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Après Lomer Gouin, Louis-Alexandre Taschereau, Adélard Godbout et Maurice Duplessis, c’est au tour de Jean Lesage, qui fut chef du Parti libéral du Québec de 1958 à 1970 et premier ministre du Québec de 1960 à 1966, de voir plusieurs de ses discours réunis dans une anthologie.

Outre la présentation du rôle et de la symbolique du personnage de Jean Lesage par le sociologue Jean-François Simard et l’analyse de ses discours par Denis Monière et Dominique Labbé, l’ouvrage contient 52 discours prononcés par Lesage entre le 31 mai 1958, jour de son élection à titre de chef du Parti libéral du Québec, et le 17 janvier 1970, jour de l’élection de son successeur, Robert Bourassa.

Parmi ces 52 discours, plus de 40 %, soit 21, ont été prononcés à l’occasion d’événements partisans réunissant des militants de son parti, tandis que les autres ont été présentés devant des chambres de commerce, lors de conférence fédérale-provinciale, ou encore, devant des publics extérieurs du Québec tels que, notamment, l’Empire Club de Toronto, le Canadian Club de Calgary, le Canadian Club de Victoria ou l’Alliance française de Vancouver. La plupart des discours prononcés à l’extérieur du Québec l’ont été lors de sa tournée dans le reste du Canada en 1965.

À la lecture de ces discours, trois constats principaux s’en dégagent.

Premièrement, les textes réunis dans cette anthologie révèlent les principales difficultés auxquelles les deux gouvernements de Jean Lesage ont fait face. Parmi ces difficultés, mentionnons en premier lieu l’état de l’économie. Le Québec traverse alors la pire crise économique depuis les années 1930. Cet important élément conjoncturel, que plusieurs analystes de ces années ont négligé ou tout simplement passé sous silence, a probablement contribué à la victoire des libéraux en juin 1960 et rendu leur tâche passablement difficile une fois au pouvoir.

À ce contexte économique difficile s’ajoutent les embûches qui ont parsemé la voie des libéraux, soit la lutte au patronage et son corollaire, la déception de plusieurs militants libéraux. Quelques mois seulement après son élection, Lesage aborde de front cette question litigieuse qui allait miner le moral d’une bonne partie des troupes libérales tout au long des six années pendant lesquelles son parti est au pouvoir. À l’occasion du congrès de la Fédération libérale du Québec, qui se déroule en octobre 1960, Lesage déclare alors aux militants et principaux dirigeants de son parti :

« Je vous parlais tantôt d’unité. Il y a une unité, mes amis, dont le gouvernement n’a pas à se réjouir. C’est celle qui concentre les critiques – et je l’admets – le mécontentement, sur un seul point des politiques du gouvernement. Il s’agit du fameux patronage ! Qu’il existe du mécontentement, je ne cherche pas à le nier. Beaucoup de libéraux et beaucoup d’indépendants qui ont travaillé au renversement du régime s’impatientent parce que le changement de gouvernement ne s’accompagne pas d’un changement complet et immédiat d’appareil administratif ; parce que les injustices dans la structure du fonctionnarisme régi par la seule règle du favoritisme risquent maintenant d’être immobilisées et consacrées par notre respect de la loi ; parce que l’appel des soumissions publiques paraît mettre sur le même pied que les autres ceux qui se sont rendus coupables d’une majoration éhontée des dépenses gouvernementales.

[…]

Le système du patronage qui a édifié la nouvelle classe des millionnaires de l’Union nationale est aboli depuis le premier jour de notre élection. Jamais notre gouvernement n’y retournera. Que cela soit compris et bien entendu. Jamais ! » (p. 59-60 et 62)

Dans les faits, la lutte au patronage a considérablement compliqué la tâche du gouvernement Lesage. À un point tel que, devant la montée de l’insatisfaction de plusieurs militants libéraux, cette situation allait, avec d’autres considérations politiques, amener Lesage à déclencher des élections anticipées en septembre 1962.

Comme le mentionne Lesage, la réforme de l’administration publique suscite également la grogne chez un grand nombre de militants libéraux pour qui le slogan de la campagne électorale de 1960, « C’est le temps que ça change », signifiait plutôt c’est le temps que ça change… en faveur des libéraux !

Deux autres facteurs ont aussi alimenté la méfiance et l’insatisfaction chez plusieurs militants libéraux. La planification des ressources humaines et matérielles au sein de la fonction publique, la « planification économique » ou encore la « planification démocratique », expressions très en vogue utilisées par Lesage lui-même, en est un. L’interventionnisme étatique en est un autre. Véritable révolution par rapport au libéralisme du laisser-faire qui privilégiait un minimum d’intervention de l’État, l’interventionnisme étatique, dans plusieurs domaines d’activités (création d’un ministère de l’Éducation, nationalisation des compagnies hydro-électriques, etc.), soulève de vifs débats à l’époque. Associés au socialisme, voire au communisme, l’interventionnisme étatique et, surtout, la planification économique sont des enjeux tout au long de la Révolution tranquille, comme en font foi les discours de Lesage.

Deuxième constat qui émerge de la teneur de ces discours, à partir de l’année 1964, on remarque, comme le soulignent Monière et Labbé, une « rupture » par rapport aux textes des années précédentes. Lesage tente alors de répondre aux critiques à l’égard des politiques adoptées sous sa gouverne depuis quatre ans. Il se veut davantage pédagogue et cherche à mieux informer ses militants et la population sur le bien-fondé et sur la nécessité des décisions tout en présentant la philosophie qui inspire les politiques de son gouvernement.

Enfin, le troisième constat est à l’effet qu’à partir de 1964, un nouvel enjeu apparaît sur l’écran radar du gouvernement de Lesage : la question constitutionnelle.

Ce nouvel enjeu politique s’invite dans la politique québécoise et semble prendre par surprise Lesage et son gouvernement. Ce sont les débats entourant la formule Fulton-Favreau, formule d’amendement proposée à la constitution canadienne de 1867 et ceux concernant le statut du Québec qui allaient marquer la scène politique québécoise pour plusieurs années encore. Il faut ici préciser qu’au cours de l’année 1963, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) devient un parti politique et qu’un mouvement radical, voire révolutionnaire, le Front de libération du Québec (FLQ) voit également le jour. Ces deux derniers groupes ont comme objectif principal de faire du Québec un pays.

En terminant, mentionnons qu’il aurait été opportun de préciser les critères qui ont présidé à la sélection des 52 textes retenus parmi un corpus de 141 discours de Lesage que les auteurs ont recensés. Néanmoins, en dépit de cette lacune, il s’agit d’un ouvrage essentiel pour bien comprendre ces années dites de Révolution tranquille et saisir les enjeux qui ont marqué cette époque.