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Résumé
Inventée il y a plus d’un siècle, la prosopographie est loin d’être obsolète. Perfectionnée depuis les années 1980, cette méthode historique devrait aujourd’hui prendre sa place parmi les méthodes multiscalaires comme les récentes histoire connectée et histoire croisée. Elle conserve l’intérêt de la biographie historique dans des études de groupes socio-politiques. Comparative, la prosopographie offre surtout la possibilité de faire dialoguer les échelles du passé humain, l’individuel et le collectif.
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Dans les faits, chaque chercheur joue plus ou moins avec les échelles, mais de manière souvent très pragmatique, inconsciente et donc limitée. En effet, l’échelle en histoire a longtemps été confondue avec le cadre et, de ce fait, pensée comme unique. Cette confusion s’explique d’abord par la métaphore utilisée pour définir le terme. L’échelle est le rapport existant entre les dimensions d’un objet et celles de sa représentation. Elle est très souvent associée à son usage cartographique et pendant longtemps aux cartes papier. L’échelle apparaît alors unique et très liée au cadre d’analyse local, régional, national ou mondial. Aujourd’hui, les systèmes d’information géographique permettent, d’un simple roulement de souris, de faire varier l’échelle cartographique. Malgré ces évolutions, l’image de la carte n’est pas forcément la plus appropriée pour décrire l’échelle des sciences humaines. En effet, les données utilisées, et donc réduites, sont plus souvent conceptuelles que morphologiques. La métaphore de l’optique s’adapte mieux pour résumer les différentes dimensions de l’échelle. Par le cadrage, le photographe ou le cameraman supprime les informations hors cadre et dimensionne les objets. Il définit aussi un temps de pause pour capter les dynamiques. En effet, l’échelle, surtout pour l’historien, est spatiotemporelle. Puis, en choisissant sa focale, il définit la profondeur de champ et floute les données hors sujet. Mais une seule prise suffit rarement. En effet, le sujet de l’historien est toujours multidimensionnel et inclus, par des facteurs économiques, sociaux ou culturels, dans des systèmes locaux, régionaux ou mondiaux. Même une étude individuelle, biographique, entraîne la prise en compte de plusieurs dimensions de causes et conséquences. Enfin, rappelons que l’historien ne prend pas de photo, il développe des négatifs. Les sources qu’il utilise sont déjà cadrées avec une échelle et une perspective. Lors de la collecte des données, il doit donc faire concorder au mieux ces sources et son cadre d’analyse. Cette longue métaphore permet de rappeler que le choix de l’échelle résulte toujours d’une démarche scientifique déterminée et déterminante.
Or la confusion entre cadre et échelle vient aussi d’un a priori considérant que l’échelle d’analyse découle presque exclusivement du paradigme retenu. Le débat entre holisme et individualisme méthodologique recoupe en effet celui entre macro et micro-analyses. L’holisme choisit d’étudier la société en partant des groupes sociaux comme unité d’analyse. Le second paradigme choisit plutôt, comme son nom l’indique, l’individu. Mais cela ne l’enferme pas pour autant dans l’analyse micro
La méthode prosopographique articule une approche à la fois individualiste et multiscalaire. Développée dès le début du XXe siècle et particulièrement utilisée depuis les années 1980, elle fait dialoguer l’individuel et le collectif. Les ouvrages méthodologiques insistent alors essentiellement sur sa capacité à considérer les acteurs ainsi qu’à incarner l’histoire. Cet apport est important et à la base de la démarche. Pour ne pas passer à côté, il convient d’insister sur la pluralité de l’intérêt biographique en histoire. Nous rappellerons ensuite les principes de la méthode prosopographique pour mettre en relief l’approche multiscalaire qu’elle entraîne. Cette dimension reste trop peu exploitée. À l’heure où l’histoire cherche à mettre en pratique la variation des échelles, il est temps de reconsidérer la prosopographie, pour ce qu’elle est et ce qu’elle apporte : une méthode d’histoire multiscalaire entre l’individu et le collectif.
L’intérêt biographique
Le prosopographe travaille à partir de données biographiques de plus en plus qualitatives. Son choix de partir des individus pour étudier un collectif s’appuie sur l’intérêt biographique. Pour comprendre la principale plus-value de la méthode, il faut donc questionner la biographie. L’intérêt historique de l’étude d’une seule personne peut se décliner en quatre points : comprendre les actes individuels, atteindre les mentalités, appréhender les normes et considérer la construction de la personnalité. Inspiré par les typologies de François Dosse et Giovanni Levi, ces quatre buts biographiques correspondent à quatre types de biographies développées dans les années 1970-1980[1]. Il ne s’agit toutefois pas de catégories fermées, mais plutôt de grandes orientations analytiques que l’on retrouve parfois dans la même oeuvre. Chacune prouve l’intérêt de la biographie historique.
Comprendre les actes individuels : la biographie singulière
La biographie historique tire ses racines du temps où l’histoire avait essentiellement une dimension mémorielle et moralisatrice. Les exempla romains, les hagiographies chrétiennes et les vies de roi se devaient d’être exemplaires. Au XIXe siècle, l’héroïsation est plus discrète. Mais l’histoire de Thomas Carlyle, de Jules Michelet et d’Ernest Lavisse est essentiellement celle des grands hommes nationaux. La biographie regroupait, alors, les « trois idoles » des historiens dénoncées en 1903 par le sociologue François Simiand :
L’« Idole politique », c’est-à-dire l’étude dominante […] des faits politiques, des guerres, etc., qui arrive à donner à ces événements une importance exagérée […] L’ « Idole individuelle » […], habitude qui entraîne encore communément à ordonner les recherches et les travaux autour d’un homme, et non pas autour d’une institution, d’un phénomène social, d’une relation à établir […] L’ « Idole chronologique », c’est-à-dire l’habitude de se perdre dans des études d’origines[2].
En 1986, le sociologue Pierre Bourdieu dénonce même l’illusion biographique :
Essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements successifs sans autre lien que l’association à un « sujet » dont la constance n’est sans doute que celle d’un nom propre, est à peu près aussi absurde que d’essayer de rendre raison d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectives entre les différentes stations. Les événements bigraphiques se définissent comme autant de placements et de déplacements dans l’espace social[3].
Le défi de l’historien biographe réside dans le rendu du contexte. Lucien Febvre est clair : « Au vrai la monographie égare qui n’est que portrait en buste, sans arrière-plan ni décor »[4]. La société a un pouvoir sur l’individu. Plus que la création d’un décor, il s’agit d’étudier le moule dans lequel il s’est forgé et l’étendue des possibles qui s’offrent à lui. Moins fréquemment, le contexte peut servir à combler les lacunes documentaires. En 1939, Franco Venturi a reconstruit la jeunesse de Diderot en multipliant « les exemples d’autres vies ayant quelque parallélisme avec la sienne »[5]. Il crée en quelque sorte un idéal type de la jeunesse. En 1998, dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Alain Corbin entreprend de reconstituer la vie d’un parfait inconnu, un sabotier du XIXe siècle choisi au hasard dans les registres paroissiaux. À travers une grande connaissance du contexte local, il essaie de reconstituer son univers social et mental en répertoriant ce qu’il ne pouvait ignorer et ce qu’il ne pouvait connaître. La difficulté consiste à ne pas tomber dans l’illusion contraire, celle du déterminisme. La même année, la biographie d’Hitler par Ian Kershaw réussit habilement le mariage de la théorie intentionnaliste, expliquant le nazisme par la personnalité démesurée de son leader, avec la théorie fonctionnaliste préférant le prisme des institutions complexes du IIIe Reich et des structures sociales de l’époque. Lucien Febvre résume assez bien les enjeux de la biographie dans celle de Luther en 1928 : comprendre « le problème des rapports de l’individu et de la collectivité, de l’initiative personnelle et de la nécessité sociale qui est, peut-être, le problème capital de l’histoire »[6].
La biographie singulière mesure la force de la liberté individuelle. Elle replace l’individu dans sa société pour expliquer et mettre ses actes en contexte. Il est essentiel de conserver ce questionnement dans la prosopographie.
Atteindre les mentalités : la biographie totalisante
Si le contexte explique les actes au point que l’on puisse, comme Alain Corbin, les supposer, l’inverse devrait être possible. Lorsque Jacques Le Goff entreprend la biographie de Louis IX, il cherche à réconcilier la biographie avec les principes de l’école des Annales. Très prudent, il s’inspire de grands modèles comme « le Frédéric II d’Ernst Kantorowicz (1927) et La Vie de saint Augustin, de Peter Brown (1967) où un homme, une oeuvre et une époque s’éclairent merveilleusement l’un l’autre dans ces échanges intimes qui définissent la vie d’un grand personnage »[7]. Voilà ce qu’il appelle une biographie totale. L’individu est abordé par une question qui en fait un cas d’« histoire-problème ». L’historien biographe considère alors le temps d’une vie comme « durée significative pour l’histoire » et propose d’étudier les structures en action et en incarnation[8]. La biographie permet ainsi de concilier histoire narrative et histoire structuraliste.
Jacques Le Goff attribue une particularité rare à la vie de Saint Louis. « Saint Louis a pensé son existence comme une histoire de vie, et ses contemporains l’ont vu sous cet angle. Cet épanouissement d’une nouvelle conception biographique est d’ailleurs la justification la plus profonde d’une biographie de Saint-Louis »[9]. Une autre biographie totale serait donc celle de Jean Calvin par Denis Crouzet en 2000. Il relève la théâtralité des souvenirs de vie et l’importance de la mise en scène chez le réformateur. François Dosse commente : « La biographie s’envisage [alors] à la manière d’un palimpseste : où sous la factualité attestée du parcours de la naissance à la mort, une autre histoire est à exhumer, celle des rêves et des désirs, du véritable rapport noué avec le monde »[10].
Le programme de la biographie totale s’intéresse avant tout aux mentalités. Assez étroit cependant, il pose question. Comment éviter l’héroïsation en limitant la pertinence biographique aux grands hommes seulement ? Atteindre la complexité des mentalités et structures d’une société à travers l’étude d’un seul individu, aussi important soit-il, est-il vraiment suffisant ? La question de l’exceptionnalité individuelle amène la plupart des historiens biographes et prosopographes à décrire plutôt un modèle ou un contre-modèle.
Appréhender les normes : la biographie modèle
La « biographie modale », définie par Giovanni Levi, « ne ser[t] qu’à illustrer des formes typiques de comportement ou de statut ». Ce n’est pas « celle d’une personne singulière, mais plutôt celle d’un individu qui concentre toutes les caractéristiques d’un groupe »[11]. En 1973, Kathryn Sklar utilise la vie de Catherine Beecher pour « isoler les questions principales concernant la relation entre les femmes et la société américaine »[12]. En 1984, Georges Duby propose une biographie de Guillaume le Maréchal pour comprendre la chevalerie. Le choix de l’approche individuelle permet d’incarner la société passée et d’en présenter une approche très humaine. L’individu sert de vecteur et rend ce passé lointain plus accessible à tout un chacun. La biographie permet alors d’interroger la relation entre l’habitus individuel et l’habitus de groupe. Parce que l’individu intériorise les valeurs sociales, elle considère qu’il permet d’accéder à une empreinte de la société. Les groupes oubliés par les sources peuvent alors être étudiés à travers un individu exemplaire. Dans les pas de Franz Boas, l’historien se fait anthropologue et remet l’individu et la culture au centre du problème historique. Il tente d’adapter les pratiques empiriques de l’anthropologie culturelle américaine et de l’école de Chicago.
Plutôt que d’étudier des exemples, certains historiens s’intéressent aux cas limites. En 1977, Mary Hartman, en étudiant des criminelles, cherche à mieux définir la norme en explorant ses marges. Elle présente des « femmes ordinaires qui ont trouvé des solutions extrêmes à des problèmes ordinaires » et s’intéresse aux caractères communs qui unissent ces meurtrières à leurs paires[13]. La même année en France, avec son projet de « vie des hommes infâmes », Michel Foucault s’inscrit aussi dans cette démarche de prendre Plutarque à revers[14]. La biographie de cas limites teste les catégories et abstractions par la singularité des parcours et la complexité des psychologies. Elle ne s’intéresse pas toujours à toute la vie de l’individu, se limitant souvent à un moment significatif. Elle recoupe alors la microstoria, reprenant l’idée d’Edoardo Grendi de « l’exceptionnel normal ». La représentativité ne s’atteint pas seulement par le commun ou la statistique. En effet, le cas limite permet négativement de circonscrire les normes, et positivement d’évaluer les possibles. Cette approche prend alors le contre-pied de la biographie modale, en considérant, comme Giovanni Levi, qu’« aucun système normatif n’est, de fait, assez structuré pour éliminer toute possibilité de choix conscient, de manipulation ou d’interprétation des règles, de négociation »[15]. En réintégrant l’exceptionnel dans la norme, elle met l’accent sur les choix d’individus pour éclairer la période à laquelle ils réagissent.
Typique ou non, chaque biographié historique est unique. Même lorsqu’il s’insère parfaitement dans le moule social, il le choisit plus ou moins consciemment. Plus qu’une simple réaction à la société, la personnalité des individus est une construction.
Considérer la construction de la personnalité : la biographie herméneutique
La seconde cause de l’illusion biographique dénoncée par Pierre Bourdieu consiste à considérer la vie individuelle comme un parcours univoque. Le récit biographique tend à créer de manière performative et téléologique une unité individuelle contestable. Or, le postmodernisme a fait éclater « la vision de la vie comme existence dotée de sens, au double sens de signification et de direction »[16]. La narration biographique est apparue comme une interprétation parmi d’autres. Poussée à l’extrême, l’approche postmoderne semble interdire toute biographie historique. Elle a cependant le mérite de dénoncer l’aspect discursif et interprétatif de la biographie et d’amener l’historien biographe à considérer la personnalité humaine comme multiple, éclatée et discontinue.
Dès 1954, Arsenio Frugoni prend en compte le caractère interprétatif de la biographie, qui crée un discours parmi d’autres. Il envisage la vie de l’hérétique Arnaldo Brescia en confrontant les témoignages et récits discordants le concernant. La narration est discontinue et les conclusions partielles et hypothétiques. Cette approche des discours s’apparente à celle de Georges Duby dans Le dimanche de Bouvines. Comme ce dernier le réalise avec l’évènement, il est possible de montrer comment la figure d’un personnage « se fait et se défait, puisque, en fin de compte, il n’existe que par ce qu’on en dit, puisqu’il est à proprement parler fabriqué par ceux qui en répandent la renommée »[17]. En 1973, Pierre Nora appelle à cette « toute autre histoire » qui ne considère « pas les évènements pour eux-mêmes, mais leur construction dans le temps, l’effacement et la résurgence de leurs significations ; non le passé tel qu’il s’est passé, mais ses réemplois successifs »[18]. En découlent Jeanne d’Arc à travers l’histoire de Gerd Krumeich en 1993, L’Empereur à la barbe fleurie de Robert Morissey en 1997 et Napoléon, de la mythologie à l’histoire par Natalie Petiteau en 1999. Ils repositionnent le regard historique actuel dans sa généalogie.
Conscient de l’historicité de son travail, l’historien doit interroger la complexité de l’identité du biographié. En effet, le freudisme, les gender studies et les théories postmodernes amènent à penser l’identité comme plurielle, mais aussi construite avec et contre la société et la culture dominante. L’historien ne peut envisager une biographie sans illusion qu’en en tenant compte. Depuis les années 1990, la nouvelle biographie américaine dépasse l’illusion biographique en considérant la projection de soi de manière kaléidoscopique. Cette métaphore de K. Israel permet de repenser l’identité[19]. Comme l’explique Jo Burr Margadant, « le sujet de la biographie n’est plus un soi cohérent, mais plutôt un soi qui est joué pour créer une impression de cohérence ou bien un individu avec plusieurs sois dont les manifestations reflètent le passage du temps, les exigences et options des différents paramètres contextuels, ou encore les diverses manières employées par les autres pour représenter cette personne »[20]. David Nasaw précise que « dans la construction d’une vie individuelle, le genre, la classe, la race, l’ethnicité, la naissance, l’orientation sexuelle, la nationalité, la famille, l’occupation, la vocation et plus encore se recoupent et interagissent dans de multiples voies »[21]. La multiplication des champs d’analyse demande une certaine pluridisciplinarité.
Selon Raymond Aron, « l’histoire universelle est la biographie, on pourrait presque dire l’autobiographie de l’humanité »[22]. La biographie est un genre historique complet et de plus en plus multidisciplinaire. Seule méthode utile à la fois aux études holistes et aux études individualistes, elle interroge fortement la dialectique individu/société. Très fort dans les années 1970 et 1980, le débat entre les deux paradigmes a nourri la palette d’approches biographiques. Cette méthode en ressort d’autant plus intéressante et utile à l’histoire. Elle mesure les capacités des individus à construire leur vie et la société. Elle rend à l’individu sa place d’acteur, sinon de moteur social. Malgré tout, elle conserve la limite de son échelle individuelle. La prosopographie permet de changer d’échelle sans perdre l’intérêt biographique.
L’analyse prosopographique du collectif
La prosopographie est au collectif ce que la biographie est à l’individuel. Le mot grec prosopôn désigne le visage et par extension la personnalité. La prosopographie compile de nombreux profils individuels les uns avec les autres afin d’incarner les groupes étudiés et d’appréhender leur diversité interne. Elle tente de conserver les intérêts de la biographie et plus particulièrement ceux de la biographie modèle dans un dialogue entre les données collectives et individuelles.
Incarner les groupes sociaux et politiques
La prosopographie est l’étude en série des données biographiques de plusieurs individus partageant au moins une caractéristique commune. Ces données sont collectées suivant un questionnaire et une liste de critères, créés en vue de l’analyse. La prosopographie constitue donc une série de « profils » ou « biogrammes », plutôt qu’une série de biographies. Ses résultats peuvent apparaître sous la forme de tableaux, courbes, diagrammes, cartes ou de sociogrammes. Elle permet par la statistique d’étudier des collectifs sur une base individuelle. Ces groupes n’ont pas toujours une existence réelle. L’étude prosopographique des membres d’un syndicat, d’un couvent ou d’une loge franc-maçonne décrit un groupe véritable avec une conscience de corps. Celle des émeutiers, des mercenaires ou des pétitionnaires évoque un groupe éphémère formé par une action ou un évènement. Celle des corsaires, des cabaretiers ou des sorcières rassemble un ensemble d’individus qui coexistent sans forcément s’unir. Celle des reines, des surintendants des finances ou des gouverneurs d’une province compare des personnes qui se sont succédé sans jamais se regrouper.
La méthode est d’abord développée par les historiens de l’État, inspirés par l’oeuvre de Théodore Mommsen. Au XIXe siècle, l’historien allemand complète son corpus d’inscription latine avec la Prospographia Imperii Romani. La tradition germanique distingue alors la Prosopographie, simple liste d’individus associés à des données, de la Personenforschung, l’analyse de ces données. La prosopographie n’est donc encore qu’une science auxiliaire. Dans le monde anglophone, comme en français, le même mot désigne les deux étapes. Les premières prosopographies datent du début du XXe siècle, avec les travaux de Charles Beard en 1913 sur les pères fondateurs de la Constitution américaine et surtout ceux de Lewis Namier en 1929 sur les parlementaires britanniques du début du règne de Georges III. En Allemagne, en 1929, Helmut Berve associe les deux étapes pour comprendre la distribution du pouvoir dans le royaume d’Alexandre. En 1939, Gerd Tellenbach poursuit avec l’étude de l’aristocratie des royaumes allemands du haut Moyen-Âge. En France, la prosopographie tarde plus. François Bluche l’utilise en 1956-1966 pour étudier les magistrats du Parlement de Paris. Mais, il n’est pas vraiment suivi avant les années 1970 avec les travaux de Roland Mousnier, Michel Antoine et Mickaël Harsgor sur le conseil du Roi, puis l’étude de Françoise Mosser sur les intendants des finances.
La pratique prosopographique prend de l’ampleur et se diversifie dans les années 1980. Parmi les modernistes français, Christine Favre-Lejeune et Jean-François Solnon travaillent sur les chancelleries quand Daniel Dessert et Françoise Bayard étudient les financiers. Ces années sont marquées par un nouvel individualisme lié à la massification de la consommation et de la culture en occident. La méthode ne sert plus seulement à étudier les élites politiques. A l’échelle micro, l’Italien Giovanni Levi l’utilise pour étudier l’ensemble de la population du village de Santena à la fin du XVIIe siècle[23]. De nombreux projets collectifs l’adoptent. L’Action Thématique Programmée du CNRS « Genèse et État moderne » dirigée par Jean-Philippe Genet débute en 1984 avec une table ronde la présentant comme une « méthode indispensable à qui veut étudier la genèse de l’État moderne ». Elle « s’avère un outil de recherche incomparable » pour étudier les élites et leurs relations avec l’État, précise-t-il[24]. Dans les années 1980 et 1990, l’individualisme méthodologique s’accompagne du développement de l’informatique. Créer et exploiter d’immenses bases de données devient de plus en plus simple et rapide. Des colloques sont régulièrement organisés pour discuter, critiquer et affiner la méthode. Elle s’oriente alors vers plus de comparaisons dans le temps ou dans l’espace. En cherchant à comprendre le groupe par les individus, elle repose toujours sur l’interdépendance entre collectivité et individualité.
Faire dialoguer les données individuelles et l’analyse collective
Pour présenter de manière simple la prosopographie, il est courant de distinguer deux étapes distinctes. La première est une collecte de données individuelles. La seconde est l’exploitation de ces données pour comprendre le groupe. En réalité, la collecte des données nécessite d’abord une première définition du groupe étudié autour d’une ou plusieurs caractéristiques discriminantes. Ces critères communs définissent le groupe en incluant ou excluant les individus de la base de données. Ils résultent du choix du champ d’études et des perspectives de recherche. À ce préalable s’ajoute l’élaboration du questionnaire auquel seront confrontées les sources. Il détermine le type de données collectées. Sa création fait dialoguer les sources disponibles et l’exploitation future envisagée. Les données collectées peuvent permettre la compréhension de l’individu, mais surtout doivent amener à celle du groupe. Collecte et analyse des données sont interdépendantes et créent un dialogue entre l’individuel et le collectif au sein même de la pratique de l’historien. La considération du groupe lui donne la trame sur laquelle ce dernier tisse les caractéristiques individuelles découvertes. Mais certaines données individuelles l’amènent à modifier son questionnaire et revoir cette trame. Les deux étapes sont donc profondément interdépendantes.
Au coeur même de la prosopographie, le dialogue entre les échelles individuelles et collectives est aussi le principal garde-fou pour limiter les réductions inhérentes à cette pratique. L’exploitation des données prosopographiques s’appuie surtout sur la statistique de la moyenne et les graphiques de répartition. Ces produits permettent d’appréhender la réalité du groupe, mais la réduisent considérablement. Ils cachent derrière des tableaux et diagrammes le travail de l’historien et ses interprétations en chaîne. En effet, pour être exploitables statistiquement, les données collectées doivent être binaires et laissent peu de place pour l’ambiguïté et le médian. Or la réalité présentée par les sources est rarement blanche ou noire. L’historien doit réaliser une première interprétation. Sa transcription ou correction d’un texte incomplet ou illisible peut poser problème, notamment face aux homonymies et à l’orthographe des noms. Des interprétations conceptuelles l’amènent à faire des liens entre les mots d’aujourd’hui et ceux d’hier et à rassembler des réalités plurielles derrière des mots plus englobants. Il doit également faire des interprétations narratives en liant les faits les uns aux autres. Hypothèses et probabilités se cumulent. Elles se perdent souvent à cause de la multiplication des sources à mobiliser. Présentes et nécessaires dans tout travail historique, ces interprétations transparaissent moins après la généralisation statistique. Les chiffres bruts issus de l’analyse prosopographique ne suffisent donc pas. Pour leur donner du sens, il faut les contextualiser et les compléter par des macroanalyses. Le groupe n’est pas seulement une addition d’individus. « Le pain, c’est autre chose que de la farine, de l’eau et du sel » image Françoise Autrand[25]. Il faut comprendre le mécanisme de sa constitution. Pour rappeler la réalité que représentent les chiffres bruts, il importe aussi de les illustrer par des exemples individuels plus qualitatifs. Comme le conseille Jean-Pierre Dedieu, il faut éviter l’étude strictement sérielle qui ne produit au final qu’un portrait robot dont « jamais aucun exemplaire n’[a] existé »[26]. Mais il faut aussi apporter des chiffres pour répondre à la question de la représentativité de ce qui est observé.
Équilibrer le quantitatif et le qualitatif
Le bon dosage du quantitatif et du qualitatif est le principal défi d’une bonne prosopographie. Traditionnellement, on différencie les prosopographies de masse des prosopographies d’élite, avec l’idée sous-jacente que les premières abordent une approche plus quantitative pour dessiner des tendances et processus sociaux, alors que les secondes sont plus qualitatives pour comprendre l’acquisition et l’exercice du pouvoir par les individus. Katharine Keats-Rohan tord le cou à cette idée, expliquant que toute prosopographie utilise une approche qualitative vis-à-vis de ses sources et une approche quantitative par la synthèse numérique qui en est faite[27]. Cependant, certaines prosopographies incluent des analyses qualitatives complémentaires. Elles sont plus rares dans les études des masses. Le biais des sources est bien sûr en cause. Les élites, groupe minoritaire, mais dominant dans la société, ont laissé, en général, beaucoup plus de traces. Toutefois, le choix de l’échelle spatio-temporelle d’analyse est le plus déterminant puisqu’il limite le nombre d’individus retenus. Les statistiques de l’ensemble du groupe peuvent toujours être pondérées par celles de sous-groupes et illustrées par des exemples individuels. Ces exemples ou contre-exemples, lorsqu’ils sont développés et approfondis, permettent de dépasser la simple prosopographie en adoptant les méthodes de la biographie. En 1996, Michel Cassan préconise de confronter la prosopographie avec des parcours individuels exceptionnels ou exemplaires. « Ainsi, c’est par une tension permanente entre les apports de la monographie collective et de la biographie individuelle que l’enquête saisira les multiples facettes des officiers moyens »[28]. Neithard Bulst estime d’ailleurs que tout prosopographe « doit débuter par la tentative d’établir des biographies individuelles »[29]. Katharine Keats-Rohan souhaite même que la prosopographie prenne plus souvent l’allure d’une biographie collective[30]. Celle-ci permet d’analyser ce qui ne peut être compté et de dépasser la simple étude des caractères individuels extérieurs. Parce qu’il est difficile de chiffrer l’idéologie et la psychologie des acteurs, il est difficile d’étudier leurs motivations par une prosopographie pure. Toutefois, grâce à la collecte des données, si une version non réduite des informations individuelles est conservée, il est toujours préférable de le faire à travers des biographies. Le qualitatif des prosopographies d’élite vient de cette possibilité de compléter l’approche collective par plusieurs approches individuelles.
Multiplier les approches individuelles et collectives
L’intérêt majeur de la prosopographie réside dans la possibilité, à partir d’une même base de données, de multiplier les analyses en variant les approches et les échelles. L’étude sérielle de données statistiques donne une image de la composition du groupe. Elle peut décrire l’âge et l’aspect générationnel, le sexe et le genre, la profession et la classe, la religion, la nationalité et la culture, le patrimoine et les stratégies économiques, la sociabilité et les réseaux, et plein d’autres caractères individuels. Très souvent limitée à l’analyse sociale, elle permet pourtant des études culturelles. Ainsi, Gunner Lind tente-t-il de cerner le degré d’intégration culturelle des élites du Danemark entre 1648 et 1864 à travers leurs noms d’origine danoise ou norvégienne[31]. Jacques Verger évoque la possibilité d’atteindre les comportements, mentalités et manières de vivre à travers des sources testamentaires, iconographiques ou onomastiques en s’intéressant aux bibliothèques, aux symboles et aux choix de titulature[32]. Les comportements et actions individuelles éclairent aussi la réalité collective. Pour l’histoire de l’État, Jacques Revel, s’inspirant de Norbert Elias, insiste sur la prise en compte des intérêts profonds des agents du pouvoir qui « se servent [des institutions] autant qu’ils les servent »[33]. Il rejoint alors Neithard Bulst sur la nécessité de prendre en compte « le fait que […] des personnes aient imprimé leur marque à des institutions ou en aient été aux contraire marquées »[34]. Plus récemment, Claire Lemercier et Emmanuelle Picard insistent sur l’intérêt principal de la prosopographie : « permettre de découvrir une norme statistique (ou parfois des normes alternatives), de la comparer avec une éventuelle norme institutionnelle ou sociale, mais aussi de pointer et de comprendre les exceptions ; en quelque sorte, fixer les frontières du possible et de l’impossible au sein d’un groupe »[35]. Qu’il s’y joigne, s’en détache ou s’y oppose, l’individu renforce-t-il le processus collectif ? À quel point l’infléchit-il ? La prosopographie peut être une méthode pour mesurer et expliquer le poids de certaines décisions. La puissance d’un individu est souvent corrélée à sa place dans un réseau social et politique. Beaucoup de données prosopographiques sont analysées en représentant les individus comme des noeuds liés les uns aux autres par différents critères. Une telle approche dévoile certaines dynamiques sociales et resitue chaque individu dans ses groupes. Jacques Verger met toutefois en garde contre la tendance à tout expliquer par les réseaux. Les alliances et le clientélisme coexistent avec l’esprit de corps, le mérite individuel, les fidélités identitaires nationales, communautaires ou locales. La diversité des contextes traversés par les individus étudiés amène à se confronter à des corpus de sources très variés. Pour bien les exploiter, l’historien doit dépasser les spécialisations historiques traditionnelles et utiliser des méthodes d’histoire du droit, d’histoire institutionnelle, d’histoire religieuse, d’histoire économique, d’histoire sociale et d’histoire culturelle. Cette complexité l’invite également à employer les modèles et explications des autres sciences humaines comme la sociologie, l’anthropologie, la psychologie ou les sciences politiques.
La prosopographie permet de conserver l’intérêt de la biographie à plus petite échelle. Elle laisse à l’individu sa place d’acteur et le positionne dans le groupe. Tout aussi multidisciplinaire, elle favorise la multiplication des approches. Pour être pertinente et éviter les trop grandes réductions, elle nécessite même le croisement d’analyses collectives avec des analyses individuelles. Toute prosopographie s’inscrit donc dans une certaine multiscalarité. Pourtant, l’apport d’un développement des analyses multiscalaires grâce à cette méthode est rarement présenté et gagnerait à être beaucoup plus exploité.
L’apport multiscalaire
La prosopographie aborde la multiscalarité en croisant les niveaux individuels et collectifs. Inscrite dans l’individualisme méthodologique, elle part du niveau micro pour atteindre les niveaux méso ou macro. Sa pratique même s’oppose au relativisme prudent de Jacques Revel et Bernard Lepetit concernant l’interscalarité. En effet, elle propose plus qu’un jeu d’échelles. Elle ouvre le dialogue entre celles-ci. Peu mis en avant, cet apport lui permet de s’ajouter aux méthodes proposées dans les années 2000 pour prendre en compte la multiscalarité.
S’inscrire dans l’individualisme méthodologique
La méthode prosopographique s’oppose au paradigme holiste qui a longtemps mené la majorité des historiens vers des macroanalyses. L’holisme considère la société comme un tout supérieur à la somme de ses parties. Il s’intéresse aux individus seulement comme subissant les structures sociales. Leur qualité d’acteur en ressort donc négligeable. Cette vision découle d’abord de la métaphore organiciste du corps social véhiculée depuis La République de Platon et La Politique d’Aristote. L’image a traversé la pensée politique et sociale et se retrouve, entre autres, chez saint Paul, saint Augustin, Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau[36]. L’individu, en tant que membre de la société, n’existe qu’à travers elle. En 1895, lorsqu’Émile Durkheim dicte Les règles et la méthode sociologique, il définit son objet, le fait social, comme supérieur à l’individu :
Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles[37].
Cette double définition crée deux manières d’aborder les échelles de la société. En 1897, dans Le suicide, Émile Durkheim emploie sa deuxième définition. Le suicide est un acte intimement personnel, exceptionnel et pathologique. Il n’intéresse pas le sociologue. Alors que le taux de suicide, normal et régulier dans une société, est un fait social. Sa première définition aura plus de succès à la suite de son application dans Les formes élémentaires de la vie religieuse en 1912. En liant l’individu au social, elle empiète sur les autres sciences humaines et prépare déjà le structuralisme de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Les deux approches gardent un point commun non négligeable. Qu’il s’agisse d’expliquer des phénomènes généraux ou d’inclure les phénomènes individuels, elles adoptent une macroanalyse. L’histoire s’est bien sûr inspirée de la sociologie et plus particulièrement de la première définition, celle qui lie les niveaux d’analyse pour expliquer l’individu par le collectif. En 1949, dans sa thèse sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Fernand Braudel propose une métaphore maritime. Il décrit les structures sociales comme des courants marins, influant sur les marées de conjonctures, elles-mêmes agissant sur les individus associés à de négligeables vagues. L’étude holistique s’intéresse donc aux faits sociaux puis aux structures sociales en privilégiant essentiellement des approches quantitatives et des outils statistiques. Elle adopte une perspective macroanalytique en visant une compréhension globale de la société. Socioéconomique, puis socioculturelle, l’histoire holiste choisit de larges cadres, utilisant l’échelle provinciale comme sondage. Elle base ses réflexions sur des catégories sociales et ne s’intéresse pas aux individus pour eux-mêmes.
La prosopographie, au contraire, les choisit comme base, partant du principe que l’individu est l’unité invariable des sciences humaines. Par là, elle s’inscrit dans la critique de l’holisme qui se développe dans les années 1980. Accusant l’approche braudélienne d’être trop déterministe, l’individualisme méthodologique considère la société comme une fourmilière dans laquelle les interactions et interdépendances des individus entre eux et avec le milieu lui donnent sa forme. Il découle des méthodes de Max Weber, de l’école de Chicago et du sociologue Raymond Boudon et s’intéresse aux stratégies des acteurs. Faire des individus les créateurs de la société favorise les microanalyses. La monographie de village et la biographie trouvent désormais une pertinence avec une volonté de déconstruire les critères de classement habituels et de favoriser une démarche inductive partant d’observations circonstanciées et contextualisées. L’acteur historique est reconsidéré, sans tomber dans les schémas fonctionnalistes ou néo-libéraux. Giovanni Levi interprète donc « les comportements individuels comme étant le fruit du compromis entre comportement subjectivement désiré et comportement socialement exigé, entre liberté et contrainte »[38]. Il considère aussi comme contrainte l’incertitude des acteurs et comme liberté l’ambiguïté des systèmes de règles et sanctions. Comme l’anthropologue Clifford Geertz, il travaille à partir de descriptions denses des acteurs observés pour ensuite interpréter leurs actes et en comprendre le sens. La prosopographie s’inscrit dans ce mouvement historiographique qualitatif tout en proposant une approche multiscalaire.
Dépasser les problèmes d’interscalarité
En français en 1996, puis en anglais en 2010, Jacques Revel répète son idée de favoriser les variations d’échelles dans les études historiques[39]. Il cite souvent Fernand Braudel et ses trois plans d’analyse. Mais, il refuse sa hiérarchie qui ne légitime que l’étude du temps long et la macroanalyse. Si l’échelle macro permet de mesurer les tendances et de dessiner les grands processus, la microhistoire permet en changeant de focale de critiquer les grands modèles et processus macro pour les voir au niveau des acteurs, pour mesurer les alternatives et la non-évidence de ces dynamiques si puissantes à petite échelle. L’exode rural, l’industrialisation, l’embrigadement totalitariste, la centralisation de l’État et bien d’autres processus simplifient la réalité dans laquelle se trouvent les acteurs. Pour autant, il n’est pas question de les nier. Varier les échelles permet de les relativiser et de les penser autrement. Pour ces raisons, Jacques Revel voit « dans le principe de la variation d’échelle une ressource d’une exceptionnelle fécondité parce qu’elle rend possible la construction d’objets complexes et donc la prise en compte de la structure feuilletée du social »[40]. Il appelle à faire dialoguer les différentes échelles même si celles-ci sont parfois contradictoires. Bernard Lepetit tente de concrétiser un peu plus la proposition. Il illustre ce raisonnement en prenant l’image de l’architecte et de ses modèles réduits[41]. Comme des architectes du passé, les historiens doivent le modéliser à différentes échelles pour le confronter à ses différentes dimensions : spatiales, sociales, économiques, culturelles. Chaque nouveau modèle est une réduction qui permet de corriger les précédentes en tenant compte de la nouvelle approche. Cette vision nécessite d’accepter l’inaccessibilité du passé en dehors d’une reconstitution. En effet, ce qui différencie l’historien de l’architecte reste bien la volonté de modéliser une réalité passée à partir des traces et indices qu’elle a laissés. Étudier cette réalité à plusieurs échelles permet d’en appréhender un plus grand nombre de dimensions et de tester les hypothèses que l’historien doit formuler, faute de sources suffisantes. Cependant, Bernard Lepetit précise bien que « les conclusions qui résultent d’une analyse menée à une échelle particulière ne peuvent être opposées aux conclusions obtenues à une autre échelle »[42]. Chacune est relative à son échelle, et aucune échelle n’est plus ou moins pertinente. D’ailleurs, dès le début du XXe siècle, l’historien Wilhelm Dilthey pensait l’histoire comme la combinaison ou la tension entre la biographie et l’histoire universelle. Cependant, il n’arrive pas à articuler les deux niveaux[43]. D’ailleurs, Jacques Revel et Bernard Lepetit ne proposent aucune méthode pratique. Ils butent, comme certains géographes, face à l’interscalarité[44].
Quelque part, la solution à ce fort relativisme se trouve dans la métaphore maritime de Fernand Braudel. Malgré la forte hiérarchie qu’elle impose aux différents niveaux d’analyse de la société, elle considère qu’ils s’influencent les uns les autres. Il est possible de refuser la métaphore sans nier ces influences réciproques. Même lorsque les logiques s’opposent d’une échelle à l’autre, elles dialoguent toujours, se renforçant parfois mutuellement dans l’opposition. En 2004, le géographe Christian Grataloup parle de « conflits scalaires » quand les logiques diffèrent entre deux échelles et pense ces conflits comme « l’un des plus puissants moteurs d’historicité des sociétés »[45]. Relevé dans les années 2000, le défi de l’interscalarité donne naissance à une histoire souvent transnationale que l’on dit connectée, croisée ou enchevêtrée. Cette histoire questionne la place de la microhistoire dans l’histoire globale et utilise les discordances scalaires comme des révélateurs. L’histoire connectée de Sanjay Subrahmanyam propose d’étudier les flux humains, matériels ou culturels, en considérant l’ensemble de leurs effets, de leur point de départ à leur lieu d’arrivée, en passant par leurs espaces de transit[46]. Elle part donc souvent d’une échelle globale. L’espace des flux, comme l’expliquent Aline Charles et Thomas Wien, « peut être très vaste (à la limite, celui du globe), mais la démarche macro-historique mène tout naturellement à son contraire puisque c’est à l’échelle micro-historique que se scrutent les manifestations locales des circulations étudiées ; manifestations qu’on compare alors, mais en supposant liés et non isolés les termes de la comparaison »[47]. De son côté, l’histoire croisée de Bénédicte Zimmermann et Michael Werner propose d’étudier plus particulièrement les noeuds et intersections. Pour dépasser la simple problématique du métissage, elle « s’intéresse autant à ce que le croisement peut produire de neuf et d’inédit qu’à la manière dont il affecte chacune des parties “croisées” »[48]. Elle encourage le croisement des échelles et insiste sur « leur inextricable imbrication »[49]. Pour dépasser l’histoire des transferts et acculturations, ces deux approches historiques se sont construites contre la simplicité des études comparatives impériales ou internationales. Elles reconnaissent la multiscalarité de leur objet et ainsi s’affranchissent d’un point de vue centré, souvent national ou occidental. Les prosopographies, dans lesquelles les logiques individuelles s’enchevêtrent dans les logiques du groupe, s’intéressent aussi à des objets multiscalaires. Liée avant tout à leur caractère collectif, cette multiscalarité est rarement mise en avant. Du coup, les prosopographes l’exploitent peu alors qu’elle permet des études comparatives échappant à la critique.
La comparaison multiscalaire
La méthode prosopographique repose sur des comparaisons multiples. Elle ne propose pas seulement de comparer l’individu au groupe caractère par caractère, mais de croiser les caractères individuels pour comparer l’individu avec des sous-groupes, mais aussi plusieurs sous-groupes entre eux. L’analyse de la place des femmes parmi les condamnés d’une juridiction n’amène pas seulement à distinguer les femmes des hommes, mais aussi les condamnées pour meurtre ou pour vol, celui des condamnées à mort ou à la prison, ou encore celui des condamnées urbaines ou villageoises. Parmi ces sous-catégories, les critères d’origine géographique, nationaux ou non, peuvent très bien être retenus et ainsi mener le prosopographe à une étude d’histoire comparée. Parce qu’elle choisit l’individu comme unité, plutôt que le territoire ou la communauté, la prosopographie échappe au « nationalisme méthodologique » dénoncé par Bénédicte Zimmermann[50]. Elle ne compare pas des nations, mais des individus s’inscrivant dans une ou plusieurs communautés nationales. Celles-ci sont des sous-groupes d’individus pouvant être croisés avec d’autres regroupements, notamment des sous-groupes transnationaux ou internationaux définis par la classe sociale, le corps de métier ou l’orientation politique. L’individualisme méthodologique de la prosopographie permet ainsi des études comparatives internationales, mais aussi interrégionales, interurbaines ou interculturelles. Malgré tout, très peu de prosopographies sont pensées pour comparer des individus de plusieurs territoires. La plupart concernent des groupes peu étendus dans l’espace comme les bourgeois et élites urbaines. La prosopographie est très souvent associée à des analyses sociales, mais très peu à des analyses spatiales. Ce ne sont pourtant pas les sources qui manquent. Les registres paroissiaux puis d’état civil associent aux individus leurs lieux de naissance, de mariage et de sépulture. Les déclarations fiscales ou les actes notariés donnent des indications sur la localité de leurs propriétés. Les sources administratives ou judiciaires indiquent assez fréquemment la commune ou la paroisse d’origine des individus concernés. Même les sources épistolaires associent un lieu à la date d’écriture. La méthode prosopographique peut encore être développée et perfectionnée. Elle pourrait notamment permettre de mieux comprendre les usages du territoire. Tout en tirant profit de son apport multiscalaire et des possibilités de comparaisons interrégionales, elle permet d’associer aux informations sociales des individus leurs informations territoriales et ainsi de procéder à des analyses socio-spatiales pertinentes.
Malgré son ancienneté, la prosopographie n’a pas été complètement exploitée. Elle a souvent servi de simple méthode quantitative, oubliant les apports qualitatifs de la biographie. Pourtant, elle doit pouvoir donner aux individus leur place d’acteurs réagissant aux normes sociales, construisant leur personnalité à travers leur espace social. Par son dialogue entre individus et collectif, elle respecte la complexité des groupes tout autant que l’ambivalence des personnalités qui les composent. Sa phase analytique repose sur une série de comparaisons et offre la possibilité de multiplier les approches et problématiques à partir de la même base de données. Elle présente un fort potentiel comparatif et gagnerait à être plus souvent utilisée dans les études comparées. Enfin, son apport multiscalaire doit être exploité. Fortement encouragé par l’interdépendance de plus en plus flagrante entre le global et le local, l’individuel et le collectif, il ouvre à la complexité du réel. Par le dialogue des analyses à différentes échelles, la prosopographie, comme les autres méthodes multiscalaires, tente de cerner la réalité des rapports d’opposition ou d’entraînement qui lient les différentes échelles du passé humain.
Appendices
Notes
-
[1]
François Dosse, Le pari biographique : écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, 480 p. ; Giovanni Levi, « Les usages de la biographie », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 44, n°6 (1989), p. 1325-1336.
-
[2]
François Simiand, « Méthode historique et science sociale », Revue de synthèse historique, 1903, p. 129-157.
-
[3]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62, n°1 (1986), p. 71.
-
[4]
Lucien Febvre, Rabelais ou le problème de l’incroyance au XVIe siècle, Paris, Albin Michel, 1968, p. 15.
-
[5]
Franco Venturi, Jeunesse de Diderot de 1713 à 1753, Paris, 1939, p. 16.
-
[6]
Lucien Febvre, Martin Luther, un destin, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. vii.
-
[7]
Jacques Le Goff, « Comment écrire une biographie historique aujourd’hui ? », Le Débat, vol. 54, n°2 (1989), p. 53.
-
[8]
Ibid., p. 51.
-
[9]
Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996, p. 583.
-
[10]
Dosse, Le pari…, p. 325
-
[11]
Levi, « Les usages… », p. 1330.
-
[12]
Kathryn Kish Sklar, Catherine Beecher: A Study in American Domesticity, New-Haven, Yale University Press, 1973, p. xv.
-
[13]
Mary S. Hartman, Victorian Murderesses: A True History of Thirteen Respectable French and English Women Accused of Unspeakable Crimes, New-York, Schocken Books, 1977, p. 3.
-
[14]
Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Les Cahiers du chemin, n°29 (1977), p. 12-29.
-
[15]
Levi, « Les usages… », p. 1333.
-
[16]
Bourdieu, « L’illusion…», p. 69.
-
[17]
Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 1973, p. 10
-
[18]
Pierre Nora, Les lieux de mémoire, t.III, vol. 1, Paris, Gallimard, 1993, p. 24.
-
[19]
K.A.K. Israel, “Writing inside the kaleidoscope: re-representing Victorian women public figures”, Gender and History, vol. 2 (1990), p. 40-48.
-
[20]
Jo Burr Margadant, « Introduction: Constructing Selves in Historical Perspective », The New Biography: Performing Femininity in Nineteenth-Century France, University of California Press, 2000, p. 7.
-
[21]
David Nasaw, « Introduction », The American Historical Review, vol. 114, n°3 (2009), p. 573-578.
-
[22]
Raymond Aron, La philosophie critique de l’histoire, Paris, Julliard, 1987, p. 98
-
[23]
Giovanni Levi, Le pouvoir au village : histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989, p. 55.
-
[24]
Jean-Philippe Genet, « Prosopographie et genèse de l’Etat moderne », dans Autrand Françoise dir., Prosopographie et genèse de l’État moderne, Paris, Ecole normale supérieure de jeunes filles, 1986, p. 9.
-
[25]
Autrand, Prosopographie…, p. 15.
-
[26]
Jean-Pierre Dedieu, « Une approche “fine” de la prosopographie », dans Robert Descimon, Jean-Frédéric Schaub et Bernard Vincent, dir. Les figures de l’administrateur, institutions, réseaux, pouvoirs en Espagne, en France et au Portugal, 16e-19e siècle, Paris, EHESS, 1997, p. 235-242.
-
[27]
Katharine Keats-Rohan dir. Prosopography approaches and applications: a handbook, Oxford, University of Oxford, 2007, p. 12.
-
[28]
Michel Cassan, « Pour une enquête sur les officiers “moyens” de la France moderne », Annales du Midi, 213 (1996), p. 110.
-
[29]
Neithard Bulst, « Objet et méthode de la prosopographie », dans Jean-Philippe Genet, L’État moderne…, p. 476.
-
[30]
Keats-Rohan, Prosopography…, p. 139-181.
-
[31]
Gunner Lind, « Name Styles and the Perception of Social Reality », dans Genet, L’ État moderne…, p. 233-245.
-
[32]
Jacques Verger, « Conclusion », dans Autrand, Prosopographie…, p. 350.
-
[33]
Jacques Revel, « L’institution et le social », dans Bernard Lepetit, Les formes de l’expérience, une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 81.
-
[34]
Bulst, « Objet et méthode… », p. 479.
-
[35]
Claire Lemercier et Emmanuelle Picard, « Quelle approche prosopographique ? », dans Philippe Nabonnand et Laurent Rollet, dir. Les uns et les autres... Biographies et prosopographies en histoire des sciences, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2012, p. 621.
-
[36]
Suzanne Rameix, « Corps humain et corps politique en France. Statut du corps humain et métaphore organiciste de l’État », Laval théologique et philosophique, vol. 54, n°1 (1998), p. 41-61.
-
[37]
Durkheim, Emile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988, p. 107.
-
[38]
Levi, Le pouvoir au village…, p. 13.
-
[39]
Jacques Revel, dir. Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996, 248 p. ; Jacques Revel, « Multiple Narratives: Scale and Discontinuity in History », dans Sebastian Jobs et Alf Lüdtke, dir., Unsettling history: archiving and narrating in historiography, Frankfurt, Campus Verlag, 2010, p. 53.
-
[40]
Revel, Jeux d’échelles…, p.13.
-
[41]
Bernard Lepetit, « De l’échelle en histoire », dans ibid., p. 85-86.
-
[42]
Ibid., p. 93.
-
[43]
Dosse, Le pari…, p.376-377, d’ap. Wilhelm Dilthey, Le Monde de l’esprit, t.1, Aubier, 1911, p. 217.
-
[44]
Nicolas Verdier, « L’échelle dans quelques sciences sociales », dans D. Pumain, C. Rozemblat, N. Verdier et O. Orain, dir. Échelles et temporalités en géographie, 2, Paris, CNED, 2004, p. 25-56.
-
[45]
Christian Grataloup, « Echelle », Hypergéo, 2004, [en ligne] http://hypergeo.eu/spip.php?article91 (Consulté le 30/10/2015).
-
[46]
Sanjay Subrahmanyam, « Par-delà l’incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes. », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 54, n°4 (2007), p. 34-53.
-
[47]
Aline Charles et Thomas Wien. « Le Québec entre histoire connectée et histoire transnationale », Globe, vol. 14, n°2 (2011), p. 199-221.
-
[48]
Bénédicte Zimmermann et Michael Werner, De la comparaison à l’histoire croisé, Paris, Seuil, 2004, p. 23.
-
[49]
Ibid., p. 29.
-
[50]
Bénédicte Zimmermann, « Histoire comparée, histoire croisée », dans Christian Delacroix, Historiographies. Concept et débats, t.1, Paris, Gallimard, 2010, p. 171.