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Par La contreculture québécoise, une mouvance subversive ayant pour objectif de renverser l’ordre des valeurs de la société dominante, s’est déployée au Québec à partir de la deuxième moitié des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970. Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie de l’Université Concordia et Andrée Fortin, professeure émérite de sociologie de l’Université Laval, proposent une analyse panoramique de l’ensemble des attitudes et des pratiques de ce mouvement et des réflexions sur son impact sur le Québec contemporain. Accompagnée de nombreux témoignages directs ainsi que d’autres sources (périodiques, fonds d’archives, documents audiovisuels), cette étude permet à ses lecteurs de se plonger dans l’une des périodes les plus tumultueuses de l’histoire du Québec.
En écartant, dès l’introduction, les approches historiques, philosophiques et littéraires, les deux auteurs se concentrent sur la dynamique sociale à travers les trois dimensions emblématiques de la contreculture, à savoir la liberté sexuelle, la consommation de drogue et la musique rock (chapitre 1), en accordant une place essentielle aux nouveaux médias, soit la télévision, la radio, la publicité et les revues (chapitre 2). Dans la troisième partie, ne voulant pas être la proie de la nostalgie, les deux sociologues reviennent sur les quatre grands débats pour lesquels un grand nombre d’intellectuels québécois ont milité dans les années 1970 : le socialisme, le nationalisme, l’écologisme et le féminisme. L’engagement contreculturel s’avère « plus intime et plus cosmique (d’où vient le titre du chapitre) » que la révolution socialiste—qui est, quant à elle, « davantage massive et matérialiste » (p. 123), affirment-ils, ajoutant ensuite qu’au mépris de la divergence d’opinions qui entraînent des conflits entre les différents groupes idéologiques, les facettes de l’implication d’un acteur ne peuvent pas nécessairement être compartimentées : on peut être hippie, de gauche, nationaliste et féministe en même temps (p. 152).
Le chapitre 4 est consacré à une étude sur les rapports complexes entre la dimension collective du mouvement, dont la multiplication rapide des communes est l’une des manifestations, et l’individualisme qui, quant à lui, entraîne des comportements égocentriques. Quoiqu’utopique, la commune, en tant que mode de vie alternatif des hippies, alimentée par une fascination pour la vie agricole traditionnelle, favorise la création des coopératives d’alimentation naturelle et ce, malgré les embûches. Ces initiatives ont toutefois suscité des déceptions comme l’évoquent les personnes interrogées pour expliquer leur dissolution ultérieure. La continuité de ces pratiques est cependant soulignée par les auteurs, qui soutiennent que « la volonté de contribuer à l’élaboration d’une société alternative ne disparaît pas complètement » (p. 189). Dans le dernier chapitre, pour faire écho au titre que porte le livre, les deux spécialistes effectuent une démonstration vivante des manifestations artistiques (la musique, le théâtre, le cinéma, des arts de la scène, des arts visuels, etc.), qui illustrent de manière juste l’esprit du courant contreculturel.
Cet ouvrage offre une synthèse bien documentée accompagnée de nombreux témoignages. Les deux sociologues présentent de nouvelles pistes de recherche qui mériteraient d’autres études approfondies. Ainsi, la question posée au début du livre : « L’avancement en âge conduit-il nécessairement à renier ses idéaux de jeunesse ? », trouve plusieurs explications dans l’ouvrage. Selon les auteurs, le vieillissement des hippies de la première vague, à l’orée des années 1980, conduit à davantage de pragmatisme. Ce pragmatisme mène à une « existence individuelle et professionnelle » (p. 202). Nous aurions bien aimé voir une élaboration de cette hypothèse, surtout quand celle-ci peut également aider à appréhender les regrets avec lesquels les anciens marxistes-léninistes québécois ont relaté leur engagement militant et leurs revendications politiques privilégiant le modèle chinois ou albanais dans les années 1970. Auteur d’autres essais sur les mouvements sociaux, dont l’un porte sur le courant de l’extrême-gauche du Québec[1] et l’autre sur la révolte étudiante québécoise des années 1960[2], Warren tente d’exposer l’ébullition idéologique et la dynamique entre les différents discours et les pratiques sociales qui ont changé la société québécoise de manière radicale et qui ont agi durablement sur celle-ci, tout en tissant des liens entre passé et présent. Il ne serait pourtant pas sans intérêt d’approfondir ces réflexions, en posant la question plus largement : comment la contreculture québécoise, qui représente avant tout un mode de vie alternatif, a-t-elle façonné la manière de penser de ses acteurs et actrices qui se sont engagés en parallèle au sein d’autres mouvements sociaux (ouvriers, étudiants, féministes, pacifistes, etc.) et des groupes d’action politique (nationalistes, marxistes-léninistes, ceux du courant « socialisme-indépendance ») ? La riche documentation de ce livre, qui constitue un atout, peut être réutilisée, ce qui offre la possibilité à d’autres chercheurs de contribuer à ce questionnement sur les imaginaires collectifs de l’histoire du Québec contemporain.