leurs couleurs attrayantes, qui atténuent le réalisme photographique de ces images, voire les rapprochent de l’esthétique de la lanterne magique. Cette curiosité pour la dimension technologique du spectacle n’est du reste pas en contradiction avec la politique directoriale des frères Floury. Le Châtelet favorise en effet depuis longtemps la promotion et l’exploitation d’inventions à travers la mise en scène de féeries.

L’intérêt des critiques à l’égard de la nouvelle technologie ne les empêche pas d’avoir déjà une opinion plus ou moins précise sur le spectacle qui est reproduit par le film. Un second type d’observations porte ainsi sur le cinématographe comme dispositif du spectaculaire[41]. Ce qu’il importe d’apprécier cette fois, c’est tout particulièrement la performance chorégraphique qui a été enregistrée par l’appareil de prise de vues. On réinscrit donc le ballet dans l’intrigue de la pièce en expliquant l’apparition de l’essaim de mouches sur le nez du sénéchal Pélican : « À signaler particulièrement les curieux ravages opérés par une méchante mouche dans l’intérieur du nez du pauvre Pélican. Le spectateur amusé y découvre le nid grouillant du diptère, grâce à une très heureuse application du cinématographe[42]. » On montre en même temps que la combinaison de la vue fixe de la lanterne magique avec la vue animée du chronophotographe a parfaitement fonctionné, produisant un effet comique remarqué : « succès pour un très amusant tableau cinématographique[43] ». Certains critiques adoptent encore une vision prospective en s’interrogeant sur les possibilités de développement d’un tel usage des appareils cinématographiques dans le domaine de la mise en scène. C’est le cas de l’auteur dramatique Victor de Cottens, pour qui le cinématographe pourrait peut-être contribuer au renouvellement du genre féerique : « On essaye actuellement d’appliquer le cinématographe à la scène, mais cela reste un essai et l’effet n’en est pas définitif[44]. » Il ne faut d’ailleurs pas prendre cette remarque à la légère quand on sait que Cottens créera par la suite des effets de ce genre au Châtelet avec nul autre que Georges Méliès[45].

* * *

S’il était nécessaire d’après nous d’effectuer des fouilles en profondeur dans les archives théâtrales, ce n’était pas uniquement pour apporter des précisions historiques sur les projections cinématographiques intégrées à la mise en scène de La biche au bois. Ce qu’une étude des contextes de création et de réception de cette féerie nous apprend en plus, étayant en cela les hypothèses du groupe post-Vardac, c’est que l’institution théâtrale a constitué un cadre culturel et médiatique propice à l’assimilation du cinématographe, une assimilation d’ailleurs si rapide et si facile qu’elle a quasiment pu passer inaperçue aux yeux de certains. Cela s’explique d’abord par cette riche culture visuelle que le genre féerique a contribué à offrir aux spectateurs de théâtre, en les habituant à assister à des attractions toutes plus étonnantes les unes que les autres. Autrement dit, les projections cinématographiques de La biche au bois font partie d’une longue série de numéros à sensation dans laquelle elles ne durent, somme toute, qu’un instant, certainement pas assez pour éclipser le ballet aérien importé d’Angleterre, avec tout ce qu’il a de spectaculaire : ses femmes dénudées, ses lumières électriques, ses envolées magiques, etc. La séance de projection cinématographique elle-même s’inscrit dans un processus de modernisation de la mise en scène féerique qui repose sur le renouvellement d’anciennes machinations scéniques. Les faiseurs de féeries se tournent ainsi logiquement vers les fabricants de films pour se procurer ce modèle perfectionné de lanterne magique que représente à leurs yeux le cinématographe. Si la nouveauté technologique provoque une réelle surprise chez les spectateurs, l’intégration du cinématographe ne se produit donc pas en décalage avec les méthodes de création et les conventions esthétiques du genre féerique, mais bien plutôt en adéquation avec elles. Dans le prolongement des travaux du groupe post-Vardac, il faudra donc explorer plus largement une piste de recherche que cette étude n’avait pour but que de commencer à défricher, celle de la vivacité et de la pérennité des relations intermédiales entre théâtre et cinématographe sur le plan de la création scénique au tournant du siècle. C’est finalement aussi, notons-le bien, au sein de l’institution théâtrale que s’élaborent différentes conceptions du cinématographe en tant que spectacle, puisque praticiens et critiques s’interrogent sur les applications de ce nouveau dispositif de projection. Une chose est sûre, l’exploitation scénique du cinématographe ne restera pas au stade de l’expérimentation éphémère avec La biche au bois, mais trouvera dès cette époque, avec des personnalités telles que Georges Méliès, André Deed et Max Linder, les partisans d’une conception intermédiale du spectacle de scène.