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La défaite des armées françaises au Canada, marquée par la capitulation de Québec, le 18 septembre 1759, puis par la capitulation générale du 8 septembre 1760, a été une terrible épreuve pour la population de la Nouvelle-France et pour les familles de l’élite de la colonie[2]. Certaines ont ainsi presque entièrement disparu dans les combats, qui avaient commencé six ans auparavant, et où les officiers ont amplement payé le prix du sang. Jean et Marie Louise Leber de Senneville, descendants d’un anobli du XVIIe siècle, étaient ainsi les derniers représentants de leur famille lorsqu’ils sont morts le 15 novembre 1761, lors du naufrage de l’Auguste[3].

Le devenir après la capitulation de 1760 des familles nobles qui vivaient au Canada est un chantier historique complexe. Il a longtemps été examiné sous l’angle de la théorie « de la décapitation », qui voulait que la colonie ait été « décapitée » en raison du départ de ses élites, que ce départ ait été volontaire ou qu’il ait été provoqué par les conquérants britanniques, de manière à assujettir plus aisément les paysans ainsi privés de leurs leaders naturels[4]. Contestée par les uns[5] et défendue par les autres, elle a fait l’objet de débats acharnés jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, au coeur de la Révolution tranquille, lorsque l’historien Michel Brunet en a donné une version devenue classique[6].

L’histoire de la noblesse « canadienne[7] » est alors entrée dans une phase de relative indifférence rompue cependant, à la fin des années 1980, par la brillante thèse de Lorraine Gadoury consacrée à la démographie des familles nobles[8]. En prélude à ses analyses, elle s’est livrée à un travail considérable de définition de la noblesse canadienne qui constitue, à ce jour, la présentation la plus complète sur ce groupe social aux contours relativement flous. Mais son livre n’a pas eu l’effet d’entraînement qu’il aurait pu avoir et ce n’est que depuis le début des années 2000 que la question de la noblesse canadienne retrouve le devant de la scène historiographique avec, entre autres, la monographie de Sophie Imbeault sur les Tarieu de Lanaudière[9], l’étude de Roch Legault sur les liens entre la noblesse et l’armée sous les Régimes français puis anglais[10] ou encore les travaux de Benoît Grenier sur les seigneurs campagnards de la Nouvelle-France[11]. Dans une contribution à paraître, Lorraine Gadoury est elle-même revenue sur la question de l’impact de la Conquête sur la noblesse, que nous abordons nous aussi ici, en développant une approche quantitative des différents sous-groupes de la noblesse qu’elle a identifiés[12].

La tendance semble donc actuellement s’accélérer sous l’effet de deux moteurs. Le premier est constitué par le réel intérêt scientifique actuel pour la première période du Régime anglais, des années qui ont immédiatement suivi la Conquête jusqu’à la guerre anglo-américaine de 1812-1815, et dont témoignent, outre les livres cités ci-dessus, les travaux de Donald Fyson sur le système judiciaire et les commissions de paix[13]. Ils rouvrent le dossier de l’installation de la domination britannique non plus sous les angles politiques[14] et économiques[15], qui avaient été jusque-là privilégiés, mais bien sous l’angle social. Le second est constitué par les études généalogiques approfondies récemment entreprises par Yves Drolet et Robert Larin. Appuyé sur les données synthétisées par le Programme de Recherche en Démographie Historique et sur la masse des notices érudites accumulées depuis des générations, le premier a effectué la reconstitution des familles nobles[16], alors que le second a étudié les nobles canadiens qui sont passés en France et dont la plupart avaient été, plus ou moins, assignés à résidence en Touraine[17]. Ensemble, ils se sont intéressés à deux listes de la « noblesse canadienne » dressées pour les autorités britanniques, en 1767 puis en 1778, et qui, d’ailleurs, serviront également de point de départ à notre réflexion[18].

Grâce aux données qu’ils ont collectées, nous pouvons, d’abord, sortir des points de vue très généraux[19] ou des analyses de cas, souvent les plus emblématiques, qui ont prévalu jusqu’alors, pour chercher à distinguer entre les solutions qui se sont imposées aux familles de la noblesse présentes au Canada à la fin des années 1750. Il nous est donc possible à présent de travailler sur les comportements – départ, maintien sur place ou division de la famille – dont nous verrons qu’ils ont été beaucoup plus complexes que l’historiographie ne les a présentés jusqu’à présent. Ensuite, nous pourrons examiner les différentes caractéristiques sociales des familles selon les choix qu’elles ont finalement opérés. Enfin, nous pourrons revenir sur la question des relations que celles d’entre elles qui sont restées, ont construites avec les autorités britanniques. Cette enquête, menée à propos sur un groupe socialement et géographiquement situé, s’insère, par ailleurs, dans une réflexion plus générale sur les élites des colonies européennes des XVIIe et XVIIIe siècles et sur la manière dont elles se sont accommodées, ou non, d’un changement de souveraineté. Ces derniers furent, en fait, assez fréquents, aussi bien dans les Antilles (Saint Christophe, Tobago…), qu’en Amérique du Nord (Nieuw Nederland ; Acadie ; Nouvelle-France…) ou bien en Afrique (Saint-Louis…) ou à l’est du Cap de Bonne Espérance (Le Cap ; Ceylan…) et ils ont concerné, à des degrés divers, par conquête, cession ou restitution, tous les empires[20].

Avant de développer ces différents points, nous devons insister sur la pertinence de la notion de « noblesse » comme une des clefs de l’interprétation des phénomènes sociaux que nous allons décrire, alors que les historiens de la Nouvelle-France ont eu tendance, en particulier dans les années 1950 et 1960, à en minimiser l’importance[21]. Il est vrai que les conditions sociales de la colonie étaient particulières : l’étroitesse numérique de l’élite a favorisé, à un degré sans doute supérieur que dans une province métropolitaine, les interactions, et surtout l’intermariage, entre les administrateurs civils, les négociants et les officiers militaires ; les nobles avaient, par ailleurs, un statut juridique légèrement différent que celui dont ils jouissaient en métropole et surtout la nécessité de diversifier leurs revenus les conduisaient à cumuler des activités qui pouvaient paraître, aux yeux d’un métropolitain, relever plus d’un marchand que d’un membre du second ordre. La qualité d’écuyer est cependant demeurée en Nouvelle-France un puissant signe de distinction entre les individus et, comme nous le verrons, la noblesse a continué à exercer un attrait puissant sur les roturiers qui s’élevaient dans la société coloniale. C’est ce que soulignait, même si c’est involontairement, le général Murray dans son rapport de 1762 :

Les nobles sont généralement pauvres, exceptés ceux qui ont exercé des commandements aux postes éloignés, où ils ont ordinairement réalisés une fortune dans l’espace de trois ou quatre ans. La croix de Saint-Louis suffisait à peu près à leur bonheur. Ils sont extrêmement vaniteux et témoignent le plus grand mépris pour la classe commerciale de ce pays, bien qu’ils ne se soient faits aucun scrupule de se livrer au commerce assez activement même[22].

Pour les Canadiens, la référence, durant le Régime anglais, à cette forme d’organisation sociale venue de la France monarchique est donc une dimension indiscutablement importante de leur identité. L’exemple de Pierre-Amable de Bonne est, en ce sens, révélateur : il prétendait, malgré les railleries que cela pouvait lui attirer de ses adversaires politiques, descendre de François de Bonne, duc de Lesdiguières, compagnon d’Henri IV, qui fut le dernier connétable de France, à tel point que sa résidence urbaine portait ce nom[23]. Une partie des familles demeurées au Canada ont cherché, parfois très tard dans le XVIIIe siècle, à faire valider leurs titres par leurs parents, vrais ou prétendus, vivant en France. Ignace Michel Louis Irumberry de Salaberry, fils d’un simple officier de marine originaire des Pyrénées, fit ainsi le voyage de France pour faire reconnaître son lien de parenté avec une famille de parlementaires parisiens, dont le lien réel avec une famille de Basse Navarre qui portait ce nom était pourtant jugé fantaisiste par les généalogistes du roi[24].

L’impact symbolique de la noblesse se confondait d’ailleurs plus ou moins avec celui de la croix de Saint-Louis qui avait, dans les colonies en général, et en particulier, un prestige considérable. Les autorités britanniques en avaient conscience, et se méfiaient des titulaires de la croix de Saint-Louis[25]. Une affaire survenue en 1772, au cours de laquelle un habitant roturier de Montréal, ancien capitaine de milice sous le Régime français, a rapporté au lieutenant-gouverneur Hector Theophilus Cramahé avoir été approché par les autorités françaises pour se voir décerner la croix, prouve bien leur sensibilité à cet égard[26]. Au sein du groupe plus large de l’élite, la noblesse nous apparaît donc bien comme une catégorie opératoire pour comprendre l’évolution de la société canadienne du Régime français au Régime anglais.

Les choix de la noblesse après la Conquête[27]

L’observation des comportements des familles de la noblesse nous amène à distinguer trois groupes dont les frontières semblent à peu près délimitées même si naturellement les effets de chevauchement sont réels. Après la Conquête, une partie des familles de la noblesse du Canada se sont maintenues par l’intermédiaire d’un nombre variable de représentantes féminines : les unes étaient des femmes mariées, souvent avec des roturiers, et qui sont demeurées avec leurs époux ; les autres étaient des filles célibataires ou des religieuses qui ont fait le choix de ne pas quitter la vallée du Saint-Laurent[28]. Ainsi, Marie-Catherine Bermen de la Martinière, dont le frère est mort à la Guadeloupe en 1754 et dont les deux soeurs sont parties au moment de la Conquête, est-elle morte religieuse à l’Hôpital Général de Québec en 1784. Après la mort de Louis Hector Piot de la Langoisière, en 1768, la famille n’est plus représentée que par Suzanne Hyacinthe, veuve de Louis Céloron de Blainville depuis 1756, morte en 1769, et par Marie Marguerite, religieuse à la Congrégation de Notre-Dame, qui, elle, ne meurt qu’en 1781. Ces familles, qui avaient été parfois prestigieuses, ne comptaient alors plus de mâle au Canada, comme les Adhémar de Lantagnac, dont les garçons s’étaient établis à Saint-Domingue mais dont quatre filles religieuses sont mortes au Canada après 1767. Les familles dont les derniers mâles étaient des religieux, et donc dans l’impossibilité d’en perpétuer le nom, sinon la fortune, peuvent être rapprochées de ce premier ensemble. Les Berey des Essarts sont ainsi représentés par deux religieuses et un prêtre récollet, tous les trois morts au début du XIXe siècle et les Mariauchaud d’Esglis comptent un dernier survivant en la personne de Louis Philippe (1710-1788), fils d’une Chartier de Lotbinière, qui succéda à Mgr Briand comme évêque en 1784.

Dans les premières décennies qui ont suivi la Conquête, les femmes ainsi laissées en arrière, ou qui avaient fait le choix volontaire de rester, étaient assez nombreuses et elles maintenaient une présence nobiliaire et une influence culturelle française fortes dans la colonie. Certaines avaient la maîtrise de leurs biens et ont manifesté, comme Louise de Ramezay[29], une réelle capacité d’action dans le contexte de la recomposition des circuits économiques liée à la Conquête. D’autres ont entretenu avec leurs parents passés en France une correspondance étroite qui finalement a resserré les liens avec une métropole qui avait pu être, avant la Conquête, beaucoup plus lointaine. C’est, par exemple, par ces canaux que sont passés, dans les années 1790, les récits, effrayants pour les Canadiens français, de la Révolution, qui ont encore cimenté l’alliance entre les élites francophones et l’Empire britannique[30].

Mais les filles célibataires, les religieuses et les prêtres qui composent ce groupe ne pouvaient avoir une postérité, et leur influence sociale s’est donc progressivement évanouie avec le tournant du siècle. Et, à terme, leur destin s’est confondu avec celui des familles qui se sont entièrement transportées de l’autre côté de l’Atlantique, sans laisser personne de leur branche derrière elles[31]. Ce groupe est finalement peu nombreux, surtout si nous considérons que nous avons mis dans ce groupe les branches de certaines familles, comme les Rouer, les Sabrevois ou les Saint-Ours, dont d’autres rameaux, donc des cousins, sont demeurés au Canada. Cependant, si nous considérons ensemble les familles dont tous les membres sont partis ou dont seuls des membres féminins sont restés au Canada, nous arrivons à un total de trente-cinq familles.

À l’inverse, le deuxième groupe est formé par les familles dont les mâles, ainsi que la plupart des filles, sont plus ou moins restés au Canada sans paraître avoir hésité[32] ou après des allers-retours plus ou moins longs[33]. C’est le groupe le plus fourni puisqu’il comprend au moins cinquante-cinq familles ou branches de familles. Les derniers retours ont pu être extrêmement tardifs, comme celui de Jean-Baptiste-Philippe-Charles d’Estimauville, dont la famille était rentrée en France, mais qui revint s’installer dans la province de Québec en juillet 1776.

Enfin, un quatrième groupe est formé par les familles qui se sont scindées d’une manière ou d’une autre. Dans au moins un cas, un époux et une épouse ont apparemment vécu d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, voire davantage puisque François-Luc d’Albergati-Vezza[34] était localisé à l’île Bourbon en 1767, alors qu’il avait laissé au Canada son épouse, qui mourra en 1801 à Trois-Rivières, et sa fille, qui elle aussi décédera à Trois-Rivières en 1825. Il n’est, de fait, pas rare que des épouses soient restées en arrière, par exemple pour gérer les biens familiaux ou les vendre, ou que l’époux soit demeuré au Canada tandis que l’épouse passait en France[35]. Dans quelques cas, ce sont les pères et les fils qui ont connu des destins divergents[36], mais le plus fréquemment ce sont les frères, voire les oncles et les neveux, qui ont choisi des itinéraires différents[37]. Les Boucher de Boucherville, qui forment la branche aînée des très nombreux descendants d’un anobli de 1661, sont un exemple plus révélateur. La génération qui a connu la Conquête était formée de six personnes, vivantes en 1767. Les quatre soeurs sont toutes restées au Canada avec leur frère, René-Amable, dont nous verrons qu’il s’est rallié au nouveau régime, alors que le dernier frère, Louis-René, qui vivait en Touraine en 1767 a, par la suite, fondé une famille importante à l’île de France, dans l’océan Indien.

Il apparaît donc que les familles nobles présentes dans la colonie au moment de la Conquête ne se répartissent pas entre, d’un coté, celles qui sont restées et, de l’autre, celles qui sont parties mais, plutôt, entre trois blocs à peu près équivalents : les familles parties mais dont des membres féminins sont souvent restés en arrière, surtout les religieuses ; les familles restées, mais qui comptent parfois des membres féminins partis en métropole, presque toujours pour suivre un époux ; enfin, les familles séparées selon des modalités très diverses qui se sont retrouvées pendant une ou deux générations écartelées socialement entre deux systèmes impériaux et géographiquement entre deux systèmes atlantiques.

Choix de familles ou choix d’individus ?

Il est difficile de trouver dans les attributs sociaux des familles un critère qui pourrait expliquer à lui seul le maintien dans la colonie ou le passage vers la France. L’ancienneté dans la colonie importe apparemment peu. Parmi les familles qui sont passées entièrement en France, nous en trouvons qui descendent des premiers colons, arrivés au temps de la Compagnie des Cent-Associés, comme les Rouer ou les Le Gardeur de Repentigny. D’autres sont issues d’officiers arrivés avec le régiment de Carignan ou avec les troupes de la Marine dans la seconde moitié du XVIIe siècle, comme les de Ramezay. Certains, enfin, sont arrivés au XVIIIe siècle, comme les Sacquespée ou encore les de Maizières de l’Espervanche. Le contraire est vrai pour les familles qui sont restées, et qui comptent à leur tour d’anciennes familles et d’autres, comme les Vassal de Monviel, arrivées durant la guerre de Sept Ans. L’âge des individus concernés ne paraît pas non plus être un critère clair. Parmi les individus les plus âgés au moment de la capitulation de Montréal, certains sont restés, comme Pierre-Paul Margane de Lavaltrie, âgé d’environ 87 ans à sa mort, le 1er janvier 1766, alors que d’autres sont partis.

L’ancienneté de la noblesse et le prestige de ces différentes familles ne semblent pas être non plus un indicateur essentiel, même s’il apparaît plus important. La noblesse, dans la société française du XVIIIe siècle en général, et dans les colonies en particulier, demeurait, en effet, une qualité qui était parfois difficile à appréhender. Les enquêtes de noblesse, mises en oeuvre par Colbert dans les années 1660, avaient tenté de constituer la noblesse française en un groupe aux contours clairement définis et dont l’entrée, qu’il s’agisse de l’anoblissement par lettres royales ou par charge anoblissante, aurait été étroitement contrôlée par la monarchie. En réalité, les formes anciennes de l’agrégation taisible, processus par lequel un roturier parvenait, progressivement, à être assimilé à un noble, de manière contestée pour lui-même et de plus en plus assurée pour ses enfants, se sont maintenues dans la métropole mais surtout dans les colonies. Une bonne partie des familles nobles du Canada, dont les membres prenaient régulièrement la qualité d’écuyer et qui ne souffraient pas sur place de contestations, auraient eu du mal à soutenir l’épreuve des généalogistes du roi et certaines, revenues en France, en ont fait l’amère expérience.

C’est le cas, par exemple, de la famille Hertel de Cournoyer, une des nombreuses branches de la famille Hertel, qui réclama, à son retour en métropole, le bénéfice de lettres d’anoblissement accordées à François Hertel en 1716[38]. Avec sa rigueur ordinaire, le généalogiste des ordres du roi Chérin ne put que constater

que la famille de Hertel mérite la plus grande considération mais que la production de MM. de Cournoyer dans l’état où elle est ne peut devenir la base de la grâce qu’ils demandent et, qu’avant de l’obtenir ils doivent rapporter une preuve de leur descendance de François Hertel anobli en 1716 sauf à l’exiger moins rigoureuse que celle d’usage eu égard à la perte qu’ils ont [pu faire ?] de plusieurs de leurs titres lors de la prise du Canada.

On peut alors comprendre que les familles à la noblesse la plus contestable aient choisi de demeurer au Canada. C’est sans doute le cas des Dulignon de Lamirande, des Lérigé La Plante, des Martel, des Houtelas, des Pézard de Champlain, des Sicard de Carufel ou encore des Testard de Montigny, qui sont tous restés dans la vallée du Saint-Laurent. Nous sommes là en présence de familles généralement issues du monde des seigneurs roturiers du Canada qui avaient réussi à approcher le second ordre mais sans y être complètement assimilées. Le cas des Couillard est un des plus complexes, car il semble que les lettres d’anoblissement, tout à fait authentiques, dont la famille se réclamait, n’aient pas été enregistrées, et une bonne partie des branches de la famille, très nombreuse, ne prenait donc pas ordinairement la qualité nobiliaire[39].

Mais toutes les familles dont la noblesse pouvait être suspectée ne demeurèrent pas au Canada, comme les Dandonneau du Sablé et les Robutel de La Noue, par exemple. Plusieurs d’entre elles se trouvèrent alors en difficulté pour faire attester leur noblesse. Ainsi, selon sa notice du Dictionnaire biographique du Canada en ligne, Joseph Marin de La Malgue, descendant d’un enseigne arrivé dans la seconde moitié du XVIIe siècle,

ne fut pas heureux en France. Il tenta d’obtenir de la cour la reconnaissance de sa condition de noble, affirmant qu’il descendait de la famille Marini de Toulon, Toulouse et Marseille. Il n’est pas exclu que les Marin aient appartenu à la petite noblesse du sud de la France. Paul et Joseph se considéraient comme des nobles et ils étaient certainement traités comme tels dans la colonie[40].

Et bien des familles que L. Gadoury fait figurer par les agrégées à la noblesse canadienne, comme les Lambert Dumont ou les Rocbert de la Morandière, se sont, en fait, partagées entre le Canada et la France, ce qui signifie que la capacité à prouver généalogiquement sa noblesse n’a pas été un critère fondamental.

Il est également difficile de séparer les familles selon leur place dans la hiérarchie sociale de la colonie, qu’il s’agisse de la hiérarchie des titres et des grades d’une part et de la hiérarchie de l’argent, d’autre part. Parmi les principaux officiers d’origine canadienne, le dernier gouverneur général, Pierre Rigaud Vaudreuil de Cavagnial (1698-1778), Jacques Pierre Payen de Noyan, lieutenant de roi de Trois-Rivières ou encore Michel Jean Hugues Péan, aide-major de Québec, ont ainsi quitté la colonie définitivement. Installé dans sa propriété d’Onzain, ce dernier a d’ailleurs amplement profité de la fortune acquise au cours des années d’une fructueuse collaboration avec l’intendant Bigot. Mais d’autres familles prestigieuses de la colonie, comme les Le Moyne, qui descendaient d’un anobli mais dont la branche aînée détenait une des rares terres titrées du Canada, la baronnie de Longueuil, ne sont pas restées en France. L’implication dans les scandales qui suivirent la perte du Canada, soit sur le plan militaire, puisque certains officiers furent accusés de ne pas avoir fait leur devoir, soit sur le plan financier, avec la célèbre Affaire du Canada[41], ne semble pas avoir davantage joué. Un officier comme Nicolas Renaud d’Avesnes des Méloizes, un temps suspecté puis acquitté dans l’Affaire du Canada, est demeuré en France alors que d’autres sont restés au Canada, ou sont rapidement revenus, comme Daniel Chabert de Joncaire, qui avait commandé le fort Niagara, où il avait également réalisé des profits, semble-t-il, importants.

La question de la richesse des familles ou de l’ampleur des possessions des individus concernés est également, du moins en apparence, secondaire dans les choix réalisés. Comme beaucoup d’autres, Nicolas Renaud d’Avesnes des Méloizes est tout simplement repassé au Canada en 1764 pour vendre sa seigneurie de Dombourg, d’ailleurs pour une somme conséquente[42]. D’autres nobles ont sacrifié leur position en France pour revenir mettre en valeur des terres qui n’avaient pas encore le potentiel qu’elles ont acquises avec le développement démographique et commercial de la colonie passée sous souveraineté anglaise. Pierre-Paul Margane de Lavaltrie qui, après la capitulation de Montréal, s’était embarqué à l’âge de 17 ans pour prendre du service en France, où il avait été fait lieutenant dans le régiment Dauphin, a été ainsi rappelé en 1765 par son père au Canada qui « lui laissa son hérédité », c’est-à-dire la seigneurie de Lavaltrie à laquelle il a bientôt ajouté celle de Terrebonne venue de la famille de son épouse[43]. Il est vrai que certains, comme Michel Chartier de Lotbinière, ont pensé pouvoir réaliser, à cette occasion, d’excellentes affaires à condition de pouvoir en assurer l’exploitation, ce qui n’a pas été son cas[44].

Il est clair cependant que la plupart des familles seigneuriales modestes – justement celles dont la noblesse était la plus incertaine et qui résidaient ordinairement dans leurs fiefs – sont majoritairement restées. On notera également qu’un certain nombre de celles-là étaient, en fait, liées d’une manière ou d’une autre au Pays d’en haut et à la région des Illinois. Après une condamnation très légère dans l’Affaire du Canada, Daniel Chabert de Joncaire revint donc dans la région de Détroit sans retrouver son lustre passé[45]. Philippe François de Rastel de Rocheblave a été commerçant à Kaskaskia avant de servir les Espagnols au fort Sainte-Geneviève puis les Anglais au pays des Illinois. C’est sa fidélité à la Couronne durant la guerre d’Indépendance américaine qui a fait reconnaître ses mérites aux autorités britanniques qui ont cherché à le dédommager des pertes subies alors, puis à lui procurer des postes officiels. Il a finalement été élu à l’Assemblée législative du Canada en 1792[46].

Il est donc difficile, en dernier ressort, de trouver dans les grandes caractéristiques sociales de ces familles l’explication ultime de leur attitude. Il faut ici faire intervenir des critères qualitatifs, en particulier les espoirs des uns et des autres de continuer leur carrière en France, qui ont souvent été déçus, ou, encore, une loyauté, plus ou moins grande, envers la Couronne de France ou, enfin, leur attachement à la vallée du Saint-Laurent. L’enquête doit alors se poursuivre dans d’autres directions, en particulier à partir des correspondances qui ont été conservées entre les parents séparés par l’Atlantique.

La noblesse et le nouveau régime

Nous devons à présent ouvrir le dossier parallèle de l’attitude des familles nobles vis-à-vis des autorités britanniques et de l’attitude des autorités britanniques vis-à-vis des familles nobles restées dans la colonie. Il semble qu’il y ait un relatif consensus historiographique sur le second point. Les chercheurs reconnaissent généralement que l’arrivée de Guy Carleton, qui a succédé à partir de 1766 à James Murray dans les fonctions puis dans le titre de gouverneur du Canada, a marqué une nette évolution. Il a, en effet, souhaité insérer les familles nobles dans le nouvel ordre politique, afin qu’elles aident à la préservation de l’ordre social, ce qui était un objectif commun, et à la consolidation de la domination britannique[47]. Guy Carleton a alors cherché à faire avancer plusieurs dossiers, par exemple la constitution d’un régiment de Canadiens où les nobles pourraient recevoir des commissions, ou encore l’entrée de nobles dans les institutions politiques de la colonie. L’élaboration même de la liste de 1767 ressortit d’ailleurs à sa stratégie. car elle était destinée à établir aux yeux des autorités britanniques l’existence, au sein du Canada, d’un groupe homogène de gens encore liés non seulement à leurs familles installées dans l’ancienne métropole, mais aussi à la Couronne de France et qu’il fallait détacher par tous les moyens de cette fidélité[48]. L’engagement de Carleton dans ce sens ne s’est jamais démenti durant les nombreuses années qu’il passa à la tête de la colonie, même si sa politique ne fut pas forcément suivie par les autorités impériales[49]. Ces dernières devaient, en effet, également prendre en compte l’avis des marchands anglo-écossais et américains, de plus en plus nombreux, qui étaient généralement hostiles aux concessions faites aux élites catholiques et francophones.

Le gouvernorat de Frederick Haldimand, en fonction de 1778 à 1784, a d’ailleurs été le moment d’un relatif reflux de cette politique défendue par le French Party, c’est-à-dire par le groupe de seigneurs canadiens et de dignitaires de l’Église catholique qui ont soutenu la politique de Carleton et essayé, avec succès, de faire reconnaître les spécificités de la colonie du Québec au sein de l’Empire britannique. Les efforts des Britanniques pour comprendre la nature de la noblesse « canadienne » sont tout à fait intéressants à suivre, mais il ne faut pas oublier que les appréciations portées sur elle par les différents acteurs anglophones des luttes politiques des années 1770 (autour de l’Acte de Québec de 1774) et 1780 (autour de l’Acte constitutionnel de 1791) sont étroitement dépendantes de sa position constitutionnelle et qu’elles doivent toujours être analysées avec une certaine distance.

L’interprétation de cette politique par les historiens francophones a été relativement négative et les nobles canadiens-français qui se rallièrent au régime ont souvent fait l’objet de jugements sévères[50]. Michel Brunet les décrit comme les supplétifs de l’administration britannique, de plus en plus coupés de la masse des paysans, et qui ont été progressivement effacés du devant de la scène politique[51]. Sous un autre angle, Jean-Pierre Wallot et Gilles Paquet ont ainsi décrit leur comportement : « Il est révélateur d’analyser la correspondance de l’ancienne élite seigneuriale canadienne avec les personnages – surtout britanniques – haut placés. Elle y quémande sans cesse des places, avec un étalage indiscret de flatteries, de malheurs domestiques, parfois de délation afin de se gagner les faveurs du pouvoir. » Roch Legault, dans son ouvrage intitulé, de manière saisissante, Une élite en déroute, a insisté sur l’inutilité globale de l’attitude des nobles puisque les multiples possibilités d’emplois militaires dont ils bénéficiaient sous le Régime français se sont brusquement taries. Malgré les promesses de Guy Carleton, l’armée britannique n’a pratiquement pas délivré de commissions d’officiers à des nobles canadiens, surtout en raison de leur catholicisme[52]. Donald Fyson a récemment rompu avec cette vision globalement négative, en insistant sur les capacités d’adaptation dont ont fait preuve les élites canadiennes comme les autorités britanniques, et sur les processus d’accommodement mutuel qui les ont animés[53].

L’analyse sociale que nous menons permet, en fait, de nuancer ces différentes positions[54]. Il est d’abord indiscutable que certaines familles ont cherché à entrer dans la clientèle du gouverneur britannique et qu’elles ont adopté le discours et les démarches qui servaient leurs intérêts. Ces nobles canadiens n’ont, cependant, fait que maintenir, par-delà la Conquête, le système politique tel qu’il existait au temps du Régime français et, d’une manière générale, tel qu’il fonctionnait pour l’ensemble de la société française de l’Ancien Régime. La correspondance de nobles métropolitains provinciaux ou de gentlemen vivant, à la même époque, en Grande-Bretagne ou en Irlande pourrait, en effet, faire l’objet de commentaires identiques, comme l’a bien montré l’approche de sir Lewis Namier. Tous ceux qui, tels en France, les officiers militaires ou les ecclésiastiques ou, en Grande-Bretagne, les cadets de la gentry foncière, qui étaient à la recherche d’un poste ou d’un bénéfice, y compris outre-mer, dépendaient de l’État pour leurs revenus et vivaient donc dans une telle économie de la sollicitation. Il est ensuite clair que ces familles ont finalement réussi cette conversion entamée dès le début des années 1760, malgré les difficultés.

Quels postes les membres de ces familles ont-ils occupés ? Ils sont très peu nombreux, comme l’a bien noté Roch Legault, à avoir servi dans l’armée régulière. Avec Charles Michel de Salaberry[55], Jean-Baptiste Philippe Charles d’Estimauville, qui a été lieutenant dans le 60e régiment d’infanterie durant la guerre d’Indépendance américaine est une exception[56]. Même les familles les plus influentes, dont certaines, comme les Salaberry, étaient entrées dans la clientèle du quatrième fils de George III, Edward Augustus, duc de Kent, ont eu de grandes difficultés à obtenir des commissions. Les autres ont servi à plusieurs occasions dans la milice qui, bien qu’irrégulièrement levée, a eu une réelle importance. La résistance, même symbolique, opposée par les troupes canadiennes, commandées par Charles Michel de Salaberry, aux colonnes américaines devant le fort Saint-Jean, en 1775, a ainsi scellé le ralliement de la noblesse de la colonie et les individus alors actifs en ont été récompensés, il est vrai tardivement[57]. Un certain nombre de nobles canadiens ont également trouvé des emplois dans le domaine des affaires indiennes où ils ont été nommés interprètes, agents résidants ou même surintendants[58].

Mais la preuve la plus claire du pouvoir maintenu d’une partie des membres de la noblesse canadienne a été leur nomination dans les instances politiques de la colonie. Dès 1769, Guy Carleton recommandait que soient ajoutées à son Conseil, qui comptait alors douze membres, cinq personnes prises dans une liste des « principal gentlemen » de la colonie qui comprenait Gaspard Joseph Chaussegros de Léry, Pierre Roch de Saint-Ours, Charles François Tarieu de Lanaudière, Luc La Corne de Saint-Luc, Claude Pierre Pécaudy de Contrecoeur, François Marie Picoté de Bélestre, Louis Godrefoy de Tonnancour, René Ovide Hertel de Rouville ; Paul Alexandre Ailleboust de Cuisy ; Joseph Michel Le Gardeur de Croisille et de Montesson, Ignace Philippe Aubert de Gaspé et, enfin, Joseph Boucher de Niverville[59]. Il désignait là le noyau des chefs des familles ralliées qui se sont ensuite retrouvés propulsés dans la plupart des postes de responsabilités accordés aux Canadiens français. Ce sont les mêmes personnes qui siégèrent à un moment ou à un autre au Conseil législatif créé par le Quebec Act de 1774[60]. Enfin, leur présence au Conseil législatif du Bas-Canada, c’est-à-dire dans la chambre haute de la colonie créée par l’Acte constitutionnel de 1791 sur le modèle de la chambre des Lords britanniques, a été, pour ceux qui étaient encore en vie, le couronnement de leur carrière[61].

À côté du grand négociant François Baby, y siégèrent, dès 1792, Joseph-Dominique-Emmanuel Le Moyne de Longueuil ; Paul-Roch de Saint-Ours ; François-Marie Picoté de Belestre ; Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry ; Charles-Louis Tarieu de Lanaudière ; René-Amable Boucher de Boucherville. Ils ont été rejoints, en 1796, par Michel-Eustache-Gaspard-Alain Chartier de Lotbinière et, en 1798, par Gabriel-Elzéar Taschereau. Une partie des membres de ce groupe ont été élus députés à l’Assemblée législative en 1792, parfois avant de siéger au Conseil législatif : Pierre Amable de Bonne et Michel Chartier de Lotbinière pour le comté de York ; Antoine Juchereau Duschenay et Jean Marie Godefroy de Tonnancour pour le comté de Buckingham ; Pierre Paul Margane de Lavaltrie pour le comté de Warwick ; Guillaume de Lorimier pour le comté de Huntingdon ; Philippe François Rastel de Rocheblave pour celui de Surrey ; Jean-Baptiste Melchior Hertel de Rouville, fils de René Ovide, pour le comté de Bedford ; enfin, Ignace Michel Louis de Salaberry et Gabriel Elzéar Taschereau pour le comté de Dorchester.

Au-delà des cercles qui entouraient le gouverneur, les nobles canadiens ont peuplé, comme l’a montré Donald Fyson, les commissions de paix locales. Nous les retrouvons aussi parmi les signataires de pétitions adressées aux autorités britanniques, liées à la défense de leurs intérêts particuliers mais aussi de la préservation des droits des Nouveaux Sujets, ce qui atteste de leur capacité maintenue à encadrer et à mobiliser les populations[62].

À la fin des années 1790, il apparaît que les familles qui ont fait le choix du ralliement dans les années 1760 ont conservé et même amélioré leurs positions sociales. Elles sont fortement liées entre elles par le mariage ou la parenté, et certaines l’étaient déjà avant la Conquête[63]. Les liens se sont ensuite resserrés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle[64], et certains membres se sont alliés à des familles d’origine roturière qui sont entrées dans ce système : c’est le cas de Joseph Hippolyte Hertel de Saint-François a ainsi épousé en 1767 Marie Anne Lecompte Dupré, qui appartenait à une grande famille négociante. La situation des autres mariages est moins claire : Luc La Corne de Saint-Luc a épousé successivement Marie Anne Hervieux, Marie Josèphe Guillemin, puis en 1774, Marie-Marguerite Boucher de Boucherville ; Joseph Dominique Le Moyne de Longueuil a épousé en 1770 Louis Prudhomme ; François Marie Picoté de Belestre était l’époux depuis 1738 de Marie Anne Nivard ; Philippe François Rastel de Rocheblave s’est marié en 1763 à Kaskaskia à Marie Michelle Dufresne[65].

Ces familles ont donc réussi, pour la plupart, à préserver leur domination sociale et économique, ce qui était leurs objectifs, même si leurs intérêts politiques étaient maintenant subordonnés aux volontés des autorités britanniques. Nous avons à faire alors à une coterie qui manifeste durant la période une unité d’intérêt qui est à peine troublée par des querelles liées à des affrontements de personnalités, comme celles qui mirent en scène René Ovide Hertel de Rouville, qui suscita des réactions diverses, ou celles qui finissent par marginaliser Michel Chartier, marquis de Lotbinière, dont le caractère semble n’avoir pas pu lui permettre de choisir définitivement entre la France, le Canada et même les États-Unis[66]. Un tel fonctionnement n’est, en fait, pas différent de celui du système politique britannique dans les années 1750 et 1760, organisé autour des factions whigs qui se disputent le pouvoir, ou encore du système colonial français, avec la coterie qui s’était créée autour de l’intendant Bigot et du gouverneur général Vaudreuil.

Certains chefs de famille, demeurés au Canada après la Conquête, n’ont rien demandé ou obtenu pour eux-mêmes mais ont laissé, et souvent aidé, un ou plusieurs de leurs fils faire, au tournant du siècle, une brillante carrière dans l’administration civile ou dans les forces armées britanniques[67]. Ignace Philippe Aubert de Gaspé a fini ses jours sur ses terres de Port-Joli, qui avaient été dévastées lors de la Conquête, mais son sixième enfant, Pierre Ignace (1758-1823), après ses études au Petit Séminaire de Québec, est devenu juge de paix, conseiller législatif et colonel de milice. Il avait épousé, en 1786, Catherine Tarieu de Lanaudière. Clément Sabrevois de Bleury (1702-1781), qui avait rompu avec la tradition familiale en devenant marchand, semble avoir passé les années de Régime anglais à Montréal, « dans une calme retraite, rue Saint-Gabriel[68] ». Pierre-Amable de Bonne (1758-1816), dont le père, Louis Bonne de Missègle, était déjà décédé au moment de la Conquête, forgea en partie sa carrière politique sur son lien avec les Chartier de Lotbinière, créé au moment de son mariage, il est vrai bref, en 1781, avec Louise Chartier de Lotbinière. Enfin, François Vassal de Monviel, né en 1759, fils d’un militaire métropolitain qui ne fit que passer en Nouvelle-France, profita des connexions de sa mère, une Boucher de la Perrière, et surtout de son beau-père, Pierre-René Boucher de La Bruère, qui l’encouragea à servir dans l’armée britannique, où il est assurément lieutenant en 1796[69].

L’influence de ces familles s’est perpétuée d’une génération à l’autre avec une tendance cependant à l’oligarchisation, malgré les ralliements de familles, un temps neutres, que je viens de signaler[70]. En fait, une partie des familles insérées dans le système britannique a rapidement disparu en l’absence de descendants[71]. Mais ce mouvement s’est cependant accompagné d’une relative assimilation à la noblesse de quelques familles, encore clairement roturières à la fin du Régime français, mais qui étaient prises dans un mouvement d’ascension sociale qui les aurait amenées à intégrer la noblesse française si la Conquête n’était pas survenue.

Certaines d’entre elles en ont profité alors pour définitivement sauter le pas, sans plus craindre la censure des instances de contrôle généalogique de la Cour de France. C’est le cas, en particulier, de François-Joseph Cugnet (1720-1789), dont le père était un simple avocat parisien, arrivé dans la colonie à la fin des années 1710 comme représentant du fermier du Domaine d’Occident. Apparemment mal vu par les autorités françaises aux prises avec la défaite, François-Joseph Cugnet, auteur de compilations juridiques fort utiles pour les autorités britanniques[72], a réalisé une brillante carrière sous le Régime anglais devenant en particulier, en 1768, le traducteur officiel et le secrétaire français du gouverneur et du conseil. Il figure donc dans la liste de la « noblesse canadienne » dressée pour Guy Carleton en 1767, alors que sa famille ne prenait pas auparavant la qualité d’écuyer, ainsi dans celle de 1778, dont Y. Drolet et R. Larin estiment, d’ailleurs, qu’il a pu en être l’auteur. Il est rapidement apparu comme un des principaux porte-parole de ce groupe des seigneurs canadiens, mais avec bien d’autres bourgeois, administrateurs ou négociants, qui ont, en fait, formé l’ossature du French Party qui ne se résume, bien sûr, pas aux héritiers de la noblesse de la Nouvelle-France.

Le processus a été facilité par le jeu qui s’est ouvert à partir des années 1760 entre les systèmes français et britannique de reconnaissance symbolique. La noblesse juridique telle qu’elle s’appliquait en France était, en effet, réservée en Grande-Bretagne à l’étroite élite des pairs du royaume qui étaient les seuls à porter un titre héréditaire. À cette nobility, peu nombreuse mais politiquement très puissante et fort riche, s’opposaient les gros bataillons de la gentry. Cette dernière était composée des baronnets, des chevaliers et surtout des esquires et des gentlemen, dont la qualité reposait partiellement sur l’ancienneté de la famille, mais surtout sur son niveau économique et sur son adhésion à la culture du groupe[73]. Les signes de distinction de la gentry britannique, par exemple le fait d’accoler le qualificatif « esquire » après son nom lorsqu’on occupait une fonction officielle d’un certain niveau ou que l’on jouissait d’une certaine fortune, se sont implantés au Canada après la Conquête. La vallée du Saint-Laurent était un des seuls endroits du monde où les usages nobiliaires français – l’écuyer, qui a un statut juridique défini par des privilèges et qui est placé sous le contrôle de la monarchie – et britannique – l’esquire, qui a un statut surtout économique et culturel et qui est placé sous le contrôle de la communauté – ont coexisté un temps. Les élites francophones roturières ont profité de cette coexistence en prenant l’habitude d’ajouter le terme « écuyer » après les noms propres dans certains actes officiels. Il s’agissait dans ce cas d’une simple traduction d’« esquire », mais l’allusion à la notion française d’écuyer, et le prestige symbolique qui allait de pair, sont évidents.

Ce travail sur les familles, centré sur l’année 1767, permet, pour terminer, de décaler le regard de ces nobles restés dans le cercle enchanté du pouvoir vers ceux qui n’ont pas cherché ou pas réussi à se maintenir dans la faveur des nouveaux maîtres du pays. Le cas des Moreau de Jordy témoigne, par exemple, de la longue déchéance de certaines de ces familles nobles. François Moreau de Jordy, décédé en 1726, a été un des principaux officiers militaires de la colonie au début du XVIIIe siècle[74]. Il a fini sa carrière comme chevalier de Saint-Louis et major de la place de Trois-Rivières qui était alors la troisième agglomération de la Nouvelle-France. Il a surtout épousé Catherine Robineau, héritière de l’Île-Bouchard, une seigneurie sur le fleuve Saint-Laurent. Son descendant Louis Moreau de Jordy (1717-1785) apparaît dans la liste de 1767 : selon l’auteur de la liste, il vit à l’Île-Thérèse, mais plus vraisemblablement à l’Île-Bouchard. Il n’est plus mentionné en 1778.

Cet état de la famille Jordy est en fait très incomplet car bien d’autres membres de la famille sont restés au Canada et ne paraissent pas avoir retenu l’attention des autorités britanniques. Les contrats de mariage qu’ils ont passés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle montrent leur indiscutable appauvrissement. La famille est restée dans l’Île-Bouchard mais elle n’en possédait plus la seigneurie depuis 1780, lorsqu’elle a été vendue à Charles Lemaire de Saint-Germain, le curé de la paroisse. L’apport d’Élisabeth Boisseau, qui épouse le 18 novembre 1783, Louis Moreau, écuyer, seigneur de Jordy, est ainsi composé d’un lit garni « tel qu’il est », d’une paire de boeufs de deux ans, prenant trois, une vache, six poules et le coq, de six assiettes d’étain, de six cuillères et six fourchettes, de trois moutons, d’un coffre fermant à clef, etc.[75]. La fortune ainsi énumérée, sans qu’il y ait mention d’argent liquide, et encore moins de rentes, situe la famille à un niveau socio-économique qui voisine celui des paysans aisés de la paroisse. L’inventaire après décès du même Louis Moreau, en 1819, réalisé à la demande de sa femme, au nom de ses enfants mineurs, Marie âgée de 19 ans et François, âgé de 16 ans, révèle d’ailleurs qu’Élisabeth Boisseau ne sait pas signer, pas plus que ses trois enfants majeurs, Louis, Jean-Baptiste et Angélique, ou que son gendre[76]. Les biens immeubles demeurés dans la famille se réduisent alors à une terre de 76 arpents dans l’Île-Bouchard, qui va donc être partagée entre la mère et les enfants, à une maison à laquelle sont accolées une grange, une étable, une écurie et une une laiterie. Un des signes les plus marquants de la dégénérescence des Moreau est l’indigence des titres et papiers de la famille mentionnés dans l’inventaire. On y trouve l’élection de tutelle des mineurs, le contrat de mariage de Louis Moreau et d’Élisabeth Boisseau et une liasse de vieux contrats et de papiers de peu de conséquence… le tout dans une boîte laissée à la veuve.

Le processus d’assimilation de la famille à la petite paysannerie québécoise, illettrée, pauvre, semble donc déjà bien engagé à la fin du XVIIIe siècle. Les Moreau de Jordy n’appartiennent de toute façon plus à cette époque à la noblesse canadienne, car le titre d’écuyer n’est jamais employé dans les actes alors qu’il l’était encore systématiquement trente ans plus tôt. La famille se disperse et le septième enfant du couple, Joseph, est dit absent de la province. Sa mère en a été déclaré curatrice, ce qui semble indiquer que la famille pas en contact avec lui. Ses membres ont-ils été des victimes du régime britannique ? Il est clair que les Moreau de Jordy n’exercent plus d’emplois militaires après 1760, ce qui a contribué à leur appauvrissement, mais la vraie raison de leur déclin est sans nul doute les nombreux enfants qu’il faut établir.

Comme Lorraine Gadoury l’a également montré, le sort des Moreau de Jordy a été celui d’une bonne partie des familles qui étaient citées dans la liste de 1767, et surtout de celles dont la noblesse était discutable. Y. Drolet et R. Larin ont souligné l’importance de la qualification de « paysans » ou de « presque paysans » de certaines familles – les Morel de La Durantaye ; les Couillard de Beaumont ; les D’Amours ; les Chavigny de La Chevrotière – dans la liste de 1778, compilée, rappelons-le, par le juriste canadien-français, François-Joseph Cugnet, et non par un administrateur britannique[77]. Il est vrai que les amitiés ou les antipathies de l’auteur ont pu aussi jouer un rôle dans ces désignations. L’omission d’autres familles, mentionnées en 1767, comme les Dulignon de Lamirande ou les Sicard de Carufel, va strictement dans le même sens. Mais, là encore, la question de l’impact de la Cession et de la responsabilité de la politique des autorités britanniques dans le processus de déclin se pose. Il n’est pas du tout sûr que ces familles auraient, de toute façon, eu accès au système impérial français, car la plupart d’entre elles ne comptaient pas d’officiers militaires au moment de la Conquête et il n’est pas dit qu’elles auraient réussi à faire entrer leurs enfants au service du roi. Par ailleurs, une partie d’entre elles ont tout simplement disparu biologiquement. C’est le cas, par exemple, des Ailleboust des Musseaux, après la mort de Nicolas Marie en 1781, ou des branches cousines des Ailleboust d’Argenteuil, après la mort de Jean, en 1781, et des Ailleboust de Cuisy, après la mort de Louis Gordien en 1812.

Conclusion

Les destins de l’élite nobiliaire française liée au Canada ont donc été divers. Une partie des trajectoires a été indiscutablement contrainte par le bouleversement qu’ont représenté la Conquête puis la Cession, mais il est parfois difficile de faire la part entre les conséquences directes de ces événements et les mécanismes biologiques et sociaux qui gouvernent le devenir de toute famille ou de tout groupe. Nous rejoignons en cela les conclusions de Lorraine Gadoury qui souligne, elle aussi, une forte différenciation sociale entre les membres de ce groupe, mais qui est en grande partie héritée de la situation antérieure à la Conquête. L’objet historique, formé par ces familles de la noblesse française « perdues » en terres devenues britanniques, n’en est que plus intéressant et autorise à des considérations plus générales sur l’évolution d’un groupe élitaire qui ne se reproduit plus une fois qu’il a été coupé du corps social plus vaste dont il est issu.

Trois observations peuvent être faites alors. La divergence des trajectoires de ces familles, dont les attributs sociaux dans les décennies médianes du XVIIIe siècle étaient à peu près similaires, surtout si elle est mise en perspective avec les autres strates de la population urbaine et rurale, est saisissante. Ensuite, la partie la plus dynamique du groupe, au-delà de la saignée qu’a représentée l’exil d’une partie importante de ses membres, s’est, en réalité, renforcée en absorbant rapidement l’essentiel de l’élite roturière située juste au-dessous d’elle et en établissant un lien direct avec les nouvelles autorités afin de consolider sa place dans la nouvelle société. Enfin, le groupe a perdu progressivement sa spécificité en particulier parce que l’extinction biologique a fait disparaître l’essentiel des familles en quelques générations. L’intermariage avec les nouvelles élites francophones roturières, issues du monde des professions libérations, a joué un rôle important comme l’acculturation des nouvelles générations de nobles d’origine française, très sensible, par exemple, à travers la correspondance entre Michel Ignace de Salaberry et son fils Charles Michel. Les traits caractéristiques de la noblesse française se sont donc lentement évanouis au Canada même si cette noblesse a pesé sur l’évolution de la société canadienne-française.

Le devenir de la noblesse canadienne dessine donc des directions de recherche pour l’étude de l’ensemble des élites locales qui ont été confrontées à l’arrivée d’un pouvoir colonial ou bien d’un nouveau pouvoir colonial dans le cas d’un changement de souveraineté, comme cela a été, par exemple, le cas pour la colonie hollandaise du Cap. Comme les élites autochtones, les élites d’origine européenne, devant une telle situation, n’ont eu finalement que trois attitudes possibles : résister, disparaître ou s’accommoder.