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Si le Siècle des Lumières a pu être qualifié d’époque « non historique », ce n’est pas à défaut d’une production de travaux vaste et variée sur le passé. Au contraire, le mouvement philosophique (dans sa pluralité) a contribué à la valorisation et à l’autonomisation du savoir historique en fonction de l’exigence rationnelle, séculière et surtout, empirique, de la recherche de vérités sur la nature humaine. Face à la tradition biblique, aux exempla et aux compilations chronologiques, les historiens des Lumières ont voulu donner à l’histoire une profondeur analytique, un sens général et accessible à un public élargi, transformant son écriture et alignant sa pratique avec d’ambitieux objectifs intellectuels.
C’est justement la tendance spéculative, universaliste et téléologique de l’historiographie des Lumières qui lui a valu les critiques et le rejet des générations subséquentes d’historiens. Des débats de l’époque sur la philosophie de l’histoire a en effet émergé l’historicisme, sensible à la singularité des faits et des contextes historiques, privilégiant ainsi la différence, le changement et l’irréductible multiplicité des formes sociales sur une théorisation extrahistorique de la nature humaine. En jetant les bases de la professionnalisation de la discipline et en établissant durablement ses critères de validité, l’historicisme a fait ombrage aux « possibilités vivantes de réflexion » (p. 3) habitant le corpus des Lumières, faisant paraître ses récits naïfs, simplistes, normatifs et présentistes.
Ce jeu de qualification de l’historiographie des Lumières, en tant que cette catégorie présente des traits généraux qu’il est possible et utile de relever sans sacrifier aux nuances, dynamise l’entreprise du Companion to Enlightenment Historiography. Celui-ci vise à resituer les projets d’histoire, c’est-à-dire d’abord et avant tout une pratique ancrée dans un travail des sources et une écriture narrative, dans la production intellectuelle du XVIIIe siècle, pour mieux comprendre les enjeux épistémiques et esthétiques ainsi que la portée idéologique et politique qui leur sont propres.
Troisième volume de la collection Brill’s Companion to European History, l’ouvrage se présente comme un manuel proposant aux étudiants et chercheurs un point d’entrée et un état de la question le plus complet et à jour possible. Les éditeurs Sophie Bourgault et Robert Sparling ont pour ce faire divisé les 15 contributions de 25 à 35 pages en deux sections distinctes. La première s’organise autour des grandes figures de l’historiographie, incluant Gibbon, Hume, Robertson, Montesquieu, Voltaire, Herder et Vico. La seconde aborde des contextes régionaux, soit les historiographies allemande, écossaise, anglaise et française, croisées avec les thématiques transversales du progrès, de la théologie et des usages de l’histoire ancienne au XVIIIe siècle.
La forme particulière des « companions », associée notamment à la tradition des presses d’Oxford et de Cambridge, semble aujourd’hui avoir le vent dans les voiles, peut-être parce qu’elle autorise les apports spécialisés tout en ayant un propos plus général et ambitieux. L’équilibre ici recherché est, sans doute, difficile à atteindre… à l’instar des tensions entre la démonstration factuelle et la narration globale qui traversent l’historiographie des Lumières ! Si la première section contient des analyses exemplaires de la recherche actuelle, les textes forment un tout plutôt disparate et restent peut-être trop fragmentaires, voire pointus. Seul le chapitre sur Voltaire prend le contrepied de cette approche en offrant un tour d’horizon introductif de sa contribution historiographique. Par ailleurs, de l’aveu des éditeurs, la sélection des figures individuelles génère nécessairement une insatisfaction, peut-être moins face à une impossible exhaustivité, comme ils le suggèrent, que face à la perpétuation somme toute peu questionnée des canons littéraires.
La seconde partie répond mieux aux attentes en ratissant plus large, permettant de recadrer les essais de la première section dans des ensembles plus généraux. Compte tenu de l’orientation donnée au livre en introduction, le chapitre (plus long) d’Ulrich Muhlack, « German Enlightenment Historiography and the Rise of Historicism », s’impose comme une articulation essentielle. Il propose une interprétation à la fois subtile et synthétique de l’appropriation allemande du projet d’histoire universelle des Lumières, en mettant notamment l’accent sur le contexte institutionnel dont l’Université de Göttingen constitue le noyau dur. Mulhack explique que c’est dans le rejet d’une philosophie de l’histoire subordonnée au récit dominant du « progrès de la civilisation », jugé à l’aune de Paris, que plusieurs auteurs allemands, dont Herder, vont être amenés à penser un développement historique sans finalité. Cette notion débouche sur l’historicisation de la pensée même, ainsi que sur le développement d’une méthodologie critique des sources primaires, qui accompagnent la transition épistémique de l’histoire comme savoir auxiliaire, à l’histoire comme champ entier de l’expérience humaine.
A Companion to Enlightenement Historiography réussit au final à identifier les noeuds de la recherche sur l’historiographie des Lumières et s’impose effectivement comme un outil incontournable pour tous ceux intéressés à l’écriture de l’histoire à ce moment charnière dans la formation de l’historiographie moderne. Il stimule ainsi une réflexivité des plus essentielles à tout historien.