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Cette excellente étude, tirée d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université du Québec à Montréal, constitue le premier survol de la sous-culture homosexuelle émergente de la ville de Montréal à la fin du 19e et au début du 20e siècles. L’auteur se base principalement sur des sources judiciaires – un dépouillement complet des archives de la Cour du recorder, de la Cour des sessions de la paix et de la Cour du banc de la reine (ou du roi, selon la période) –, assorties de rapports de commissions d’enquête, d’articles de journaux et de récits autobiographiques. Il s’en dégage le portrait d’une vie homosexuelle masculine « foisonnante et diversifiée » (p. 238), ancrée dans les classes populaires sans toutefois s’y limiter et souvent caractérisée par des identités genrées ou fondées sur des rapports intergénérationnels.

Comme ailleurs en Occident, la sous-culture homosexuelle de Montréal se développe dans un contexte d’urbanisation et d’industrialisation rapides, d’une plus grande autonomie des jeunes travailleurs et de l’essor des loisirs commerciaux. Ces changements s’accompagnent, surtout dans le monde anglo-protestant, d’un courant de réforme morale et de lutte contre le « vice » ciblant les rapports homosexuels en même temps que la prostitution féminine et la consommation d’alcool. En 1885, le droit criminel britannique instaure le délit de « grossière indécence », qui punit tout acte homosexuel entre hommes, en public ou en privé, de cinq ans de réclusion. Quand le droit criminel canadien l’adopte en 1890 (d’où le titre de ce livre), on ajoute le fouet à la peine d’emprisonnement (p. 20). Pendant la période en question, les constables adoptent une approche de plus en plus proactive. À partir de 1905, la simple surveillance des lieux de drague se transforme en véritable politique de piégeage où des agents provocateurs – soit des policiers, soit des collaborateurs civils – participent aux activités sexuelles visées sans en subir les conséquences.

Les archives judiciaires permettent à l’auteur de brosser le portrait sociodémographique des participants pris dans le filet ainsi que de cartographier leurs principaux lieux de rencontre. Si les hommes proviennent de milieux sociaux variés, la majorité est tout de même formée de jeunes travailleurs célibataires des quartiers populaires. Leurs emplois sont très divers, mais les journaliers et les commis arrivent en tête. Presque les deux tiers des arrestations concernent des Canadiens français, proportion légèrement supérieure à leur poids dans la population, mais en conformité avec le caractère populaire des inculpés. De même, on trouve beaucoup d’Irlandais catholiques parmi les anglophones. Les autres communautés culturelles sont peu représentées.

La géographie des arrestations montre les débuts d’une première enclave homosexuelle dans le secteur du Red Light délimité par les rues Sherbrooke, De Bleury, Craig (Saint-Antoine) et Saint-Denis, et parsemé de bordels, cabarets, théâtres, cinémas et autres lieux de loisirs commerciaux. Un second pôle se constitue à l’ouest dès les années 1910, dans le nouveau centre-ville, autour du carré Dominion (square Dorchester) où apparaîtront les premiers bars gais dans les années 1920. Curieusement, ceux-ci n’ont laissé aucune trace dans les archives judiciaires. Au-delà de ces deux enclaves, les archives identifient d’autres points chauds, incluant le Mont-Royal, le carré Viger, le parc La Fontaine et les toilettes publiques, surtout celles de la gare Windsor, à proximité du carré Dominion.

En ce qui concerne les pratiques, les archives révèlent l’importance des relations entre hommes (dont l’âge moyen est de 36 ans) et garçons de 12 à 17 ans. Majoritairement issus de milieux populaires, vivant dans ou près du secteur du Red Light, ceux-ci jouent un rôle sexuel « passif » face à leurs partenaires plus âgés. Si le système judiciaire, préoccupé par la corruption de la jeunesse, les voit comme des victimes et les oblige souvent à témoigner contre leurs compagnons adultes, l’auteur souligne plutôt leur agentivité et explique leur complaisance par une « quête de liberté, voire d’aventure » (p. 160). Le plus souvent payés (de 25 cents à un dollar par rencontre), ils ne sollicitent pas, mais profitent d’un moyen facile de gagner de l’argent et d’accéder à des loisirs commerciaux.

Parfois, les opérations policières prennent au piège des hommes d’un statut social plus élevé, ce qui attire l’attention des journalistes et déclenche les premiers scandales homosexuels. En 1908 et en 1916, c’est le cas de deux clubs privés, animés l’un par un médecin et l’autre par un marchand d’articles religieux, qui resteront « emblématiques dans l’imaginaire montréalais pendant des années » (p. 173). Ces clubs réunissent chacun au moins une vingtaine d’hommes qui se rassemblent régulièrement chez leur hôte pour des rapports sexuels, tant collectifs qu’individuels. Les membres accomplissent des rites initiatiques et adoptent des identités féminisées, se forgeant ainsi une conscience identitaire en tant qu’homosexuels. À cette époque des grandes migrations, les deux clubs ont aussi une dimension transnationale. Selon la presse, la rafle au club du docteur Geoffrion donne lieu à un « exode des Soeurs » (p. 189) aux États-Unis, un aspect peu connu de ce mouvement migratoire. Le marchand d’articles religieux, pour sa part, est né en Californie et accueille des visiteurs de New York à son club. Après la descente de police, deux inculpés attendent de l’argent du Texas pour payer leur caution, tandis que l’animateur s’enfuit à New York où il travaillera comme décorateur d’intérieur jusqu’à sa mort en 1960, à l’âge de 82 ans.

Une conscience identitaire homosexuelle naît aussi à l’intérieur de plusieurs cercles d’intellectuels et d’artistes anticonformistes, dont celui de la poète Elsa Gidlow, jeune Anglaise qui habite Montréal avant d’émigrer elle aussi aux États-Unis en 1920. Sa recherche infructueuse d’une communauté lesbienne à Montréal incite l’auteur à conclure que l’homosexualité féminine y « demeure pour l’essentiel confiné à l’espace privé » (p. 9). Je me demande pourtant s’il n’y a pas une sous-culture lesbienne à découvrir au sein des mondes de la prostitution et des arts et spectacles, à l’instar de ce que l’on voit en France vers la même époque. Le phénomène des « cirques », des spectacles obscènes montés par des prostituées pour des voyeurs, laisse supposer que les pratiques lesbiennes sont répandues parmi les travailleuses du sexe, au moins à des fins commerciales.

L’auteur a le mérite de comparer la sous-culture homosexuelle montréalaise à celles de diverses autres villes, mais je regrette son choix de se concentrer sur l’historiographie nord-américaine, à l’exception du cas de Londres, retenu en raison de la proximité des systèmes judiciaires canadien et britannique. Le monde homosexuel parisien décrit par William Peniston[1] offre beaucoup de ressemblances avec celui de Montréal, même s’il est plus élaboré, et on peut le supposer connu de certains, étant donné le rayonnement de la France dans le Québec de cette époque. (Une génération plus tard, la duchesse fictive de Michel Tremblay se rendra à Paris imbue d’histoires sur les « fameuses pissotières ».) À part cette omission, Grossières indécences est une étude fouillée et originale qui constitue une avancée notable dans notre connaissance de l’histoire LGBT.