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C’est un ouvrage salutaire que livrent les auteurs de Beyond Testimony and Trauma: Oral History in the Aftermath of Mass Violence (2015). Dirigé par l’historien canadien et codirecteur du Centre d’histoire orale et de récits numérisés (CHORN) de l’Université Concordia Steven High, ce travail collectif et multidisciplinaire propose une réflexion sur les pratiques entourant l’histoire orale. Organisé en trois parties autour de treize chapitres principaux, Beyond Testimony and Trauma entrevoit l’histoire orale comme une démarche dialectique entre enquêteurs et survivants. Le livre s’inscrit au coeur des débats historiographiques sur la recherche concernant la violence de masse (p. 10). En tentant de se positionner « au-delà des témoignages et des traumatismes », l’ouvrage entend repenser les cadres employés par divers professionnels de l’histoire orale.
La première partie intitulée « The Political Work of Witness », comprend quatre chapitres sur le rôle politique des témoignages et sur la mobilisation des survivants. Dans « The Ethics of Learning from Rwandan Survivor Communities », Lisa Taylor, Umwali Sollange et Marie-Jolie Rwigema notent précisément le rôle de la communauté rwandaise au Canada dans l’édifice de projets d’histoire orale (p. 91). À travers un projet pilote sur le Génocide du Rwanda conçu pour des élèves canadiens du cinquième secondaire, elles soulignent comment une introspection sur le massacre des Tutsis peut ouvrir un dialogue plus ample sur les diverses formes de violence quotidiennes au Canada. En effet, l’ouvrage maintient que violences et traumatismes ne sont pas que synonymes de sociétés non occidentales. Dans « Pessimism of the Intellect, Optimism of the Will », Robert Storey discute des travailleurs accidentés canadiens. Il démontre que l’expérience de victimisation des accidentés de travail propulse ces individus vers l’engagement politique (p. 69). Ainsi, cette première partie du livre encourage une relecture de la figure du survivant. Sans écarter la réalité du traumatisme, ces quatre premiers chapitres invitent à un regard plus nuancé des survivants en portant une attention particulière à leur fonction possible en tant qu’éducateurs et activistes.
La deuxième partie intitulée « Working with Survivors » compte cinq chapitres. L’intention ici est de se questionner sur la réalisation de travaux collaboratifs en histoire orale (p. 14). Les différents auteurs font ressortir la même conviction : revoir les cadres académiques et méthodologies trop rigides de l’histoire orale, brouillant ainsi les lignes conventionnelles entre intervieweurs et interviewés. « Travailler avec les survivants » n’exprime pas, à l’avis des auteurs, un principe abstrait, mais bien une approche théorique. Alors que Henry Greenspan postule pour une méthode qui favoriserait « l’apprentissage à deux » ou le « shared learning » (p. 150), Carolyn Ellis dans son texte coécrit avec Jerry Rawicki propose de « témoigner en collaboration » ou « collaborative witnessing » (p. 172). Ces deux approches attestent d’un effort concret permettant aux survivants de participer plus directement à la création d’un récit autour de leurs expériences. Pour Greenspan, « l’apprentissage à deux » incite survivant et enquêteur à réfléchir de concert au sens du récit généré par les entrevues orales. L’acte de « témoigner en collaboration », suivant Ellis, reflète un effort où enquêteur et survivant se partagent la tâche de la narration du témoignage. Cette méthode vivement inspirée par l’autoethnographie suppose en effet un respect et un rapprochement étroit entre les auteurs. Le dialogue, l’acceptation pleine de la subjectivité du chercheur et l’adaptabilité marquent donc le fil conducteur de cette deuxième partie.
Dans la troisième et dernière partie du livre, soit « Acts of Composure and Framing », les auteurs tournent la réflexion vers la structure narrative de l’histoire orale (p. 18). Ces trois chapitres cherchent à mieux appréhender les mécanismes utilisés par les survivants pour traiter de leur passé. Par ailleurs, les auteurs s’intéressent à la manière dont les survivants racontent leurs histoires, aux images auxquels leurs discours font référence, aux « silences » dans leurs récits, puis à leurs niveaux d’impassibilité ou de « self-composure » (p. 18). Dans sa contribution au volume, Marie A. Pelletier relate de son travail avec Ven Runnath, survivante des Khmers rouges au Cambodge sous Pol Pot. Pelletier soutient qu’une attention singulière dirigée au témoignage de Ven Runnath (anciennement bouddhiste) laisse entrevoir comment cette survivante sut réhabiliter l’histoire de son quotidien sous les Khmers rouges afin d’offrir un discours entaché de références religieuses et de symbolisme chrétien. En plus de présenter un cas édifiant où le présent se met au service du passé (p. 336), cette relecture par Ven Runnath démontre un choix précis de stratégie narrative. Les contributions présentées dans cette dernière partie du volume font donc valoir l’aspect performatif, voire d’actualisation des récits oraux des survivants.
Beyond Testimony and Trauma permet une introspection sérieuse sur l’éthique et la pratique de l’histoire orale. Il incite également les chercheurs à réfléchir aux inégalités inhérentes de leurs positions (à titre d’universitaires) vis-à-vis des survivants afin de trouver des conduites permettant un travail plus collaboratif. Enfin, si l’organisation générale de l’ouvrage reste à revoir puisque les thèmes abordés demeurent généralement analogues, ce livre attirera un lectorat académique déjà versé sur le sujet et en quête de nouvelles pistes de questionnement.