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L’ouvrage de Marjolaine Saint-Pierre consacré à Luc de Lacorne de Chaptes, appelé aussi Lacorne Saint-Luc, s’inscrit dans un mouvement historiographique plus vaste qui concerne les premières années du Régime anglais. Les travaux de Benoît Grenier sur les seigneurs de la vallée du Saint-Laurent, de Donald Fyson sur les institutions judiciaires dans les dernières décennies du XVIIIe siècle ou encore la biographie de Sophie Imbeault sur la famille des Tarieu de Lanaudière, entre autres, ont en effet ouvert la voie à un approfondissement de la recherche sur la difficile transition de l’Empire français à l’Empire britannique, et sur la manière dont les élites de la Nouvelle-France, dont il est acquis qu’elles ne furent pas systématiquement forcées à quitter le territoire, ont cherché – ou non – à s’accommoder du nouveau pouvoir.
Reposant sur la bibliographie disponible et sur un dépouillement archivistique solide, le livre de Marjolaine Saint-Pierre raconte, avec verve, et de façon chronologique, la vie souvent aventureuse d’un noble français, Luc de Lacorne de Chaptes (1711-1784), sieur de Saint-Luc. Membre d’une famille originaire d’Auvergne, mais installée en Nouvelle-France dès les années 1680, Luc de Lacorne était le cinquième fils, sur douze enfants, de Jean-Louis de Lacorne et Marie Pécaudy de Contrecoeur. Il a embrassé, comme son père et une partie de ses six frères, le métier des armes et il a gravi un à un les échelons de la carrière militaire en Nouvelle-France, commandant, en particulier, dans la région des Grands Lacs. Marié en 1742 à Marie-Anne Hervieux, fille d’un des commerçants les plus actifs de Montréal, Lacorne de Saint-Luc n’a pas hésité à pratiquer la traite des fourrures à l’image d’un bon nombre d’officiers du roi. Il menait donc dans sa maison de Montréal, rue Saint-Paul, la vie professionnelle et mondaine familière à un noble français du XVIIIe siècle.
Comme celle de tous ses pairs, la guerre de Sept Ans a bouleversé l’existence de Luc de Lacorne jusqu’à lui donner une dimension épique, ce qui a attiré sur lui l’attention de Marjolaine Saint-Pierre, déjà auteure de plusieurs biographies sur des figures méconnues du Canada français. Capitaine dans les troupes du Canada, Luc de Lacorne joua, en effet, un rôle important dans les relations entre les Français et les tribus amérindiennes, dont il parlait les langues, et c’est à leur tête qu’il participa aux opérations militaires contre les troupes britanniques et les colons américains. Saint-Luc se trouva ainsi dans les batailles les plus emblématiques de ces « French and Indian wars », selon la terminologie anglophone, en particulier à la prise du Fort William Henry en 1757 ou encore à la bataille de Sainte-Foy en 1760. Après la capitulation des troupes françaises, Lacorne Saint-Luc souhaita retourner en France ; il embarqua donc avec des parents, des amis et des compagnons d’armes, sur l’Auguste, dont le naufrage, le 15 novembre 1761, dans le golfe du Saint-Laurent est un épisode tragique bien connu de l’histoire de la Conquête et du Québec. Il n’est donc pas étonnant que Marjolaine Saint-Pierre lui consacre une partie entière de son livre, à partir du récit que Lacorne Saint-Luc, un des rares survivants, avait lui-même publié à ce sujet.
Mais c’est sans doute la quatrième et dernière partie du livre, consacrée au Régime anglais, qui est à la fois la plus neuve et la plus intéressante. Elle décrit, en effet, les positionnements successifs de ce noble français, qui avait finalement décidé de rester dans la nouvelle province du Québec, pour retrouver auprès du pouvoir anglais une partie de l’influence politique et des responsabilités militaires dont il avait joui sous le Régime français. Il chercha pour cela à faire valoir les compétences acquises pendant qu’il était au service de la Couronne de France, en particulier les relations privilégiées qu’il avait nouées avec les Amérindiens. La guerre d’Indépendance américaine sonna alors pour lui, comme pour d’autres nobles français qui participèrent en 1775 à la défense du fort Saint-Jean, comme l’heure de la revanche contre les colons américains. L’auteur reconstitue cependant, à partir des correspondances officielles, les difficultés qu’il rencontra à acquérir la confiance de ses nouveaux maîtres au Canada comme en Grande-Bretagne, où il séjourna. Parallèlement, Lacorne Saint-Luc, remarié en troisième noce en 1774 à Marie-Marguerite Boucher de Boucherville (1739-1819), a cherché, avec un grand succès, à réorganiser ses affaires et un patrimoine obéré par la guerre de Sept ans. Tout au long du livre, Marjolaine Saint-Pierre a prêté une vive attention à la culture matérielle de la noblesse et les développements à ce sujet sont souvent bienvenus même si l’ouvrage, surtout dans les illustrations, semble parfois tirer vers le pittoresque. Les différentes notations sur les esclaves qu’a possédés la famille Lacorne tout au long de la période auraient, par ailleurs, mérité un traitement plus complet.
Le principal regret que pourrait avoir le lecteur est que l’auteure n’ait pas davantage cherché à situer Lacorne Saint-Luc dans un ensemble plus vaste, celui des élites françaises, ou même britanniques, qui servirent en Amérique du Nord au moment des transitions politiques que connut cette partie du monde. Sans aller jusqu’à évoquer la famille Johnson, qui occupa, du côté britannique, la fonction de surintendant des Affaires Indiennes pour les colonies septentrionales à la même époque, les trajectoires professionnelles et sociales de certaines familles nobles de Nouvelle-France, comme les Le Gardeur de Repentigny, les Salaberry, les Chartier de Lotbinière, les Chaussegros de Léry ou encore les Saint-Ours, étudiés par Allan Greer, auraient pu être convoquées plus souvent. À côté de celles des Tarieu de Lanaudière, elles auraient éclairé, parfois a contrario, les choix de Lacorne Saint-Luc. Et si l’ouvrage décrit bien le rôle militaire et politique que ce dernier joua, les relations qu’il a pu entretenir avec les autres strates de la société canadienne, et la manière même dont il les percevait et se situait par rapport à elles, restent un peu dans l’ombre.
Mais, au terme de cette lecture agréable et érudite, Lacorne Saint-Luc, qui servit successivement deux maîtres mais avec les mêmes objectifs personnels, n’en recouvre pas moins une réelle épaisseur. Avec lui, renaissent ces hommes et femmes de la noblesse de la Nouvelle-France, restés au Canada ou partis en France, dont le destin fut bouleversé par la Conquête.