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Selon Odilon Redon, « la photographie uniquement utilisée à la reproduction des dessins ou des bas-reliefs » semblait être

dans son vrai rôle pour l’art qu’elle seconde et qu’elle aide sans l’égarer. Imaginez les musées reproduits ainsi. L’esprit se refuse à calculer l’importance que prendrait soudain la peinture ainsi placée sur le terrain de la puissance littéraire (puissance de multiplication) et de sa sécurité nouvelle assurée dans le temps[1]

Des deux idées que Redon exprime – puissance littéraire de la reproduction de l’oeuvre d’art et conservation par la photographie –, seule la première retiendra notre attention. Les historiens de la photographie ont bien montré comment les nombreuses applications pratiques de ce nouveau média au 19e siècle ont permis de lui assurer une légitimité alors contestée. L’application de la photographie à la reproduction et à la diffusion des oeuvres d’art s’inscrit en partie dans cette démarche.

Il ne faudrait pas négliger pour autant d’examiner comment l’apparition de la reproduction photographique a ouvert une nouvelle voie au discours sur l’art – tout en construisant les moyens de l’histoire de l’art moderne – ni surtout à quel point elle a littéralement bouleversé les pratiques artistiques.

Cette « puissance littéraire » ou cette « puissance de multiplication » sont étroitement mêlées à l’émergence des valeurs de diffusion et de partage culturel. Pour s’approcher d’une définition de cette « puissance littéraire », appuyons-nous pour commencer sur quelques réflexions de Paul Valéry s’interrogeant sur « la reproduction des choses de l’esprit ». Il relevait que la lecture engage toujours une imprégnation de la pensée de l’auteur qu’on lit : « toute lecture prolongée d’un auteur dispose le lecteur à émettre des pensées ou des formes homogènes à celles de l’auteur. À le continuer dans une autre bouche. » « La définition si difficile de la forme littéraire est mise en jeu directement » dans « l’expérience[2] » de cet échange particulier.

Nous nous attacherons dans cet article à mettre en question les interactions et les échanges imaginaires et nous mettrons au jour ces notions grâce à la question de la reproduction photographique des oeuvres d’art par la photographie et à celle de la répétition des discours.

L’existence d’une culture – nécessairement commune et partagée – se construit par la circulation des idées et des oeuvres. Elle s’étaye par la répétition qui fonde les légendes, autour des oeuvres notamment. Afin de cerner le problème de la reproductibilité technique, nous prendrons comme exemple des oeuvres très célèbres de Léonard de Vinci, la Joconde (1503-1506) particulièrement, ainsi que le Saint Jean-Baptiste (1513-1516) et le Bacchus (1510-1515)[3], dont les images ont été largement diffusées et commentées.

Les différentes applications de ce nouveau média à l’oeuvre d’art au commencement de la photographie sont particulièrement riches et pourraient faire l’objet d’une étude entière. Il n’en sera exposé ici que quelques aspects. Dès la première exposition de photographie organisée par la Société Française de Photographie dans le cadre de l’Exposition universelle de 1855, Le Gray, par exemple, exposait un grand tirage de la Joconde réalisé à partir de dessins au crayon d’Aimé Millet d’après le tableau original. Cette reproduction reproduit l’image idéale de l’oeuvre et non pas l’oeuvre exacte de Léonard. Les dessins avaient d’ailleurs contribué au succès d’Aimé Millet au Salon de 1849. « Ces photographies estompaient les différences par rapport à l’original et le visiteur pouvait même admirer l’oeuvre dans des tonalités et des degrés de luminosités variées, toutes également valides[4]. » 

Réfléchissant aux applications de cette nouvelle technique dans son rapport intitulé « Travaux de la Commission française sur l’industrie des nations », Léon de Laborde écrivait en 1856 que « les moyens reproducteurs sont l’auxiliaire démocratique par excellence », ce qui constituait pour lui « l’équivalent d’une révolution » :

[…] aujourd’hui la photographie, ou l’art mécanique dans une perfection idéale, initie le monde aux beautés des créations divines et humaines. Tous ces moyens réunis répandent jusque dans la cabane du paysan la copie habilement reproduite de l’objet d’art unique et de l’étoffe brodée à la main que le riche avait seul possédés[5].

La « multiplicité » bon marché place ainsi les oeuvres d’art « sous tous les yeux[6] ».

Cette vulgarisation des chefs-d’oeuvre n’était pas du goût de tous. Pour Paul Périer par exemple, « diffuser c’est affadir[7] » et ça n’est pas propager le beau mais le modifier dans le mauvais sens :

Si la diffusion et, par la suite, la dégénérescence des oeuvres d’art, sous toutes les formes, ont fait de la masse du public qui les juge quelque chose comme le M. Jourdain voulant parler turc, par un phénomène inverse, par une sorte de choc en retour, la perversion du goût commun devait amener la perversion du talent créateur[8].

Au contraire, le comte Léon de Laborde, favorable – on l’a vu – à la diffusion massive des images photographiques des oeuvres d’art, « veut comme les saint-simoniens, que l’art concoure à la fraternisation générale », ce qu’accomplira la société industrielle [en] développant tous les « moyens reproducteurs » tels que « la photographie et la gravure héliographique[9] ».

Même si leurs conclusions s’opposent radicalement, les réflexions de Paul Périer et de Léon de Laborde soulignent quelque chose d’impalpable : l’apparition d’une culture commune constituée par la circulation des idées et des oeuvres. Léon de Laborde parlait de ce partage culturel entre les âmes des individus touchés par l’art :

Il se dégagera ainsi de ce vaste public, préparé par une éducation mieux appropriée aux progrès, une élite d’âmes qui se mettront en communication sympathique avec les artistes de tous les pays, comme le sont déjà les musiciens avec leur auditoire ubiquiste, les poètes avec leurs lecteurs partout répandus ; comme eux, architectes, peintres, statuaires, aidés par la photographie, qui répand instantanément leurs créations dans toutes les mains, rencontreront partout, et dans les réduits les plus éloignés, des âmes amies qui seront l’écho de leur âme, des amateurs éclairés qui apprécieront leurs inventions[10].

Entre autres photographes, Disdéri, l’inventeur du portrait-carte, exposait les principes et les développements possibles de la reproduction photographique des oeuvres d’art dans son ouvrage Application de la photographie à la reproduction des oeuvres d’art, architecture, peinture, statuaire, orfèvrerie, émaux, ivoires, costumes, haute-curiosité, publié en 1861. Il y proposait un ambitieux projet de musée photographique ainsi qu’un autre d’édition de cartes « dans un petit format et à très-bon marché » reproduisant des oeuvres d’art ancien et moderne, de toutes régions et de tous pays, conçu sous forme de séries, accompagnées de notices et de textes explicatifs que l’on pouvait acquérir ensemble ou séparément. Ce projet de Disdéri proposait finalement la méthodologie moderne de l’histoire de l’art, faite de classifications, de « compa[raison] des oeuvres les plus diverses », de « relations », de constat des « différences » et de « rapprochements[11] ». Par ailleurs, ce projet présente une grande similarité avec les principes de l’atlas Mnemosyne d’Aby Warburg, à une époque où les problèmes techniques d’élaboration, de conservation et de diffusion des images étaient résolus[12].

Mais surtout, Disdéri relevait un autre avantage de la reproduction photographique tout aussi utile à l’étude des oeuvres d’art, à savoir que au-delà de la copie de l’image, il devenait possible de proposer une copie de la matérialité d’une oeuvre :

La photographie, elle, n’a point de transposition à faire : elle traduit tout, les traits heurtés comme les dégradations douces ; elle copie les empâtements, les glacis, fait voir les entrelacements de hachures ou de couches, exprime le grain de la couleur, les effets de luisant ou de mat, l’aspect particulier du marbre, du bronze ; elle donne enfin l’exact fac-similé du modèle et fait connaître jusqu’à la nature du subjectile et aux matériaux employés[13].

La photographie pouvait donc révéler à un large public tout autant qu’aux spécialistes certains aspects de l’oeuvre ne relevant pas directement du dessin, aiguillant sa curiosité vers de nouvelles études sur l’art. C’est d’ailleurs grâce à ces particularités externes à l’image originale – les fissures – que l’on pourra authentifier le tableau volé de la Joconde une fois retrouvé : « deux clichés reproduisaient dans le journal la photographie de la fissure existant sur le panneau célèbre. L’un, celle de Braun et Cie avant le vol de Perrugia, l’autre, le cliché A. Brogi, pris à Florence en 1913[14]. »

Examinons plus avant cet intérêt pour l’application de la photographie aux oeuvres d’art sous ses différents aspects, à travers l’idée de « puissance littéraire » tel que Redon l’exprime. Il suggère que l’application de la photographie à l’oeuvre d’art serait aussi révolutionnaire dans les pratiques que le fut la découverte de l’imprimerie. L’invention du livre a permis la diffusion d’oeuvres jusqu’alors réservées aux seuls initiés et, ainsi, la création d’une culture commune. Avec la reproduction photographique puis la photogravure, l’image ne remplace pas les mots de la description de l’oeuvre, mais elle accède à la diffusion en employant les moyens de la typographie qu’elle vient compléter. Comme Redon, Walter Benjamin comparait les procédés mécaniques de la gravure, de la lithographie, puis de la photographie qui reproduisent l’oeuvre d’art, avec les immenses bouleversements provoqués dans la littérature par l’imprimerie. L’ouvrage de Maurice Audin, Histoire de l’imprimerie, radioscopie d’une ère : de Gutenberg à l’informatique, nous rappelle que sont bien souvent confondues « imprimerie » et « typographie » :

qui recouvrent deux techniques fort différentes bien qu’elles utilisent toutes deux la méthode de l’impression par le relief. Définissons donc le terme « imprimerie » comme devant qualifier les procédés qui furent utilisés pour multipliermécaniquement les éléments culturels – l’imagerie – que l’homme ne cessait de créer, alors que le terme « typographie » ne s’applique qu’à l’ultime invention qui permit le développement fécond de l’art du livre[15].

Maurice Audin nous rappelle aussi qu’historiquement, la reproduction mécanique de l’image a précédé celle des écrits. D’ailleurs l’oeuvre d’art a toujours été reproduite et reproductible : « [c]e que les hommes avaient fait, d’autres pouvaient toujours le refaire »[16]. Les artistes pratiquaient la copie des oeuvres des maîtres comme autant d’exercices d’apprentissage et dans un but de diffusion des oeuvres. C’est par exemple grâce à une copie effectuée par Raphaël vers 1504 que l’on peut connaître le premier état du portrait de Mona Lisa. Daniel Arasse estimait que ce document était exceptionnel puisqu’il avait permis d’avoir une idée du portrait de Léonard avant « idéalisation[17] ».

Il existe dans le monde de très nombreuses copies peintes, gravées, dessinées ou photographiées de la Joconde[18]. « Bien entendu, l’histoire d’une oeuvre d’art ne se limite pas » aux deux éléments que sont l’unicité de l’oeuvre et le lieu où elle se trouve : « celle de la Joconde, par exemple, doit tenir compte aussi de la façon dont on l’a copiée aux 18e et 19e siècles, et de la quantité même de ces copies[19] », écrivait Walter Benjamin dans une note de L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. L’histoire de l’art prendra aussi en compte, bien sûr, descriptions et discours, surtout dès lors qu’ils se répètent. Vasari lui-même, pour rédiger sa célèbre description tant de fois reprise de la Joconde, n’avait, selon les spécialistes, pas vu l’oeuvre originale, et aurait construit ce célèbre ekphrasis soit d’après une copie soit d’après une description écrite[20].

L’idée de l’oeuvre que se faisait Vasari a néanmoins profondément marqué les regards qui s’y sont ensuite attachés. Or justement, un artiste du début du 20e siècle affirmait que : « ce sont les REGARDEURS [sic] qui font les tableaux. On découvre aujourd’hui Le Greco ; le public peint ses tableaux trois cents ans après l’auteur en titre[21]. » Il continuait ainsi son raisonnement :

Somme toute, l’artiste n’est pas le seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’oeuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif[22].

D’ailleurs, « l’histoire de l’art, à maintes reprises, a basé les vertus d’une oeuvre sur des considérations complètement indépendantes des explications rationnelles de l’artiste[23] ». L’artiste qui écrivait cela était Marcel Duchamp, auteur de L.H.O.O.Q. (1919), Rasée L.H.O.O.Q. (1965) ainsi que de Esquisse de la barbe et moustache de Mona Lisa et de La boîte en valise (1935-1941), oeuvres issues d’un travail sur des reproductions de la Joconde.

Examinons, avant de revenir à Duchamp, ce que les « regardeurs » ont fait des tableaux de Léonard au 19e siècle[24] et au début du 20e siècle, période durant laquelle on s’est passionné pour ces oeuvres[25]. Tout d’abord, très souvent, les regardeurs envisagent les oeuvres de Léonard les unes par rapport aux autres et regroupent, dans un ensemble, les tableaux qui se trouvaient au Louvre – Saint Jean-Baptiste, Bacchus, Sainte Anne[26] – où l’on décelait une parenté des traits du visage, renforcée notamment par la présence d’un sourire identique : « le sourire impénétrable, toujours animé de quelque chose de sinistre, qui plane sur toute l’oeuvre de Léonard[27] », jugeait Pater.

Les commentaires autour de la Joconde qui se répètent le plus concernent son sourire. On peut constater que les copies manuelles accentuent ou diminuent la marque de ce sourire. L’attention de Vasari s’était déjà portée sur le sourire « si attrayant que c’est une chose plus divine qu’humaine à regarder, et qu’on l’a toujours tenu pour une merveille qui n’est pas inférieure au modèle[28] ». La majorité des commentateurs s’accordent aussi à trouver ce sourire énigmatique. On le trouve encore « diabolique[29] », à la fois « sarcastique », « sardonique », « railleur[30] », « coquet » et « doux[31] ». Il est le « divin sourire de l’intelligence[32] ». René Bonnamen, en 1908, reconnaît volontiers que les « regardeurs » y projettent leurs fantasmes parce qu’il n’est pas sûr que le personnage sourie véritablement. S’interrogeant encore sur les interprétations de ce sourire, il va jusqu’à se demander si les commentateurs ne se trouvaient pas victimes d’une hallucination collective :

Hélas ! Il n’y a pas que les discussions des critiques, il y a le sourire, le sourire de la Joconde. Et vous vous rappelez que ce point est parmi ceux que, malgré la prudence extrême de nos affirmations, nous avons admis jusqu’ici comme indéniables, dans notre connaissance de la Joconde. Vous n’en doutez pas non plus. Car vous venez de passer dans le Salon carré. Vous avez vu sourire la Joconde, et, comme vos aînés, comme vous-même déjà, vous avez senti une petite morsure au coeur et vous vous êtes dit : « Cette femme sourit : que veut dire ce sourire ? » Car il veut dire quelque chose. On pourrait encore le nier. Mais d’abord il faudrait admettre que les cinquante critiques d’art sus-dits ont été hallucinés ou que, sur l’affirmation d’un seul, ils ont « sauté à la file ». Comment admettre que tous, malgré des différences considérables de temps, d’intelligence, de tempéraments, de mobiles, ont vu à tort dans ce sourire une signification qui pour être cachée ne leur apparût pas moins précise ? Je ne m’en sens pas le courage, sans plus, et je crois que vous faites comme moi, d’autant mieux que vous venez de le voir ce sourire et qu’il vous poursuit, n’est-ce pas ? – inoubliablement[33].

Péladan reconnaissait aussi le caractère hallucinatoire de cette fascination, puisque lorsque le sourire s’efface sur la toile, il reste dessiné dans l’âme du spectateur :

Fidèle à ton vice monstrueux, O Fille du Vinci, Muse

Dépravante de l’esthétique du mal, ton sourire peut s’effacer sur la toile,

Il est fac-similé dans mon coeur[34]

C’est bien une éducation à la fascination que les manuels concernant les peintres ou guides pour visiteurs semblables à celui de Gautier, Guide de l’amateur au musée du Louvre, ou celui de Gruyer, Voyage autour du salon carré au musée du Louvre[35], semblent proposer. En répétant les commentaires enthousiasmés, lyriques et poétiques sur ces oeuvres, ils contribuent à initier le lecteur-regardeur à la mythologie commune de celles-ci.

Le mythe ou la « légende[36] », pour reprendre l’expression d’un auteur de 1895, est d’autant plus fort, d’autant plus incontestable qu’il s’alimente dans la répétition elle-même. En contemplant la Joconde, « des images déjà vues vous passent devant les yeux, des voix dont on croit reconnaître le timbre vous chuchotent à l’oreille[37] », écrit Gautier. « Le français né malin, dit encore un personnage de Péladan, créa la critique d’art, quelque chose comme la fugue. On prend un motif, c’est-à-dire un tableau et on exécute les variations du carnaval de Venise : le sourire de la Joconde, par exemple[38]… » Le discours se construit et s’étaye dans la répétition. Il faudrait un regard neutre, sans culture, pour ignorer les caractéristiques supposées du sourire de la Joconde[39].

L’ambiguïté sexuelle décelée dans les oeuvres de Léonard procédait aussi en partie de la répétition des commentaires dont on ne trouvera ici qu’un bref aperçu. Pour Gautier, le Saint Jean-Baptiste de Léonard « semble avoir abusé de ce sourire ; d’un fond d’ombres ténébreuses, la figure du saint se dégage à demi ; un de ses doigts montre le ciel ; mais son masque, efféminé jusqu’à faire douter de son sexe, est si sardonique, si rusé, si plein de réticences et de mystères, qu’il vous inquiète et vous inspire de vagues soupçons sur son orthodoxie[40] ».

Pour Taine, puis pour Maurice Barrès qui reprend ses idées, l’oeuvre de Léonard est le support de « rêveries ambiguës[41] », ses personnages réunissent et confondent aussi la beauté des deux sexes, incarnant un corps idéal. Reprenant lui aussi ces différentes conceptions dans son guide du Louvre, Gruyer voyait dans le Saint Jean-Baptiste et le Bacchus « [l]a forme mortelle, revêtue d’amour, de vie, de lumière et d’ombre, [qui] apparaissait à l’artiste comme un tendre reflet de l’hermaphrodisme antique[42] ». Ce que reprend aussi – entre autres – Péladan.

Ces commentaires font souvent figure d’évidence ou lieu commun[43]. Dans le cas de Gautier et de Pater, les vignettes accompagnant les guides recréaient des figures reprenant l’ambiguïté propre aux personnages de Léonard.

Aussi, lorsqu’en 1911, Rémy de Gourmont commente rapidement la Joconde, il reprend à son compte et sous sa plume une légende bien établie : « On a dit que la figure était masculine, on y a même vu un portrait d’homme. Ce n’est ni un homme, ni une femme, mais un exemple de peinture analytique, un problème de psychologie picturale à demi résolu par un homme dont le talent submergea souvent le génie[44]. »

On peut se demander si la répétition d’un mythe ne contribue pas finalement à son assise. Par le moyen du lieu commun et du cliché, la reproductibilité ne récréerait pas l’art. C’est, en tout cas, ce que Duchamp a fait en se moquant d’un stéréotype (l’identité masculine ou ambiguë de la Joconde), par le moyen d’un autre stéréotype (sa reproduction, un chromo sur carte postale). Il existe un lien entre l’ambiguïté affirmée par Duchamp de la Joconde en travesti ou femme à barbe et l’ambiguïté déjà construite de la légende de la Joconde.

La reproductibilité technique recrée donc l’art, surtout quand l’histoire de l’art récente vient confirmer le mythe littéraire en affirmant l’attachement de Léonard de Vinci à la question de l’ambiguïté sexuelle. On a retrouvé en 1994 un dessin, authentifié et attribué à Léonard, qu’on a depuis nommé L’ange de l’incarnation et qui confirme aux historiens de l’art l’intérêt de l’artiste de la Renaissance pour cette idée d’ambiguïté sexuelle – intérêt entraperçu depuis longtemps par les commentateurs. Il représente un hermaphrodite doté d’un sexe masculin et d’un sein féminin. Ainsi, curieusement, ce dessin retrouvé, répondant en quelque sorte aux ready-made de Duchamp, renforce l’ambiguïté d’une oeuvre ironique qu’il avait pourtant voulue complètement iconoclaste.

Le ready-made en carte postale révèle aussi un autre aspect de la diffusion massive de l’oeuvre d’art. Paradoxalement, cette désincarnation du rapport immédiat à l’oeuvre d’art, par le biais de sa répétition mécanique, rapproche le public de l’oeuvre elle-même. Si Duchamp affirme que « l’art est produit par une suite d’individus qui s’expriment personnellement[45] », c’est bien parce qu’il appartient à l’époque de la reproductibilité technique de l’oeuvre d’art comme l’expliquait Walter Benjamin :

rendre les choses spatialement et humainement « plus proches » de soi, c’est chez les masses d’aujourd’hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d’une réception de sa reproduction[46].

À ce propos, Claude Roger-Marx rappelait en 1925 qu’Odilon Redon « souffrait de ne pouvoir garder une réplique de ses dessins où il met tant de lui-même[47] ». La photographie venait soutenir l’artiste dans son désir de conserver pour lui un double de ses oeuvres. Cette réflexion révèle un rapport particulier aux images faite de proximité avec son idée originale. Dans la même démarche, Baudelaire, pourtant hostile à la photographie sous certains aspects, avait insisté, en 1859, dans une lettre adressée à Nadar, pour que celui-ci aille photographier les copies des Maja de Goya qui se trouvaient alors à Paris chez un marchand d’art. Cette demande pressante témoigne d’un rapport intime d’appropriation des images par l’intermédiaire de leur reproduction photographique[48].

La Boîte envalise de Duchamp procédait de la même démarche qui consistait à conserver pour soi les oeuvres d’art : « il s’agissait de reproduire ces tableaux que j’aimais tellement, en miniature et sous un volume très réduit[49] », expliquait-il.

Le nouveau rapport à l’oeuvre qu’induisait la reproduction technique des oeuvres d’art rapprochait celle-ci du regardeur en la rendant plus accessible, plus intime – comme on affiche une carte postale ou une photographie sur les murs de sa chambre –, en même temps que ce nouveau rapport créait une distance avec l’aspect matériel de l’oeuvre originale. En effet, l’arrière de l’oeuvre unique peut être sale, dégradé, abîmé comme un corps vivant, tandis que l’image reproduite n’est qu’une image frontale sans arrière, dos sans importance (contrairement à l’oeuvre unique) jamais décrit, sinon comme support d’écriture. La dégradation d’une reproduction peut être frontale aussi, mais comme elle est facilement remplaçable par une autre toute neuve, elle acquiert un caractère abstrait, absolu, qui renforce sa propriété littéraire. Par ce biais, l’oeuvre devient ainsi une idée, une référence.

Voici pour donner une idée de l’aspect que l’on pourrait juger répugnant de l’image originale, une description du dos de la Joconde, extraite d’une coupure de journal et qui décrit une opération d’encadrement au début du 20e siècle :

Nous étions quatre, pour faire cette opération. Il y avait Daury, encadreur au Musée, Pavard, employé de l’Administration, Perrugia [le futur voleur du tableau] et moi. Quand nous prîmes entre nos mains la Joconde, ce fut avec le plus grand respect, car chacun de nous connaissait parfaitement la valeur de ce chef-d’oeuvre. Après avoir enlevé le cadre, le panneau très épais, apparut. Il était, à l’envers, rugueux et fruste. Des trous de vers laissaient échapper une poussière jaune qui nous gêna beaucoup, car elle s’infiltrât sans cesse sur la peinture elle-même. Nous ne nous en débarrassâmes pas sans difficultés. Enfin, une feuillure put être pratiquée dans le cadre. Et l’oeuvre fut enfermée dans un solide bord de bois[50].

L’appropriation d’une image désincarnée par la reproduction mécanique procède, bien au contraire, contre l’aspect physique de la peinture :

Dada fut la pointe extrême de la protestation contre l’aspect physique de la peinture. C’était une attitude métaphysique. Il était intimement et consciemment mêlé à la « littérature ». C’était une espèce de nihilisme pour lequel j’éprouve encore une grande sympathie. C’était un moyen de sortir d’un état d’esprit – d’éviter d’être influencé par son milieu immédiat, ou par le passé : de s’éloigner des clichés – de s’affranchir. La force de vacuité de Dada fut très salutaire[51].

On pourrait se demander si la répétition des commentaires sur les oeuvres ne contiendrait pas elle aussi sa part de vacuité. À partir de ces éléments, il serait possible d’esquisser la proposition d’une lecture historique touchant à deux aspects fondamentaux toujours à l’oeuvre dans l’art contemporain. Après avoir profondément modifié notre façon de concevoir l’histoire de l’art, la reproduction technique et photographique de l’oeuvre d’art a aussi bouleversé la pratique de l’art dès le début du 20e siècle ; elle a ainsi accentué deux aspects de l’art qui l’avait précédée en en développant deux branches devenues maintenant quasiment distinctes. On vient de le voir : en désincarnant l’objet, la reproduction lui a fait acquérir une qualité littéraire et métaphysique nouvelle. Pourtant, en même temps et au même moment – de façon peut-être un peu paradoxale en apparence –, en reproduisant non seulement l’image que contient l’oeuvre, mais aussi ses fissures, ses rayures, sa texture, la trace du geste directe de l’artiste – tout ce qui réellement est le plus difficile à reproduire comme le soulignait Disdéri –, la reproduction technique de l’oeuvre d’art a bien contribué à développer l’intérêt pour la matière et la matérialité de l’oeuvre dans l’art du 20e siècle.

Arrêtons-nous sur ces deux aspects devenus aujourd’hui bien distincts dans l’art contemporain. De plus en plus, les reproductions à l’usage du grand public ont tendu vers une perfection qui néglige les aspérités physiques de l’oeuvre : rayures, couche de matière, fissures. Ces dernières sont maintenant gommées au profit du dessin de l’oeuvre, suivant le principe des premières photographies de la Joconde exposées en 1855. On l’a vu, l’oeuvre reproduite s’abstrait du corps plastique de l’oeuvre, seule compte l’idée de l’oeuvre, son image et son concept. C’est cet aspect qui a été développé par l’usage du ready-made, le pop-art et l’art conceptuel.

Cependant, avant que la reproduction photographique n’atteigne cette perfection reprenant les principes des reproductions par copie, dessin et gravure, elle a tout d’abord rendu visible la matérialité de l’oeuvre, rayures, fissures, empâtements, etc. ; « elle traduit tout[52] », écrivait Disdéri. Ces aspects étaient généralement négligés avant la reproduction photographique, mais au 20e siècle, ils sont au centre de la pratique des artistes et deviennent même le but principal de certaines oeuvres d’art. Ainsi, les collages, des cubistes aux surréalistes, jouent sur les différences de matière. Jackson Pollock, Jean Fautrier, Jean Dubuffet, Pierre Soulage effectuent ainsi une plongée dans la matérialité de la couche picturale, cette épaisseur de la matière prenant le pas sur le dessin d’un motif au profit des qualités propres à la matière. La toile fendue, pliée, trouée : ces gestes pratiqués par Alberto Burri, Lucio Fontana, Piero Manzoni, Pierre Hantaï, etc. deviennent l’essence même de leur pratique artistique. Les manipulations de la matière qui amènent à la production d’objets et à certaines installations cristallisent au sein de l’art conceptuel la tension binaire entre matière et concept :

[T]out ce qui attire l’attention sur le physique d’une oeuvre nuit à la compréhension de l’idée et devient un mécanisme expressif. Pour l’artiste conceptuel, il s’agira autant que possible de perfectionner l’accent mis sur la matérialité, ou de l’employer de manière paradoxale (de le convertir en idée) : cette forme d’art exigera la plus grande économie de moyens. […] On peut également énoncer des idées avec des chiffres, des photographies, des mots, avec tout ce qu’on voudra puisque la forme n’a pas d’importance[53].

Sol LeWitt refusait même l’emprise de la matière sur les idées qui dans certains cas peut mener à la création d’une oeuvre et exprimait en la renforçant cette opposition nette entre matière et concept :

Certains artistes prennent les matériaux nouveaux pour des idées nouvelles. […] Le danger, c’est de faire en sorte que la matérialité prenne le pas sur l’idée (une nouvelle forme d’expressionnisme). L’art tridimensionnel est toujours un fait physique : tel est son sens le plus expressif et le plus évident. L’art conceptuel est davantage destiné à la pensée qu’à la vue ou à l’affectivité[54].

Ainsi la photographie a fortement contribué à séparer ou à distinguer l’image de la trace du geste de l’artiste, tout autant que des propriétés propres des matériaux employés. On s’apercevait que l’oeuvre n’était pas qu’une image mais que d’autres éléments et qualités mis en oeuvre par l’artiste, intentionnellement ou non, pouvaient devenir des éléments intéressants en soi, qui pouvaient être travaillés dans des directions différentes. Les artistes des 19e et 20e siècles se sont ainsi de plus en plus intéressés aux propriétés intrinsèques des matériaux qu’ils employaient. De l’assemblage des couleurs sur la toile, avec ou sans dessin figuratif préalable, au tracé qui témoigne d’une simple présence, en passant par les entailles volontaires dans la toile, etc., ces nouvelles oeuvres s’éloignaient radicalement de l’image sans corps propre dont les premières photographies d’après les dessins de la Joconde étaient les dernières usagères.