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Près de deux décennies après la parution de la synthèse magistrale d’Yves Roby, le chercheur indépendant David Vermette offre à son tour un survol de l’histoire franco-américaine. Cependant, Vermette ne prétend pas décrire in toto la vie des Canadiens français expatriés aux États-Unis, choisissant plutôt de se pencher sur quatre thèmes parfois escamotés dans le récit conventionnel de la Franco-Amérique : les conséquences de l’industrialisation, la migration entre régions contigües, diverses visions de la citoyenneté étatsunienne, puis la crainte de l’Autre chez les « Yankees ». Évaluée en fonction de ces thèmes, l’oeuvre de Vermette réorganise et approfondit une histoire autrement bien connue de la communauté savante.
Cette étude rappelle à certains égards The French-Canadian Heritage in New England de Gerard J. Brault (1986), oeuvre qui paraissait elle aussi après un long intervalle entre synthèses et intégrait l’histoire familiale de l’auteur. Comme Brault, Vermette offre une mise au point en s’appuyant sur un corpus de monographies récentes, celles de Mark Paul Richard en particulier, et de journaux d’époque. Le caractère novateur de cette oeuvre ne découle donc pas d’un méticuleux dépouillement d’archives, mais de l’organisation même du récit. On le voit dès les premières pages : cette histoire débute chez les commerçants de Boston, au XVIIIe siècle, bien avant que l’on songe à quitter la vallée du fleuve Saint-Laurent pour les villes de la Nouvelle-Angleterre. Vermette cite les investissements de la famille Cabot et des « associés de Boston » dans l’industrie des textiles pour expliquer l’émigration canadienne et son ampleur. En citant d’impressionnantes statistiques, l’auteur souligne le rôle clé des textiles dans le développement de la Nouvelle-Angleterre puis la contribution de la main d’oeuvre canadienne-française à cette croissance (p. 109-111). Si la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale n’est pas aussi fouillée que les années 1865-1930, il faut encore y voir le pouvoir de corporations et d’investisseurs qui ont déménagé leurs filatures et donc provoqué la désintégration des « Petits Canadas ».
Ce schéma amplifie le thème de la dépendance et de la vulnérabilité socioéconomique des immigrants canadiens, que Vermette présente au coeur du livre (p. 149-151). La domination des corporations et des contremaîtres anglo-saxons semble totale ; un discours racialiste mobilisé par le Ku Klux Klan des années 1920 relègue les Franco-Américains aux marges de la société étatsunienne. Le récit accentue ainsi les difficiles conditions de vie et la persécution qu’ont subies les francophones à différentes époques. Il tend à effacer leur agentivité et leurs succès, parmi lesquels des percées électorales remarquables et leur graduelle ascension économique, fruit de décisions individuelles et familiales, au fil des générations.
Il serait inexact, d’ailleurs, d’identifier ce groupe ethnique uniquement aux filatures. Les chercheurs doivent tenir compte des francophones des régions rurales, tels que les journaliers canadiens qui deviennent de plus en plus visibles dans le Vermont et le Maine dans les années 1840, puis les nouvelles opportunités qui permettent aux familles franco-américaines d’échapper aux usines, peu à peu, au cours du siècle suivant. En intégrant leurs voix, on doit inévitablement abandonner un récit qui débute et prend fin à Boston. Néanmoins, A Distinct Alien Race dépeint une réalité fondamentale de la « grande saignée » en se penchant sur les centres manufacturiers. L’étude de cas à laquelle l’auteur revient tout au long de l’oeuvre, la ville de Brunswick dans le Maine, permet de mieux définir cette réalité. Le choix de cette ville est doublement intéressant en ce qu’elle est souvent omise de la littérature savante sur les Franco-Américains.
Vermette offre aussi une nuance convaincante à certains travaux qui font de la survie religieuse et linguistique le fait fondamental de la saga franco-américaine. Tout en reconnaissant le sincère désir des expatriés de vivre leur culture traditionnelle en sol étatsunien, l’auteur se détourne d’une mince élite de curés et de rédacteurs de journaux dont on a peut-être surestimé le pouvoir. Il cherche à saisir le pénible quotidien d’un peuple transplanté en sol étranger – sol qui pouvait sembler étranger même pour les Franco-Américains natifs des États-Unis. Si un sujet permet de relier les quatre thèmes de l’oeuvre, c’est donc le défi rencontré par plusieurs générations de Francos de naviguer des structures économiques et des institutions civiques dans leur position subalterne.
Ce texte est aussi pertinent en ce qu’il touche des questions longtemps débattues par la communauté historienne québécoise. En trois chapitres, Vermette analyse la vie économique du Bas-Canada puis du Québec au dix-neuvième siècle. Doit-on parler d’une crise agricole ? De techniques agraires désuètes ? D’un problème de surpopulation ou d’endettement ? Vermette est prêt à concéder qu’une crise sévit mais, rejoignant Leslie Choquette, il y voit une crise de modernisation : de plus en plus, la campagne québécoise s’insère dans un univers capitaliste et industriel élargi qui accentue la compétition économique. Au même moment, le réseau ferroviaire fait soudainement du Bas-du-Fleuve et de Brunswick des régions connexes ; l’écart des salaires d’un endroit à l’autre suffira à expliquer l’émigration.
Au-delà de ces débats, un captivant récit attend tout lecteur qui franchit le dédale des péripéties de la famille Cabot. L’auteur y ajoute sa propre couleur en réfutant l’argumentaire xénophobe de certains auteurs étatsuniens entre 1880 et 1930. Effectivement, la riposte provient autant de Vermette que des Franco-Américains de l’époque ; l’idée d’un complot immigrant visant à miner les institutions de la Grande République est finalement risible, dit-on. Certes, à quelques endroits, on attendrait des explications supplémentaires : il faudrait mieux présenter l’archevêque John J. Williams et son suffragant, Louis De Goesbriand, par exemple (p. 232, 235). Un survol plus bref des familles brahmines de Boston – récit qui passe par l’opium et le commerce chinois – aurait permis une attention soutenue à des pages d’histoire plus pertinentes, telles que l’intrigante mais courte section concernant le « Vermont Eugenics Survey ». Pour sa part, le style est quelques fois miné par un manque de cohérence au niveau des temps de verbes, comme on le constate dans « The May 1, 1881 edition of the Times cited Wright’s “Chinese of the East” contentions, and adds a gloss to his accusations… » (p. 213). Autrement, Vermette écrit d’une plume sophistiquée, riche et entraînante.