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Alors qu’ils s’intéressent depuis longtemps aux débuts de l’histoire de la Nouvelle-France, les historiens ont prêté peu d’attention aux Antilles françaises au XVIIe siècle (à l’exception notable de Philip Boucher, de Paul Butel, d’Éric Schnakenbourg et de Jacques Petitjean Roget). Les sources, dit-on, manquent. Cet ouvrage d’Éric Roulet nous montre en revanche la richesse de la documentation sur la Compagnie des îles de l’Amérique, l’entreprise qui supervisa la conquête et l’exploitation des îles au nom de la France de 1635 à 1651. En effet, il s’agit d’une étude exhaustive de la compagnie, sa structure, son fonctionnement, son personnel et ses relations avec l’État. Selon Roulet, la compagnie constitue « un prisme » à travers lequel « toute la politique coloniale de la France aux Antilles » est mise en évidence (p. 16).
Roulet souhaite redresser le bilan plutôt négatif de la compagnie dans l’historiographie. Selon lui, les historiens précédents ont pris au mot les commentaires des contemporains sans avoir creusé dans les différents types de sources disponibles. Cet ouvrage témoigne effectivement de cette variété. Tout d’abord, l’auteur a consulté les délibérations de la compagnie, dont une grande partie a survécu jusqu’à nos jours (et qui sont d’ailleurs toutes incluses en annexe de l’ouvrage). Cette richesse représente une occasion exceptionnelle d’examiner de près le fonctionnement interne d’une telle société et ses relations avec le pouvoir. Ces fonds de la compagnie sont mis ensemble avec des documents issus d’un nombre impressionnant d’archives et bibliothèques municipales, départementales, nationales et étrangères, rédigés en plusieurs langues. À partir de cette riche base documentaire, Roulet brosse un portrait à la fois de la compagnie et des îles antillaises pendant son mandat, d’où l’ampleur impressionnante de l’ouvrage qui est divisé en sept parties de trois chapitres chacune. Les quatre premières parties traitent de l’organisation, du personnel et du fonctionnement de la compagnie, alors que les trois dernières parties abordent la société et l’économie antillaises ainsi que la détérioration des relations entre la compagnie, les gouverneurs et les habitants insulaires à partir des années 1640.
Le souci de situer la compagnie dans différents contextes fait la force de l’étude. Dans le premier chapitre, Roulet met la compagnie dans le contexte de l’intérêt soutenu de l’État, et surtout du cardinal de Richelieu, pour les affaires maritimes et commerciales pendant les années 1620 et 1630. En octobre 1626, le même mois où Richelieu signa l’acte de fondation de la Compagnie de Saint-Christophe, prédécesseur de la Compagnie des îles, le cardinal se fait nommer « grand maître et surintendant du commerce et de la navigation ». Il a pour objectif d’étendre son autorité tout au long des côtes françaises, objectif dans lequel s’inscrivent les deux compagnies successives. Richelieu est actionnaire, plusieurs de ses clients investissent dans l’entreprise et le renseignent sur la marche des affaires, et les principaux ports d’attache métropolitains des deux compagnies sont directement sous son contrôle. Bref, « la politique commerciale du cardinal et de la monarchie se confond avec celle de la Compagnie » (p. 281).
Ce contexte politique permet à l’auteur de faire des connexions entre la Compagnie des îles et d’autres compagnies à vocation « régionale » qui voient le jour à la même époque, notamment la Compagnie de la Nouvelle-France, fondée en 1627. Les liens entre les deux compagnies sont multiples et se voient surtout au niveau des gens impliqués. Par exemple, un tiers des associés de cette dernière sont déjà investisseurs dans l’entreprise laurentienne. Tout comme la Compagnie de la Nouvelle-France était un modèle pour la Compagnie des îles, cette dernière le deviendra de même pour des compagnies suivantes, un partage de connaissances qui s’explique, selon Roulet, en partie par la participation des mêmes individus dans plusieurs compagnies. La force de cette approche comparative est de rappeler au lecteur que les difficultés éprouvées par la Compagnie des îles ne lui étaient pas particulières. Par exemple, la mort de Richelieu en 1642 marqua la fin d’une période où la monarchie portait une attention soutenue aux affaires d’outre-mer et aux compagnies colonisatrices. Compte tenu de ces liens, on aimerait lire une étude globale sur les compagnies françaises dans l’Atlantique à l’époque ou du moins, une comparaison soutenue de la Compagnie des îles et de son homologue laurentienne.
Dans la même veine, Roulet met en comparaison les expériences de la Compagnie des îles avec celles des compagnies hollandaises et anglaises. Ces sections sont parmi les plus efficaces de l’ouvrage. Roulet fait ce type de comparaison surtout quand il analyse un événement dans l’histoire de la compagnie qui a suscité beaucoup de critiques de la part des contemporains et des historiens. Par exemple, Roulet compare la rébellion notoire de Philippe de Longvilliers de Poincy, gouverneur de Saint-Christophe, avec celle du gouverneur Henry Hawley de la Barbade contre le roi d’Angleterre pendant la même décennie. Selon l’auteur, les deux ne peuvent être comprises que dans le contexte des guerres civiles qui ravageaient les métropoles à cette époque. Cette comparaison inter-impériale est d’autant plus pertinente que la particularité des expériences de la Compagnie des îles réside dans la situation géopolitique complexe des Antilles. D’une part, la rivalité entre les puissances européennes était particulièrement intense à l’époque ; d’autre part, les Français partageaient quelques îles avec leurs rivaux, notamment Saint-Christophe dont une partie était anglaise. Ce sont ces moments qui nous donnent un aperçu de la fragilité des projets coloniaux au XVIIe siècle.
Au final, Roulet dresse un bilan mesuré des actions de la compagnie. Ce faisant, il conteste plusieurs interprétations traditionnelles voulant que celle-ci était fortement sous-capitalisée, que les associés ne s’engageaient pas dans ses affaires et qu’elle était responsable des rébellions et ensuite de la perte des îles dans les années 1640 et 1650. Roulet affirme plutôt que les associés faisaient de leur mieux dans des circonstances difficiles et que plusieurs facteurs externes étaient importants, dont « l’abandon de l’État » (p. 585). On peut cependant se demander à quoi sert cet exercice de trouver la raison pour laquelle la compagnie finit par échouer. Après tout, les compagnies atlantiques au XVIIe siècle, chargées à la fois de développer le commerce et la colonisation, avaient de vastes mandats que leurs homologues asiatiques n’avaient pas. Comme le constate K. G. Davies dans The Royal African Company, les empires européens n’avaient tout simplement pas l’infrastructure requise pour réaliser leurs ambitions dans ce domaine.
Cet ouvrage impressionne en raison de la profondeur de la recherche et de sa longueur. On aurait cependant aimé que cette histoire si fouillée s’insère de façon plus explicite dans celles de l’empire français et du monde atlantique. Tout lecteur qui ne connaît pas l’histoire des compagnies ou des îles à cette époque peut facilement se perdre dans les détails. Il y a aussi quelques inexactitudes. Par exemple, il n’y avait pas de vice-rois de l’Amérique à l’époque ; ils étaient les vice-rois de la Nouvelle-France (le premier vice-roi de l’Amérique fut nommé en 1663). La Compagnie des îles n’était pas la compagnie la plus durable ; c’était la Compagnie de la Nouvelle-France. On aurait souhaité une plus grande attention de la part de l’éditeur, compte tenu des nombreuses fautes de frappe et de quelques phrases répétées.
Mis à part ces réserves, l’ouvrage nous montre tout l’intérêt de cette période méconnue des îles françaises. Il constitue une référence essentielle aussi bien pour la richesse de ses annexes et de sa bibliographie que pour son contenu.