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Ceux et celles qui considèrent l’histoire du tourisme comme un genre mineur ou anecdotique ont intérêt à lire le très beau livre de Nicole Neatby, magnifiquement mis en pages par McGill-Queen’s University Press. L’auteure utilise sa fine connaissance des milieux francophone et anglophone pour effectuer une histoire croisée qui se déroule à plusieurs niveaux : culturel, ethnologique, politique, institutionnel, économique et infrastructurel. Pour ce faire, elle met en scène de nombreux acteurs : touristes américains pionniers qui s’aventuraient en Gaspésie au début du XXe siècle, Canadiens anglais qui cherchaient à l’est un peu d’Europe, promoteurs anglophones montréalais, aubergistes de village, politiciens, administrateurs, clergé, milieux nationalistes. En croisant leurs intentions, leurs actions et leurs représentations, l’auteure pose une double question : comment les identités nationales ont-elles influencé le rapport des voyageurs au Québec ? Et comment les politiques touristiques ont-elles cherché à transformer et à utiliser ces représentations ? Le va-et-vient entre une « offre » et une « demande » culturelle donne tout son dynamisme et toute son ampleur à ce livre ambitieux.
Plusieurs surprises attendent le lecteur non spécialiste. J’ai été étonné de découvrir l’importance accordée au tourisme par la classe politique et par le clergé, de Mgr Bruchési à Albert Tessier et Paul Gouin, ce dernier ardent défenseur d’une revitalisation du tourisme à des fins nationales. Ils y voyaient tous bien sûr une source de revenus – notamment pendant la crise économique – mais plus encore une façon de projeter et de renforcer la spécificité du Québec en Amérique du Nord. C’est à ce niveau que la démonstration de Neatby porte le plus. Loin de considérer ces enjeux nationaux comme stables et le tourisme comme un instrument de propagande, elle renverse la donne : le tourisme devient un outil de construction du national. En effet, ce que la classe politique a découvert dans la première moitié du XXe siècle, c’est une précoce anglicisation des proto-structures touristiques, avec une signalisation routière largement anglophone, des auberges de la Mauricie nommées American House ou New York Coffee ou des repas imitant la nourriture américaine. Tout l’effort des promoteurs touristiques canadiens-français sera de sensibiliser les locaux à manifester leur caractère distinctif, quitte à créer des légendes et de l’artisanat locaux et à adopter une cuisine « à la française » afin de participer à l’aventure de la refrancisation et d’actualiser tant bien que mal l’héritage européen.
Le titre du livre révèle bien l’une des visées de l’auteure : comprendre chez ces acteurs la double volonté d’être ancien et moderne. Cet enjeu, fil rouge de l’ouvrage, est suivi avec finesse et, pourrait-on dire, réceptivité par l’auteure – ce qui n’est pas toujours le cas des recherches portant sur le Québec provenant de l’extérieur de la province. Cette attention lui permet de faire réverbérer son analyse au-delà de la question du tourisme en déconstruisant les expériences et les étiquettes associées à certains groupes ou catégories. C’est le cas des milieux nationalistes chez qui, dans le cas du tourisme, la préservation (du Québec) n’est plus mise au passé ; elle est en quelque sorte futurisée, puisqu’il s’agit de re-trouver (et parfois carrément de créer) des traditions qui seront à préserver. Cette résonance temporelle entre le passé et le futur, le livre de Neatby la rend merveilleusement bien, tout comme les nombreuses images qui l’ornent (photographies, brochures touristiques, etc.). On y découvre que le passage de la dénomination « Old Province » à « Belle Province » au début des années 1960 a permis d’actualiser la représentation du Québec, mais en misant toujours sur la vieille recette gagnante de l’ambiguïté temporelle afin de faire cohabiter l’exaltation du Québec comme un fleuron de la modernité et, comme le déclarait au Delaware Robert Prévost, membre du tout nouveau ministère du Tourisme, sa caractérisation comme un « charmant anachronisme dans un cadre digne du XXe siècle » (p. 188).
La place spéciale de Montréal constitue, de l’aveu même de l’auteure, une anomalie dans sa démonstration. Alors que le Québec rural est représenté et vendu comme enraciné dans un certain passé pétri de traditions et d’européanité, Montréal est rapidement acclamée comme une ville industrielle et dynamique offrant confort, luxe et plaisirs (illicites ou non…). Cette anomalie permet à Neatby de faire ressortir l’importance des acteurs et des structures qu’ils mettent en place pour orienter la promotion touristique : ici, ce sont les Montréalais anglophones du Montreal Tourist and Convention Bureau qui « cadrent » leur ville en visant des touristes canadiens-anglais à la recherche d’une expérience « américaine » haute en couleur (dans la sin city du Nord) et là des touristes américains satisfaits de constater que l’expression ultime de la modernité en toutes choses était bien, au fond, américaine. Les Montréalais francophones, eux, contrairement aux habitants d’en dehors, se trouvent en trop dans cette configuration.
Vieux, jeune, nouveau, ancien, archaïque, terreau des ancêtres, laboratoire du futur ? D’hier à aujourd’hui, le flot de mots pour situer le Québec par rapport au passé et à l’avenir ne s’est guère tari. Il a donné lieu à des politiques ambitieuses ou ruineuses, à des articulations originales des horizons temporels et à des batailles épiques entre les Québécois eux-mêmes ou entre eux et leurs autres. Le livre à multiples entrées de Nicole Neatby, s’il est susceptible de contribuer à plusieurs autres histoires en donnant à l’objet du tourisme toute sa pertinence, constitue également une importante contribution à ce champ de recherche encore jeune portant sur la temporalité et l’expérience de l’histoire.