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Les Canadiens consacrent beaucoup de temps à penser aux États-Unis. Plus précisément, les Canadiens consacrent beaucoup de temps à penser à ce qui différencie le Canada des États-Unis, et ce, de façon à démontrer leur supériorité morale par rapport à leur puissant voisin. Cette préoccupation est telle, en fait, que le nationalisme canadien est souvent décrit comme une simple expression d’antiaméricanisme. À la fin du XIXe siècle, on disait des Canadiens qu’ils n’avaient que deux positions envers leur voisin du sud. D’un côté, il y avait les impérialistes pour qui les États-Unis représentaient un danger, une société révolutionnaire qui s’était détournée de la tradition et de la stabilité associées à l’Ancien Monde. Il s’agissait généralement de conservateurs qui cherchaient à resserrer les liens culturels, voire politiques, avec la capitale impériale à Londres. Comme le suggérait Carl Berger il y a plus de quarante ans, cet impérialisme n’était cependant pas une démonstration de servilité coloniale, mais plutôt une forme de nationalisme canadien. En plus de croire à la supériorité du mode de vie britannique, les impérialistes voyaient dans le maintien des liens avec la Grande-Bretagne le seul espoir de protéger l’indépendance du Canada envers les États-Unis. L’impérialisme représentant donc une expression de nationalisme canadien, il ne faut peut-être pas se surprendre si la loyauté des individus qui ne partageaient pas cette opinion était mise en doute. Ainsi, ceux qui étaient attirés par ces valeurs soi-disant américaines qu’étaient l’individualisme, la laïcité et le libéralisme ou ceux qui prônaient le resserrement des liens avec les États-Unis étaient catégorisés comme des continentalistes et parfois même accusés de promouvoir l’annexion du Canada aux États-Unis.
La thèse impérialiste déclinera vers le milieu du XXe siècle et sera remplacée par un conservatisme qui gardera une certaine crainte que le Canada soit attiré dans le giron américain. Toutefois, les conservateurs canadiens donneront graduellement leur appui à l’intégration du Canada au sein de l’Amérique du Nord. Entre-temps, le vieil engouement continentaliste pour les États-Unis s’effacera avec l’avènement de la guerre froide, les continentalistes se rendant compte alors que les États-Unis ne représentent plus la voie vers le libéralisme. Au fur et à mesure que la gauche canadienne se rapprochera de la rhétorique antiaméricaine, les historiens commenceront à interpréter les critiques envers les États-Unis, ou les mises en garde contre la proximité des liens entre le Canada et les États-Unis, comme l’expression immature et irrationnelle de sentiments antiaméricains. Ces historiens expliquent toujours l’antiaméricanisme comme la simple évolution d’un certain nationalisme canadien qualifié de romanesque et émotif.
Dans ce livre remarquable, Damien-Claude Bélanger ne considère pas les positions canadiennes envers les États-Unis comme de simples expressions de sentiments nationalistes. La rhétorique impérialiste et continentaliste exprimerait plutôt les positions canadiennes sur la tradition, le libéralisme et la laïcité. En résumé, la position canadienne envers les États-Unis révélerait sa position sur la modernité. À la fin du XIXe siècle, de nombreux Canadiens percevaient les États-Unis comme l’incarnation de la modernité, c’est-à-dire une société laïque, libérale et tournée vers la technologie, une société qui avait adopté une perspective progressiste et qui était déterminée à bâtir une nouvelle société à son image, une société qui avait rompu avec les traditions et les idées associées à la civilisation européenne.
Que les États-Unis aient servi de modèle pour la modernité est une des raisons qui expliquent que les positions canadiennes aient été perçues comme simplistes. D’autres historiens ont expliqué l’ignorance canadienne des réalités de la société américaine par un aveuglement causé par l’étroitesse et l’émotivité de leur propre nationalisme. Il s’est plutôt avéré que les positions canadiennes envers les États-Unis avaient peu à voir avec la réalité américaine. Les Canadiens fondaient plutôt leurs hypothèses sur des croyances acquises au fil du temps. Les États-Unis représentaient la modernité, cette même idée que les impérialistes craignaient plus que tout autre. Ainsi, la caricature des États-Unis peinte par les impérialistes ne découlait pas d’une incapacité à comprendre la société américaine, mais elle exprimait plutôt des positions répandues sur la modernité et pour lesquelles les États-Unis faisaient figure de symbole.
Quant aux continentalistes, ils étaient attirés par un libéralisme et une laïcité qu’ils associaient à la société américaine. Ils ne cherchaient pas à se rapprocher des États-Unis par désir d’annexion, mais plutôt parce qu’ils pensaient que de tels liens rapprocheraient le Canada de sa destinée nord-américaine et l’éloigneraient de l’ordre européen qu’ils considéraient comme dépassé et défaillant. À leurs yeux, le Canada était une nation nouvelle, une nation américaine. Définir les États-Unis comme une nation du Nouveau Monde constitue d’ailleurs l’apport le plus important de Bélanger à l’histoire intellectuelle du Canada. Il applique la notion d’américanité au continentalisme canadien-anglais. Les historiens canadiens ne savent pas vraiment comment traiter les continentalistes, considérant ces derniers comme des partisans de l’annexion sous une forme ou une autre. En utilisant le concept d’américanité, Bélanger démontre cependant que ce qui attirait surtout les continentalistes canadiens-anglais et les nationalistes libéraux canadiens-français dans les valeurs américaines était le désir de construire une identité moderne, libérale, progressiste et autonome, une identité appartenant au Nouveau Monde.
En plus d’étendre le concept d’américanité aux continentalistes, Bélanger établit un lien entre les impérialistes et les nationalistes canadiens-français conservateurs et religieux, soit un désir commun de survivance. Même s’ils étaient profondément divisés sur plusieurs questions, les impérialistes canadiens-anglais et les nationalistes conservateurs canadiens-français partageaient un mépris de la modernité personnifiée par l’expérience américaine. Ils aspiraient à préserver une tradition qu’ils considéraient comme enracinée dans l’expérience européenne.
Bélanger accomplit dans ce livre une chose que très peu d’historiens de ce pays ont faite, c’est-à-dire qu’il a produit une histoire du Canada qui inclut les perspectives anglophones et francophones. Il présente la position des Canadiens anglais et des Canadiens français sur les États-Unis sans pour autant affirmer qu’ils étaient nécessairement d’accord sur tout. Ce livre est une réflexion pointue sur la représentation des États-Unis dans l’esprit des Canadiens anglais et des Canadiens français. Il forcera le lecteur à reconnaître qu’une histoire du Canada doit présenter les points de vue des deux côtés du fossé linguistique. Traité autrement, tout récit historique sur le Canada demeure forcément incomplet. Le livre de Damien-Claude Bélanger est un modèle d’érudition canadienne et d’histoire intellectuelle. C’est un tour de force.