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Peut-être les originaux du récit de Marquette et des copies de Jolliet dorment-ils dans quelque archive privée et seront un jour rendus publics. Alors, bien sûr, l’authenticité de ce récit pourra être établie définitivement[1].

Le voyage au Mississippi de Louis Jolliet et Jacques Marquette en 1673 fait partie d’une mémoire collective que partagent le Canada, les États-Unis et l’Europe[2]. Pourtant, il n’est documenté par aucun récit conséquent que l’on puisse dater précisément, ni en attribuer les sources avec certitude à l’un ou l’autre de ces deux explorateurs. Les sources historiques sur cette expédition commandée par le pouvoir colonial (à l’instigation probable de la Compagnie de Jésus) sont peu nombreuses et lacunaires. Jolliet déclara avoir fait naufrage et perdu ses papiers durant le voyage de retour vers Montréal en 1674[3]. Au supérieur des missions jésuites de la Nouvelle-France, Claude Dablon, il rendit compte oralement de son expédition, selon ce qu’en dit Dablon lui-même dans sa Relation de la découverte de la Mer du Sud, datée du 1er août 1674[4]. Au gouverneur général, Louis de Buade de Frontenac, Jolliet ne fournit qu’un témoignage succinct, oral ou écrit[5], ainsi qu’une carte dessinée de mémoire[6] dont il semble que l’original n’a pas été conservé. Quant à Jacques Marquette, il meurt en mai 1675 sans que l’on sache véritablement ce qu’il est advenu des papiers relatifs à ce voyage sur le Mississippi, ni dans quelle mesure le récit qui lui est attribué par la table des matières et l’avis au lecteur du tome III du Recueil de voyages de Melchisédech Thévenot, paru en 1681[7], lui est réellement attribuable[8]. Aussi, nombre d’historiens ont-ils appelé de leurs voeux la découverte de nouveaux manuscrits susceptibles de faire progresser notre connaissance de ce voyage et, surtout, de sa mise en récit. Car si l’exploration du bassin du Mississippi dans le dernier quart du 17e siècle peut nous interpeler encore aujourd’hui, c’est moins parce qu’elle glorifierait l’histoire colonialiste d’une avancée perçue après coup comme inéluctable que parce que les récits auxquels elle a donné lieu ont fait l’objet d’un travail incessant et subtil de réécriture qui en a conditionné la lecture (et donc l’interprétation) pendant trois cent cinquante ans.

Le présent article s’inscrit dans la lignée de mes travaux antérieurs qui cherchent moins à lire ces textes qu’à les décrypter, un par un et les uns par rapport aux autres, grâce aux méthodes philologiques qui supposent la comparaison ligne à ligne, mot à mot et lettre à lettre de l’ensemble des versions disponibles d’une source donnée. Ces comparaisons permettent d’ébaucher une filiation probable des trois versions grâce à la mise au jour des procédés de réécriture, révélateurs d’intentions ou d’enjeux ayant présidé à l’effacement ou à l’ajout d’informations et, parfois, à la manipulation du lecteur.

Il se trouve que deux documents du 17e siècle n’ont encore jamais été pris en compte par aucun des spécialistes du voyage de 1673, pour diverses raisons qui apparaissent aujourd’hui peu convaincantes[9]. Il s’agit d’une traduction intitulée Of New France, parue dans les éditions anglaises successives des deux derniers ouvrages du récollet Louis Hennepin de 1698 et 1699[10], et d’un manuscrit français équivalent, Relation de la Nouvelle-France 1673[11], conservé à la Bibliothèque nationale de France dans les papiers du célèbre abbé Eusèbe Renaudot, gazetier, janséniste (et donc féroce antijésuite), inféodé au prince de Condé et ardent promoteur des entreprises de Cavelier de La Salle en Nouvelle-France[12]. L’examen de ces documents nous renseigne pourtant sur la genèse des sources relatives à cette expédition. L’analyse de leurs variantes éclaire également l’équilibre précaire entre révélations et secrets. Nous comparons ici ces deux documents entre eux, puis avec la Relation de la decouverte de la Mer du Sud du père Dablon[13] pour proposer de nouvelles pistes d’interprétation.

1. La Relation de la Nouvelle-France 1673 et Of New France : deux versions d’un récit antérieur

Dans les papiers d’Eusèbe Renaudot conservés à la Bibliothèque nationale de France, plaque tournante des informations sur les explorations nord-américaines réalisées depuis la Nouvelle-France à partir des années 1670, on trouve un document manuscrit intitulé Relation de la Nouvelle-France 1673, classé par Jean Delanglez parmi les « sources de seconde main » relatives au voyage de 1673[14]. Cette relation serait, d’après cet historien, dont l’avis n’a pas été remis en question jusqu’ici, non pas un récit par Louis Jolliet de l’exploration du Mississippi en 1673, mais un condensé anonyme de ce qu’il appelle la « relation du voyage de 1673 » et de la carte produite au retour de l’expédition et dédiée à Frontenac[15]. En l’absence d’original, Jean Delanglez fait de cette Relation de la découverte de la Mer du Sud un document de première main sur le voyage de 1673 et en rejette la version « abrégée[16] » que serait le texte conservé par l’abbé Renaudot. Pour ce chercheur, « tout document où il est question des jésuites et dont on peut tracer la provenance à Renaudot et à ses “amis” devient suspect[17] » et, par conséquent, inutilisable. Cependant, il concède « quelque valeur » à la Relation de la Nouvelle-France 1673 en raison d’une phrase qui s’y retrouve et qui ne figure pas dans les autres sources : « Ceux [des Autochtones] qui sont proches de la mer ont quelques fusils[18]. » Or la présence même d’une version brève du récit de l’expédition de 1673 dans les papiers de Renaudot justifie l’examen de cette version, ne serait-ce que parce qu’elle peut renseigner sur les voies de circulation de l’information ayant permis à l’abbé d’accéder à ce document confidentiel et sur le travail en sous-main que ce dernier aurait effectué à l’égard des sources documentaires relatives à l’exploration du Mississippi. Si Delanglez a écarté la Relation de la Nouvelle-France 1673 parce qu’il doutait de sa fiabilité, estimant que ses variantes (à une exception près) ne présentaient aucun intérêt en regard de la relation longue Brotier 155, c’est qu’il ne s’intéressait qu’à l’expédition elle-même et non à la circulation des manuscrits et au processus de réécriture inhérent à cette circulation.

Quant à la traduction anglaise proposée par Louis Hennepin en 1698, Of New France, elle a été ignorée jusqu’ici. La tradition historique, depuis le 19e siècle, a posé un jugement sans appel sur la fiabilité et l’authenticité de l’oeuvre viatique du récollet. Pourtant, même si la charge implicite et allégorique[19] de certains passages de cette oeuvre en rend l’interprétation délicate, elle reste incontournable pour la compréhension des enjeux de l’exploration de la Louisiane au 17e siècle. La comparaison des deux versions brèves, française et anglaise, du récit de l’expédition de 1673 permet par ailleurs d’invalider certains des arguments que Delanglez invoque pour écarter la Relation de la Nouvelle-France 1673 des sources recevables. Incidemment, l’existence de ces deux versions courtes permet d’envisager un réseau complexe de circulation des documents, réseau qui ne serait pas restreint à des communications unidirectionnelles allant pour l’essentiel de Jolliet à Dablon, de Jolliet à Frontenac ou de La Salle à Renaudot, comme la recherche l’a globalement envisagé jusqu’ici.

Mises en regard l’une de l’autre (tableau 1), la Relation de la Nouvelle-France 1673 et Of New France apparaissent comme deux versions très proches sur le plan de leur structure et de leur contenu global, nonobstant plusieurs différences. Certaines de ces dernières, mineures, peuvent être attribuables à une traduction un peu libre ou à l’inattention d’un copiste ou du typographe : présence ou absence de virgules, disparités de chiffres, mise en paragraphes différente, pronoms ou déterminants ajoutés ou supprimés (« il perdit sa cassette et deux hommes » / « his chest and his two men were lost »), etc.

Tableau 1

Comparaison des relations brèves, française et anglaise, du voyage de Jolliet : quelques différences importantes

Comparaison des relations brèves, française et anglaise, du voyage de Jolliet : quelques différences importantes

Tableau 1 (continuation)

Comparaison des relations brèves, française et anglaise, du voyage de Jolliet : quelques différences importantes

Les caractères gras signalent les passages qui n’existent que dans une seule version. Les caractères en italique signalent les passages similaires, mais non identiques.[20]

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Comme on peut le constater à la lumière de ce tableau, le contenu de Of New France s’écarte à quelques reprises de celui de la copie conservée par Renaudot. D’abord, l’année du départ indiquée dans Of New-France est 1674 et non 1673[21]. On remarque également que

  • l’usage, dans Of New France, des pronoms He (il) et I (je) traduit bien la transition entre la posture du narrateur qui a rédigé le document et celle de Jolliet qui lui en a fait part à la première personne. La Relation de la Nouvelle-France 1673, par contre, est généralement rédigée à la troisième personne avec quelques passages incongrus au « je », incohérence qui a fourni à Jean Delanglez l’un de ses arguments pour écarter ce document des sources valables[22] ;

  • la version brève Of New France ne mentionne pas que la carte rapportée par Jolliet précisait les « rhumbs de vent » ;

  • cette même version utilise le terme « nuts » (« noix ») au lieu du terme plus générique de « fruits », mais passe sous silence le terme spécifique « assons » désignant, selon la Relation de la Nouvelle-France 1673, un fruit inconnu en Europe ;

  • Of New France ne mentionne pas le fait que certaines nations monteraient des animaux comme les Européens montent les chevaux ;

  • Of New France complète une phrase du document français (« Les Sauvages disent qu’il y a peu de courant »), dont Jean Delanglez avait souligné le caractère absurde[23], par la précision « in Winter » (en hiver) qui en rétablit la pertinence sémantique ;

  • alors que la Relation de la Nouvelle-France 1673 ne donne aucune précision quant aux nations qui peuplent le pays, Of New France a recours au pronom démonstratif « These » qui renvoie au village de 300 cabanes mentionné dans la phrase précédente. Ce village est d’ailleurs l’un des rares que signale la carte publiée par Thévenot en 1681[24], près d’un tributaire occidental du Mississippi en aval de la rivière Wisconsin (vraisemblablement la rivière Des Moines[25]) ;

  • Of New France indique une source d’information unique, très vague, faisant à nouveau appel au discours rapporté (« The Savages told me »), grâce à laquelle les voyageurs sont censés avoir eu confirmation de la proximité des Espagnols, alors que la version française fait référence à deux peuples différents (ceux vivant « du côté de l’ouest » et ceux de l’embouchure du Mississippi)[26] ;

  • les « Européens » de la relation française deviennent, dans le document anglais, des Français et des Espagnols.

Si les premières variantes sont difficilement imputables à de la négligence ou à une manipulation documentaire d’Hennepin, qui n’avait pas intérêt à bonifier le témoignage de son prédécesseur sur le Mississippi[27] ni à effacer la mention de chevaux qui aurait pu servir à renforcer la présence espagnole manifeste dans les deux dernières variantes, celles-ci pourraient s’expliquer par le souci d’Hennepin de s’adapter à son nouveau statut. Le récollet ayant été refoulé dans les Pays-Bas espagnols en 1691, le remplacement des « Espagnols » par des « Européens » répond en effet peut-être à la nécessité de ne pas prêter le flanc à la critique en Hollande, pays qui l’avait accueilli en 1696[28], ce qui permettrait de dater cette modification d’après 1696.

De ces observations, on retient que si Of New France suit globalement, dans sa structure et dans ses formulations, le texte français, il comporte quelques variantes montrant qu’il n’a pas été établi à partir de ce texte, mais qu’il est la traduction d’un document différent, plus complet pour ce qui est du courant du Mississippi en hiver notamment, moins précis pour d’autres aspects. Il s’ensuit que Of New France correspond à un état distinct d’un texte en transformation et qu’il ne peut provenir du texte français conservé par Renaudot. Les disparités entre ces deux documents témoignent de la réécriture d’un document antérieur dont elles représenteraient deux moments distincts. Si l’on peut concéder à Jean Delanglez que la Relation de la Nouvelle-France 1673 (papiers Renaudot) résulte du travail d’un copiste négligent en raison de l’usage erratique des pronoms il et je et de l’oubli d’une précision importante (« en hiver »), Of New France, au texte légèrement plus concis, témoigne d’un souci de précision et de cohérence qui justifie qu’on le prenne également en compte, en dépit de la possibilité, assez ténue, que certains passages aient été modifiés ultérieurement par Hennepin ou par l’éditeur anglais en fonction du contexte de sa publication.

Par ailleurs, il est difficile de déterminer laquelle des deux versions, française et anglaise, correspond à l’état le plus ancien de ce bref rapport. Selon Jean Delanglez, la Relation de la Nouvelle- France 1673 serait parvenue à Renaudot par l’intermédiaire de Cavelier de La Salle, qui l’aurait lui-même obtenue en novembre 1674 de Jean Barrois[29]. Barrois, secrétaire de Frontenac, étant proche du groupe d’influence Bernou-Renaudot, une telle communication devient implicitement, sous la plume du chercheur, un argument tombant à point pour discréditer ce document. Rien ne permet d’affirmer, cependant, que ces deux versions proviennent de la même source ; leurs disparités montrent, au contraire, que la version obtenue par Renaudot était différente de celle qu’Hennepin avait en main. Renaudot a pu obtenir sa propre copie assez tôt par l’intermédiaire de La Salle, bien sûr, mais aussi plus tardivement, de l’un de ses nombreux informateurs ou collaborateurs, dont certains étaient en contact étroit avec des membres de la Compagnie de Jésus[30]. En revanche, La Salle a bien plus certainement obtenu la copie d’une relation et d’une carte directement de Frontenac avant son départ pour les Grands Lacs en 1678, voire, qui sait, dès l’hiver 1674-1675, date à laquelle il obtient, grâce à Frontenac, le fort Kataracoui situé sur le lac Ontario, fort qui sera alors renommé en l’honneur du gouverneur. Ce dernier avait tout intérêt à informer La Salle des découvertes les plus récentes relatives au Mississippi s’il entendait priver la Compagnie de Jésus des prérogatives que lui aurait conférées l’avancée missionnaire au-delà des Grands Lacs, dont celle de 1673. Le déroulement même des entreprises et la correspondance de La Salle de 1678 à 1681 montrent que ce dernier se conformait au programme de colonisation esquissé par la Relation de la découverte de la Mer du Sud du 1er août 1674, ce que Frontenac ne pouvait ignorer. Il est même possible que La Salle n’ait fait alors qu’obéir aux directives du gouverneur.

Or, La Salle avait envoyé Hennepin en éclaireur vers le Mississippi en 1680, si l’on en croit la Relation des découvertes attribuée à Bernou, qui tire certainement ici ses renseignements d’Hennepin lui-même[31]. Si La Salle était bien chargé par Frontenac de vérifier et de compléter les renseignements qu’avait fournis Jolliet, ce qui paraît plus que probable, il serait alors normal que, décidé à retourner au fort de Kataracoui au lieu de poursuivre son exploration vers le Mississippi, il ait confié à Hennepin carte et relation. Comme on le sait depuis longtemps grâce à une lettre de La Salle où il invitait son correspondant à consulter Louis Hennepin fraîchement rentré en France pour connaître les détails de son premier voyage[32], le récollet fut lui-même l’informateur privilégié de Bernou et de Renaudot en 1681 et 1682[33]. On sait également que le document anonyme Voiage de Mr de la Salle à la riviere de Mississippi, dont le rédacteur le plus probable est Louis Hennepin[34], met en doute les renseignements fournis par Jolliet au gouverneur. Que le récollet soit en possession d’une version de la Relation de la Nouvelle-France 1673 différente de celle de Renaudot, version qu’il aura transportée partout avec lui dans ses pérégrinations ultérieures au moins jusqu’à sa traduction en 1698, s’explique aisément par les responsabilités importantes que lui confie La Salle à partir de 1678, d’une part, et par le voyage qu’il effectue en éclaireur vers le Mississippi en 1680, d’autre part.

En somme, les deux versions brèves, française et anglaise, proviendraient d’un même archétype ou de deux versions différentes d’un ou de deux documents antérieurs dont au moins un a pu être fourni à La Salle par Frontenac avant 1678 et transmis à Hennepin avant le mois de février 1679, date à laquelle ce dernier partit « decouvrir, par avance » la route que devrait suivre La Salle après lui[35]. Néanmoins, en l’absence de toute certitude quant à la provenance de ces documents, il convient de poursuivre nos observations en les comparant cette fois avec l’une des versions de la Relation de la découverte de la Mer du Sud pour vérifier si elles peuvent nous renseigner sur la genèse de cette dernière, notamment sur l’influence possible des copistes sur le contenu du texte. Il s’agit ici, je le rappelle, non pas de hiérarchiser les sources (laquelle serait plus valable que les autres ?), mais d’en établir la filiation.

2. La Relation de la Nouvelle-France 1673 n’est pas un abrégé de la Relation de la découverte de la Mer du Sud

Il est curieux que Jean Delanglez classe parmi les « sources de première main » sur l’expédition de 1673 la Relation de la découverte de la Mer du Sud composée par le supérieur général des missions jésuites de la Nouvelle-France, Claude Dablon[36]. Même en admettant que cette Relation ait effectivement servi à rédiger les autres comptes rendus connus de l’expédition de 1673, comme ce chercheur le soutient, il est étrange de considérer comme une « source de première main » un document rédigé par un tiers n’ayant pas participé à l’expédition et n’ayant fait que consigner un récit oral. De fait, rien ne nous permet d’affirmer que le témoignage de Jolliet a été consigné par Dablon sous la dictée de l’explorateur sans faire l’objet d’aucune transformation, ce que soulignait déjà Francis Borgia Steck en 1928[37]. Certes, à deux reprises, le texte cherche à nous le faire croire : si un premier passage de cette Relation indique un discours rapporté, le rédacteur prenant la parole au nom d’un « nous » désignant la mission jésuite en Nouvelle-France, un second passage, situé en fin de document, est suivi d’un discours direct où le je explorateur s’affirme, suivi d’un nous qui, cette fois, englobe plutôt les membres de l’expédition.

voicy toutes fois ce que nous en avons pû recueillir de ce qu’il nous a raconté, l’année prochaine nous en donnerons une pleine relation.

voicy ce qu’en dit le Sieur Joliet, car c’est sa pensée, dans le commencement lors que l’on parloit de ces terres sans arbres, Je m’ymaginois un pays bruslé, ou que la terre y estoit chetive qu’elle n’y pouvoit rien produire : mais avons remarqué le contraire et il ne s’en peut trouver de meilleur, n’y pour les bleds, n’y pour la vigne n’y pour quelques fruits que ce soit[38]

Mais ce redoublement suscite justement un doute. Le second passage, qui insiste sur le témoignage oral de Jolliet, mine quelque peu la crédibilité du premier : pourquoi faire une différence si marquée entre les discours indirect et direct de Jolliet si l’ensemble des informations provient de ce dernier ? Même en l’absence d’original et malgré le discours direct utilisé dans une partie du texte, la Relation de la découverte de la Mer du Sud ne peut être qu’une source seconde ; la comparaison de cette version longue avec les deux versions brèves anglaise et française montre d’ailleurs que ce texte a fait l’objet d’un travail important de réécriture avant d’être offert à la lecture, et qu’il n’est pas plus que les autres un texte « de première main » (tableau 2).

Pour Delanglez, rappelons-le, un seul passage de la Relation de la Nouvelle-France 1673 dans les papiers de Renaudot présente de l’intérêt parce qu’il pourrait indiquer l’existence d’un archétype disparu. Ce chercheur a examiné également deux autres versions de la Relation de la découverte de la Mer du Sud et conclu que la copie conservée par la Compagnie de Jésus dans ses archives à Vanves au fonds Brotier 155 était, « sauf quelques fautes du copiste[39] », le texte envoyé par le père Dablon en France en 1674, mais cette conclusion me paraît hâtive et fautive. Je comparerai les versions brèves de Renaudot et d’Hennepin à la version conservée à la Bibliothèque nationale de France[40], même si celle-ci présente des lacunes matérielles qu’il a été facile néanmoins de combler grâce à l’existence des quatre autres versions. Le tableau 2 montre que cette Relation de la découverte de la Mer du Sud, version plus longue que celle que proposent les deux documents précédemment examinés, n’ajoute rien de déterminant au contenu des versions courtes : les paragraphes supplémentaires constituent essentiellement des descriptions (p. ex. le calumet et son utilisation, la folle avoine, le phénomène des marées) ou de longs commentaires sur le contexte de l’exploration ou sur les possibilités du territoire exploré. La plupart de ces éléments entrecoupent la narration plutôt qu’ils ne la servent. L’idée que cette version longue ait nécessairement précédé les versions brèves n’est donc pas étayée par l’examen de leurs différences.

Néanmoins, un passage rapportant les propos de Jolliet sur les grandes plaines, cette « terre sans arbre », l’épisode de l’hésitation et de la discussion entre Jolliet et Marquette au moment de faire demi-tour, la mention d’îles « assez rares » élargissant le fleuve à certains endroits, des mesures de profondeur (« 10 brasses ») et le nombre de bourgades autochtones comptées par les voyageurs, tout cela confère de la crédibilité au texte et explique pourquoi Delanglez lui a attribué une importance particulière. Ce discours direct provient sans aucun doute d’un témoignage oral, mais il semble avoir été ajouté à un document déjà rédigé ou à tout le moins esquissé, comme le montre le tableau 2.

Tableau 2

Comparaison de trois versions du rapport attribué à Jolliet : quelques différences importantes

Comparaison de trois versions du rapport attribué à Jolliet : quelques différences importantes

Tableau 2 (continuation)

Comparaison de trois versions du rapport attribué à Jolliet : quelques différences importantes

Tableau 2 (continuation)

Comparaison de trois versions du rapport attribué à Jolliet : quelques différences importantes

Tableau 2 (continuation)

Comparaison de trois versions du rapport attribué à Jolliet : quelques différences importantes

Les caractères gras signalent les passages qui n’existent que dans une seule version. Les caractères en italiques signalent les passages similaires mais non identiques. Le texte souligné indique une information commune à deux des trois textes, mais absente du troisième.[41]

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Ce tableau met en évidence la parenté qui existe entre les versions brèves attribuées à Jolliet et la version longue attribuée à Dablon, notamment en ce qui a trait à la toponymie, alors que Of New France et la Relation de la Nouvelle-France 1673 se contentent de l’appellation autochtone « Mississippi » (avec ses variantes orthographiques), la Relation de la Nouvelle-France 1673 utilise, concurremment à cette appellation, l’hydronyme dédicatoire « Colbert », ce qui laisse croire que son rédacteur ou son copiste a pu avoir des comptes à rendre à Colbert ou cherché à obtenir des faveurs de sa part, et donc qu’elle lui était destinée. Bien sûr, une carte aurait aussi pu influencer les choix toponymiques de la Relation de la Nouvelle-France 1673, comme le suppose Jean Delanglez[42]. D’autres différences concernent des précisions qui se trouvent alternativement dans l’une ou l’autre des versions. Ainsi, les étoffes qu’il serait possible de fabriquer à partir de la laine des bisons seraient « plus fines que les couvertures rouges, et bleues des Iroquois » dans la Relation de la Nouvelle-France 1673, ou « meilleures que celles que nous apportons de France » dans la Relation de la découverte de la Mer du Sud de 1674. Cette variante est importante : si la Relation de la Nouvelle-France 1673 suppose un lecteur connaissant bien le contexte commercial et colonial, la version longue de Dablon est davantage tournée vers un lecteur français peu au fait des détails du commerce en Nouvelle-France. De même, la mention, en conclusion de la Relation de la Nouvelle-France 1673, de la mer Vermeille « qui est ce que l’on cherche » – mention qui fait d’ailleurs écho à l’importance qu’accorde à la Californie l’épître dédicatoire des cartes attribuées à Jolliet – contraste avec la présence plus discrète de cette mer (présentée comme à découvrir) dans la Relation de la découverte de la Mer du Sud de Dablon, d’autant plus que Of New France ne mentionne que les Espagnols vivant à trente lieues vers l’ouest et pas du tout les Espagnols de la Floride, alors que la Relation de la découverte de la Mer du Sud cherche au contraire à tourner l’attention vers l’est en indiquant que les habitations des Européens vers l’embouchure du Mississippi sont situées « à la main gauche[43] » d’un parcours que le lecteur présume descendant.

Par ailleurs, plusieurs détails contenus dans la Relation de la Nouvelle-France 1673 n’apparaissent pas dans la version anglaise, alors qu’ils figurent dans la Relation de la découverte de la Mer du Sud : la possibilité de greffer des arbres fruitiers ; la hauteur des herbes, très variable (3, 5, 6 pieds), et celle du chanvre (8 pieds) ; le fait qu’on coupe le nez des femmes « quand elles font mal » ; l’impression que la rivière « St-Louis » (Illinois) est la plus belle ; l’utilisation par certains peuples d’animaux comme montures ; le nombre de bisons vus en une seule fois (une bande de 400) ; et le fait qu’on ne connaisse l’hiver « que par les pluies ». Ces trois dernières remarques peuvent avoir été tirées de l’épître dédicatoire des cartes attribuées à Jolliet. Enfin, sans surprise, la version anglaise n’a pas les repères spatiaux censés permettre de situer l’écriture des versions Renaudot (« comme ici ») et Dablon (« nostre Gouverneur ») en Nouvelle-France : ces modifications s’expliquent aisément par l’écart temporel et spatial qui distingue la traduction anglaise des autres copies. En revanche, quelques détails communs aux versions brèves française et anglaise ne figurent pas dans la Relation de la découverte de la Mer du Sud. La mention du faible courant du Mississippi en hiver, dont on a vu au tableau 1 que la phrase dans Of New France était complète, contrairement à la description de ce même courant dans la Relation de la Nouvelle-France 1673, est absente de la Relation de la découverte de la Mer du Sud. Parmi les autres renseignements communs aux versions brèves qui sont absents de la version longue figurent la culture des melons d’eau, des citrouilles et des « courdes » (courges ?) ; le nom de la rivière empruntée par les voyageurs pour entrer dans le Mississippi depuis la « baie des Puants » (Green Bay) (la rivière Wisconsin, appelée « Misconsing » comme sur la Carte de la descouverte du Sieur Jolliet conservée au Service historique de la Défense[44]) ; celui du lac Michigan (« Missichiaganen » au lieu de lac « Illinois ») ; et, enfin, la description « exacte » des mines que Jolliet aurait faite dans son journal[45].

Les deux versions brèves diffèrent également sensiblement de la version longue pour ce qui est du point de départ de l’expédition (et du récit), qu’elles situent après le portage menant de la rivière Fox à la rivière « Misconsing  », alors que la Relation de la découverte de la Mer du Sud de Dablon fait partir plus vaguement les voyageurs du fond de la « baie des Puants » (Green Bay) en ajoutant des précisions géographiques (latitude, distance) et en insistant sur la recherche du portage. Mais surtout, la version Moreau 842 de la Relation de la découverte de la Mer du Sud, choisie ici pour étalon, s’écarte des deux textes brefs français et anglais par l’utilisation de certains déictiques (ou repères énonciatifs) temporels (« il y a deux ans », « cette année », « nostre gouverneur », « alors ») ou spatiaux (« d’icy » et non « d’icy, au dela des Outaouax »), écarts qui confirment que la Relation longue s’adresse à un public français, alors que les versions brèves semblent viser un lectorat plus immédiat en Nouvelle-France, ce qui conforte l’idée que les versions brèves ont précédé les cinq versions de Dablon. De même, la mention de Jean Talon est absente dans ces versions brèves, absence qui confère une importance accrue à Frontenac, ce qui peut s’expliquer par le fait que Jean Talon a été rappelé en France en 1672 et que c’est Frontenac qui désormais prend les décisions relatives à l’exploration du territoire. Ces constats laissent à penser que la version longue est en fait postérieure à l’archétype qui a donné naissance aux deux versions brèves ; il serait en effet compréhensible que l’administration coloniale ait été informée avant l’administration royale de cette « découverte ».

On note par ailleurs une distanciation narrative (« le nommé Jolliet ») dans la Relation de la Nouvelle-France 1673, qui marque un désintérêt pour le personnage (la marque de respect « Sieur » est omise) déjà signalé par Jean Delanglez[46]. La copie anglaise, moins dithyrambique que la Relation de la découverte de la Mer du Sud de Dablon quant aux qualités de l’explorateur, est néanmoins un peu plus respectueuse. De plus, la référence explicite, dans les versions courtes anglaise et française, au journal et aux documents rapportés par Jolliet (« le journal portait que… », « an exact Chart ») peut être influencée également par la formule de l’épître dédicatoire de la Carte de la descouverte du Sieur Jolliet : « On auroit veu la description de tout dans mon Journal, si le bonheur qui m’avoit toujours accompagné dans ce voyage ne m’eust manqué un quart dheure devant que d’arriver au lieu dou j’estois party[47]. » Cette référence au journal n’est pas reconduite dans la version longue, qui insiste davantage, comme je l’ai déjà signalé, sur le caractère oral du témoignage de Jolliet[48].

Enfin, curieusement, le décompte d’une bande de 400 bisons, attribué à Jolliet par l’intermédiaire du pronom « il » dans la Relation de la Nouvelle-France 1673 et par le pronom « I », plus juste narrativement, dans Of New France, est attribué à un « père » non nommé dans la Relation de la découverte de la Mer du Sud. Quoi qu’en dise Delanglez[49], cette mention saugrenue du « père » dans une lettre prétendant rapporter le témoignage oral de Jolliet en contredit la posture narrative. La Relation de la découverte de la Mer du Sud ne procéderait donc peut-être pas uniquement du témoignage oral de Jolliet, comme elle le prétend, mais s’appuierait sur un ou plusieurs documents antérieurs provenant d’un missionnaire (le « père » mentionné par la version de Dablon), comme cette mention semble l’indiquer.

Que conclure ?

Que faut-il donc retenir de la comparaison de ces trois sources censées décrire l’expédition de 1673 au Mississippi ? Un premier constat s’impose : ces documents trahissent un travail de réécriture d’envergure qui commence avant le 1er août 1674, date d’envoi de la Relation de la découverte de la Mer du Sud, à partir de documents antérieurs.

Leur comparaison met en relief l’importance du rôle du récollet Louis Hennepin, détenteur de documents confidentiels, dont l’oeuvre peut nous aider à combler les lacunes des récits officiels sur l’exploration du bassin du Mississippi. L’hypothèse selon laquelle Hennepin n’aurait joué aucun rôle dans la circulation des documents sur l’exploration de la Louisiane après 1681 (hypothèse explicite chez Delanglez, implicite chez nombre d’historiens qui ne tiennent pas compte des textes du récollet) est d’ailleurs invalidée par l’existence de cette traduction anglaise, Of New France, donnée à lire au public en 1698 dans l’oeuvre traduite d’Hennepin (Nouvelle Découverte, 1697, et Nouveaux voyages, 1698) publiée sous le titre A New Discovery, comme d’une traduction néerlandaise antérieure de la Description de la Louisiane, traduction publiée déjà en 1689. Loin d’être inutile et ignorant, Louis Hennepin était, dans les années qui ont suivi son retour en France, aussi bien sinon mieux informé que Renaudot sur l’exploration de la région du Mississippi.

De fait, Of New France s’écarte globalement davantage de la Relation de la découverte de la Mer du Sud (version Brotier 155) que la Relation de la Nouvelle-France 1673 conservée dans les papiers Renaudot. Le document anglais ne procède manifestement pas de cette version reproduite par Delanglez, mais est issu d’une version – voire d’un archétype – antérieure. Les deux versions courtes pourraient correspondre à deux moments de réécriture : le document source (disparu) de la version anglaise donnée à lire par Hennepin serait antérieur ou contemporain de la Relation de la Nouvelle-France 1673, bien que quelques formulations de la version anglaise aient pu être changées ultérieurement en raison du contexte de leur publication. Pour sa part, la Relation de la Nouvelle-France 1673 a pu être enrichie à partir de la lecture d’une carte, tout comme la Relation de la découverte de la Mer du Sud, d’ailleurs. Par ailleurs, si cette dernière comporte du discours rapporté venant d’un témoignage crédible de Jolliet, la Relation de la Nouvelle-France 1673 ne semble pas procéder d’une synthèse servile de ce document par un rédacteur incompétent, comme l’estimait Delanglez, mais paraît plutôt s’appuyer sur une version différente de ce récit. Malgré l’absence d’originaux, les variantes de ces trois documents montrent ainsi que la version Moreau de la Relation de la découverte de la Mer du Sud, considérée par l’historien Jean Delanglez comme un document « de première main », n’est pas plus valable, ni même plus ancienne, que les documents brefs. Ces variantes suggèrent plutôt qu’un ou plusieurs documents antérieurs à ceux que l’on connaît ont servi à Dablon pour rédiger sa Relation de la découverte de la Mer du Sud, ce qui en contredit la posture narrative, qui cherche à faire croire que les renseignements fournis proviendraient du seul témoignage oral de Jolliet.

Ainsi, entre l’arrivée de Jolliet à Montréal en juin 1674 et l’envoi de la Relation de la découverte de la Mer du Sud par Dablon le 1er août 1674, près de deux mois, voire plus si des renseignements étaient parvenus déjà en 1673, auraient permis au supérieur jésuite de composer, à partir du témoignage de Jolliet et de plusieurs documents dont il disposait, une version des faits officielle. L’existence d’un ou plusieurs documents antérieurs disparus aujourd’hui, mais révélés par les variantes relevées, contredit Dablon lorsqu’il affirme (deux fois plutôt qu’une) se baser uniquement sur le témoignage oral de Jolliet, et contredit de plus la position de Delanglez à l’effet que les versions longues seraient antérieures aux versions brèves.

En outre, les différences entre Of New France et la Relation de la Nouvelle-France 1673 suggèrent que l’archétype de ces documents mentionnait vraisemblablement la recherche de la mer Vermeille (le Pacifique), la rencontre de peuples venant de l’ouest du Mississippi et quelques détails évacués des versions longues ultérieures, notamment sur la flore, naturelle ou cultivée. Le document source des versions courtes s’adressait à un destinataire situé en Nouvelle-France et comportait certains renseignements cruciaux sur l’étendue du territoire parcouru d’est en ouest, alors que la Relation de la découverte de la Mer du Sud était destinée à un lectorat français. Tel que je l’ai souligné dans un article précédent, l’expédition au Mississippi attribuée jusqu’ici à Marquette et Jolliet visait davantage l’ouest que le sud et impliquait vraisemblablement aussi le missionnaire Claude Allouez[50]. Ce dernier acteur, laissé dans l’ombre par les sources jésuites[51], serait-il le véritable auteur de l’archétype des deux versions brèves attribuées à Jolliet, ce qui expliquerait cette mention du « père » dans la Relation de la découverte de la Mer du Sud rédigée par Dablon ? Il faudra, pour mieux comprendre les enjeux de ces silences, poursuivre l’examen de l’ensemble des sources sur cette expédition.