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Les monuments commémoratifs ont fait l’objet d’une vague de critiques et d’actes de vandalisme dans les pays occidentaux au cours de la dernière décennie. Grand nombre de ces gestes sont l’action de militants qui considèrent que ces monuments perpétuent la mémoire de grands hommes de l’Histoire qui, par leurs actions et leur éthique, ne mériteraient pas une telle commémoration. Le contexte politique et social de 2020 a non seulement accéléré le déboulonnement spontané des statues, mais aussi les initiatives municipales pour les remplacer. On peut penser aux monuments confédérés aux États-Unis, à la statue d’Edward Colston dans le port de Bristol, ou à celle de John A. Macdonald sur la Place du Canada à Montréal[2].

La volonté sous-jacente à ces gestes contestataires est la construction d’un nouveau paysage commémoratif véhiculant une vision plus inclusive et plus critique du passé. Au Canada, il existe déjà quelques monuments érigés à l’honneur d’anciens esclaves, de syndicalistes et de leaders autochtones qui mettent en lumière l’histoire sociale du pays. Louis Riel, président du gouvernement provisoire de la Rivière rouge et figure clé de la résistance des Métis contre le gouvernement canadien au XIXe siècle, est l’une des figures autochtones les plus connues de l’histoire nationale. L’État et la société civile rappellent déjà sa mémoire par le biais de noms d’école, de la toponymie, d’une journée fériée en février au Manitoba ainsi que par plusieurs bustes, statues et timbres à son image.

Cependant, la commémoration d’un personnage comme Riel n’est pas exempte de controverses, au même titre que celle qui entoure aujourd’hui les monuments confédérés, les marchands d’esclaves ou John A. Macdonald, par exemple. À partir du centenaire de la Confédération canadienne, de plus en plus de statues de Riel sont érigées pour rappeler la mémoire du leader métis. Entre la fin des années 1960 et le tournant du XXIe siècle, une série de monuments à la mémoire de Riel en Saskatchewan, au Manitoba et en Ontario ont provoqué de vives critiques, tant au sein de la population euro-canadienne que chez la population métisse. L’histoire de la conception, de la réception et parfois du déboulonnage de ces statues permet de comprendre l’évolution de la mémoire de Riel et de sa canonisation historique au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Dans cet article, nous étudierons la couverture médiatique des monuments à Riel en analysant plusieurs quotidiens canadiens à grand tirage de la fin des années 1960 jusqu’au tournant du XXIe siècle. Nous souhaitons démontrer la complexité de la mémoire de Riel, qui oscille entre celle d’un traître à la nation et d’un père de la Confédération, et sa malléabilité selon les acteurs métis, anglo-canadiens et franco-canadiens qui tentent de se l’approprier. En plus de matérialiser ces mémoires divergentes et de les ancrer dans un contexte spatial, la facture artistique des monuments—parfois peu conventionnelle—influence les sensibilités du public et alimente la controverse mémorielle.

La vie de Louis Riel et la résistance des Métis au XIXe siècle ont fait l’objet d’une riche historiographie qui a contribué à forger la réputation et l’image du leader métis au sein de la société canadienne. La disponibilité des archives sur la vie de Louis Riel, contenant de nombreux journaux, poèmes et extraits de correspondances, offre plusieurs pistes d’enquêtes sur son parcours et sa personnalité. L’ouvrage qui inspira probablement le plus les acteurs de notre article est Strange Empire: A Narrative of the Northwest, publié en 1953 par Joseph Howard. Cette histoire des Prairies nord-américaines porte un regard généreux et admirateur sur Riel et les Autochtones de la région. Les travaux de Thomas Flanagan explorent pour leur part les convictions religieuses et la mission prophétique dont Riel se croyait l’élu ; ils se montrent beaucoup plus critiques envers les agissements du leader et du gouvernement provisoire des Métis. Plus récemment, la biographie de Maggie Siggins, Riel: A Life of Revolution, conteste la théorie reçue selon laquelle Riel souffrait de troubles psychologiques.

En tant que figure historique marquante, Riel constitue un objet de choix pour une diversité d’interprétations, parfois influencées par des projets politiques et idéologiques. Sur ce point, l’historiographie sur l’homme vient rejoindre l’ambiguïté et la versatilité de sa mémoire dans la société canadienne. Nous ne comptons pas ici traiter de la biographie du personnage, mais plutôt explorer les différentes mémoires qui se dessinent à son sujet par le biais de ses monuments commémoratifs et de leur couverture médiatique à partir des années 1960.

Quatre statues ou propositions de statues ont particulièrement occupé l’espace journalistique canadien pendant la période étudiée : celle de John Nugent, à Regina ; celles de Marcien Lemay et de Miguel Joyal, à Winnipeg ; et la proposition de statue de Riel sur la colline du Parlement à Ottawa. Après avoir fait la genèse de ces projets, nous explorerons leurs apports à la compréhension de la complexité et de la malléabilité de la mémoire de Riel.

Le Riel de Nugent, à Regina

Le premier monument érigé en l’honneur de Riel est conçu dans la foulée du centenaire de la Confédération canadienne. Il s’agit de la statue sculptée par l’artiste saskatchewanais John Nugent et dressée sur la colline parlementaire provinciale à Regina en 1968. Le choix du lieu, ville du procès pour trahison et de la pendaison subséquente de Riel, se prête particulièrement à une oeuvre qui résonne avec la fin tragique du leader métis.

Bien que des citoyens de la province avaient fait campagne pendant quelques années pour la mémorialisation de Riel, cette initiative vient ultimement du premier ministre libéral de l’époque en Saskatchewan, Ross Thatcher. L’annonce officielle de la conception du monument ayant eu lieu seulement trois semaines avant l’élection provinciale de 1967, plusieurs y ont vu un geste stratégique afin de courtiser le vote des Métis, qui votaient habituellement pour le Nouveau Parti démocratique—anciennement la Cooperative Commonwealth Federation[3]—et celui des Indiens inscrits, qui ne détenaient le statut de citoyens canadiens et le droit de suffrage que depuis 1960[4].

En janvier 1966, un lecteur du Leader Post, l’un des quotidiens les plus importants de la ville, écrit une lettre d’opinion qui dénonce le projet de consacrer un monument à la mémoire de Riel. Dans son billet, il affirme que puisque Riel n’a pas combattu pour le bien de l’ensemble de l’Ouest canadien, ses intérêts spécifiques le discréditent comme personnage à honorer[5]. L’auteur de la lettre s’identifie lui-même comme descendant d’un colon agriculteur et il rappelle l’exécution du pionnier Thomas Scott par le gouvernement provisoire métis. Il suggère plutôt de consacrer un monument à John Lake, fondateur de Saskatoon, qu’il estime plus méritant d’un tel honneur[6].

En octobre 1967, un autre lecteur se réjouit de l’annonce officielle de l’érection imminente de la statue de Nugent[7]. Ken G. Arbour, ancien résident de la ville, dit avoir participé à la campagne pour la construction d’un monument à Louis Riel et félicite le premier ministre Thatcher de son initiative malgré l’opposition de certains habitants de la province. Arbour admire le fait que Riel se soit battu pour son peuple, combat qui le rendrait digne d’être honoré dans le Canada contemporain. Il va même plus loin, suggérant de renommer la nouvelle salle de spectacle de la ville le « Riel Auditorium[8] ».

Le processus menant à l’érection de la statue ne se fait cependant pas sans heurts. La commande et la conception du monument font l’objet de désaccords entre Thatcher et Nugent. Le sculpteur est l’un des seuls dans la province à travailler le bronze, matériau qui satisfait à la vision du monument de Thatcher, mais possède des réflexes d’art abstrait et moderne. Nugent propose au premier ministre une maquette de la statue qui ne consiste qu’en une plaque ornée de deux tiges dressées rappelant vaguement un homme implorant le ciel[9]. Thatcher n’apprécie pas cette inspiration artistique moderniste et demande à Nugent d’aller de l’avant avec un bronze figuratif réaliste et plus traditionnel. Au lieu de le vêtir des vêtements usuels qu’on connaissait au personnage, le sculpteur insiste pour que son Riel ne porte qu’une tunique et qu’il ait les jambes nues, afin de mieux capturer et accentuer l’humiliation et la défiance vécues par Riel durant son procès[10]. Thatcher est réticent, mais cède face à la ténacité de Nugent. La communauté métisse de la province ne fut jamais consultée au cours du processus visant à élaborer la représentation d’un de ses héros nationaux[11].

Image gauche : Maquette de Nugent pour le monument à Riel[12]

Image droite : Le Riel de John Nugent[13]

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Le 2 octobre 1968, l’inauguration de la statue par Thatcher et Pierre Elliott Trudeau se déroule dans l’ombre des manifestations des étudiants universitaires sur la question des prêts gouvernementaux. La présence du premier ministre canadien, de leaders métis des trois provinces des Prairies et d’élèves des écoles primaires et secondaires de Regina devait faire de l’événement une occasion solennelle de raviver la mémoire de Riel, mais la couverture médiatique des quotidiens se concentre surtout sur les perturbations occasionnées par les manifestants étudiants[14]. Présent lors du dévoilement de sa statue au grand public, Nugent se désole du déroulement de la cérémonie, qui ne célèbre pas suffisamment Riel, les Métis ou l’art public à ses yeux ; il perçoit la cérémonie comme un exercice politique détaché de son oeuvre[15]. Walter Langan, vice-président de la Société Métis de Saskatchewan (SMS), dénonce fortement les perturbations, déplorant que les manifestants n’aient pas pu respecter la charge symbolique du dévoilement du monument :

« To some of us, it showed what little respect these students had for the Metis population. They would not allow us one hour which we might be able to call our own[16] ».

La position de la SMS ne représente toutefois pas celle de l’ensemble de ses membres. Malgré l’importance que les leaders métis accordent à la mémoire de Riel, la statue est impopulaire chez les membres de cette nation au cours des décennies qui suivent, ce qui amène d’ailleurs la SMS à devenir plus critique vis-à-vis du monument. Le compromis conclu entre le gouvernement provincial et Nugent au sujet de la nudité de la statue est offensant pour de nombreux Métis, qui expriment fréquemment leur mécontentement envers le monument. Plusieurs exigent le retrait de l’oeuvre de Nugent de l’espace public. Plusieurs représentants d’associations métisses provinciales ou interprovinciales critiquent la nudité de la statue et le ridicule dont elle fait l’objet auprès des visiteurs : « You’d come to this site and you’d see schoolchildren (…) laugh and try to look and see what is underneath that jacket[17] ».

Les citoyens allochtones qui se prononcent pour le retrait de la statue semblent surtout préoccupés par son présumé manque de qualité esthétique. Dans le Winnipeg Free Press, un lecteur écrit pour critiquer le Riel de Nugent ainsi que toute influence moderniste en sculpture dans l’Ouest canadien, qu’il considère être l’influence d’une élite artistique au pouvoir démesuré[18]. Outre ces questions d’esthétique, l’opportunité de commémorer un personnage comme Riel soulève encore la controverse dans les journaux après l’inauguration. La mort de Thomas Scott est à nouveau évoquée pour dénoncer l’honneur rendu à Riel. « [He] is being held up as a hero and a martyr. He is neither. He is a traitor », affirme un membre de l’ordre d’Orange, une société fraternelle protestante et anticatholique à laquelle appartenait Scott[19].

Le monument est finalement retiré à l’initiative du parti conservateur au pouvoir en septembre 1991. Bien que Nugent avoue lui-même que cette statue de bronze n’est pas sa plus grande réalisation et qu’elle a souffert des contraintes que lui a imposées Thatcher, il affirme publiquement que le retrait de son oeuvre du terrain de l’Assemblée législative est un signe que les résidents de la province sont « sculpturalement illettrés », prudes, et ne sont pas au fait de la tradition artistique de représenter des personnages historiques dans le nu[20].

En contraste avec l’impopularité de la sculpture, telle que présentée dans les sections des nouvelles des journaux, plusieurs résidents euro-canadiens de la Saskatchewan témoignent de leur attachement pour l’oeuvre dans les sections d’opinion. Dans une lettre ouverte intitulée « Riel statue shows vision », un enseignant en arts plastiques d’une école secondaire de Regina défend la vision de Riel que véhicule le monument de Nugent : celle d’un homme fort, spirituel et combatif, qui a lutté pour la protection des droits de son peuple[21]. Selon Rand Teed, le retrait du monument du terrain de l’Assemblée législative est tributaire de la faiblesse du gouvernement et de l’ignorance de ses critiques, qui ne rendent pas honneur au courage et à la droiture de Riel. Muriel K. Griffin, de Regina, écrit au Leader Post pour exprimer son mécontentement de voir une des seules statues de la ville être retirée d’un emplacement public à haute visibilité et reléguée dans le sous-sol d’un musée. Pour défendre la place du monument dans l’espace public, elle vante les qualités artistiques qui rendent justice et dignité à Riel et remet en question les critiques soulevées par les associations métisses : « It surprises me that the Metis gentleman who apparently started the fuss over our one real statue could not see the grace and dignity of his countryman[22] ».

Riel à Winnipeg : les statues de Lemay et de Joyal

La venue des célébrations du 100e anniversaire du Manitoba en 1970 et l’initiative du gouvernement Thatcher à Regina inspirent la province à honorer l’homme qui est à l’origine de sa fondation. Comme en Saskatchewan, l’idée de commémorer le controversé personnage de Riel dérange certains résidents du Manitoba, où la mémoire de la résistance semble encore plus vive et plus sensible, comme en témoigne un titre du Winnipeg Tribune en 1969 : « Riel monument project annoys 1885 survivor[23] ». Au sujet de l’inauguration du monument de Nugent à Regina, le même quotidien intitule simplement un court article à la une « PM to unveil statue of a convicted traitor », autrement écrit dans un ton plutôt neutre[24]. Citant des membres de la Society for Free Canadians, un autre article véhicule la conviction de plusieurs Manitobains selon laquelle Riel ne devrait pas avoir droit au titre de père de la Confédération[25].

Parallèlement à ces oppositions acerbes, d’autres regroupements de citoyens s’adressent au gouvernement pour que Riel soit honoré en tant que fondateur de la province. Un article de 1969 relaie les paroles d’un membre de l’Union nationale métisse St-Joseph du Manitoba : « Surely the time has come to exorcise the racism and linguistic and religious bigotry that motivated his execution and have brought our nation to its present impass[26] ». Le projet de construire une statue sur le terrain de la législature est porté par Jean Allard, un député néo-démocrate d’origine métisse.

Le monument est réalisé par deux artistes originaires de la province. Étienne Gadboury conçoit l’enceinte circulaire en pierre où sont inscrits le nom de Riel de même que des citations du leader métis en anglais et en français. Quant à lui, Marcien Lemay réalise la statue de Riel de façon figurative plutôt que réaliste. Le personnage est nu, son corps est tordu, ses mains semblent liées derrière son dos et ses yeux sont creux. Ensemble, les deux structures donnent l’image d’un Riel captif entre les murs de pierre, torturé et aliéné. Le monument rappelle ainsi les troubles psychologiques de Riel, qui l’ont mené à l’asile, et sa fin tragique aux mains de l’État canadien.

Le Riel de Lemay[27]

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La nudité du personnage rappelle aussi la figure du Christ sur la croix[28], ce qui évoque la grande religiosité de Riel et son statut de martyr pour les Canadiens français et les Métis à sa mort. Ces thèmes sont très similaires à ceux invoqués par Nugent dans sa sculpture de Riel à Regina. Les artistes apparaissent tous deux avoir été inspirés par l’ouvrage Strange Empire: A Narrative of the Northwest de Joseph Howard, qui contribue à la construction du mythe du leader métis depuis les années 1950[29].

La vision d’un Riel martyr et combatif et les choix artistiques centraux à ces statues, sont assez mal reçus par la majorité de la population des Prairies. Durant la cérémonie d’inauguration, un député progressiste-conservateur qualifie la statue de « monstruosité grotesque »[30]. Dans une entrevue accordée à un journaliste, le président de la Fédération Métis du Manitoba (FMM), Agnus Spence, se désole de la nudité de Riel : « The founder of our province, who was twice elected to Parliament, should have been depicted in the historic garb of his day[31] ». L’emplacement du monument à l’arrière de l’Assemblée législative déplaît également aux représentants des organisations métisses[32].

En plus de ces critiques, la statue fait l’objet de vandalisme au cours des années suivantes. Un article du Winnipeg Tribune fait circuler l’image de la statue ficelée dans la corde d’une bouée de sauvetage, ce qui rappelle l’exécution de Riel par pendaison[33]. Malgré l’installation de projecteurs autour du monument pour décourager les vandales, les parties génitales sont mutilées dans un incident en 1991[34].

Le bronze de Riel érigé à Winnipeg en 1977 partage de nombreuses caractéristiques avec son prédécesseur de Regina. En plus de partager la même vision d’un Riel martyr, les deux statues ont fait face à des critiques de nature similaire : un mélange de protestations des communautés métisses et des Euro-canadiens s’accommodant mal de la nudité des statues et de leur facture artistique moderniste.

Les années 1980 voient la controverse autour de la statue de Lemay s’amenuiser. Trois autres monuments commémorant la mémoire de Louis Riel sont proposés à Winnipeg dans la deuxième moitié de la décennie, à l’occasion du centenaire de sa pendaison. Ces derniers attisent peu de controverse ; seule une chronique de Christopher Dafoe déplore que « this Riel business [is] getting out of hand[35] ». À cette exception près, il s’agit d’une décennie tranquille pour les débats mémoriels autour de la figure du leader métis.

En 1991, la statue de Lemay redevient le centre de l’attention médiatique. En novembre, quelques semaines après le déplacement de la statue de Nugent à Regina, la FMM conclut un accord avec le gouvernement provincial pour remplacer la statue. Le président de celle-ci, Yvon Dumont, souhaite qu’un « statesmanlike portrait » remplace la statue de Lemay[36]. Dumont résume de manière imagée la position du FMM : « When we have a statue of John A. Macdonald, we don’t have a statue of a drunk[37] ». Il s’agit de représenter Louis Riel d’une manière jugée plus digne que la statue de Lemay. En 1991 et 1992, il semble exister un relatif consensus dans l’espace médiatique : une statue de Riel en tant qu’homme d’État rendrait mieux hommage à sa personne et à son legs. Lemay se voit confier le mandat de réaliser le nouveau monument.

Devant les délais de réalisation d’une telle statue, plusieurs Métis, menés par Nelson Sanderson, demandent le retrait immédiat du monument de Lemay en 1993, même si son remplacement n’est pas complété. Cette démarche est décriée par plusieurs Winnipegois. Le principal débat tourne toutefois autour de la représentation de Riel proposée. Dans les mots du chroniqueur Terence Moore, la maquette de la nouvelle statue représente Riel comme un « London bank clerk of the 1850s », ce qui ne ferait pas honneur à son héritage métis[38]. Billy Joe Delaronde, secrétaire principal de la FMM, maintient toutefois que la statue, tant artistiquement qu’historiquement, représente adéquatement la figure de Riel.

Le 14 juillet 1994, Jean Allard, l’ancien député provincial métis ayant dirigé le processus d’érection de la statue de Lemay quelques décennies plus tôt, s’enchaîne au monument pour contester son remplacement. Un effet domino s’ensuit : deux jours plus tard, dans un revirement de situation, Marcien Lemay rejoint Allard et s’enchaîne lui aussi à sa création, malgré les critiques de la FMM. Puis, le 19 juillet, la petite-nièce et l’arrière-petit-fils de Louis Riel s’opposent eux aussi à la relocalisation de la statue de Lemay dans les pages du Winnipeg Free Press. Le 25 juillet, Allard et Lemay sont rejoints par plusieurs protestataires ; un groupe entoure maintenant la statue pour protester. Le gouvernement provincial et la FMM restent toutefois inflexibles. Le 26, les employés responsables du déplacement s’installent et le lendemain, la statue est retirée de son socle, sous les yeux de Marcien Lemay. Tout comme la statue de Nugent à Regina, elle sera relocalisée, près du campus de l’Université de Saint-Boniface cette fois.

Cette contestation active s’accompagne d’un regain des débats publics autour de la statue en juin et juillet 1994. Plusieurs citoyens et chroniqueurs regrettent que la population manitobaine n’ait pas été consultée quant au sort de la statue de Lemay. À leurs yeux, Riel est plus qu’une figure métisse : il est le fondateur du Manitoba et est donc une figure d’importance pour tous les Manitobains. Terence Moore regrette que « the Metis federation dislikes it, and that, apparently, is an end of the matter[39] ».

À cela s’ajoute le désaccord au sujet de la représentation de Riel comme « yet another ‘European-descended urban middle class’ politician[40] ». Les lettres de citoyens publiées dans le Winnipeg Free Press révèlent la vision entretenue de Riel par la population euro-canadienne : celle d’un « famous, frustrated, idealistic, caring and tormented leader[41] ». C’est la réalité historique qui est débattue : aux yeux de plusieurs, représenter Riel comme un homme d’État simplifierait la réalité historique et, ultimement, la complexité de Riel. Même le journal étudiant satirique de l’Université du Manitoba, The Manitoban, demande « why should it be necessary that all modern pieces of public art sculpture look like Dilbert », en référence à un personnage de dessin animé étasunien aux attributs typiques d’un homme blanc de la classe moyenne[42].

Plusieurs solutions sont proposées par ces critiques. Si certains préconisent évidemment le statu quo et la préservation de la statue de Lemay, d’autres proposent l’érection de la nouvelle statue aux côtés de l’ancienne, pour les mettre en dialogue. Il y aurait ainsi deux Riel derrière l’Assemblée législative du Manitoba. Malgré la controverse autour de la statue de Lemay, la grande majorité, pour ne pas dire la totalité des lettres d’opinion et des éditoriaux du Winnpeg Free Press en 1994 critiquent la solution du gouvernement et de la FMM. Rappelons qu’en 1991 et en 1992, un relatif consensus existait dans ce journal en faveur du remplacement de la statue. Si la controverse s’affaiblit suite au retrait de la statue de Lemay, elle ne s’éteint pas. Toujours mené par Nelson Sanderson, un groupe de Métis demande que la nouvelle statue soit positionnée à l’avant de l’Assemblée législative et non pas à l’arrière comme celle de Lemay, pour des raisons symboliques. De plus, Sanderson demande que les gouvernements provincial et fédéral paient pour la nouvelle statue, et non pas la FMM.

Au sein même de la FMM, des tensions éclatent avec Marcien Lemay. Suite aux actions de protestation de ce dernier, la FMM décide d’embaucher un autre sculpteur pour réaliser la nouvelle statue de Riel. En mai 1995, la FMM annonce avoir demandé au sculpteur Miguel Joyal de réaliser la nouvelle statue. Lemay dépose d’abord une demande d’injonction pour empêcher la construction du monument, rejetée en cour, avant d’intenter plusieurs poursuites contre Joyal et la FMM. Les tensions internes sont si importantes au sein de la FMM que même Nelson Sanderson, qui militait pourtant pour retirer la statue de Lemay, manifeste aux côtés du sculpteur pour empêcher l’érection de la statue de Joyal.

La nouvelle statue est malgré tout réalisée par Miguel Joyal. Le 12 mai 1996, le jour de la fête du Manitoba et deux ans après le déplacement du monument de Lemay, la nouvelle statue est dévoilée au même emplacement, à l’arrière de l’Assemblée législative. Les années ayant mené à sa mise en place ont toutefois donné naissance à tant de tensions au sein de la FMM que l’inauguration n’est pas un moment de pure réjouissance. Un éditorial anonyme du Winnipeg Free Press du 14 mai critique le fait que « the monument, like the sponsoring organization, is burdened with too much money and not enough artistic integrity[43] ». Le 23 mai, plusieurs Winnipegois critiquent cet éditorial en défendant la statue de Joyal.

Malgré certaines critiques plus diffuses dans les années subséquentes, c’est toujours le Riel de Joyal qui se dresse sur les rives de l’Assiniboine de nos jours.

Le Riel de Joyal[44]

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Une statue de Riel sur la colline du Parlement à Ottawa ?

Dès 1985, la FMM avait proposé d’ériger une statue de Louis Riel sur la colline du Parlement à Ottawa, à l’occasion du centenaire de sa pendaison. Cette proposition était toutefois restée lettre morte. En 1996, la députée du Bloc québécois Suzanne Tremblay avait proposé un projet de loi visant à exonérer Riel, qui avait été rejeté à 112 voix contre 103. L’idée renaît toutefois en janvier 1998. Les députés Reg Alcock et Denis Coderre introduisent un projet de loi similaire visant à pardonner Louis Riel ; il s’agit du projet de loi C-417—Loi concernant Louis Riel. Le chef du Ralliement national des Métis, Gérald Morin, plaide en faveur d’une exonération du leader métis au lieu d’un pardon ; une exonération confirmerait que Riel n’a pas commis de crime, alors qu’un pardon supposerait qu’il a été un criminel. C’est l’exonération de Riel que choisit finalement la Chambre des communes : les députés des cinq partis politiques supportent le projet de loi dès mai 1998, sans toutefois l’adopter dans l’immédiat. Il s’agit non seulement d’exonérer le leader métis, mais également de le reconnaître comme un des pères de la Confédération. Le projet de loi encourage explicitement la ministre du Patrimoine canadien à ériger une statue de Louis Riel sur la colline du Parlement à Ottawa.

Dans la foulée du projet de loi, le débat porte sur la figure de Riel : traître ou père de la Confédération ? Dans les pages du Ottawa Citizen, c’est la première vision qui triomphe. Pour un lecteur, cette législation prouve que le Parlement « can legislate rubbish as history[45] ». Dans une chronique vitriolique, Andrew Coyne regrette que les sentiments aient pris le dessus sur les faits qui, selon lui, prouvent que Louis Riel était un traître. D’une plume ironique, il écrit : « Maybe two attempts to overthrow the government by force are not enough [to be considered as a traitor]. Maybe you should have to try a third time[46] ». Un autre lecteur, dans une chronique intitulée « Canonizing of Louis Riel insults founders of our modern Canada », compare l’exonération de Riel au célèbre roman 1984 de George Orwell puisqu’il s’agirait d’un grossier révisionnisme de l’histoire[47].

En janvier 1999, alors que le projet de loi n’est toujours pas adopté, l’avocat Jerry Kovacs s’inscrit sur le registre des lobbyistes. Au nom de Miguel Joyal, il approche plusieurs ministres pour appuyer l’érection d’une statue de Riel sur la colline du Parlement. Il n’en faut pas plus pour que les débats reprennent de nouveau dans le Ottawa Citizen avec des chroniques aux titres provocateurs : « Don’t unhang the criminal Louis Riel », « MPs should study history, not remake it through law », « The lunatic Louis Riel[48] ». Il en ressort que Louis Riel est perçu comme un traître à la patrie, et que le considérer autrement constituerait une « revisionist history of the very worst kind[49] ». Certaines de ces chroniques sont également publiées dans leur version intégrale dans The Montreal Gazette ou The Vancouver Sun ; le débat dans ces journaux est toutefois moins visible sur l’espace public. Malgré l’accord des cinq partis politiques et l’optimisme des députés l’ayant proposé en chambre, le projet de loi C-417 n’a jamais été adopté par le Parlement ; il meurt au feuilleton après la première lecture à la Chambre des communes. La députée libérale Marlene Jennings tente de relancer un projet de loi similaire, sans plus de succès.

En 2001, la sénatrice Thelma Chalifoux dépose au Sénat un projet de loi similaire, le S-35—An Act to honour Louis Riel and the Metis people, qui reçoit l’appui du premier ministre Jean Chrétien. Qu’à cela ne tienne, le projet de loi mourra lui aussi au feuilleton : il ne complétera jamais la deuxième lecture au Sénat et ne sera jamais présenté à la Chambre des communes. À ce jour, il n’y a toujours pas de statue de Louis Riel sur la colline du Parlement à Ottawa, malgré les divers projets de loi bienveillants à l’égard du personnage.

Les multiples mémoires associées aux statues de Riel

Les statues ou les projets de statue à l’honneur de Louis Riel à Regina, à Winnipeg et à Ottawa, sont ceux ayant retenu l’attention des journaux à grand tirage depuis les années 1960. Malgré des époques et des dynamiques variables, ces cas d’étude recèlent certaines caractéristiques communes qui permettent de comprendre la complexité de la mémoire entourant la figure controversée de Louis Riel.

Les statues elles-mêmes, par leur représentation artistique, témoignent d’une vision dichotomique de la mémoire de Riel. Les statues de Nugent et de Lemay dépeignent Riel sous la figure d’un être tourmenté et d’un martyr ; l’accent est mis sur les dernières années de sa vie, où Riel est réputé atteint de folie et exécuté par l’État canadien. Au contraire, la statue de Joyal fait de Louis Riel un homme d’État traditionnel et noble. Kevin Bruyneel voit les statues de Lemay et de Joyal comme une métaphore du Canada actuel. À ses yeux, le Riel de Lemay incarne le martyr d’un Canada colonial, alors que celle de Joyal s’inscrit dans un Canada libéral, où Riel apparaît comme un homme d’État similaire aux autres grandes figures de l’histoire canadienne. Mises ensemble, ces deux statues sont une métaphore du passé colonial canadien et de sa conjonction avec l’ordre libéral actuel[50]. Bruyneel perçoit également le déplacement de la statue de Lemay à Saint-Boniface comme un rappel de l’exil de Louis Riel suite à la résistance de 1870[51]. Il est possible d’étendre ce raisonnement à la statue de Nugent, déplacée à la Mackenzie Art Gallery de Regina.

Les lettres d’opinion et les éditoriaux des journaux à grand tirage étudiés mettent en évidence une autre dichotomie mémorielle de la figure de Riel. Il s’agit de deux visions concurrentes du leader métis : celle d’un traître à la patrie et celle d’un père de la Confédération. L’historien George Stanley écrivait en 1988 que le fantôme de Riel nous hantait et que celui-ci pouvait prendre plusieurs formes[52]. Par cette dichotomie mémorielle, la figure de Riel sert de vitrine sur les visions divergentes du Canada, tant dans le passé que dans le présent.

Tout comme l’érection de la statue de Joyal suite aux statues de Nugent et de Lemay, les tentatives avortées d’ériger une statue de Riel sur la colline du Parlement à Ottawa visaient à en faire un véritable homme d’État. De telles statues ou projets de monument contribuent à extirper Riel de son image de rebelle et de lui redonner sa grandeur. Comme le souligne Bruyneel, cette vision de Riel comme père de la Confédération s’effectue en parallèle à la volonté d’une réconciliation avec les peuples autochtones du pays[53]. L’érection de statues n’est pas anodine à cet égard : comme le dit si bien Bernadette Rigal-Cellard, il s’agit de « donner corps à la mémoire[54] ».

Or, reconnaître Riel comme père de la Confédération, c’est sous-entendre que le Canada a exécuté l’un de ses fondateurs. Il s’agit, implicitement, d’une condamnation des actions coloniales canadiennes dans l’Ouest de la fin du XIXe siècle. Si l’expansion vers l’Ouest était réprimandable, c’est alors l’un des actes fondateurs du pays qui est condamné. Cette dissonance explique l’opposition de plusieurs intervenants dans les médias à ériger des statues de Louis Riel. Le meilleur exemple à cet effet est la chronique de Dan Gardner dans le Ottawa Citizen, le 11 mai 1999. Gardner y rappelle que « Britain held sovereignty over [Manitoba] from centuries back ». De plus, pour le chroniqueur, « Riel didn’t bring Manitoba into Confederation—the British Parliament did[55] ». Suivant ce raisonnement, Riel a commis un meurtre en condamnant Thomas Scott à mort. Puisqu’il ne possédait pas d’autorité légitime sur le territoire, il ne l’a pas exécuté : « One is a crime. The other is a lawful act of a legitimate authority[56] ». Selon cette logique, pourquoi donner corps à la mémoire d’un traître ?

Les débats journalistiques entourant les statues de Louis Riel démontrent qu’il s’agit de la mémoire canadienne et, surtout, sa charge morale actuelle qui font l’objet de débats. Dans cette optique, l’histoire est utilisée comme preuve devant le tribunal de la mémoire. Que Riel soit perçu comme un traître à la nation ou un père de la Confédération, l’histoire est utilisée afin de légitimer une prise de position mémorielle. Si ce processus n’est pas nouveau, il a une répercussion particulière dans le cas de Riel. Jennifer Reid rappelle que le Canada n’a pas de trame narrative historique commune et acceptée, ni de mythe ou d’évènement fondateur, comme aux États-Unis. Elle suggère que la figure de Riel est si forte et complexe qu’elle pourrait éventuellement devenir un tel mythe fondateur, représentatif de toutes les dynamiques qui ont animé l’histoire du pays[57]. C’est ainsi que le débat sur les statues de Riel ne se restreint pas au passé et aux statues elles-mêmes ; il concerne le Canada contemporain et ses ambiguïtés.

Il faut toutefois noter qu’il s’agit d’une vision centrée sur l’histoire euro-canadienne. Bien entendu, la population métisse a également sa propre vision de la figure de Riel ; toutefois, compte tenu des sources utilisées dans cet article et que la vaste majorité des intervenants sont d’origine allochtone, il serait mal avisé de tirer des conclusions sur cet aspect. Notre analyse de journaux métis, comme le New Breed Magazine des Métis de Saskatchewan indique plutôt que les statues de Riel ne faisaient pas partie des enjeux centraux de l’époque pour ces communautés. Le New Breed Magazine met surtout l’accent sur des revendications concrètes, comme l’autogouvernance ou l’accès à l’habitation. Comme le soutient Albert Braz, « with his considerable European genetic and cultural heritage […], Riel can legitimately be assimilated into the white Canadian world in a way that very few other pre-twenthieth-century Métis or Aboriginal political figures ever could[58] ». Précisons toutefois qu’au regard de notre analyse, la dichotomie mémorielle entre traître et père de la Confédération s’applique plus au Canada anglais qu’au Canada français. Les deux journaux québécois et francophones étudiés, La Presse et le Devoir, ne participent pas à ce débat médiatique ; il n’y a que très peu d’articles descriptifs sur les statues de Louis Riel, et aucune lettre d’opinion. L’analyse s’éloigne fortement de l’historiographie canadienne-française percevant Riel comme un frère de langue au sein des tensions entre anglophones et francophones. La perception de Riel comme père de la Confédération permet plutôt de réconcilier son histoire à celle du Canada anglais, ce qui n’est pas sans ambiguïtés.

Shanti Sumartojo précise que « intense state activity in constructing, activating or demolishing memorials can be linked to periods of political and social transformation[59] ». L’inauguration de la statue de Nugent à Regina en est un parfait exemple ; ce sont des visées politiques qui sous-tendent la reconnaissance d’un personnage, tant pour Thatcher que pour Trudeau. La récupération de la figure de Riel pour des causes extérieures à celles des droits des Métis dans l’Ouest remonte d’ailleurs à bien plus loin que les monuments des années 1960 et 1970[60]. Dès le procès de Riel en 1885, Honoré Mercier ainsi que plusieurs autres intellectuels de la province s’opposent à son exécution, qu’ils voient comme le prolongement de la persécution des Canadiens français. Le symbolisme est d’autant plus évocateur que Riel lui-même était catholique et francophone, en plus d’avoir étudié à Montréal. De même, bien que le monument de Nugent coïncide dans le temps avec un renouveau des mouvements métis et autochtones dans l’Ouest, il est plutôt réalisé dans l’optique de célébrer une figure de l’histoire canadienne, et vise avant tout à servir l’agenda libéral du premier ministre Thatcher. Les statues de Louis Riel étudiées ici constituent donc un archétype de la division classique entre histoire et mémoire ; les deux sont intimement liées tout en étant extrêmement différentes.

Les controverses esthétiques soulevées par les monuments de Riel

Même si le personnage de Riel est certainement controversé et polarisant, on constate à travers les prises de position dans la presse au sujet de ses monuments que les préoccupations des citoyens ne se limitent pas à la valeur mémorielle des statues. Les interventions dans l’espace médiatique mobilisent également leurs fonctions esthétique et patrimoniale. Ce détachement de la valeur mémorielle et de l’aspect esthétique s’observe surtout dans un contexte local et au sein de la population allochtone. Il arrive même dans certains discours que l’aspect esthétique ait préséance sur l’aspect mémoriel.

Les styles artistiques non traditionnels des statues de Nugent et Lemay suscitent de nombreuses réactions chez la population. Ces deux créations s’inscrivent dans la tendance mondiale à l’abstraction dans les monuments commémoratifs après la Seconde Guerre mondiale et dans la modernisation de l’architecture urbaine dans les années 1960[61]. Cependant, comme le rappelle Frances Kaye, ce genre de sculptures—de même que la nudité dans l’art public—sont encore assez rares dans l’ouest du Canada à l’époque où sont érigés les monuments à Riel[62].

Certains citoyens euro-canadiens se désolent de la prétendue laideur de ces statues et de la vulgarité des parties génitales du leader métis visibles sous sa tunique. « It’s terrible. I just don’t like it at all », affirme une Winnipegoise à un journaliste au sujet du monument de Lemay[63]. La majorité des arguments en faveur de la conservation des monuments uniquement en raison de leur valeur artistique sont d’ailleurs soulevés par des Euro-canadiens. Pour les représentants des associations métisses qui se prononcent dans les pages des quotidiens des Prairies, la nudité et l’apparence de la statue sont particulièrement offensantes en raison de l’importance mémorielle de Riel et de la rareté des monuments érigés à des membres de leur communauté. Dans le cas des Métis, les préoccupations esthétiques sont inextricables de la fonction mémorielle et représentative de la statue ; cette dimension est moins présente dans les témoignages euro-canadiens. Comme l’écrit Frances Kaye : « At a time when aboriginal peoples are still very much victims, a tortured martyr is not a useful national image »[64].

Malgré leur charge mémorielle puissante, les monuments constituent aussi un objet d’art public et un élément du paysage pour les gens qui les côtoient, tout simplement. Dans une lettre intitulée « Riel statue was true art », une immigrante anglaise vivant à Regina explique que la statue de l’Assemblée législative représentait pour elle une des attractions touristiques les plus intéressantes de la ville, et elle se désole de son retrait[65]. Un certain élitisme transparaît des lettres et des éditoriaux qui font porter le blâme du remplacement des statues sur le manque de culture et de goût parmi la population ; pensons à Nugent et à son public dit « sculpturalement illettré ». La distinction entre pudeur conservatrice et appréciation artistique éclairée que tentent de dessiner des individus comme Nugent semble cependant trop simpliste, notamment parce qu’elle ne prend pas en compte les enjeux mémoriels liés à la statue.

L’impact de l’emplacement des statues

L’emplacement des monuments à Riel détermine également s’ils s’inscrivent ou non dans le discours public. Comme le montre Shanti Sumartojo dans son article sur l’histoire des monuments commémoratifs au XXe siècle, le contexte spatial des lieux de mémoire est un élément essentiel du message qu’ils portent[66]. Le fait que les monuments de Nugent, Lemay, Joyal et le projet envisagé à Ottawa étaient tous situés sur des terrains parlementaires leur donne une connotation politique plus importante que s’ils avaient occupé un emplacement plus anodin. Cette importance est bien illustrée par le fait que le monument de Lemay, pourtant si controversé alors qu’il se dressait à l’Assemblée législative de Winnipeg, se trouve aujourd’hui à l’Université de Saint-Boniface, à quelques kilomètres seulement de son lieu original. Même si les critiques des Métis envers la statue s’appliquent encore puisque le monument n’a pas été modifié, son déplacement a suffi à le rendre acceptable dans l’espace public.

De même, le cas d’un monument à Riel érigé dans un parc à Winnipeg en 1979 illustre bien la différence que peut faire l’emplacement dans la trajectoire d’un lieu de mémoire. Il s’agit d’une sculpture de béton abstraite représentant deux oiseaux se faisant face et symbolisant les peuples français et anglais du Canada. Accompagnée d’une plaque à la mémoire de Riel, elle était tombée dans l’oubli et marquée par l’usure jusqu’à sa restauration en 2017[67]. Malgré sa charge mémorielle puissante et sa forme esthétique abstraite, ce monument n’est jamais mentionné dans les journaux étudiés dans le cadre de notre analyse. Il en va de même pour plusieurs autres statues de Riel qui n’ont pas causé une controverse du même ordre que les statues ou projets de statue à Regina, à Winnipeg et à Ottawa. Les bâtiments législatifs ont comme particularité d’être fréquemment le théâtre d’une multitude de monuments commémoratifs qui peuvent entrer en dialogue entre eux. Par exemple, le traitement médiatique de la statue de Lemay faisait souvent état du contraste avec celle de la reine Victoria : celle de Lemay était nue et située à l’arrière du bâtiment alors que celle de la reine Victoria, couverte et visible à l’entrée du bâtiment[68]. C’est donc l’emplacement de premier plan des statues ou des projets de statue qui en a fait des sujets de débat et d’actualité durant des décennies et qui a contribué à refaçonner la mémoire de Louis Riel.

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À la fin de l’année 2020, l’Assemblée nationale du Québec a adopté à l’unanimité une motion demandant d’innocenter Louis Riel. Quelques jours plus tard, la ville de Montréal a fait de même[69]. Si cette démarche est appuyée par l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba, elle est décriée par David Chartrand, le président de la FMM et le vice-président du Ralliement national des Métis. Selon ce dernier, une telle exonération risque de « wipe out the history[70] » en faisant oublier l’injustice qu’a vécue Riel. Cet exemple à lui seul montre que la complexité de la mémoire de Riel est un sujet plus qu’actuel. Il est difficile de ne pas faire de parallèle entre la motion de l’Assemblée nationale et les projets de loi infructueux à Ottawa au tournant du XXIe siècle. Nous avons montré que cette mémoire de Riel évolue depuis la fin des années 1960 et qu’elle est différente selon les groupes qui cherchent à se l’approprier. En tant qu’oeuvre d’art, les statues elles-mêmes pouvaient causer la controverse, en détachement total ou partiel de la mémoire de Riel leur étant associée.

La mémoire de Louis Riel pourrait bien être appelée à se complexifier de nouveau dans les prochaines années. Depuis l’arrêt Powley de la Cour suprême du Canada en 2003, de nombreuses organisations dites « néo-métisses » se revendiquent d’un héritage directement lié à un métissage et à une culture distincte des Premières Nations et des Euro-canadiens, au même titre que les Métis des Prairies[71]. Une historiographie se développe de plus en plus à ce sujet, entre autres sous l’impulsion de la Chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse de l’Université de Saint-Boniface[72].

L’émergence de ces « nouveaux Métis » est toutefois grandement contestée, tant dans le milieu académique que dans la société en général. Le professeur Darryl Leroux y voit un cas flagrant de révisionnisme historique : en se revendiquant d’un ancien métissage qui ne serait que mythologie[73], les « nouveaux Métis » revendiquent une autochtonie qualifiée de supérieure en comparaison aux autres peuples autochtones. De cette manière, ils affaiblissent la force des revendications de ces derniers[74]. Un reportage récent de l’émission Enquête faisait d’ailleurs le point sur ce phénomène. Compte tenu de la force de la mémoire de Riel, que nous avons illustrée dans cet article, faut-il se surprendre qu’elle soit mobilisée pour tenter de prouver l’existence des « nouveaux Métis » ? Dans leur ouvrage Les Bois-Brûlés de l’Outaouais. Une étude ethnoculturelle des Métis de la Gatineau, Bouchard, Malette et Marcotte font fréquemment référence à Riel, postulant qu’il « semble embrasser une vision inclusive de l’identité métisse », ce qui démontrerait que « l’expérience d’une conscience politique métisse dépasse largement la région de la Rivière-Rouge[75] ». Cet ouvrage est par ailleurs décrié par Darryl Leroux[76]. Sans qu’il soit dans notre objectif de nous positionner sur ce débat d’historiographie et de société, force est de constater que la complexité et la malléabilité de la mémoire de Riel se perçoivent encore aujourd’hui. C’est l’un des propres de la mémoire de Riel : évoluer avec son époque.