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Aux XVIe et XVIIe siècles, les révolutions dans l’étude de l’anatomie ont stimulé une nouvelle et intense préoccupation pour l’intériorité—cette dernière pouvant être révélée et punie par l’état moderne. Dans Anxieties of Interiority and Dissection in Early Modern Spain, Enrique Fernandez, professeur de littérature espagnole à l’Université du Manitoba, analyse la rencontre des deux phénomènes à travers les écrits de cinq auteurs ibériens : Fray Luis de Granada, Miguel de Cervantes, Francisco de Quevedo, María de Zayas et Baltasar Gracián. Au centre de l’analyse, on retrouve ce que Fernandez nomme « dissective narratives », soit des textes qui ont recours aux connaissances anatomiques de l’époque pour exposer l’intériorité d’un Autre assujetti au sacrifice. L’anxiété à laquelle Fernandez fait référence est principalement due à la prise de conscience généralisée de la complexité du corps humain et de l’atmosphère oppressive de l’Inquisition et l’Espagne moderne. L’étiquette « dissective narrative » doit être comprise non pas comme un genre littéraire, mais plutôt comme un terme générique incluant différents genres et conventions qui se rencontrent dans l’utilisation du corps pour incarner l’intériorité et dans son exposition à des agressions (littérales et allégoriques) analogues aux pratiques de la dissection anatomique.
Le premier chapitre est une étude historique de l’incorporation de l’intériorité au discours moderne. L’accent est mis sur la transformation majeure que l’intériorité apporte, notamment dans sa relation entre immatérialité (l’être) et matérialité (le corps), mais aussi dans l’émergence d’une opposition jusqu’alors, semble-t-il, négligée par les contemporains entre intérieur et extérieur, privé et public, être et paraître. Ce dernier phénomène prend d’autant plus d’importance sous l’Inquisition espagnole en raison de son fonctionnement sur la base d’une « pédagogie de la peur » telle que l’historien Bartolomé Bennassar l’avance.
Le chapitre deux étudie les écrits de Fray Luis de Granada (1504-1588) dont le défi est de se porter à la défense de la piété intérieure, et ce dans les limites acceptables par la doctrine catholique. Toutefois, Granada est accusé par deux fois d’hérésie et ses deux traités principaux sont mis à l’index des livres interdits. En dépit de l’incident, il persiste dans sa défense de l’intériorité en utilisant un lexique emprunté à l’anatomie moderne et en recourant à la figure du martyr subissant une vivisection dont l’intérieur ne révèle rien d’autre que la vérité de la foi. À la fin de sa vie, il s’avère que la soi-disant Sainte que Granada défendait ardemment dans ses écrits, Maria de la Visitacion, est une impostrice. Granada est obligé de se rétracter quelque mois avant de mourir, illustrant au passage l’anxiété créée par la tromperie de l’extérieur.
Le troisième chapitre est dédié à Francisco de Quevedo (1580-1645) qui dans ses écrits dissèque la hiérarchie du corps politique de l’Espagne. Fernandez analyse le chaos, le démembrement et le mal fonctionnement des individus des classes inférieures dépeint par Quevedo dans Sueños et El Buscón. L’anxiété mise de l’avant dans ce chapitre est celle d’une menace créée par les « membres inférieurs » du corps politique sur la structure dominante. Pour Quevado, les favoris du roi sont aussi un danger pour la survie d’un royaume. Le Cardinal Richelieu en est le monstrueux exemple dans la satire Visita y anatomía de la cabeza del Cardenal Armando Richelieu. L’intériorité dépeinte dans ce chapitre est nettement plus allégorique et est lié aux corps physique, psychique et politique.
Le chapitre final étudie principalement deux Novelas de Miguel de Cervantes (1547-1616) et plusieurs Desengaño de María de Zayas (1590-1661) dans lesquels une dialectique de la résistance et de la soumission est centrale et où aucun personnage n’est littéralement mis sous le bistouri. D’abord, les protagonistes de Cervantes dans El licenciado Vidriera et El coloquio de los perros illustrent la précarité de l’intériorité du corps en brouillant la frontière entre machines et humain. Dans ces écrits, l’anatomie humaine est sujette aux mêmes problèmes que les inventions mécaniques de l’époque. Ces exemples révèlent qu’une mauvaise gestion de l’intériorité mène à la dégénérescence de l’être et son dévoilement complet—un facteur additionnel d’anxiété. Ensuite, les Desengaño de Zayas mettent de l’avant des protagonistes féminins dont l’anxiété de l’intériorité est le résultat d’une prise de conscience que leur anatomie féminine est constamment surveillée et limitée à leur fonction sexuelle et reproductive. Le corps féminin est physiquement marqué comme la propriété d’un seigneur et lorsque celle-ci lui est dérobée, le châtiment envers la femme ressemble étrangement, selon Fernandez, aux procédés utilisés dans la dissection anatomique. La revanche du marri laisse paraître un corps meurtri, mais érotique, et surtout l’image d’une martyre. Ce long chapitre se conclut avec un bref épilogue sur le traitement de l’intériorité de Baltasar Gracián (1601-1658) ce qui permet d’instaurer une nécessaire limite au concept : entre intériorité baroque et moderne.
En définitive, l’ouvrage de Fernandez intéressera les chercheurs travaillant sur des questions en lien avec l’expression culturelle de la modernité dans les pratiques littéraires et les champs sémantiques de l’Espagne moderne. L’intérêt de l’historien pour cet ouvrage de littérature comparée réside dans l’analyse des concepts de l’anxiété et de l’intériorité durant l’époque moderne—ceux-ci toujours aussi populaires dans les Cultural Studies. À cela s’ajoute une intéressante, mais brève relation entre le discours anatomique et l’émergence d’une technologie au service du biopouvoir. Sommes toute, l’ouvrage d’Enrique Fernandez reste un livre de littérature comparée qui est difficilement accessible pour les inhabitués de la discipline, dont les définitions de l’intériorité et de l’anxiété sont peu historicisées et peut-être trop vague pour l’historien.