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Largement construites à travers les discours, les lois et les traités par les pouvoirs politiques, religieux et idéologiques, les normes sont diffusées par les institutions et partiellement intériorisées par les individus. Elles tracent la ligne qui, formellement, au quotidien et jusque dans l’intimité des foyers, partagent les comportements acceptables de ceux qui relèvent de la déviance. À travers les époques et sur différents territoires, par le jeu conjugué des pressions sociales, étatiques ou spirituelles, les normes se sont diversifiées et ont été diffusées ; elles ont également été rejetées et transgressées, volontairement ou inconsciemment, individuellement ou collectivement.
Véronique Pillon affirme dans son ouvrage Normes et déviances que les différents points de vue et interprétations des normes gravitaient « autour de l’idée qu’[elles] garantissent la vie sociale[1] ». Pillon soutient que ce sont les normes qui octroient aux individus une grille d’interprétation des comportements : elles prescrivent ce que l’on attend de l’un, ce que l’on rejette de l’autre[2]. Par conséquent, des normes découlent une série de contraintes qui comportent leur propre lot de conséquences et de sanctions—des sanctions parfois « externes », imposées par un groupe, des institutions, des lois, etc. ; ou des sanctions « internes », comme l’autodésapprobation ou la désapprobation par les pairs. Ces sanctions internes « [revêtent] plusieurs formes émotives : honte, culpabilité, remords, craintes, ou seulement dissatisfaction[3] ».
Le XXVIe colloque de l’Association des étudiant.e.s diplômé.e.s du département d’histoire de l’Université de Montréal, tenu les 20-21-22 mars 2019, a proposé à ses participantes et participants de penser et repenser leurs interprétations et analyses historiques sous le thème de la normativité. Les présentatrices et présentateurs ont été nombreux à répondre à cet appel et nous avons eu le plaisir d’assister à une série de conférences qui ont mis en relief les différents aspects relatifs aux normes. Il a notamment été question des normes, de leurs applications, de leurs transformations ou de leurs transgressions, dans la religion et la spiritualité, dans la construction identitaire ainsi que dans l’art et l’esthétique. Il s’agit ici des thèmes qui orienteront la lecture des présents actes de colloque.
Dans l’historiographie récente, l’étude des relations entre normes et transgressions démontre les évolutions normatives des institutions religieuses et de ses acteurs sociaux, du Moyen-Âge à l’époque moderne. Plusieurs participantes et participants du colloque se sont penchés sur les normes religieuses, observant de facto comment les croyantes et croyants de confessions diverses ont détourné ces normes pour les adapter à leurs besoins ou encore pour les transgresser. L’ adhésion à la norme sociale du Moyen-Âge au XVIIe siècle correspond en grande partie à l’appartenance des individus à la christianitas, la communauté chrétienne. En lisant ces actes de colloque, nous voyons cependant que l’acceptation des normes fluctue selon le contexte et est en constante mouvance. La norme instaure un idéal à observer et prescrit la conformité : elle participe par conséquent à l’exclusion de celles et ceux et celles qui adoptent des comportements dits « déviants »—ceux-ci se retrouvent alors relégués dans un espace en marge de la « normalité ». La transgression des normes religieuses engendre également plusieurs conséquences : elle peut être à l’origine de transformations au sein des institutions comme elle peut entraîner une répression des minorités, notamment des hérétiques ou membres d’une autre confession[4].
Sur le sujet des normes religieuses, nous débuterons avec l’article d’Amélia Lecousy. L’autrice se concentre sur les tensions émergentes entre chrétiens et juifs au XIIIe siècle dans le sud de la France. Grâce à l’analyse de responsa, lettres rédigées par un savant de renom qui apporte des réponses à des controverses, l’autrice met en lumière la marginalisation progressive des juifs face à la population chrétienne. Son étude se base sur les interdits alimentaires instaurés par les autorités juives qui assistent avec inquiétude à un rapprochement entre chrétiens et juifs, rapprochement qui mène souvent à des conversions ou à des mariages mixtes. En réaction à ces restrictions alimentaires, l’Église chrétienne établit quant à elle de nombreux contre-interdits alimentaires et redéfinit les normes religieuses et judiciaires entourant les relations entre juifs et chrétiens. Dans son article, Lecousy observe l’interaction entre les politiques des rois de France du XIIIe siècle et l’accroissement des tensions entre les communautés juives et chrétiennes.
Alexis Legaré-Hamel s’est quant à lui intéressé à l’Histoire de l’Édit de Nantes d’Élie Benoist, publiée entre 1693 et 1695, pour mettre en relief la mouvance des rituels funéraires et l’adaptation progressive aux normes catholiques. L’auteur procède à cette démonstration en illustrant les divergences entre les catholiques et les protestants au sujet de leur conception respective de la mort. Rappel de la présence physique des protestants, les catholiques ont restreint l’accès des huguenots aux terres d’inhumation dans les cimetières chrétiens. En examinant l’eschatologie chrétienne, Legaré-Hamel démontre que la privation des rituels funéraires protestants imposée par les catholiques, qui va parfois jusqu’à la profanation de sépultures protestantes, met en péril le salut de l’âme des défunts. En soulignant la création de petits cimetières familiaux protestants en guise de réponse aux limites imposées par les catholiques, Legaré-Hamel dévoile comment les minorités religieuses ont adapté leurs normes face à la religion dominante.
En se basant sur un exemple de procès judiciaire à Bamberg en 1776, Alissa Michalke étudie la lutte contre la piété populaire et les superstitions en comparant l’attitude des autorités, du clergé et de la population face à une activité particulière : la chasse au trésor magique. Le phénomène de la chasse au trésor magique était largement pratiqué dans le Saint-Empire romain germanique au début de la période moderne. La magie utilisée dans ces chasses au trésor s’apparente aux normes liturgiques. Par l’intermédiaire de prières ou d’objets religieux, ce type de magie pouvait être employé par des prêtres catholiques pour se débarrasser des esprits ou des démons qui protégeaient le butin. Michalke démontre que les autorités, le clergé et la population instrumentalisent les normes religieuses pour légitimer leurs actions au regard de la chasse au trésor magique. En associant le concept de superstition à cette forme de magie, avec plus ou moins de succès, les autorités politiques et ecclésiastiques redéfinissent les normes religieuses pour interdire cette activité, tandis qu’une autre partie du clergé ainsi que la population inscrivent cette forme de magie dans la liturgie chrétienne.
Parmi les autrices et les auteurs qui ont rédigé ces actes de colloque, plusieurs se sont intéressés, directement ou indirectement, à l’enjeu des normes et de l’identité. L’identité, les identités plutôt, sont régulées et définies par un amalgame de traditions et d’héritages normatifs : la culture, la langue, la religion, le genre, l’ethnicité, la race, etc. En contrepartie, à la lecture des présents actes de colloque, nous observons également que les identités ne sont pas fixes. Elles se définissent, certes, mais se redéfinissent aussi (et constamment) face aux aléas des interactions humaines—des interactions modérées ou radicales, violentes ou pacifistes, structurelles ou conventionnelles, externes ou internes, etc. Les identités peuvent également être marginales, on les perçoit parfois comme déviantes, mais les rejeter contribue aussi à les construire. Les identités ne sont pas entièrement normatives, tout comme les normes ne sont pas constamment identitaires, mais « normes » et « identités » sont en constant dialogue.
C’est ce que nous pouvons voir avec l’analyse de Nicolas Handfield d’une figure dominante à la fin du Moyen-Âge et au début de la Renaissance, les lansquenets. L’auteur démontre que leur construction identitaire est largement reliée à un excès de violence, qui contrevient et dépasse les normes sociales telles qu’elles sont réfléchies par leurs contemporains. Dans un climat de renforcement de discipline militaire et de limitation d’agression envers la population, attestée par de nombreuses ordonnances militaires lancées par les souverains, les lansquenets se démarquent par leur violence hors-norme envers les groupes les plus vulnérables de la société : les membres du clergé et les femmes. Ces comportements outranciers et violents contribuent à la construction d’une part de l’identité des lansquenets et d’autre part de leur culture de guerre, qui sont toutes deux marquées par la démesure et la rupture de l’ordre social. Cet article nous éclaire ainsi sur les interactions créées entre une logique d’ordre social plus ancienne et une autre menant vers l’émergence de l’état moderne.
Olivier Péloquin, quant à lui, s’intéresse à la nature des redéfinitions identitaires des groupes afro-américains et blancs pendant la période connue sous le nom de Redemption en analysant les 2e, 14e et 15e amendements de la constitution américaine. Prenant pour modèle la campagne électorale du Mississippi de 1875, cette réflexion lie la construction identitaire à la définition de la citoyenneté, au droit à l’autodéfense et à l’enjeu de la race. Péloquin démontre que, pour certains blancs mississippiens (sudistes ou nordistes), le développement d’une démocratie biraciale a mis en péril le concept de la citoyenneté américaine et a engendré une sévère division au sein du pays. L’auteur nous fait donc découvrir les visions de l’Amérique des Afro-Américains, des républicains et des démocrates par le biais des continuités et des changements des normes sociales et culturelles suivant la Reconstruction.
L’article de Florence L’Abbé nous présente l’enjeu délicat de la définition de l’identité allemande dans le contexte chaotique de l’après-Seconde Guerre mondiale en Europe centrale. L’Abbé oriente précisément son analyse sur les cas de régions tchèques et polonaises, où les gouvernements respectifs ont entrepris des campagnes d’expulsion des bassins de populations considérées comme « allemandes ». L’Abbé présente toute la complexité des tentatives par les autorités de définir et d’uniformiser les normes de la germanité. On découvre alors que l’interprétation de la germanité est appelée à changer constamment : les gouvernements tchèque et polonais adaptent leur conception de la germanité d’une part selon leurs besoins socio-économiques, mais d’autre part pour légitimer leur pouvoir et conserver leurs territoires. Les normes qui définissent la germanité sont donc amenées à changer sans arrêt et au bon vouloir des dirigeants nationaux et locaux.
L’article de Maude Savaria aborde la question des normes dans la perspective du genre et de la construction du féminin. On y découvre Colette, pseudonyme d’Édouardina Lesage, une courriériste du journal La Presse qui a répondu aux interrogations et tracas de ses lectrices pendant plus d’une cinquantaine d’années. Savaria montre d’une part que le « Courrier de Colette » a dépassé la norme en élargissant les thèmes habituellement associés aux courriers féminins (les « 4F » de Kimberly Voss, food, fashion, family, furnishing) pour y intégrer également des enjeux culturels, sociaux, politiques, religieux, etc. D’autre part, Savaria s’intéresse à la construction de la norme féminine dans le « Courrier de Colette » en relevant les archétypes de masculinité et de féminité mis en avant par la courriériste. Lorsqu’elle répond à ses lectrices, Colette aborde évidemment la question des rôles genrés dans la fréquentation et le mariage, mais aussi celle de la voie du célibat—voie que la courriériste a elle-même suivie.
Le dernier thème à avoir ponctué les travaux des autrices et auteurs est celui des normes dans les représentations culturelles. Pour peu dire, l’art et les artistes ne sont pas à l’abri des normes. Qu’ils contribuent à les renforcer ou à les rejeter, les artistes intègrent dans leurs oeuvres différents pans des codes normatifs. Il s’agit dans certains cas, et nous le verrons dans les articles à venir, d’entériner certains de ces codes par la représentation de modèles ou l’adoption d’une esthétique socialement reconnue comme « belle » ; il peut s’agir également de repenser les limites de la normativité en appliquant des techniques classiques à des sujets marginaux ; ou encore d’utiliser des symboles considérés « déviants » ou « anormaux » pour discréditer un thème, un sujet, un individu, etc.
La question de la norme favorise une approche pluridisciplinaire et l’article d’Hanen Allouch se penche sur la normativité diffusée par le bios éducatif à travers une approche comparatiste basée sur un corpus littéraire et cinématographique multiculturel. Son analyse touche à la construction des normes d’un corps sain dans le milieu scolaire sous le prisme de l’hétéronormativité coloniale et familiale. Allouch examine dans des oeuvres marquantes (Émile ou De l’Éducation de Jean-Jacques Rousseau, Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau, Ces enfants de ma vie de Gabrielle Roy, Cuore d’Edmondo de Amicis, ainsi que plusieurs autres oeuvres) l’impact des milieux de vie normatifs à travers la représentation des figures de pouvoir, comme le père, la mère ou l’éducateur. Elle parvient ainsi à démontrer les réflexions qu’engendrent ces fictions quant au renouvellement des normes relationnelles, spatiales, disciplinaires et symboliques dans le domaine éducatif.
Laurent Sabaté s’intéresse à la dimension normative des représentations culturelles dans les dessins du caricaturiste français Hermann-Paul. Sabaté démontre comment, dans le contexte de l’entre-deux-guerres, le caricaturiste d’extrême droite utilise l’« anormalité » pour condamner les hommes militants pour les idéaux de paix. L’auteur de l’article s’intéresse principalement à l’usage par Hermann-Paul de contretypes de virilité pour ridiculiser les pacifistes, notamment en représentant ces hommes de paix comme des femmes ou des homosexuels. Sabaté observe également dans les dessins l’usage d’autres symboles associés péjorativement à « l’anormalité », tels que le judaïsme ou la sottise, pour dépeindre les hommes. Dans l’ensemble, Laurent Sabaté observe comment Hermann-Paul utilise l’« hors-norme » pour discréditer un mouvement politique dans un contexte de remise en cause de l’ordre établi en France après la Première Guerre mondiale.
Fanny Bieth, dans son étude sur les nus photographiques de Robert Mapplethorpe, aborde le thème des normes dans les représentations culturelles. Bieth relève la dualité entre le style esthétique de ces photographies—hérité des statues antiques et des normes de beauté occidentale—et l’usage de modèles afro-américains, des individus souvent marginalisés dans les représentations dominantes. Par conséquent, Mapplethorpe « bouscule les conventions normatives de l’art et remet en question le système de domination occidental ayant érigé l’ “homme blanc” en canon universel ». En contrepartie, la fascination du photographe pour l’érotisme et la virilité combinée avec un grand souci de la perfection esthétique et ordonnée tendent également « vers un modèle de représentation normatif ».
Somme toute, ce numéro des Cahiers d’histoire, à l’instar du colloque duquel sont tirés ces actes, souhaite offrir une plateforme de réflexions sur l’usage et la conceptualisation des normes à travers différents espaces et à différentes époques. Il s’agira notamment de la question de l’institutionnalisation des normes, de leur diffusion et de leur transgression. Nous y verrons les rapports entre normes et religion, construction identitaire, et esthétique. Ce numéro n’est évidemment pas absolu : le sujet des normes est vaste, omniprésent et probablement aussi âgé que le concept de société lui-même. Mais notre mission est de proposer différentes pistes de réflexion sur la conception, l’application, la transformation et la transgression des normes. Nous souhaitons amener lectrices et lecteurs à se questionner sur leur propre rapport à la normativité, dans leurs travaux académiques ainsi que dans leur quotidien en tant qu’individus sociaux.
Nous ne pouvons conclure cette introduction autrement que par quelques remerciements à celles et ceux qui ont contribué à l’organisation et la tenue du XXVIe colloque de l’AÉDDHUM. Nous tenons avant toute chose à remercier nos partenaires financiers : les Fonds d’investissement des cycles supérieurs de l’Université de Montréal (FICSUM), la Fédération des associations étudiantes du campus de l’Université de Montréal (FAÉCUM), le Fonds d’amélioration de la vie étudiante (FAVE), les Projets d’initiatives étudiantes (PIÉ), Laurence Monnais et le Centre d’études asiatiques, Micheal Huberman et la Chaire de la fondation J.W. McConnell en études américaine, et finalement, le département d’histoire de l’Université de Montréal. Merci également à l’Association des étudiant.e.s diplômé.e.s du département d’histoire (AÉDDHUM) ainsi qu`aux Cahiers d’histoire d’offrir aux étudiantes et aux étudiants des cycles supérieurs en histoire une plateforme académique vivante et enrichissante.
Merci également à toutes celles et ceux qui ont personnellement contribué, de près ou de loin, à la réalisation de cet événement. Merci aux membres du comité organisateur, Samuel Allard, Nadine Auclair, David Beauchamp, Marie-Ève Berthelet, Rachel Berthiaume, Maxence Denis-Blais, Florence L’Abbé, Marisha Pauzé, Rosalie Racine et Valérie St-Georges. Merci aux organisateurs qui nous ont précédés, Jacques Dehouck, Jean-Christophe Cusson et Florence Prévost-Grégoire pour leurs judicieux conseils. Merci à Gabrielle Hamelin pour la création visuelle (affiches, programmes, etc.). Merci aux professeurs du département d’histoire qui, chaque année, acceptent de contribuer à la réalisation du colloque, cette année notamment Dre Deborah Barton, Dre Helen Dewar, Dr Ollivier Hubert, Dre Laurence Monnais et Dre Dyala Hamzah. Finalement, merci à toutes nos conférencières et conférenciers, en particulier à Dr Martin Petitclerc et Dre Lilia Topouzova, qui ont livré respectivement les conférences d’ouverture et de fermeture du colloque.
Appendices
Notes
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[1]
Véronique Pillon, Normes et déviances, Rosny, Bréal, 2003, p. 10.
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[2]
Ibid., p. 22.
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[3]
Pierre Demeulenaere, Les normes sociales : entre accords et désaccords, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 20.
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[4]
Pierre Dubois (dir.), Normes et transgression au XVIIIe siècle, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, p. 9.