Abstracts
Résumé
La présente étude décrit les conditions et les modalités concrètes de différents types d’exposés en mathématiques : de l’exposé écrit pour une publication aux diverses formes d’exposition orale, qu’elles soient de vulgarisation, ou qu’elles s’adressent à un public général de mathématiciens ou restreint à la petite communauté de spécialistes d’un champ de recherche particulier. Elle montre combien la persuasion mise en oeuvre lors de l’exposé d’un résultat renvoie, pour l’orateur ou pour le lecteur, à la possibilité d’en rejouer la démonstration, soit de rester en position active vis-à-vis de l’énonciation.
Abstract
This analysis describes the conditions and the actual modalities of different types of displays in mathematics: written displays in published articles as well as oral presentations directed to a public with some or no specific knowledge in the field, or an address given within a small circle of experts in a specific field of research. The article shows how the persuasiveness of the presentation, for orator and reader alike, depends on being able to replay the demonstration, to remain active to what’s being said.
Article body
Pour pouvoir parler de ce qu’est exposer en mathématiques, il est d’abord nécessaire de préciser quelle est la nature d’un résultat mathématique, ou plus généralement la nature des critères qui font qu’une production est reconnue comme appartenant à cette discipline. Cette question de la validation d’une production dans le champ disciplinaire intervient de façon essentielle dans ce qui peut caractériser la spécificité du fait d’exposer en mathématiques.
Une production mathématique repose sur la réunion, d’une part, de l’énoncé de ce que nous pouvons appeler un résultat – qui est constitué de la définition de certains objets, ou du rappel de leur définition et de leurs propriétés, ou de relations entre ces objets qui s’articulent sous forme d’un ou de plusieurs théorèmes, lemmes ou propositions, tout cela pouvant s’ordonner en une théorie – et d’autre part, de la démonstration de ces propriétés ou relations.
Comme dans toute autre discipline scientifique, pour qu’une production soit reconnue comme faisant partie des mathématiques, il est non seulement nécessaire que l’énoncé porte sur des termes appartenant à cette discipline mais également que certains critères soient respectés. Dans le cas des mathématiques, ces critères ne portent pas, par exemple, sur une méthodologie expérimentale mais uniquement sur le processus de définition des objets étudiés et sur le raisonnement qui sous-tend la démonstration. Pour le dire de façon élémentaire, il faut que la démonstration soit juste, qu’il n’y ait pas de lacune dans le raisonnement, et pour que l’énoncé sur lequel porte cette démonstration ait un sens précis, il faut que les termes soient définis sans aucune ambiguïté. C’est seulement si la communauté des mathématiciens est convaincue de la validité de la démonstration que le résultat sera considéré comme un résultat mathématique[1].
Contrairement à une idée naïve et souvent répandue, un mathématicien fait peu de calculs, au sens où il ne travaille pas avec des nombres et ne fait pratiquement jamais d’opérations. Une production mathématique est avant tout un texte, composé de phrases, même si la syntaxe s’avère souvent pauvre, pour ne pas dire rudimentaire[2]. Dans ces textes, il est question de certains objets, ce terme générique recouvrant tout ce dont il est question en mathématiques, tout ce qui est sujet d’étude.
De manière approximative, il semble que la définition des objets étudiés et que les critères de validité d’un résultat mathématique n’ont pas changé dans le temps, même si le nombre d’objets appartenant au champ des mathématiques n’a cessé de croître et est devenu, depuis un siècle, tellement important que plus aucun mathématicien ne peut même prétendre avoir une idée de tout ce qui est étudié dans cette discipline. Cette permanence des objets et des règles de raisonnement explique un certain côté anhistorique des mathématiques : les théorèmes démontrés durant les époques précédentes concernant des objets faisant encore partie du domaine actuel des mathématiques sont toujours vrais ; ils sont en un sens toujours aussi vrais maintenant qu’alors, car ce ne sont pas des approximations de ce que nous pourrions démontrer aujourd’hui. Plus précisément, on peut considérer que s’il est trouvé un contre-exemple à un énoncé, celui-ci était faux même avant la connaissance de ce contre-exemple.
En revanche on peut noter une évolution dans les critères de rigueur de définition et de démonstration mathématiques. L’apparition du formalisme, qui s’est développé de façon essentielle au début du 20e siècle, avait en particulier pour but de préciser ce qu’est exactement une démonstration, en la ramenant à un processus de déduction logique à partir des axiomes, énoncés de base fixés arbitrairement. Et pour que cette exigence de rigueur puisse s’appliquer à des propriétés concernant les objets mathématiques, il a été nécessaire de préciser avec autant de rigueur quels étaient les objets sur lesquels on appliquait ces règles de raisonnement. C’est ainsi que le procès de définition d’un objet mathématique, même s’il fait parfois appel à l’intuition et à la perception d’un objet de la réalité physique, doit suivre lui aussi une démarche analogue à celle du procès de démonstration.
Dans ce cadre, on peut dire que les critères qui fondent la validité d’une démonstration sont les mêmes pour toute la communauté mathématique. Il faut cependant noter qu’il existe un débat entre la grande majorité des mathématiciens, qui se rangent derrière la figure de David Hilbert[3], et les écoles constructiviste et intuitionniste représentées en particulier par Luitzen Egbertus Jan Brouwer et Arend Heyting[4]. Ce débat porte essentiellement sur les règles de logique acceptées dans un raisonnement, les derniers refusant la règle du tiers exclu et l’utilisation de la propriété d’existence d’un objet s’il n’est pas possible de préciser comment il est construit. On trouve également des problèmes liés à l’existence d’énoncés indécidables dans une théorie donnée, et par conséquent le fait qu’un résultat soit vrai ou faux suivant les axiomes qui ont été fixés, mais cela n’invalide pas le cadre de ce qui est considéré comme rigoureux en mathématiques.
Ces débats ont été virulents au début du 20e siècle, mais la controverse s’est quelque peu apaisée et il est possible de dire que la communauté des mathématiciens se retrouve autour de critères précis de ce qu’est une démonstration d’un résultat. On semble même considérer que la forme ultime de rigueur a été trouvée : ce ne sont pas seulement les résultats mathématiques qui semblent éternels, mais aussi les critères de validité des démonstrations, un résultat ne pouvant être dissocié de sa démonstration.
Exposer une démonstration
La démonstration est d’abord l’acte créateur du résultat : tant qu’une démonstration considérée comme correcte n’a pas été donnée (la première démonstration), l’énoncé ne reste qu’une hypothèse, une conjecture, même s’il porte parfois de façon abusive le nom de théorème, comme le théorème de Fermat[5]. Il arrive que le nom de celui qui a posé la question, comme dans le cas de l’hypothèse de Riemann ou des conjectures de Weil[6], demeure associé à l’énoncé même après que le résultat a été démontré par une autre personne. Ce cas intervient si l’énoncé est en lui-même suffisamment important, présentant des conséquences marquantes, ou satisfaisant à des critères de beauté ou de simplicité.
La démonstration est aussi la quintessence du résultat. Celui-ci existe parce qu’à tout moment, il est possible de produire une démonstration. Il peut exister plusieurs démonstrations du même résultat, appartenant parfois à des domaines très variés des mathématiques utilisant des techniques également très différentes. Un mathématicien n’est pas censé pouvoir produire la démonstration de tous les résultats qu’il cite ou utilise ; il n’est pas non plus tenu d’avoir lu et compris une de ces démonstrations (même si c’est très souvent le cas), mais on exige de lui qu’il ait la certitude que cette démonstration existe, parce qu’elle a été publiée, par exemple, dans un journal de référence.
Enfin, l’intérêt que la communauté porte à un résultat concerne autant, voire davantage, la démonstration que le résultat lui-même. Si un théorème ou une proposition exprime des propriétés de certains objets particuliers, et par conséquent joue un rôle descriptif de ce que l’on peut appeler la réalité mathématique, la démonstration apporte un élément explicatif. C’est en comprenant la démonstration que nous pouvons saisir comment « ça marche », et pourquoi « ça marche ». Un des critères permettant de qualifier les différentes démonstrations d’un même résultat concerne justement le fait que la démonstration peut faire plus ou moins apparaître les éléments essentiels qui expliquent le résultat. La recherche de ce noyau explicatif justifie aussi la recherche des hypothèses minimales, pour cerner au plus près ce qui est nécessaire à la validité d’une proposition.
Même si l’énoncé du résultat principal peut être formulé à l’aide de termes assez élémentaires, connus de tout le monde ou à tout le moins de la grande majorité des mathématiciens (les questions célèbres comme le théorème de Fermat ou la conjecture de Poincaré en sont des exemples frappants[7]), très souvent, dans le déroulement de la démonstration ou de la discussion sur les résultats en question, il est nécessaire de faire intervenir des notions plus difficiles à expliquer. Il est remarquable que la très grande majorité des notions importantes en mathématiques aient été introduites de cette manière, c’est-à-dire à partir d’un résultat cherché ou espéré. Il peut s’agir d’objets définis au cours de la démonstration, comme des étapes intermédiaires pour arriver au résultat final, ou encore des notions nécessaires à introduire pour pouvoir énoncer le résultat (par exemple pour préciser la classe des objets vérifiant une propriété donnée).
Ces notions peuvent alors avoir leur propre vie et devenir, à leur tour, sources de questionnement et objets d’étude. Cela explique le très grand nombre d’objets définis en mathématiques, mais aussi que la définition d’un même objet puisse varier suivant le contexte dans lequel il a été défini. Dans la plupart des cas, la définition se précise et se fixe avec le temps, mais il existe des mots qui recouvrent toujours des notions différentes ou la même notion ayant des dénominations différentes, les habitudes prises par les utilisateurs travaillant sur un sujet particulier font qu’il est très difficile de changer leur définition et d’espérer voir une terminologie acceptée par tout le monde. Un des objectifs de Bourbaki a entre autres été de fixer et d’unifier la terminologie[8], mais pour certains domaines l’entreprise n’a pas connu le succès souhaité.
Dans chaque cas, toutefois, au sein d’une production, il est nécessaire que tous les termes soient définis de cette manière précise et rigoureuse. Si les termes utilisés sont très spécifiques au domaine, ou s’il existe plusieurs significations du même terme, leur définition est en général rappelée, ou il est fait référence à des textes antérieurs au sein desquels ces définitions sont données.
Si dans un texte ou un exposé les calculs sont rares, on y trouve en revanche souvent des formules ; et même avant de parler de formules, il y a toute une série de termes et de symboles qui vont des plus communs, des plus élémentaires à des écritures plus complexes et plus spécialisées (voir fig. 1). C’est une situation semblable à celle des définitions : certaines notations sont considérées comme universelles, comme les signes des opérations élémentaires, mais d’autres peuvent varier d’un contexte à l’autre – quand ce n’est pas d’un auteur à l’autre – au sein de la même discipline. Dans un article, il est toujours possible au lecteur de se reporter à d’autres livres ou à d’autres textes qui peuvent être cités en référence. Souvent, on commence par la liste des définitions des termes employés quand ceux-ci sont très spécifiques du domaine, ainsi que par celle des notations utilisées. Dans le cas d’une présentation orale, ces définitions, et surtout les notations, sont plutôt données au cours de l’exposé. Il est même rare qu’il soit nécessaire de prendre du temps pour préciser les notations. En effet, la formule prend la place d’un énoncé, tel symbole ayant valeur d’un mot ou d’un groupe de mots. C’est cette correspondance qui peut devoir être explicitée pour une présentation écrite. En revanche, le symbole porte, la plupart du temps, le même nom et la même énonciation que le groupe de mots auquel il correspond, il est par conséquent inutile de donner sa signification lors d’un exposé oral.
Comme je l’ai rappelé, la démonstration d’un résultat revient à se ramener à des énoncés considérés comme valides et à déduire le nouvel énoncé par le biais des règles de logique[9]. Même s’il est théoriquement possible d’imaginer se ramener de manière formelle aux seuls énoncés de base, aux axiomes, et ensuite retrouver tous les résultats, en utilisant par exemple des programmes informatiques appropriés, une telle façon de faire semble pratiquement impossible pour des raisons de taille. La moindre démonstration d’un théorème un peu élaboré nécessiterait sûrement des millions de lignes de calculs, ne serait-ce que pour écrire les définitions des objets utilisés. Il faut noter qu’il existe depuis quelques années des recherches, pour établir des preuves utilisant des programmes informatiques et que ces recherches ne sont pas du tout dissociées de celle habituelle en mathématiques. Le résultat le plus célèbre qui a été ainsi obtenu est le théorème des quatre couleurs où la puissance de calcul d’un ordinateur a permis d’étudier les différents cas apparaissant dans la démonstration, soit plus de 1400 configurations[10]. Mais l’utilisation de programmes informatiques permet uniquement de vérifier des démonstrations existantes ou, au plus, de donner les démonstrations de résultats déjà énoncés, imaginés par une personne : cette utilisation ne permet aucune créativité et l’on perd aussi toute l’intuition qui est parfois, et même souvent, au coeur du résultat. Ces qualités de créativité, d’imagination, d’intuition sont considérées à juste titre comme les plus importantes dans les mathématiques. En effet, comme je l’ai mentionné, le fait d’imaginer un résultat s’avère parfois plus essentiel que de donner la démonstration elle-même, et c’est le nom du mathématicien qui a formulé le résultat qui reste attaché à celui-ci.
Comme il est impossible, dans la plupart des cas, de se ramener aux axiomes, ou uniquement à des énoncés très élémentaires ne faisant intervenir que des notions courantes, il est nécessaire d’utiliser des objets mathématiques plus ou moins élaborés qui ont été définis lors de productions antérieures ainsi que des résultats déjà démontrés portant sur ces objets. Le choix du niveau d’un texte ou d’un exposé mathématique repose en grande partie sur le choix des énoncés supposés connus par le lecteur ou l’auditeur. Il est fait appel à sa culture – certains termes et résultats étant utilisés sans aucune indication car considérés comme totalement acquis, et à côté, d’autres termes et d’autres résultats, peut-être plus récents ou considérés comme moins élémentaires, seront donnés avec la référence d’un article où leur définition et leur démonstration ont été produites. Le choix du niveau dépend aussi du choix des étapes du raisonnement logique qu’on laisse à la charge du lecteur ou de l’auditeur. Il est fait appel à sa compétence, à son habitude à effectuer des raisonnements complexes, à rétablir ou à retrouver par lui-même des parties de l’enchaînement logique.
Dans un texte mathématique, des résultats ou des énoncés qui proviennent d’autres articles déjà publiés sont ainsi rappelés avec une certaine précision, et même mis en valeur car ce sont des éléments essentiels du raisonnement à l’oeuvre dans ce texte. Le rappel de ces théorèmes ou propositions antérieurs, ou simplement de ces propriétés ou remarques, apparaît comme nécessaire pour comprendre ce qui fait le coeur de la démonstration présentée.
À de rares exceptions près, notes d’exposés ou notes annonçant une publication plus détaillée ultérieure, la publication d’un texte mathématique demande, pour être acceptée, que la compréhension des démonstrations soit entièrement accessible à un lecteur d’un certain niveau. Il n’y a bien sûr aucun critère objectif, stable, énonçable de ce qu’est ce niveau, mais une certaine pratique, un certain usage permet de savoir ce que cela signifie. Il peut y avoir des textes acceptés qui sont considérés comme très difficiles à comprendre, parfois à cause d’une rédaction trop lacunaire, trop peu détaillée (ce qui explique, par exemple, l’existence de groupes de travail se consacrant uniquement à la lecture de certains articles), mais il est admis que le texte a été lu et compris par au moins une personne, différente de ou des auteurs et de leurs collaborateurs proches, et par conséquent qu’il y a eu une vérification de toutes les étapes des démonstrations (rappelons que certains textes ne sont compréhensibles que par très peu de personnes, même au sein de la communauté mathématique).
Transmettre : l’écrit et l’oral
La transmission de la production mathématique se fait essentiellement au moyen d’articles parus dans des revues spécialisées. C’est dans ces articles que se trouvent à la fois l’énoncé du résultat et la démonstration. L’acceptation de l’article dans la revue suppose que celui-ci a été lu par un ou plusieurs rapporteurs et, même si cela arrive, il est extrêmement rare qu’un article paru contienne des erreurs. De plus, en étant mis ainsi à la disposition de toute la communauté, le résultat et sa démonstration peuvent être vérifiés par tous, et les erreurs éventuelles peuvent être ainsi relevées et révélées à la communauté. Le plus souvent, un erratum est alors publié dans la même revue.
Il existe également quelques résultats non publiés qui ont le statut de résultat valide. Certaines lettres ou communications personnelles ou des notes de cours ou d’exposé sont ainsi parfois citées en référence au même titre que des articles publiés, mais cela reste exceptionnel et ne concerne que des productions de mathématiciens particulièrement reconnus[11]. Il peut encore être fait référence à des travaux à venir, la plupart du temps ceux de l’auteur lui-même. Ces pratiques ne sont en général pas très bien acceptées par la communauté, car ces textes d’un type particulier ne sont pas à la disposition de tout le monde.
À côté des articles, qui ont aussi ce rôle de conservatoire et de validation, la transmission peut se faire par le biais de conversations privées, à deux ou trois devant un tableau noir ou une feuille de papier. C’est souvent dans ce genre de situation que des personnes travaillant sur un même sujet communiquent, confrontent leurs idées et continuent à faire progresser l’état de leur discipline. Ce rôle peut aussi être joué par les correspondances privées, et l’apparition du courrier électronique a évidemment grandement facilité ce mode de communication – sans parler des conversations téléphoniques avec, maintenant, des systèmes de transmission intégrant l’image et le texte, comme Skype par exemple.
Autre moyen de transmission : les exposés oraux devant un public plus large, que ce soient des exposés présentés lors de colloques scientifiques ou des conférences plus ou moins spécialisées, suivant le degré d’implication des membres de l’auditoire dans la discipline. Ainsi, il peut y avoir des exposés donnés devant des personnes exerçant dans le même champ, ayant les mêmes références, travaillant sur les mêmes problèmes ou des problèmes connexes, ou des conférences données devant un public plus large de mathématiciens, qui ne sont pas des spécialistes mais sont censés avoir un niveau de compétence équivalent et partagent un même sens de la rigueur.
Parmi les modes de transmission orale, il est possible d’évoquer les cours, qui peuvent avoir la forme de cours réguliers, donnés, par exemple, dans le cadre d’un enseignement universitaire, ou de cours plus ponctuels, à l’occasion d’une école organisée sur un sujet précis pendant un temps limité, de quelques jours à trois ou quatre semaines. Ces derniers peuvent souvent ressembler à des exposés de conférence et la distinction entre ces deux types d’exposés n’est pas nette : certains exposés donnés lors de conférences spécialisées s’apparentent parfois à des cours qui s’inscriraient en une seule séance.
À côté des colloques scientifiques et des cours, ces deux formes correspondant à des exposés donnés dans un cadre professionnel, un troisième type d’exposés est celui des conférences de vulgarisation. Il s’agit d’exposés produits devant un public de non-mathématiciens. Ce sont alors surtout des théories assez générales qui sont présentées, théories qui ont pu jouer un rôle important dans l’histoire des mathématiques ou dans l’histoire des sciences, et ont eu un retentissement dépassant le cadre de cette discipline.
Une des différences marquantes dans ce qui est attendu dans la présentation d’une production mathématique entre un article soumis pour une publication et un exposé oral réside dans la manière dont s’exprime l’exigence de rigueur, et en particulier dans la part donnée aux définitions et à la démonstration[12]. Dans le cas d’un cours, il est plutôt attendu de l’orateur que son exposé ait une forme aussi proche que possible de celle d’un article : des démonstrations détaillées peuvent être données, et, surtout, la distinction doit être clairement marquée entre ce qui est démontré et ce qui est admis. À l’opposé, lors d’une conférence de vulgarisation, les démonstrations sont moins importantes : cette partie est vue comme de la « cuisine interne » non accessible aux auditeurs et ne présentant pas suffisamment d’intérêt pour eux. L’accent est ainsi plutôt mis sur le résultat en lui-même, de même que sur les motivations et les implications de ce résultat.
Exposer entre spécialistes
Je me propose d’expliciter les problèmes que posent les exposés donnés dans le cadre de conférences ou de colloques entre mathématiciens partageant le même domaine de recherche, ou oeuvrant dans des domaines proches. Ces exposés ont lieu lors de conférences internationales organisées sous forme de groupes de travail et pouvant réunir une quinzaine de personnes ayant le même domaine de recherche, ou encore lors de grands congrès où se retrouvent parfois plusieurs dizaines de personnes opérant dans des champs voisins bien que différents.
La manière d’exposer en mathématiques dépend bien sûr de la personnalité de l’orateur, et aussi de la relation qui existe entre celui-ci et l’auditoire. Il peut s’agir d’un petit groupe avec lequel l’orateur a tissé des liens personnels – cas de figure qui se présente fréquemment, car la communauté mathématique est assez restreinte et le nombre de personnes travaillant sur un sujet précis peut se réduire à une vingtaine, parfois moins. Les liens sont en général plutôt amicaux, mais ce n’est pas obligatoirement le cas, et ce public n’est pas toujours le plus bienveillant. Mais il peut également s’agir d’un public plus large, plus anonyme, occasionnel et lié à l’évènement particulier que constitue la conférence où est présenté l’exposé, public qui est en général beaucoup plus neutre.
La forme de l’exposé et la manière de le présenter dépendent aussi beaucoup du domaine, certaines parties des mathématiques étant plus abstraites que d’autres. Certaines font plus appel à des intuitions ou à des représentations graphiques[13], et, à l’intérieur d’un même domaine, il peut y avoir de grandes différences en fonction du sujet traité.
Dans le cadre de conférences entre mathématiciens partageant des domaines de recherche voisins, la personne qui expose est très souvent l’auteure ou l’un des auteurs du résultat. Si ce n’est pas le cas, il s’agit en général de quelqu’un de particulièrement compétent dans ce champ et a développé une réflexion personnelle sur ce qu’il expose. Même si dans l’auditoire, certaines personnes maîtrisent le sujet aussi bien que l’orateur (c’est même ainsi que ce genre a pu être caractérisé), l’exposé est censé apprendre quelque chose à ceux qui écoutent, apporter un éclairage, un point de vue.
L’autre caractéristique de ce genre d’exposé tient à la nature de la production mathématique présentée : il s’agit en général d’un résultat original, nouveau. Bien sûr, la plupart du temps, ce résultat a pu être déjà exposé, devant un autre public, à l’occasion d’une autre conférence, et pour certains auditeurs, ce ne sera peut-être pas la première fois qu’ils entendront un exposé portant sur ce résultat, parfois par le même orateur. Mais la règle est de présenter le résultat comme si c’était la première fois pour le public, l’orateur pouvant même s’excuser auprès de son auditoire s’il pense que son exposé, ou une partie de celui-ci, a déjà été produit. Cette forme de politesse, qui peut paraître exagérée, est justifiée par le fait que l’orateur a affaire à un auditoire perçu comme exigeant et qui attend qu’on lui propose quelque chose de nouveau.
Même dans le cas où l’exposé est un rapport sur une série de travaux plus ou moins anciens, le fait que cet exposé ait lieu doit être justifié par un résultat récent dans le domaine, par un point de vue original, une mise en perspective. Même si aucun des théorèmes énoncés, ou leur démonstration, n’est nouveau, il doit y avoir une raison à la tenue de cet exposé à ce moment précis. Un certain travail a été fourni par l’auteur du résultat, que celui-ci soit l’orateur ou non, et il correspond à un progrès devant être mis en avant : quel cap a été franchi ?, quel problème a été résolu ?, à quelle question a-t-on répondu ?, ou bien quels nouveaux objets ont été introduits ?, quels développements ont été apportés à une théorie ?, si ce n’est : quelle théorie complètement originale a été inventée ?
Et il est attendu que l’orateur, surtout dans le cas où il n’est pas l’auteur de l’ensemble des résultats, ne joue pas seulement le rôle de l’informateur, du passeur mais qu’il apporte aussi une contribution originale, qu’il ait une part d’inventeur, de découvreur. De même que l’exposé doit être justifié par son contenu, l’orateur doit justifier sa présence, et son choix de présenter ce résultat : pourquoi exposer cette production particulière en cette occasion, et surtout pourquoi le fait-il lui, s’il n’est pas l’auteur[14] ?
Une des exceptions à cette exigence d’originalité et de nouveauté est peut-être le cas des conférences données en l’honneur d’un grand mathématicien, à l’occasion d’un anniversaire par exemple. Dans ce cas, il se peut qu’il n’y ait rien de nouveau dans l’exposé, même dans la manière de présenter les travaux anciens, mais ce sera très souvent quand même l’occasion d’insister sur le côté original des travaux du mathématicien ainsi honoré.
Même si l’on se trouve dans le cas d’un résultat exposé très récemment, il est de nos jours rare qu’il ne soit pas déjà connu. Non seulement le titre de la conférence, le résumé donné à l’avance dans le programme enlèvent toute surprise, mais en général, le texte d’un article sur le sujet circule déjà dans la communauté. Comme les délais de publication dans les revues spécialisées sont très longs (plusieurs mois, voire parfois plusieurs années, ces délais s’expliquant d’abord par la procédure d’expertise puis par la longueur des listes d’articles acceptés mais pas encore publiés), le texte correspondant à un résultat, même s’il existe, n’est paru que sous forme de prépublication. Il y a encore quelques années, une prépublication ne circulait pas forcément en dehors d’un milieu assez restreint, et une grande partie de l’auditoire pouvait tout ignorer du résultat exposé.
Aujourd’hui, avec l’existence de serveurs spécialisés (le plus important dans le domaine des mathématiques et de la physique théorique étant arXiv.org), sur lesquels les auteurs peuvent mettre en ligne leurs textes sans aucun délai, avec la possibilité d’apporter des corrections, de mettre de nouvelles versions, et qui sont accessibles gratuitement, il est exceptionnel qu’il n’existe pas de version écrite disponible du résultat exposé. Même si la mise à disposition d’un article sur l’un de ces serveurs ne donne pas la même garantie de validité pour un énoncé qu’un article paru dans une revue, le texte a déjà circulé, le résultat a été soumis à la critique des personnes travaillant sur le même sujet (il est en effet exceptionnel que l’auteur soit la seule personne travaillant sur cette question), et les erreurs éventuelles ont pu être relevées. De même, des commentaires ont pu circuler, surtout dans la communauté restreinte des personnes s’intéressant aux mêmes problèmes ou à des problèmes connexes.
L’existence de ce texte ne signifie pas que les auditeurs, même dans le cas où ils travaillent sur le même sujet, l’aient lu, du moins en détail, et même parmi la communauté des personnes travaillant dans le même domaine, il existe plusieurs niveaux de lecture d’un texte mathématique : de la lecture la plus méticuleuse (celle qui est en particulier attendue de la part de la personne chargée d’effectuer le rapport pour le comité de lecture d’une revue spécialisée et qui aura la valeur de validation, mais aussi celle de la personne désirant comprendre en détail la démonstration car elle peut avoir pour objectif de montrer un résultat du même type ou dans le prolongement de ce qui est publié) à une lecture plus rapide dont le but est seulement de connaître les résultats avec précision, son cadre exact et ses hypothèses, et de se faire aussi une idée des raisons pour lesquelles le résultat est vrai. Le degré de sérieux apporté à cette lecture dépend évidemment de l’engagement du lecteur dans le domaine concerné, du temps dont il dispose et de son investissement personnel.
En général, l’objectif d’un exposé correspond à celui de la forme de lecture plus superficielle. Il ne s’agit donc pas d’entrer dans les détails des démonstrations, ni même des définitions si celles-ci sont trop particulières, trop techniques et parfois peu éclairantes, mais de donner ce qu’on appelle « l’idée générale ».
L’orateur doit tout d’abord s’assurer que les termes ou les notations qu’il va utiliser seront compris de son auditoire. Toutefois, pour éviter de se perdre dans la précision des définitions et d’alourdir le cours de l’exposé, la rigueur peut être sacrifiée. Il est légitime de donner des définitions approximatives, de donner des analogies, de parler de conditions convenables qui sont vérifiées dans le cadre donné, ou d’utiliser d’autres formules équivalentes, et même d’énoncer un résultat en disant qu’il est vrai à de rares exceptions près.
L’essentiel, en effet, n’est pas dans ce cas de donner les détails de la démonstration – ceux-ci sont la plupart du temps difficiles à exposer, l’entreprise exigeant du temps et une attention très soutenue, peu compatible avec un exposé ininterrompu. Même dans le cadre d’un exposé au sein d’un petit groupe, par exemple un séminaire de travail où il est tout à fait admis d’interrompre l’orateur à tout moment, il est inutile d’essayer de donner tous les détails d’une démonstration un peu compliquée, le travail de compréhension nécessite une attitude beaucoup plus active que celle d’auditeur. Il faut se mettre soi-même devant une feuille de papier ou un tableau noir et reconstruire ainsi les chemins du raisonnement. Il faut presque inventer à son tour la démonstration, le texte ne servant que de balise, de guide. Vouloir, pour l’orateur, entrer dans trop de détails présente le risque de créer une certaine impatience chez les auditeurs, et de faire baisser leur attention.
Cela ne signifie pas que les détails qui sont parfois les résultats de longs travaux, d’efforts intenses, soit toujours considérés comme secondaires ou méprisés : on reconnaît aussi la valeur d’un mathématicien à sa capacité à mener à bien des calculs. Parfois, et c’est plus fréquent dans certains domaines que dans d’autres, ces parties comprenant des calculs sont aussi au coeur du raisonnement et sont donc présentées avec plus de soin. Mais en général, la compréhension de la démonstration repose sur d’autres mécanismes et d’autres arguments.
Comprendre un énoncé
Nous sommes amenés à nous demander ce que signifie comprendre un énoncé mathématique. Connaître la définition de tous les termes représente la première étape, et cela suppose déjà une certaine habitude, une certaine compétence. En effet, connaître tous les éléments qui interviennent dans la définition ne suffit pas toujours à saisir ce qu’est l’essence du nouvel objet introduit, ce qui justifie cette définition. Et, de la même manière, pour comprendre une démonstration, il ne suffit pas de saisir toutes les étapes du raisonnement. Cela est bien sûr nécessaire, en particulier si l’on veut être assuré de la validité du résultat, mais il est avant tout essentiel dans une démonstration longue et complexe de garder à l’esprit la globalité de la démarche. Développer toutes les étapes de la démonstration, comme le ferait un programme informatique, même très élaboré, risquerait de trop allonger le texte, et surtout, n’amènerait absolument pas à comprendre chacune des étapes élémentaires.
En première approche, il est possible d’affirmer que la notion de compréhension a quelque chose à voir avec le fait que le lecteur ou l’auditeur est convaincu, adhère à ce qui lui est proposé. Cela peut varier en fonction de chaque personne, de sa culture mathématique et par conséquent des détails qui sont donnés, mais dépend d’abord de son niveau de compétence et de sa capacité à se déplacer dans cet univers particulier que sont les mathématiques.
Dans le cadre d’une présentation orale, comme il est encore plus difficile de livrer les détails des différentes étapes d’une démonstration, il est parfois souhaitable de donner un ou des exemples, de procéder par analogie et par comparaison, de montrer en quoi le nouvel élément défini est différent d’un objet déjà connu, en quoi les étapes de la démonstration sont imposées par les hypothèses émises. Toutes ces remarques ont pour but de faire sentir ce qui est l’essentiel de la production mathématique présentée. Il s’agit de montrer en quoi le résultat est nouveau, intéressant, important, quel rôle il joue dans l’ensemble de la théorie ou du domaine : cela peut être, par exemple, la réponse à une question posée ou la suite de l’étude d’un objet important du champ en question.
Comme je l’ai déjà noté, l’importance du résultat lui-même et de la démonstration intervient également. Certes, dans certains cas, la forme de l’exposé ne se prête absolument pas à ce que l’orateur s’attarde sur la démonstration. Il se peut aussi que celle-ci soit beaucoup trop technique ou calculatoire, ou que le public soit trop peu spécialisé. La démonstration de certains théorèmes peut demander des calculs très longs et très fastidieux, représentant parfois plusieurs centaines de pages, sans que les détails n’apportent rien de particulièrement éclairant sur le raisonnement ou sur la théorie. Dans d’autres cas, il faut utiliser ce qui est appelé des « boîtes noires », c’est-à-dire des parties théoriques en général très compliquées et techniques qui peuvent être isolées et dont l’utilisation va être acceptée, car elles sont bien connues ou étrangères au coeur de la question[15]. Pour que l’auditeur soit convaincu de l’honnêteté de l’orateur, pour que celui-ci puisse s’appuyer sur un argument d’autorité, il faut que tout ce qui justifie le résultat présenté soit montré, que ce qui a permis de résoudre la question soit énoncé.
Insister sur les nouvelles notions et idées, sur ce que l’auteur a apporté, est surtout le moyen de faire apparaître le noyau explicatif permettant de saisir ce qui est au coeur de la démonstration. On a rarement affaire à une idée géniale, mais plutôt à des idées provenant d’autres résultats et qui ont mûri, ou encore à de petites nuances, de petites différences dans les hypothèses, dans la manière de considérer le problème. Ce sont ces déplacements, ces inventions, ces audaces qui doivent être mis en avant.
Ce qui amène l’adhésion des auditeurs, c’est d’avoir devant eux quelqu’un qui est en train de faire des mathématiques : pas seulement quelqu’un qui énonce un résultat, même avec des morceaux de démonstration, mais quelqu’un qui est en train de rejouer devant eux le processus d’élaboration de ce résultat. Il semble ainsi quasiment impossible d’effectuer une présentation orale sans avoir recours à un support écrit. Il ne s’agit pas simplement de donner des formules ou de mettre en valeur un théorème, mais de refaire une partie du travail de recherche, pour permettre aux auditeurs d’être actifs eux aussi. Cette activité nécessaire à l’orateur rend les exposés avec transparents ou projection de type PowerPoint difficiles à suivre. Bien sûr, certains orateurs sont capables de maintenir la même activité, la même tension en utilisant ces méthodes d’exposition mais c’est assez rare, et très souvent ils ont tout de même recours au tableau pour pouvoir apporter une précision ou faire une remarque.
Cette vigilance des auditeurs est recherchée, et il est admis qu’une personne interrompe le cours de l’exposé pour poser une question, se faire préciser un point ou même faire une remarque. Suivant le type d’exposé, cela est plus ou moins possible, plus ou moins toléré. Dans le cadre d’un groupe de travail, c’est totalement accepté, et dans celui de conférences avec un public un peu plus large, il est plutôt demandé aux auditeurs d’attendre la fin de l’exposé pour poser leurs questions ou faire leurs remarques. Mais ce temps d’échange est toujours prévu, et, en acceptant de donner une conférence, l’orateur s’engage à répondre aux questions qui lui seraient posées.
Il existe finalement une grande différence entre ce qui est énoncé lors de l’exposition d’un résultat mathématique et ce qui est écrit dans un texte, que cela soit un article ou un trait concernant le même résultat. Ce qui fait le coeur de la production mathématique, la démonstration ou le raisonnement, ne peut pas être en général présenté dans un exposé oral : le rôle de l’orateur est alors de donner, en plus de l’énoncé du ou des résultats, les idées qui ont permis d’y parvenir. Son objectif est essentiellement de convaincre son auditoire de la validité de ce qu’il présente : pour cela il doit rester dans une position active vis-à-vis de ce qu’il énonce, remettant en jeu les tensions du problème, les difficultés de la démonstration et surtout l’enthousiasme qui l’a porté, lui ou l’auteur du résultat.
Appendices
Note biographique
Michel Vaquié est un ancien élève de l’École normale supérieure (rue d’Ulm-Paris). Chercheur en mathématiques au CNRS depuis 1983, il est aujourd’hui chargé de recherche à l’Institut de Mathématiques de Toulouse. Il est spécialiste de géométrie algébrique et plus précisément de théorie des singularités et théorie des valuations. Depuis quelques années, son travail porte sur la géométrie algébrique homotopique. Parmi ses publications, on lui doit notamment « Irrégularité des revêtements cycliques des surfaces projectives non singulières » (American Journal of Mathematics, 114 [1992], 1187-1199), « Famille admissible de valuations et défaut d’une extension » (Journal of Algebra, 311 [2007], 859-876) et, en collaboration avec Bertrand Toen, « Moduli of objects in dg-categories » (Annales Scientifiques de l’École Normale Supérieure, 40 [2007], 387-444).
Notes
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[1]
Un exemple marquant, et un peu particulier, de ce phénomène a été donné pour la démonstration de la conjecture de Poincaré par Grigori Perelman. Celui-ci a fait paraître en 2002, sur le serveur arXiv, un article où il proposait les bases d’une démonstration, article complété par deux autres parus sur ce même serveur l’année suivante. Il donne ensuite une série de conférences aux États-Unis au cours lesquelles il expose ses travaux mais ne publie aucun article dans une revue avec comité de lecture. Il a fallu attendre la réunion de certains experts à l’occasion du congrès international de mathématiques de Madrid en 2006, où Perelman devait recevoir la médaille Fields (qu’il refusa), et en particulier l’avis de Richard Hamilton, dont les travaux sur les flots de Ricci sont à l’origine de la démonstration en question, pour que celle-ci soit complètement acceptée par la communauté.
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[2]
La pauvreté de la langue peut sans doute s’expliquer par un manque d’exigence des auteurs mais elle n’est pas liée à l’utilisation de symboles dans les textes. La plupart du temps ceux-ci servent à traduire des groupes nominaux et permettent ainsi d’alléger l’écriture, sans que l’on puisse dire que le sens se trouve dans les symboles. La difficulté de compréhension d’un texte tient en partie à celle de saisir les notions représentées par ces symboles (connaître leur définition est en général insuffisant), et en partie à celle d’en suivre l’articulation logique (cette dernière difficulté étant souvent liée aux ellipses dans la démonstration). Il existe aussi des articles bien écrits, c’est-à-dire dont l’auteur ou les auteurs sont particulièrement attentifs à la langue, tout comme dans les autres disciplines, sciences humaines comprises. En revanche, la pauvreté de la syntaxe des exposés oraux est bien plus grande que celle des articles publiés, en grande partie à cause d’un manque de maîtrise suffisante de l’anglais, langue dans laquelle ont lieu la majorité des conférences (l’immense majorité des articles sont aussi rédigés en anglais, même si le français reste encore une des rares langues utilisées dans les revues internationales).
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[3]
Mathématicien allemand (1862-1943) dont les travaux ont essentiellement porté sur la théorie des invariants, la théorie des nombres, l’analyse fonctionnelle et l’axiomatisation de la géométrie. À l’occasion du congrès international de mathématiques de Paris en 1900, il présenta sa fameuse liste de vingt-trois problèmes dont certains ne sont pas encore résolus. Il est l’un des fondateurs de la théorie de la démonstration et de la logique mathématique et proposa un programme de recherche, connu sous le nom de programme de Hilbert, avec pour objectif de montrer que toutes les mathématiques découlent d’un ensemble fini d’axiomes, programme auquel Goedel portera un démenti sans appel avec son théorème d’incomplétude. Voir David Hilbert, Grundlagen der Geometrie, Stuttgart, B. G. Teubner, 1987 ; Natur und mathematisches Erkennen. Vorlesungen, gehalten 1919-1920 in Göttingen, Basel, Birkhäuser Verlag, 1992 ; Grundlagen der Geometrie, Supplement, 6, Stuttgart, B.G. Teubner, 1999 ; « Mathematical problems », Bulletin of the American Mathematical Society (N.S.), vol. 37, n° 4, octobre 2000, p. 407-436.
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[4]
Luitzen Egbertus Jan Brouwer : mathématicien néerlandais (1881-1966), surtout connu pour ses travaux en topologie et en logique formelle. Voir Luitzen Egbertus Jan Brouwer, Collected Works, vol. I, Amsterdam, North-Holland, 1975 ; « Life, Art and Mysticism », Notre Dame Journal of Formal Logic 37, n° 3, 1966, p. 389-429. Arend Heyting : mathématicien et logicien néerlandais (1898-1980), élève du premier, ayant développé la logique intuitionniste qui se caractérise essentiellement par la non-utilisation de la règle du tiertum non datur. Voir Arend Heyting, Intuitionism : An Introduction, Amsterdam, North-Holland, 1966. Alors que le tertium non datur se trouve à la base des différentes démarches constructivistes (il en existe plusieurs), l’école intuitionniste s’en distingue car elle n’exige pas, pour les termes d’une suite, de donner la règle qui les définit.
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[5]
Théorème de la théorie des nombres dont l’énoncé a été formulé par Pierre de Fermat qui écrivit en marge d’une traduction de l’Arithmetica de Diophante : « J’ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition, mais la marge est trop étroite pour la contenir. » Le théorème a été démontré par Andrew Wiles en 1994, en faisant appel à des outils très puissants de la géométrie algébrique et de l’arithmétique ; voir Andrew Wiles, « Modular elliptic curves and Fermat’s last theorem », Annals of Mathematics, n° 141, 1995, p. 443-551.
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[6]
L’hypothèse de Riemann est une conjecture formulée en 1859 par le mathématicien allemand Bernhard Riemann et toujours non résolue. Elle dit que les zéros non triviaux de la fonction zêta de Riemann ont tous pour partie réelle 1/2. Sa démonstration améliorerait la connaissance de la répartition des nombres premiers ; voir Bernhard Riemann, « Über die Anzahl der Primzahlen unter einer gegebenen Grösse », Monat. der Königl. Preuss. Akademie der Wissenschaft zu Berlin aus dem Jahre 1859 (1860), p. 671-680 ; Gesammelte mathematische Werke und wissensch. Nachlass, 2. Aufl. 1892, p. 145-155 ; Enrico Bombieri, Problems of the Millennium : The Riemann Hypothesis, 2004, disponible sur www.claymath.org/millennium/Riemann_Hypothesis/riemann.pdf (dernière consultation le 3 août 2010).
Les conjectures de Weil sont des propositions sur les fonctions génératrices, appelées fonctions zêta locales, déduites du décompte de nombre de points des variétés algébriques sur les corps finis. Elles ont été énoncées par André Weil en 1940 et démontrées par Pierre Deligne en 1980 ; voir André Weil, « Numbers of Solutions of Equations in Finite Fields », Bulletin of the American Mathematical Society, vol. 55, n° 5, mai 1949, p. 497-508 ; Pierre Deligne, « La conjecture de Weil, I », Publications Mathématiques de l’IHÉS, vol. 43, 1974, p. 273-307 ; « La conjecture de Weil, II », Publications Mathématiques de l’IHÉS, vol. 52, 1980, p. 137-252.
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[7]
Sur la conjecture de Poincaré et sa résolution, voir entre autres : George Szpiro, La conjecture de Poincaré : comment Grigori Perelman a résolu l’une des plus grandes énigmes mathématiques, Paris, J.C. Lattes, 2007 ; Simon Singh, Le dernier théorème de Fermat, Paris, Hachette Littérature, 1999.
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[8]
Collectif de mathématiciens fondé en 1935 qui s’était donné comme objectif de publier des textes donnant une présentation cohérente des mathématiques. Ce collectif, qui existe toujours, a notamment publié une série de traités, appelés Éléments de mathématiques, et organise trois fois par an, à Paris, les séminaires Bourbaki.
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[9]
C‘est dans le choix de ces règles que se glisse le débat déjà évoqué entre la grande majorité des mathématiciens et ceux qui se réclament du constructivisme ou de l’intuitionnisme. On pourra se référer sur ce point à Jean-Claude Dumoncel, Philosophie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2002.
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[10]
Selon le théorème des quatre couleurs, il est possible, en n’utilisant que quatre couleurs différentes, de colorer n’importe quelle carte géographique de sorte que deux régions limitrophes, c’est-à-dire ayant toute une frontière (et non simplement un point) en commun, reçoivent toujours deux couleurs distinctes. Le résultat fut conjecturé en 1852 par Francis Guthrie après plusieurs démonstrations à la fin du 19e siècle qui s’avérèrent erronées. Kenneth Appel et Wolfgang Haken proposèrent en 1976 une démonstration qui nécessite l’usage d’un ordinateur pour vérifier 1478 cas critiques ; voir Kenneth Appel, Wolfgang Haken et John Koch, « Every Planar Map is Four Colorable », Illinois Journal of Mathematics, vol. 21, 1977, p. 439-567 ; Kenneth Appel et Wolfgang Haken, « Solution of the Four Color Map Problem », Scientific American, vol. 237, n° 4, octobre 1977, p. 108-121. La démonstration du théorème des quatre couleurs est une démonstration assistée par ordinateur. Il existe aussi tout un domaine d’étude qui concerne les preuves par ordinateur, la démonstration automatique ou formal proofs. C’est ainsi que l’on a pu donner une démonstration par ordinateur de certains théorèmes classiques, comme le théorème fondamental de l’algèbre ou le théorème du point fixe de Brouwer. Parmi les logiciels les plus utilisés, citons HOL Light, Mizar ou Coq (voir Notices of the AMS, vol. 55, n° 11, 2008). Certains mathématiciens, comme Doron Zeilberger, annoncent une évolution des mathématiques où l’ordinateur ne se contenterait pas de donner la démonstration de résultats prévus par un humain, mais rédigerait tout seul des articles, sans l’aide d’une personne à ses côtés pour poser un problème à résoudre.
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[11]
Parmi les résultats les plus fameux, du moins dans mon domaine de spécialité, citons la lettre d’André Joyal à Alexandre Grothendieck, dans laquelle le premier explique au second comment il peut munir la catégorie des faisceaux simpliciaux sur un site d’une structure de catégorie de modèle. Cette lettre, qui n’a jamais été publiée mais dont des copies circulent, est très souvent citée car ce résultat répond à une question décisive dans le domaine. Il a été retrouvé de manière différente par d’autres auteurs, et cette version a été publiée. Citons aussi les notes d’un cours de Maxim Kontsevich dans lequel celui-ci définit l’intégration motivique. De nombreux travaux ont ensuite été développés sur ce sujet, et il est couramment fait référence à ce cours à l’origine de ce très important champ de recherche.
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[12]
Comme je l’ai indiqué précédemment, une production mathématique doit être extrêmement rigoureuse, mais cette exigence ne peut pas se manifester de la même manière pour la rédaction d’un article où il est nécessaire d’être explicite et lors d’un exposé oral en raison des contraintes de temps (un exposé dure rarement plus d’une heure) et, plus généralement, de la différence d’attention entre la lecture et l’audition.
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[13]
Dans le cadre d’un exposé portant sur la géométrie de variétés de petite dimension, courbe ou surface, il est par exemple possible de faire appel à la représentation que nous avons de ces objets comme appartenant à notre réalité sensible. S’il est question de variétés de dimension plus grande, qu’il est impossible de représenter dans notre espace, ou pour des domaines des mathématiques plus abstraits comme par exemple l’algèbre ou l’analyse, l’utilisation de représentations graphiques est parfois possible par un travail de transposition. Être en mesure d’utiliser ce support représentatif suppose alors une grande habitude et une capacité d’abstraction, par exemple pour pouvoir raisonner sur des dessins de surfaces, c’est-à-dire des courbes sur un plan représentant des variétés de dimension quatre !
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[14]
Dans la situation actuelle, on compte souvent plus de personnes qui se proposent de parler à un congrès ou à un colloque que de places disponibles. Une concurrence s’établit entre les différents orateurs potentiels, et la plupart du temps, c’est à un comité scientifique qu’il appartient d’établir la liste des conférenciers. Parmi les critères de sélection, il y a bien entendu ceux de qualité de la production présentée, de l’intérêt qu’elle peut avoir et de son originalité. Ce ne sont pas toujours les seuls : il faut parfois aussi faire un choix prenant en compte un certain équilibre entres différents thèmes ou entre l’origine des conférenciers. Ainsi, dans le cadre d’un colloque international, il est préférable de conserver une proportion équilibrée entre les participants des différents pays. Même si très souvent un consensus a lieu sur certains travaux dont l’importance est absolument indiscutable, il arrive que les membres du comité aient à choisir entre plusieurs exposés, ce qui fait intervenir des questions de goût dans la mesure où tout le monde n’aime pas les mêmes mathématiques, les mêmes domaines ou sous-domaines de recherche, les mêmes manières de présenter. Mais en général, ce choix s’appuie sur des qualités plus ou moins objectives.
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[15]
La démonstration du théorème de décomposition de Hodge met, par exemple, en jeu des résultats très fins d’analyse fonctionnelle. Ce théorème est très souvent utilisé en géométrie algébrique complexe sans que l’on ait nécessairement besoin de comprendre les raisons pour lesquelles ce résultat est vrai.