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En 1990, l’historien canadien de la santé J. T. H. Connor diagnostiquait une épidémie de « centennialitis », c’est-à-dire une prolifération d’histoires commémoratives destinées à fêter les centenaires des premiers grands hôpitaux modernes. Vingt ans plus tard, c’est au tour des associations médicales de célébrer l’histoire de leurs spécialités respectives, dont les subdivisions officielles datent souvent du milieu du XXe siècle. Participant au mouvement, l’Association des dermatologistes du Québec ne se refuse rien : couverture rigide, photos couleur… et même un historien professionnel, en l’occurrence Denis Goulet, historien émérite de la médecine québécoise. L’entreprise est digne d’intérêt, à double titre. D’une part, la spécialisation médicale est un phénomène majeur qui gagne à être étudié. D’autre part, l’histoire de la dermatologie est indissociable de celle de la syphilis et ouvre donc une fenêtre à l’étude des mouvements antivénériens de la première moitié du XXe siècle.
L’ouvrage compte une introduction suivie de quatre chapitres. L’introduction, en fait, est un chapitre en soi et offre une histoire générale des approches médicales des maladies de peau et de la syphilis avant le XXe siècle. Le récit est conventionnel mais efficace : on y récapitule les erreurs des Anciens, les précurseurs isolés, puis les victoires de la médecine anatomique et de la bactériologie qui, au XIXe siècle, se déclinent en de multiples écoles nationales. Goulet fait bien ressortir le rôle croissant du laboratoire ainsi que l’importance de la concentration des patients dans les hôpitaux modernes pour la formation de savoirs médicaux spécialisés.
Le chapitre 1 se concentre sur l’approche médicale de la syphilis après 1900. Une mise en contexte soulève quelques questions d’épidémiologie historique : la syphilis qui ravage l’Europe au XVIe siècle vient-elle du continent américain ? Le fameux « mal de Baie-Saint-Paul », qui éclôt en 1775, est-il de nature syphilitique ? Goulet fait ensuite un saut dans le Québec du début du XXe siècle pour montrer le rôle de la lutte antivénérienne dans la mise sur pied d’un solide appareil de santé publique, tout en mentionnant les réticences des médecins généralistes devant l’immixtion des laboratoires, des hôpitaux et de l’État dans leur pratique libérale. L’exposé est d’un grand intérêt, même si on peut douter que « les dermatologistes de l’époque ont joué un rôle majeur » dans ces événements, comme l’annonce Goulet à ses lecteurs.
Le chapitre 2, de fait, permet de constater que la « dispersion des maladies cutanées et vénériennes » dans les classifications du premier tiers du XXe siècle ne favorise pas une réelle spécialisation en dermatologie, surtout en Amérique du Nord. Consacré à l’émergence d’une telle spécialisation au Québec, le chapitre prend la forme, moins synthétique et plus difficile à suivre, d’une série de vignettes biographiques des pionniers « importants » et ordonnés selon leur hôpital d’attache. On comprend que les premiers médecins intéressés ne s’adonnent qu’à temps partiel à l’étude de la syphilis et des maladies de peau, mais que la situation change avec la mise sur pied d’un enseignement spécialisé après 1930 et avec la démobilisation, en 1946, d’un grand nombre de médecins militaires dont plusieurs se réorientent en spécialité. L’intérêt clinique pour les maladies vénériennes est mentionné, mais Goulet ne précise pas le rôle de ces maladies dans la formation de la spécialité, qui connaît par ailleurs un glissement vers « l’intervention instrumentale » (p.123) sur des maladies cutanées comme le cancer.
Le troisième chapitre décrit la formation d’associations autour desquelles se coagule progressivement l’identité de la spécialité. Les premiers regroupements, comme la Montreal Dermatological Society fondée en 1930, agissent comme des sociétés d’animation scientifique au bénéfice des quelques médecins « qui ont fait de la dermatologie une pratique exclusive », ou presque (p. 154). Après la Seconde Guerre mondiale, les meneurs de la spécialité s’octroient un rôle plus « syndical », voire politique, face au rôle économique croissant d’assureurs privés comme la Croix Bleue, aux velléités du Collège des médecins de réguler les spécialités, puis devant les interventions massives de l’État après 1961. L’implantation de l’assurance-maladie en 1970-1971 favorise les associations médicales car, en plus d’augmenter sensiblement les revenus des médecins, elle prévoit la retenue à la source de leurs cotisations.
Les chapitres 4 et 5 prétendent décrire l’évolution de la dermatologie de 1960 à aujourd’hui. Il s’agit cependant des segments les plus décevants, et les plus ennuyeux, de l’ouvrage. Construits comme une succession de listes de noms et de biographies des chefs de service des différents hôpitaux, ces chapitres n’offrent que des bribes d’information sur l’évolution de l’enseignement et de la recherche, et presque rien sur la pratique clinique elle-même : tout au plus évoque-t-on, en passant, le recul de la syphilis ou l’explosion de la pratique externe. On n’apprend qu’à la toute dernière page du tout dernier chapitre que le nombre de dermatologues, une donnée de base, passe de 151 à 203 entre 1991 et 2005, ce qui atténue d’ailleurs la portée des critiques de l’auteur sur l’effet soi-disant désastreux du contingentement imposé par l’État. Les ponctions provoquées par le passage en privé de dermatologues alléchés par le lucratif marché de l’intervention esthétique, elles, demeurent non chiffrées.
Bref, comme il arrive souvent dans les histoires institutionnelles, c’est surtout dans l’étude des périodes plus récentes que la fonction commémorative prend le pas sur l’analyse. Ici, le prix paraît d’autant plus lourd à payer que l’auteur fait un très bon travail sur la période pré-1970, et on ne peut qu’imaginer les bénéfices d’une réelle historicisation de la pratique médicale plus récente. Peut-être doit-on attribuer à l’éditeur le manque de références secondaires (on trouve même de longues citations sans références, p. 35 et 112) qui rend parfois la contribution originale de l’auteur difficile à cerner. Cela est d’autant plus vrai qu’une bonne part des informations biographiques utilisées est tirée du travail antérieur de médecins-historiens amateurs. Écrit dans un style alerte et élégant, malgré une concordance des temps discutable, l’ouvrage de Goulet a le mérite, du moins dans ses premiers chapitres, d’éclairer un pan intéressant de l’histoire médicale québécoise.