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Depuis les années 1840, l’historiographie canadienne a abondamment traité des Canadiens de « la classe élevée[2] », « les plus marquants et les plus éclairés[3] » ayant préféré passer en France à la fin de la Nouvelle-France plutôt que passer sous allégeance britannique en restant au Canada. Nombre d’historiens ont interprété ces migrations comme étant étroitement liées à l’histoire de l’élite sociale canadienne face aux conséquences de la Conquête et du traité de Paris[4]. En 2006, notre ouvrage Canadiens en Guyane, 1754-1805 ouvrait de nouveaux horizons en estimant que 4000 Canadiens de toutes les strates de la société étaient passés en France à la Conquête pour souvent repasser de là en Guyane ou dans une autre colonie[5]. Jacques Mathieu et Sophie Imbeault ajoutaient récemment une contribution intéressante en consacrant le cinquième chapitre de leur ouvrage, La guerre des Canadiens, 1756-1763, au sort des nobles émigrés en France à la Conquête pour les uns et restés ou revenus au Canada pour les autres, et le sixième au « destin de petites gens », notamment aux ex-habitants de la Nouvelle-France secourus à La Rochelle en 1762[6].

Quelle fut au juste la nature du mouvement migratoire déclenché à la Conquête ? Y eut-il deux mouvements migratoires : celui des nobles et celui des petites gens ? L’historiographie a encore assez peu documenté les « retours en France des pauvres [et] des nantis[7] » ; elle s’est davantage intéressée aux Canadiens de l’élite sociale, mais en portant peu attention au mouvement migratoire qu’ils ont pu former collectivement. Si un mouvement migratoire a vraiment affecté la noblesse canadienne à la Conquête, nous en savons encore assez peu de choses, hormis le fait que les nobles présents au Canada ont connu une décroissance démographique de l’ordre de 30 % à 40 % entre 1754 et 1774[8].

Les émigrants canadiens de la Conquête se sont dispersés en France métropolitaine et coloniale dans un mouvement migratoire complexe et difficile à saisir. La recherche pour les retracer dans les archives françaises est encore assez parcellaire, mais elle nous a néanmoins permis de compiler jusqu’à maintenant dans la Base de données des émigrants de la Conquête (BDEC) le parcours individuel de 1950 Canadiens, nobles ou pas, passés en France pendant la guerre de Sept Ans et après le traité de Paris[9]. Les membres de la noblesse canadienne étant déjà parfaitement identifiés[10], on dénombre exactement 395 Canadiens, issus de 121 des familles formant la noblesse du Canada, passés en France après 1754[11]. Mais puisque 76 d’entre eux allaient rentrer définitivement au Canada entre 1761 et 1806, l’immigration nette est donc de 319 Canadiens de naissance noble émigrés en France entre 1755 et 1777. Mais que représente au juste le départ définitif de 319 nobles dans une population d’environ 70 000 Canadiens à l’époque de la Conquête et par rapport aux 4000 Canadiens estimés être passés en France à cette époque[12] ?

En s’intéressant au départ d’une partie de la noblesse canadienne à la Conquête, l’historiographie a concentré son attention sur le cas particulier de certains individus, ou de certaines familles, en laissant plus ou moins entendre que leur histoire était représentative de l’ensemble du groupe[13]. Or, il importe d’insérer ces départs à l’intérieur du groupe social particulier auquel ils appartiennent et de bien les mettre en relation avec l’ensemble des Canadiens impliqués dans le même mouvement migratoire. S’il demeure important de chercher à mieux comprendre l’impact qu’a pu avoir le départ d’une partie importante de la noblesse canadienne, il reste tout aussi pertinent de s’intéresser à l’histoire, par exemple, des 314 épouses nobles ou roturières, nées au Canada entre 1682 et 1748[14] et passées en France avec leur mari et 404 enfants nés en 1750 ou après[15]. L’histoire de ces Canadiens est essentiellement celle d’un vaste et complexe mouvement migratoire ayant impliqué quelques milliers de personnes, dont les familles indigentes secourues à La Rochelle en 1761-1762.

Cet article poursuit trois intentions. Exploitant une source archivistique particulièrement intéressante (deux listes nominatives faisant état d’un groupe de 127 Canadiens de basse extraction sociale présents à La Rochelle en 1761-1762), il aborde le mouvement migratoire complexe et multiforme déclenché à la Conquête et présente un portrait sectoriel de la diaspora canadienne émigrée en France. L’expérience individuelle et collective de ces « nécessiteux » composant une image spécifique des plus expressives, il propose par ailleurs une sorte de contrepoids à la représentation historiographique, voire archétypale, du Canadien de l’élite sociale passé en France à la Conquête. Des transcriptions non conformes et erronées des listes de Canadiens secourus à La Rochelle ayant déjà été publiées en 1930 et 1933 dans le Bulletin des recherches historiques, cet article entend enfin rectifier les erreurs de perspective que ces transcriptions fautives ont pu inspirer[16].

Les petites gens secourus à La Rochelle

Les Canadiens ne sont pas, pour ainsi dire, « passés en France à la Conquête », mais à différents moments et dans diverses circonstances à la fin du Régime français. Plusieurs sont partis pendant la guerre de Sept Ans. Des miliciens libérés de leur captivité en Angleterre ont préféré émigrer en France plutôt que revenir au Canada. Certains ont quitté le pays à la capitulation générale de 1760 ou dès après le traité de Paris, mais d’autres mettront quelques mois, voire quelques années, à préparer leur départ. Tous et chacun ont ainsi traversé l’Atlantique à divers moments et sur plusieurs bateaux les ayant conduits vers différents ports de France. Bon nombre avaient quelque bien, trouvaient du travail et pouvaient subvenir à leurs besoins, mais l’administration royale devait prendre en charge ceux qui étaient incapables de gagner leur vie. Ces derniers devaient rester regroupés, souvent près de la ville portuaire où ils étaient arrivés, afin de percevoir l’allocation de subsistance que le Bureau des Colonies du ministère de la Marine leur versait mensuellement.

Deux documents administratifs font état des allocations versées en août 1761 et en novembre 1762 aux ex-habitants de l’île Royale et du Canada que la guerre de Sept Ans et la chute de la Nouvelle-France avaient conduits à La Rochelle[17]. Il s’agit de listes nominatives de bénéficiaires indiquant le navire à bord duquel ils étaient arrivés, quelques-uns à Rochefort, la plupart à La Rochelle. Ces prestataires ont été inscrits dans le même ordre dans les deux listes, soit : les familles des notables, des « principaux habitants » et des « habitants nécessiteux » déportées de l’île Royale en 1758. Viennent enfin les « habitants de Québec » partis du Canada en octobre 1760 ou en 1761 et tous considérés comme des « habitants nécessiteux ».

Il sera seulement question ici des Canadiens indigents secourus à un endroit précis, à La Rochelle, et à un moment déterminé, après la capitulation de 1760 et avant les vagues migratoires que le traité de Paris allait déclencher en 1763. Il n’apparaîtra ainsi du mouvement migratoire produit à la Conquête qu’un aperçu sectoriel, limité dans le temps et dans l’espace, et valable seulement pour un certain groupe d’individus appartenant au bas de la pyramide sociale. Après les descriptions déjà livrées des Canadiens passés par la Guyane et par la Touraine, cet aperçu de ceux secourus à La Rochelle ne sera en somme que la troisième pièce d’un vaste puzzle en construction. Si l’histoire des Canadiens passés en France à la Conquête reste encore à découvrir dans les divers aspects de sa complexité, ce bref regard jeté en direction de La Rochelle en révélera certains des traits.

Tableau 1

Total des allocations de subsistance versées aux ex-habitants d’Amérique septentrionale à La Rochelle en août 1761 et en novembre 1762

Total des allocations de subsistance versées aux ex-habitants d’Amérique septentrionale à La Rochelle en août 1761 et en novembre 1762

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La solde

L’allocation de subsistance, ou solde, que le roi versait aux ex-habitants d’Amérique septentrionale représentait une dépense importante de l’ordre de 270 000 à 300 000 livres par année[18] dont  40 000 à 50 000 livres distribuées à La Rochelle. Les réfugiés venus de l’île Royale y étaient les plus nombreux et accaparaient 85 % des allocations distribuées en 1761-1762. Ils formaient une petite société démographiquement assez stable composée d’officiers militaires, d’officiers de justice, d’ex-titulaires de fonction, de familles notables (les « principaux habitants ») et de gens issus des classes populaires qualifiés d’« habitants nécessiteux ». Les ex-habitants du Canada, tous issus du peuple, formaient une communauté quelque peu différente[19].

Tableau 2

Nombre d’habitants du Canada secourus à La Rochelle en août 1761 et novembre 1762

Nombre d’habitants du Canada secourus à La Rochelle en août 1761 et novembre 1762

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Les listes mentionnent une soixantaine de Canadiens ayant quitté Québec en octobre 1760 et recevant l’allocation de subsistance en 1761. Une dizaine d’entre eux n’étaient déjà plus secourus en novembre 1762 parce qu’ils ne vivaient plus dans l’indigence, qu’ils avaient quitté la région de La Rochelle ou parce qu’ils étaient décédés. La liste de novembre 1762 ajoute par contre : quatre enfants nouvellement nés, une dizaine de Canadiens venus, semble-t-il, rejoindre leur famille ainsi que huit familles, deux couples et quelques individus arrivés en 1761. Ces ajouts, en tout une cinquantaine de personnes, étaient venus doubler les effectifs de la petite communauté canadienne de La Rochelle où 112 Canadiens recevaient la subsistance en novembre 1762.

Les listes d’août 1761 et de novembre 1762 indiquent le montant de la subsistance donnée à chacun, soit 6 sols par jour (équivalant à 108 livres par année) pour les adultes nés avant 1740 et 3 sols pour les plus jeunes. Il reste assez difficile d’évaluer ce que cela représentait concrètement pour les prestataires. Selon Jean-François Mouhot, 6 sols par jour permettaient à certains malades ou grabataires de survivre misérablement, surtout s’ils recevaient d’autres formes d’aide ou de charité[20]. La subsistance, explique-t-il « était probablement à peine suffisante pour vivre, et encore très médiocrement : elle permettait tout juste à un homme d’acheter son pain quotidien, quand les années n’étaient pas trop mauvaises[21] ». Elle pouvait par contre devenir un revenu d’appoint fort appréciable dans une famille où le père exerçait un travail rémunéré et que la subsistance était accordée à la mère et à chacun des enfants. Ce n’était en principe qu’une mesure temporaire en attendant que les bénéficiaires « puissent se suffire par leur travail[22] », mais il arrivait que l’on se montre tolérant envers certains prestataires auxquels un travail salarié permettait de vivre plus adéquatement[23].

Les administrateurs du Conseil de Marine, souvent le ministre lui-même, déterminaient qui devait recevoir l’allocation que le roi consentait aux ex-habitants d’Amérique septentrionale dans le besoin. La liste des bénéficiaires était recopiée chaque mois pour tenir compte des naissances, des décès, des nouvelles inscriptions et des personnes à qui les secours étaient retirés. Certains prestataires recevaient un peu plus ou un peu moins que le montant établi de 6 ou de 3 sols par jour. Des orphelins pouvaient en effet recevoir 6 sols au lieu de 3[24], de même que les enfants d’une famille nombreuse[25] ou ayant, apparemment, de plus grands besoins[26]. Rien n’explique pourquoi certaines personnes n’ont droit qu’à 4 sols par jour[27], pourquoi une mère de famille d’origine acadienne ne reçoit que 3 sols[28], ni pourquoi la femme d’un sergent licencié ne retire que 3 sols, alors que d’autres dans la même situation en reçoivent 6[29].

Les secourus et leur famille

Pas moins de 121 Canadiens furent secourus à La Rochelle en 1761-1762, mais quelques ajouts et retraits doivent affiner cette donnée brute. Il faut d’abord ajouter 15 Canadiens alors présents dans leur famille et encore 2 autres récemment décédés[30], puis exclure les personnes qui n’étaient ni Canadiens de naissance ni des immigrants établis en famille et véritablement « canadianisés ». Si on accepte comme Canadiens naturalisés les personnes nées à l’extérieur, mais mariées au Canada ou ayant un enfant né au Canada, et si l’on considère que les couples ou familles venus de l’extérieur devenaient canadiens après avoir vécu au moins cinq ans au Canada, ces critères excluent 11 non-Canadiens[31]. Certains des enfants secourus à La Rochelle ne sont pas eux non plus formellement canadiens puisqu’ils sont nés après que leur mère eut émigré du Canada[32].

On discerne ainsi à l’intérieur du vaste mouvement migratoire déclenché à la Conquête un petit groupe de 96 Canadiens, par naissance ou par naturalisation, ayant quitté le Canada en 1760 ou 1761 et recevant la subsistance à La Rochelle en 1761-1762. Ce groupe comprenait en réalité 113 personnes puisque 17 chefs de famille ne retiraient pas d’allocation (incluant les 2 récemment décédés). Après leur départ du Canada, ces familles avaient accueilli 14 nouveau-nés. Au total : 127 personnes dont 119 (93,7 %) étaient accompagnées à La Rochelle d’un proche parent : conjoint, père, mère, enfant, frère ou soeur. Il reste toutefois à déterminer jusqu’à quel point cette image composée de 29 familles nucléaires et de 8 Canadiens solitaires émigrant du Canada est réellement représentative de l’immense phénomène migratoire dont elle témoigne.

Tableau 3

Les émigrants du Canada secourus à La Rochelle en août 1761 et en novembre 1762 ainsi que leurs familles

Les émigrants du Canada secourus à La Rochelle en août 1761 et en novembre 1762 ainsi que leurs familles
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Quelques-uns des Canadiens qui ne sont secourus qu’en novembre 1762 pourraient avoir émigré du Canada en 1760 ou en 1762. Ceux dont l’année exacte de leur émigration a pu être déterminée ont tous émigré en 1761. Peu de Canadiens ont émigré en 1762, alors qu’il « passe seulement de temps à autre quelques dames ou autres personnes » (BAC, MG1, Série C11A, vol. 105, fol. 382, 01-09-1762, Résumé d’une lettre de Jean-Marie Landriève Des Bordes ; voir aussi : Robert Larin, Canadiens en Guyane…, op. cit., 51-52).

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On n’observe étonnamment aucune différence significative entre les 19 familles et couples sans enfants partis du Canada en 1760 et les 10 autres ayant émigré en 1761. Les deux groupes familiaux sont parfaitement similaires et composés de familles tout à fait semblables. On peut donc les regrouper dans le tableau 5 puisque certains membres des familles émigrées en 1760 n’ont peut-être quitté le Canada que l’année suivante[33] et que l’une ou l’autre des familles semblant être arrivées à La Rochelle en 1761 a pu, en réalité, avoir émigré du Canada en 1760[34].

Tableau 4

Composition des groupes d’émigrants du Canada arrivés à La Rochelle en 1760 et 1761

Composition des groupes d’émigrants du Canada arrivés à La Rochelle en 1760 et 1761

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Tableau 5

Canadiens émigrés en 1760 et 1761 et secourus à La Rochelle en 1761 et 1762

Canadiens émigrés en 1760 et 1761 et secourus à La Rochelle en 1761 et 1762

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On ne trouvera que deux familles atypiques parmi les 29 familles et couples sans enfants passés à La Rochelle en 1760-1761 : une famille acadienne, sur laquelle nous reviendrons, ainsi que les deux soeurs Pasquet, filles d’un navigateur de Québec. Louise, probablement la plus jeune des deux, semble être décédée peu après 1762[35], alors que Suzanne participa à l’âge de 32 ans, en 1763, à la tentative d’établissement en Guyane[36]. Les 27 autres couples et familles secourus à La Rochelle présentent un profil assez homogène : ils avaient été formés au Canada entre 1734 et 1760 et unissaient une épouse presque toujours (22 fois sur 27) née dans la colonie[37] et un époux invariablement natif de la métropole. Dans au moins 21 cas sur 27, ces époux étaient arrivés au Canada comme soldats des troupes de la Marine, mais cela peut également avoir été le cas à notre insu de certains des 6 autres[38]. Selon ce que l’on remarque à La Rochelle, il appert qu’être né en France prédisposait à y revenir à la Conquête avec une épouse et des enfants nés au Canada.

Des familles d’ex-soldats

Les soldats des compagnies de la Marine, que les articles 1, 3 et 5 de la capitulation de 1760 empêchaient de continuer à combattre ont été congédiés en arrivant en France et ces troupes ont été abolies le 5 novembre 1761[39]. Les listes des personnes secourues à La Rochelle mentionnent les familles de neuf soldats licenciés, mais ce total est incomplet et confond deux situations différentes : celle d’anciens soldats et celle de militaires véritablement licenciés en 1760.

Seuls les six premiers soldats inscrits dans les listes (2 sergents et 4 troupiers) peuvent réellement avoir été démobilisés en décembre 1760[40]. Leur épouse et leurs enfants avaient droit à la subsistance, mais pas eux puisqu’ils avaient reçu à leur congédiement une petite gratification en remerciement de leurs services, une conduite [des frais de déplacements] leur permettant de se rendre là où ils voulaient se retirer, et une « avance » sur les années de solde que le roi leur devait. Depuis le 1er septembre 1757, ils avaient en effet été payés pour 14 mois en lettres de change dont le roi avait suspendu le paiement, et pour 22 mois en papiers du Canada dévalués de leurs deux tiers et non plus encaissables à court terme[41]. Cela n’est pas spécifié, mais Pierre Toussaint, mari de Thérèse Malouin, a certainement lui aussi été licencié en décembre 1760 ainsi que Clément Urtain, François Morisseaux et Louis Lachaux, maris d’Amable Charlan, Françoise Desève et d’Élisabeth Dauleau. Au total, les familles de 10 soldats de la Marine congédiés auraient donc été secourues à La Rochelle en 1761-1762. L’intendant du port de Rochefort avait d’ailleurs avisé le ministre Berryer que le licenciement des soldats du Canada « les réduisait à une grande misère, attendu qu’ils n’apportaient de la colonie que des cartes ou billets sur le trésor pour la solde de 18 mois à deux ans qui leur est encore due[42] ».

Les trois derniers soldats licenciés mentionnés n’étaient pas du tout dans la même situation que les six précédents et avaient droit, eux, à l’allocation de subsistance puisqu’il s’agissait d’ex-soldats revenus à la vie civile depuis déjà quelque temps. À chaque année, on libérait ainsi un certain nombre de soldats désireux de se marier et de s’établir au Canada. Le visiteur Pehr Kalm notait en 1749 dans son journal de voyage :

On a récemment demandé au roi s’il ne permettait pas l’envoi annuel de France de 300 hommes, afin que les plus anciens puissent toujours [recevoir] leur congé et qu’en même temps qu’ils soient en mesure de se marier et de recevoir également en partage des terres vierges à cultiver et où s’établir. […] On dit que la plupart des soldats d’ici sont venus de France et qu’après avoir servi le roi en cette qualité durant six années, ils sont libres de démissionner, de recevoir de la terre à cultiver et de devenir ainsi paysans. […] Durant les trois ou quatre premières années, [… l’ex-soldat] reçoit de la Couronne, pour lui et sa femme, la nourriture, une vache et le matériel agricole de première nécessité ; d’autres soldats lui sont également fournis pour l’aider à charpenter son logement, et c’est le roi qui les paie[43].

Après avoir ainsi obtenu leur démobilisation pour fonder une famille, quantité de soldats, plutôt que de devenir paysans, s’installaient en milieu urbain. La liste de novembre 1762 mentionne François Hardilly[44] et Denis Aubin dit Camus, soldats licenciés ainsi que René Bracard dit Saint-Laurent, sergent licencié. Le premier, qui faisait partie des recrues envoyées de Port-Louis en 1750[45], était devenu couvreur en bardeaux à Montréal après avoir quitté l’armée et s’être marié en 1759[46]. Le soldat Nicolas Aubin dit Camus était aussi revenu à la vie civile et s’était fait journalier après son mariage à Montréal en 1743. Le troisième, René Bracard, a demandé la subsistance en faisant valoir qu’il avait servi pendant 45 ans jusqu’à son congédiement comme sergent en 1753 et qu’il n’avait pu apporter en France que 9400 livres en papiers du Canada non encaissables. En raison de son grand âge et de sa situation, le président du Conseil de Marine lui a accordé la subsistance ainsi qu’à sa femme, Marie Josèphe Gatien, à compter de mai 1762[47]. Divers actes notariés et documents judiciaires conservés à Montréal confirment qu’il était effectivement sergent dans la compagnie de Laperrière entre 1733 et 1742 et qu’il était même enseigne dans la compagnie des canonniers en 1747. Mais ces documents indiquent aussi qu’il était aubergiste et cabaretier entre 1743 et 1747, bourgeois et marchand entre 1748 et 1753 et même voyageur en 1759.

Pourquoi les listes de La Rochelle ont-elles qualifié ces chefs de famille ayant quitté la vie militaire depuis dix ou vingt ans de « soldats licenciés » en assimilant leur situation à celle des soldats réellement licenciés en décembre 1760 ? Les familles d’au moins huit autres anciens soldats du Canada étaient également secourues à La Rochelle sans que ces derniers ne soient pour autant désignés comme des soldats licenciés. Deux d’entre eux étaient récemment décédés[48] et les six autres[49] retiraient la subsistance, sauf Nicolas Camus dont seulement l’épouse et les enfants y avaient droit.

Le tableau 6 montre que 27 familles et couples sans enfants venus du Canada étaient secourus à La Rochelle en 1761-1762, soit les familles (avec ou sans enfants) de 6 hommes de métier, de 10 soldats licenciés à leur arrivée en France, de 9 anciens soldats du Canada exerçant un autre métier ainsi que les veuves et enfants de 2 autres anciens soldats.

Un épiphénomène

Il est presque toujours impossible de comprendre les motivations derrière la décision d’être partis à la Conquête ou d’être restés au Canada. La plupart des 27 familles canadiennes retirant la subsistance à La Rochelle alliaient une femme née et mariée dans la colonie et un homme natif de la métropole, très souvent un soldat ou un ex-soldat des troupes de la Marine. Ces hommes, qui pouvaient exercer une profession ou un métier, prévoyaient sans doute pouvoir vivre plus aisément et mieux faire vivre leur famille en France que dans une colonie dévastée par la guerre, dont la structure socio-économique était à rebâtir et dont personne ne pouvait prévoir l’avenir, surtout si le Canada était abandonné définitivement à l’Angleterre. Le fait aussi d’être créanciers du roi et de détenir des papiers du Canada avait également pu en inciter plusieurs à passer en France en croyant pouvoir mieux les négocier. Ils avaient su, à tout le moins, s’en servir pour apitoyer le ministre sur leur infortune et obtenir une allocation de subsistance. Ces Canadiens se réservaient sans doute aussi la possibilité de revenir au pays si jamais le Canada était rendu à la France à la fin de la guerre.

Tableau 6

Statut socioprofessionnel du chef des familles secourues à La Rochelle en 1761 et 1762

Statut socioprofessionnel du chef des familles secourues à La Rochelle en 1761 et 1762

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L’étude des allocations de subsistance versées à La Rochelle aura permis, non pas de comprendre et d’expliquer, mais de connaître et de décrire la situation individuelle des prestataires. Cette remise en contexte a parfois permis de risquer quelques éléments de réponse quant à savoir pourquoi chacun d’eux avait quitté le Canada, mais aura somme toute livré assez peu de matière consistante au-delà du simple constat que tel individu ou telle famille avait émigré dans telles circonstances et apparemment pour telle raison. L’approche prosopographique et l’étude du cas particulier de chaque Canadien, ou de chaque de famille canadienne, retrouvé en France suggèrent que la Conquête aurait moins enclenché un mouvement migratoire qu’une multitude de migrations individuelles.

Les émigrants de la Conquête montrent en effet des profils diversifiés et ont quitté le Canada pour diverses raisons, à différents moments et dans des contextes variés. Ils se sont dispersés notamment à La Rochelle et dans toute la France continentale et coloniale. Leurs migrations sont encore souvent trop peu documentées pour qu’il soit possible de les interpréter et d’en bien comprendre les causes. Nous ne pouvons souvent que conjecturer et présumer, par exemple, qu’il avait dû paraître plus avantageux à Charles François Cornu de Sainte-Marthe et à Claude Marin seigneur de Talar d’aller profiter des avantages de leur noblesse en France que de rester roturiers au Canada[50]. Prendre possession de biens fonciers reçus en héritage pourrait aussi avoir incité la famille de Jean Claveau à émigrer en France, mais cela n’attesterait que d’une migration singulière et n’aide guère à comprendre pourquoi 4000 Canadiens ont émigré à la Conquête. De même, suggérer que Félicitée Gabrielle Mettot avait trouvé moyen d’échapper à la conjoncture et à ses difficultés en épousant, dix jours après la capitulation de Montréal, un soldat sur le point d’être rapatrié en France est une explication circonstancielle admissible, mais ce n’est aussi qu’une présomption.

Les départs de la Conquête apparaissent en définitive comme un épiphénomène puisqu’il demeure assez difficile de les insérer individuellement et globalement dans l’histoire d’un mouvement de population dont la possibilité d’une description-synthèse donne l’impression de vouloir s’éloigner à mesure qu’on tente de l’approcher… à moins, peut-être, de le décrire comme ayant été une suite d’impulsions migratoires.

Et quelques Acadiens

Bon nombre d’Acadiens avaient réussi à échapper à la déportation de 1755 en se cachant dans les bois, mais, au dire de Bougainville, la faim les avait obligés à se réfugier au Canada où « leur misère [était venue] augmenter encore la nôtre[51] ». Plusieurs habitants des îles Royale et Saint-Jean avaient eux aussi évité la déportation de 1758 en fuyant vers la baie des Chaleurs et la vallée du Saint-Laurent. L’arrivée entre 1755 et 1761 de plus de 1090 Acadiens[52] dans un Canada déjà durement éprouvé par la famine, une épidémie de variole, les bombardements et les affres de la guerre avait provoqué un « deuxième drame acadien[53] » ayant causé plus de 300 décès au cours de l’hiver 1757-1758 dans la paroisse de Québec[54].

Lors des négociations ayant précédé la capitulation de Montréal, le gouverneur Pierre Rigaud de Vaudreuil avait proposé à l’article 39 :

Aucuns Canadiens, Acadiens ni Français, de ceux qui sont présentement en Canada et sur les frontières de la Colonie, […] ni les Soldats Mariés et non Mariés restant en Canada, ne pourront Estre portés, ni Transmigrés dans les Colonies Anglaises, ni en L’Ancienne Angleterre, Et Ils ne pourront Estre recherchés pour avoir pris Les Armes.

Mais le major-général Jeffery Amherst avait été catégorique : « Accordé, Excepté à l’égard des Acadiens[55] », car pour les Britanniques, la Conquête avait transformé les Canadiens en « nouveaux sujets » du roi d’Angleterre alors que les Acadiens, sujets britanniques depuis 1713, étaient considérés comme des rebelles.

On trouve quelques Acadiens et ex-habitants de l`île Royale parmi les ex-habitants du Canada secourus à La Rochelle, notamment la famille de Françoise Chiasson arrivée en 1760 à bord du navire parlementaire le Dauphin avec des soldats et autres prisonniers français que le capitaine de ce navire avait reçu ordre de transporter à La Rochelle[56]. Mais ces Acadiens semblent avoir tous quitté le Canada volontairement et non en vertu de l’article 39. Les épreuves qu’ils y avaient connues avaient dû en inciter certains à passer en France où le roi, devaient-ils penser, allait certainement pouvoir mieux s’occuper d’eux que le roi d’Angleterre n’était disposé à le faire au Canada. Ils devaient aussi savoir que des membres de leur famille et plusieurs compatriotes se trouvaient déjà en France où on leur donnait une allocation de subsistance en attendant de leur trouver des terres pour les établir en « Petites Cadies[57] ». Parmi ceux dont nous constatons la présence à La Rochelle, les frères Lartigue y avaient retrouvé leur mère Jeanne Dhiarse et leur soeur Louise Lartigue. Les orphelins Charles Boudrot[58] et Élisabeth Guillaume étaient probablement aussi des Acadiens allant retrouver des membres de leur famille, de même que Françoise Chiasson, née à Beaubassin en 1733, et Marie Anne Hébert, née à Port-Royal en 1724.

Des prestations distribuées arbitrairement

L’attribution de pensions et d’allocations servant de lunette d’observation, il est encore possible de suivre certains émigrants de la Conquête au-delà de novembre 1762. La subsistance devait à l’origine les soutenir durant quelques mois, mais elle fut maintenue dans le but de favoriser leur intégration économique et sociale et était encore versée aux descendants des « colons spoliés » dans les années 1880[59]. Ces secours auraient joué plutôt négativement à l’égard des Acadiens[60] et n’ont été pour les Canadiens de La Rochelle qu’une mesure de courte durée, administrée avec beaucoup d’arbitraire, de paternaliste et d’improvisation. Le président du Conseil de Marine et ses administrateurs accordaient ou retiraient la subsistance à ceux qui, selon eux, la méritaient ou pas. Une allocation pouvait être retirée puis à nouveau consentie « au gré des changements d’humeur » des administrateurs[61]. Ceux qui y avaient droit recevaient souvent leur solde en retard, et parfois pas du tout, comme cela est arrivé à La Rochelle à Nicolas Piot. Ses blessures subies comme milicien au Canada le rendant incapable de travailler, le président du Conseil de Marine rétablit le 6 mars 1767 les secours qui lui avaient été retirés en 1765, mais il semble que le bénéficiaire n’ait rien reçu avant le 1er janvier 1790[62] !

Par souci d’équité et de justice sociale, et surtout pour en diminuer les coûts, on procéda à partir d’avril 1765 à une réévaluation afin de maintenir l’allocation à « ceux qui par fidélité envers le Roi ont abandonné tous leurs biens » en Amérique du Nord, et de la supprimer à ceux qui « n’ont fait aucun sacrifice et gagnent davantage [en France que ce qu’ils gagnaient] dans les colonies ». La subsistance fut ainsi supprimée à nombre de Canadiens qui, contrairement aux Acadiens, avaient pour la plupart quitté le Canada volontairement après avoir vendu leurs biens et qui, par surcroît, étaient, d’après le ministre, en mesure de gagner leur vie en trouvant du travail comme « manoeuvres et ouvriers »[63].

Personne parmi les Canadiens arrivés à La Rochelle en 1760-1761 ne semble avoir bénéficié de l’allocation de subsistance au-delà de 1766, mais quelques privilégiés reçurent des pensions compensatoires sans que l’on sache pourquoi ils avaient mérité cette faveur. La subsistance fut retirée le 29 janvier 1766 à la veuve et aux enfants de Jean Baptiste Claveau[64] qui n’avaient assurément plus besoin des secours du roi puisqu’ils avaient hérité d’une maison située à Marans, rue du Bateau, « composée de deux chambres basses, deux chambres hautes, un galetas, écurie, cour et jardin par derrière », un « terrain planté en bois » situé non loin au lieudit la Fraignée, ainsi qu’une rente de 500 livres[65]. Alors que la subsistance avait été retirée à plusieurs familles canadiennes, pourquoi Guillaume Charles Cadet et son épouse, Marie Durant, eurent-ils droit à des pensions viagères d’un montant équivalent, soit 108 livres par année[66] ? Et pourquoi les enfants de Pierre Gabory et Marguerite Cardinal et ceux de Nicolas Piot et Françoise Chailé furent-ils les seuls à se voir accorder, le 28 avril 1766, une pension aussi de 108 livres jusqu’à leurs 18 ans[67] ?

La subsistance avait été retirée en 1766 à la famille de Marie Angélique Camus née à Québec en 1759[68]. Mariée à un marchand forain de Paris et mère de trois enfants, elle prit l’initiative de demander au ministre, le 18 mai 1783, « le peu qui peut lui revenir » étant parmi « les pauvres habitants faits prisonniers de guerre [… lorsque] Québec en Canada [avait] été pris par les Anglais[69] ». Le président du Conseil de Marine lui accorda 6 sols par jour qui passèrent quelques années plus tard sous le couvert de la loi du 25 février 1791[70]. Mais on ignore encore ici pourquoi personne d’autre, dans sa famille ou parmi les Canadiens secourus à La Rochelle en 1761-1762, ne fit une demande semblable et ne mérita de pension en 1783.

À la Révolution, la loi du 25 février 1791 décréta que l’allocation de subsistance jadis accordée aux « habitants de l’Acadie & du Canada, passés en France lors de la cession de ces pays aux Anglois […] sera continuée à tous ceux qui en jouissent ou qui en ont joui » à compter du 1er janvier 1790, soit 8 sols par jour aux sexagénaires, 6 sols par jour aux pères et mères de famille ainsi qu’aux veuves, et 4 sols par jour aux enfants et orphelins jusqu’à l’âge de 20 ans[71]. Selon une liste des bénéficiaires, seulement quelques-uns des Canadiens secourus au début des années 1760 à La Rochelle l’étaient à nouveau dans les années 1798-1799[72] : Marie Camus, femme Devaux, âgée de 39 ans, résidant à Paris ; Nicolas Piot, âgé de 74 ans, à La Rochelle ; ainsi que Pierre, Marie Anne, Françoise, Régis et Catherine Claveau, âgés de 40 à 59 ans, à Marans. Tous les autres Canadiens secourus à La Rochelle auraient pu se prévaloir de cette loi et percevoir cette allocation, mais il n’en fut rien. Certains, comme Marie Françoise Valade et Angélique Rainville, nées à Québec en 1696 et en 1717, étaient décédés, alors que d’autres étaient revenus au Canada. Il est probable aussi que des Canadiens, qui habitaient en province ou aux colonies, n’avaient pas été informés ou avaient négligé d’aller s’inscrire au greffe de leur municipalité pour demander cette prestation.

Un exode de Canadiens

Les mouvements de population provoqués par la guerre de Sept Ans et le traité de Paris évoquent l’image du Canadien errant. La consignation dans BDEC de leurs déplacements et leur analyse à partir de la Guyane et de la Touraine nous avaient fait voir des Canadiens ayant beaucoup moins émigré vers ces destinations que transité par ces endroits[73]. On les avait découverts engagés dans des trajets migratoires les entraînant toujours ailleurs, comme s’ils étaient en quête d’une destination ultime. Ce que l’on découvre maintenant à La Rochelle renforce la même impression. Cette ville semble n’avoir été qu’un lieu de passage ou de résidence temporaire où 25 % des émigrants canadiens de la Conquête n’auront, pour la plupart, fait que séjourner durant quelques mois ou quelques années[74].

Des recherches généalogiques dans les registres de Charente-Maritime devraient venir confirmer cette impression que moins d’une vingtaine des Canadiens secourus en 1761-1762 à La Rochelle étaient encore présents sur le territoire de ce département après 1766. Peut-être pouvait-on y trouver : la famille de Jean Baptiste Berthomé et Élisabeth Balan, dont la fille est décédée à La Rochelle le 12 novembre 1821 ; celle de Pierre Ravenel et Angélique Rainville, dont la fille a épousé un caporal du régiment des volontaires d’Afrique le 7 avril 1780 à l’île de Ré[75] ; celle de Nicolas Piot qui habitait encore à La Rochelle en 1798 ; la veuve et les enfants de Jean Baptiste Claveau, héritiers des biens que ce dernier avait laissés à Marans ; et possiblement la famille de Pierre Gabory et Marguerite Cardinal, dont les enfants retiraient une pension vers 1766-1769 sans que ne soit précisé leur lieu de résidence en France. Toutes ces familles avaient émigré du Canada sur le Bristol-Galley en 1760.

Parmi les Canadiens secourus en 1761-1762, peu nombreux auraient donc été ceux restés en permanence dans la région de La Rochelle. Certains étaient décédés peu après. D’autres étaient allés résider à Paris, comme Angélique Camus, ou ailleurs en France. La suppression de l’allocation de subsistance en 1765-1766 avait aussi occasionné des retours au Canada. Il est difficile de savoir précisément quand Marie Anne Angélique Joneau dite Manon Beaufort et le milicien Joseph Goulet sont rentrés au Canada. Le milicien François Luc Dufresne est forcément revenu en 1767 puisqu’il n’était pas encore arrivé le 6 avril 1767[76] et qu’il s’est marié à Montréal le 11 janvier 1768. Suzanne Paquet recevait encore les secours à La Rochelle en 1765[77] et revint au Canada où on constate sa présence le 21 juillet 1776[78]. La famille de Claude Dumesnil et de Marguerite Cardinal était encore à La Rochelle en décembre 1765 et projetait passer à Saint-Pierre et Miquelon[79], peut-être en vue de gagner ensuite le Canada où Claude Dumesnil fils s’est marié à Lachine le 3 février 1783. Son oncle Pierre Gabory était lui aussi revenu puisqu’il est décédé le 9 avril 1806 à Montréal sous le nom de Joseph Gabourie.

Le 26 décembre 1762, le président du Conseil de Marine informait le personnel des ports que les secours seraient encore distribués au cours de l’hiver aux familles d’Amérique septentrionale, mais qu’ils seraient ensuite supprimés. Il demandait aux commissaires de convaincre les familles qui étaient encore dans la misère de passer à Cayenne, en Martinique, à Sainte-Lucie, en Guadeloupe ou à Saint-Domingue, auquel cas le roi continuerait de leur accorder les mêmes secours et quelques autres avantages[80]. Bon nombre des Canadiens secourus à La Rochelle dont on perd la trace après 1762 ont dû émigrer dans ces colonies. C’est assurément le cas de Suzanne Paquet passée en Guyane en 1763, mais que l’échec de l’entreprise de colonisation de Kourou avait fait revenir à La Rochelle l’année suivante[81]. La famille de Joseph Mailly était encore à La Rochelle en mars 1763, mais semble être passée peu après en Martinique où le président du Conseil de Marine a fait enregistrer un document le concernant[82]. Jean Marguerie et sa femme sont passés en Guadeloupe où leurs deux filles se marient à Porlan (Le Moule) les 26 juin et 20 août 1769. Mathieu Monier et Louis Sellier, pour leur part, avaient émigré à Saint-Domingue où le premier fut inhumé le 22 octobre 1763 à Fort-Dauphin, aujourd’hui Fort-Liberté au nord-est d’Haïti, et le second le 8 septembre 1764 à Port-au-Prince[83].

Un démembrement social

L’historiographie s’est bien saisie du dilemme auquel les membres de la noblesse canadienne ont dû affronter après la Conquête : soit rester Français et partir, soit rester au Canada et devenir sujets britanniques. Certains sont restés et ont occupé une fonction prestigieuse en préservant la considération sociale dont ils jouissaient à l’époque de la Nouvelle-France. D’autres ont plus ou moins réussi à s’adapter ou ne sont tout simplement pas parvenus à se maintenir au sein de l’élite sociale que le nouveau régime emmenait à se renouveler[84]. L’historiographie s’est par contre beaucoup moins intéressée aux nobles ayant quitté le Canada, peut-être parce qu’ils avaient laissé l’impression d’avoir renoncé à leur identité canadienne et d’avoir émigré hors de notre histoire nationale.

Les bouleversements sociaux et les brassages de population provoqués à la Conquête, on le sait maintenant de mieux en mieux, ne se limitent pas à l’émigration du tiers de la noblesse puisque les 395 émigrants nobles ne représentent que 9,9 % des 4000 Canadiens estimés être partis à la Conquête et 20,3 % des 1950 ayant jusqu’à maintenant été retracés quelque part en territoire français. Les nobles étant nettement minoritaires, pourquoi a-t-on tant insisté pour assimiler l’histoire des Canadiens passés en France à la Conquête à une prétendue décapitation plutôt qu’à un beaucoup plus réel démembrement du corps social ?

Les ouvrages d’histoire économique, culturelle et sociale rapportent l’histoire des gens dits « ordinaires » restés au Canada, alors que celle des Canadiens passés en France à la Conquête reste encore à cerner dans l’ensemble de ses perspectives. Différents aspects de ce mouvement migratoire commencent toutefois à apparaître selon qu’on en observe les effets à l’intérieur de l’élite sociale ou dans l’ensemble de la population, à partir de La Rochelle ou d’ailleurs, ou selon la chronologie des vagues migratoires.

Deux conclusions provisoires s’imposent à l’égard des familles canadiennes secourues à La Rochelle en 1761-1762. D’abord le fait que la description de leur présence à La Rochelle doit être approfondie, notamment par des recherches dans les registres d’état civil de Charente-Maritime. Ensuite, et surtout, le fait que ces familles ne témoignent que de l’une des multiples facettes de l’exode de la Conquête. On n’aura donc pas trouvé dans ces pages une étude de l’exode de la Conquête, mais une interprétation des listes de Canadiens secourus à la Rochelle et de ce que ces listes peuvent révéler, parfois par extrapolation, sur cet exode.

La Conquête de la Nouvelle-France a donné lieu à des migrations qui restent encore à mieux évaluer dans toute leur amplitude et à mieux comprendre dans leur complexité et dans ce qu’elles représentent à l’intérieur de notre histoire nationale, de l’histoire de France et dans celle du monde atlantique. Seulement 16 % des Canadiens passés en Guyane après la Conquête ont véritablement réussi à s’implanter dans cette colonie et 60 % des Canadiens de l’élite sociale ayant pris résidence en Touraine sont repartis de cette province[85]. La Rochelle semble n’avoir aussi été qu’une étape du trajet migratoire de plus d’une centaine de Canadiens « nécessiteux ». Les Canadiens impliqués dans l’exode de la Conquête, qu’ils soient nobles ou nécessiteux, qu’ils soient passés par la Guyane, par la Touraine, par La Rochelle ou par tout autre endroit étaient fermement engagés dans la poursuite de leur destin et suivaient des parcours individuels qui les ont dispersés dans toute la France continentale et coloniale. Il nous faut aujourd’hui partir à leur recherche et tenter de découvrir où ils sont allés et ce qu’ils sont devenus.