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Dans cet ouvrage, Myriam St-Gelais propose une analyse historique du développement de la littérature innue, de la tradition orale jusqu’aux productions contemporaines, en passant par l’émergence de la littérature écrite et publiée.
Depuis les années 1970, on assiste à une résurgence des voix autochtones sur le territoire qu’on nomme aujourd’hui Québec, particulièrement dans l’espace littéraire. En effet, bien que toutes les nations autochtones concernées possèdent des traditions littéraires orales riches et bien établies au sein de leurs communautés, jusqu’à la décennie 1970 les oeuvres d’écrivaines et d’écrivains des premiers peuples avaient une place quasi inexistante dans la sphère publique. Or, au cours des dernières décennies, les créatrices et créateurs provenant des diverses nations autochtones du Québec ont investi l’espace artistique à un rythme de plus en plus soutenu et avec un succès grandissant. Toutefois, la production critique en français ayant pour objet leurs oeuvres n’a pas été proportionnelle et elle accuse un certain retard, surtout si on la compare à celle de nos homologues canadiens et états-uniens. Ainsi, il a fallu attendre 1993 pour voir publier le « premier ouvrage critique majeur entièrement consacré aux littératures des Premières Nations du Québec » (p. 101), puis plus de dix ans (2006) avant la parution d’un deuxième ouvrage critique d’importance équivalente. Considérant le foisonnement actuel des littératures autochtones au Québec, notamment de la littérature innue, plus particulièrement depuis les années 2010, l’ouvrage que nous propose Myriam St-Gelais arrive à point.
Dans le premier chapitre, l’autrice dresse un portrait des pratiques littéraires ancestrales de la nation innue. Elle réfute la croyance populaire selon laquelle les littératures autochtones seraient issues d’une pratique récente, voire qu’elles découleraient directement de l’influence européenne et de la colonisation. St-Gelais explique que, même si aucun mot unique n’existe en innu-aimun pour désigner la littérature, celle-ci occupe bien une place de choix dans la culture, et ce, depuis longtemps. En s’intéressant aux origines de la pratique littéraire innue, St-Gelais la rapproche de la conception de la littérature partagée par de nombreuses nations autochtones d’Amérique du Nord. Cette conception, beaucoup plus fluide et inclusive que celle de la tradition occidentale, allie expressions scripturale, narrative et relationnelle. Chez les Innus, aussi bien que chez de nombreux premiers peuples, non seulement la pratique littéraire participe de la construction de l’imaginaire collectif, mais elle joue un rôle essentiel dans la transmission des savoirs ainsi que dans l’élaboration du rapport au territoire et à ses divers habitants. Ce retour aux racines de la littérature met en lumière une pratique diversifiée et établie, et ce, bien avant l’avènement de l’écriture alphabétique au sein des communautés innues.
Le chapitre 2 s’intéresse à l’entrée de la littérature innue dans l’espace public au Québec. Après des millénaires de pratiques littéraires ancestrales, des autrices et auteurs autochtones et innus commencent, dans la décennie 1970, à publier des textes littéraires à l’échelle provinciale. C’est le début d’une prise de parole destinée « à l’ensemble de la population » (p. 31) québécoise. Cette période « est marquée par une augmentation importante du nombre de publications » (p. 3), ce qui contribue à un essor de l’autoreprésentation autochtone dans l’espace littéraire et à une réappropriation du discours et de l’imaginaire concernant les Autochtones. Bien qu’accompagnées de publications issues de diverses nations, les publications innues de cette période contribuent de manière importante à cette émergence littéraire. Le livre Je suis une maudite Sauvagesse / Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu (1976) d’An Antane Kapesh constitue « le premier ouvrage littéraire écrit dans sa propre langue par un auteur innu » (p. 33) et publié par une maison d’édition professionnelle. Cette oeuvre, qui s’inscrit dans ce que l’intellectuelle crie et métisse Emma LaRocque nomme « la littérature autochtone contemporaine de résistance » (citée p. 38), fait d’ailleurs l’objet d’une attention particulière dans ce chapitre. L’analyse de l’émergence des publications littéraires innues s’appuie aussi sur l’étude plus attentive de deux autres oeuvres, à savoir le recueil de poésie Bâtons à message. Tshissinuatshitakana (2009) de Joséphine Bacon et Kuessipan. À toi (2011) de Naomi Fontaine. C’est ainsi que sont mises au jour les étapes menant à une « redéfinition, une réorientation et une réinvention de la littérature innue contemporaine » (p. 28) par ces autrices.
Le troisième et dernier chapitre de l’ouvrage se penche sur le processus d’institutionnalisation de la littérature innue et, parallèlement, des littératures autochtones au Québec. St-Gelais examine non seulement la chronologie de cette institutionnalisation, mais aussi plusieurs enjeux qui y sont liés, tels que la standardisation de l’orthographe de l’innu-aimun, l’autochtonisation de l’éducation des jeunes Innus, les succès critiques et commerciaux des oeuvres, la traduction, l’enseignement des littératures autochtones et le développement de la critique universitaire. L’autrice explique que la mise en place d’un appareil d’institutionnalisation de la production littéraire contribue à une réappropriation du discours sur les Innus ainsi qu’à « l’affirmation de leur spécificité culturelle » (p. 41) et donc à la souveraineté littéraire nécessaire à la décolonisation.
Considérant l’importance actuelle de la production littéraire innue au Québec, tant par sa quantité que par sa qualité, et son influence au sein de l’espace littéraire, il va de soi que l’ouvrage de Myriam St-Gelais est d’une grande pertinence. En organisant son analyse de manière à la fois chronologique et thématique, l’autrice élabore une réflexion critique et nuancée sur les aspects historiques, sociologiques et esthétiques de la littérature innue. De plus, en inscrivant le développement de cette littérature dans les contextes historiques plus larges des littératures autochtones du Québec, du Canada et de l’Amérique du Nord, l’ouvrage ouvre la porte à une réflexion plus générale sur ces dernières. Enfin, grâce à une compilation de sources des plus étoffées, l’ouvrage a une portée documentaire considérable.