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Après plus de vingt ans de débats sur les droits des minorités nationales et ethniques au sein de la philosophie politique au Canada et au Québec, un dossier sur les minorités francophones hors Québec s’impose. Les auteurs des textes dans ce dossier se proposent de faire, voire de refaire, des minorités francophones un enjeu de réflexion de la philosophie politique canadienne et québécoise.
Depuis les années 1960, les luttes des francophones hors Québec ont donné lieu à des formes de reconnaissance importantes dans le domaine de l’éducation et de la justice. Sur les plans institutionnel et juridique, la Charte canadienne des droits et libertés a joué un rôle fondamental sur l’évolution des droits linguistiques partout au pays. La Cour suprême du Canada a proposé des interprétations larges et généreuses des droits linguistiques confirmant ainsi le droit aux minorités de langue officielle de contrôler leurs écoles – la pierre angulaire d’une part importante de leurs revendications. Or, les revendications formulées par les minorités francophones ainsi que leurs avancées sur le plan institutionnel et juridique ont eu très peu d’échos en philosophie politique, que l’on pense, au premier chef, aux travaux de Will Kymlicka pour ce qui est du Canada. Les théoriciens, sauf exception, ont ignoré la situation des minorités linguistiques comme les francophones hors Québec, dispersées sur un territoire, créant ainsi une fausse polarisation entre les minorités nationales et les minorités ethniques.
En revanche, il existe, au Canada et au Québec, un débat normatif très riche sur les enjeux du pluralisme, pensons au débat sur les accommodements raisonnables. Si le débat sur la place du Québec au sein du fédéralisme canadien bat de l’aile, il ne fait aucun doute que la philosophie politique a contribué à une meilleure acceptation des revendications historiques des minorités nationales. Malgré les critiques des chercheurs en milieu francophone hors Québec, à ce jour, peu de chercheurs ont tenté de combler les lacunes de la philosophie politique en ce qui a trait à la situation des minorités linguistiques. Or, de nouveaux chercheurs ont décidé de reprendre le débat comme en témoignent plusieurs des contributions à ce numéro et de relever le défi de le faire avancer sur les plans normatif et institutionnel.
La prémisse de départ du présent dossier est donc double. D’abord, nous postulons que les recherches en philosophie politique canadienne et québécoise peuvent contribuer à approfondir la compréhension des rapports entre l’État canadien et les minorités francophones à l’instar des débats sur les minorités nationales et les minorités ethniques. Ensuite, que la réflexion au sein de l’étude des minorités francophones puisse aussi constituer un tremplin important pour théoriser la question des minorités francophones en lien avec les débats en philosophie politique.
Cependant, avant d’en arriver à la problématique des textes dans le cadre de ce dossier, il est important de revenir sur le Québec contemporain. Dans un premier texte, Marie-Odile Magnan s’interroge sur l’identité collective anglophone au Québec et ses rapports avec la majorité francophone. Selon l’auteure, dans les années 2000, certaines thèses ont suggéré que le bilinguisme élevé des jeunes générations anglophones a mené à un « brouillage des frontières entre anglophones et francophones ». À partir d’une étude qualitative réalisée auprès de 33 jeunes adultes issus de l’école de langue anglaise de la ville de Québec, l’auteure entend « explorer les référents imaginaires à partir desquels les acteurs de langue anglaise se définissent – du moins dans le contexte de la ville de Québec où règne une forte majorité francophone ».
Pour sa part, Emmanuelle Richez constate que les communautés francophones et acadiennes du Canada (CFAC) ont été « jusqu’à présent les principaux porte-étendard du régime linguistique de Pierre Elliott Trudeau sur le plan constitutionnel », par la promotion d’un bilinguisme non territorialisé et encadré par le juridique. Selon l’auteure, « que ce régime s’effrite lentement et ne peut plus satisfaire les besoins des CFAC », d’où l’importance de nouvelles voies de promotion.
D’ailleurs, pour Linda Cardinal, plusieurs interprétations globales de la question canadienne-française et de ses voies de promotion se sont opposées au cours des dernières décennies. Deux grandes tendances ou écoles s’opposent dans ce débat en milieu minoritaire francophone, notamment avec Monica Heller et Normand Labrie qui associent le discours sur le Canada français à « un discours généalogique, potentiellement conservateur et passéiste » et une autre tendance, représentée par Martin Meunier et Joseph-Yvon Thériault, qui considère « que la représentation du Canada français en milieu minoritaire francophone, loin de symboliser une époque révolue, témoigne d’une ambition nationale qui ne veut pas disparaître ». Linda Cardinal résume d’autres modèles d’interprétation du Canada français et montre que l’opposition entre les deux écoles est peut-être plus artificielle qu’on le croit généralement. Celle-ci repose en fait sur une même vision monolithique du « vieux » Canada français comme une société marginale par rapport au reste de l’Amérique.
Pour sa part, Christophe Traisnel montre que si la politique officielle du bilinguisme a ceci de positif qu’elle « permet et rend possible », elle aurait ceci de négatif qu’elle « encadre et contraint non seulement l’action politique des principaux leaders, mais également leurs réflexions identitaires ». En d’autres mots, l’exiguïté qui caractérise l’action des minorités francophones hors Québec, pour reprendre l’expression de François Paré, serait produite par les institutions fédérales elles-mêmes. Au contraire, sur le plan local, des journaux comme L’Évangéline en Acadie, étudiés par Luc Léger, ont été des lieux de débats et d’ouverture et non d’exiguïté pour des visions opposées de l’avenir de l’Acadie.
Reprenant ses études sur la contribution importante, mais tristement oubliée, de Philippe Garigue sur les Canadiens français, Martin Normand se penche sur l’apport de l’auteur à l’étude de l’Ontario français. Normand propose un parallèle entre les travaux de Garigue sur l’Ontario français et ceux sur le Québec. Un peu dans la même perspective de relancer l’étude d’auteurs classiques sur la question francophone, Stéphanie Chouinard étudie l’influence de Fernand Dumont sur Joseph-Yvon Thériault. Elle postule que Thériault, tout comme Dumont, a tenté de construire un projet politique pouvant faire contrepoids à la modernité individualisante et judiciarisante, au coeur duquel reposerait la notion de mémoire.
Mireille McLaughlin analyse « les politiques fédérales en matière de culture et les liens qu’elles tiennent avec les débats autour de la question du nationalisme du Canada français et du Québec ». Elle examine notamment la « vision protomulticulturelle des commissaires Vincent Massey et Georges-Henri Lévesque », différente de la vision d’un Canada biculturel d’André Laurendeau. François Charbonneau suggère, pour sa part, « que les francophones vivant en situation minoritaire sont, après une longue période de lutte, entrés aujourd’hui dans une ère que l’on peut qualifier de postreconnaissance ». Cette situation de postreconnaissance « n’est pas sans poser quelques défis pour des communautés trop souvent invisibles ».
Enfin, Rémi Léger s’interroge sur les thèses de Joseph Yvon Thériault dans Faire société : Société civile et espaces francophones. Il propose, en réaction aux propos de Thériault, un « examen des principales mesures à l’intention des minorités francophones ». Léger en arrive à la conclusion que ce ne sont pas nécessairement « les fondements structurels du régime linguistique qui font défaut en regard du désir de faire société », mais peut-être « leur mise en oeuvre par la voie de la gestion horizontale ».
Les différents textes dans ce numéro tentent de relever un défi important, soit celui de renouer le dialogue avec la philosophie politique afin de combler certaines de ses lacunes. L’originalité des contributions à ce numéro est aussi que les auteurs n’hésitent pas à puiser dans l’analyse sociologique et historique les éléments nécessaires afin d’insérer les questionnements philosophiques dans la réalité concrète des minorités francophones et de la vie politique canadienne. Cette combinaison inédite de la philosophie politique et de la sociologie des minorités nous paraît prometteuse pour l’étude des minorités linguistiques dispersées comme les francophones hors Québec sur les plans normatif, politique et institutionnel.