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Tirée d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université McGill en 2004, cette monographie aborde une question sans doute inédite dans l’historiographie de la Nouvelle-France : le pouvoir détenu par les femmes qui ont exercé un poste d’autorité dans les congrégations religieuses féminines, notamment la Congrégation de Notre-Dame. Fruit d’une recherche érudite qui a dû prendre de nombreuses années, cet ouvrage tente de faire apparaître devant nous les détails d’un passé à jamais disparu dans le paysage montréalais, en précisant que son angle d’approche est délibérément nouveau, notamment parce qu’il porte sur le xviiie siècle. Les recherches antérieures, en effet, se sont le plus souvent concentrées sur l’époque des fondatrices au xviie siècle, ou sur l’essor congréganiste du xixe siècle. L’auteure affirme comme certain le pouvoir exercé par les femmes qui ont dirigé les congrégations religieuses de l’Ancien Régime, et tente d’analyser les « muted, less clearly defined dimensions of power, the paradoxes, the complexities and the limitations inherent within it » (p. 13-14). Divisé en deux parties, l’ouvrage porte d’abord sur l’institution : le monde privé (chapitre 1), la mission spirituelle dans le monde public (chapitre 2) et la mission économique dans le monde public (chapitre 3). La seconde partie examine en détail la personnalité de trois supérieures, Marie Barbier dite soeur de l’Assomption (1693-1698), Marie-Josèphe Mauge Garreau dite également soeur de l’Assomption (1766-1772) et Marie Raizenne dite soeur Saint-Ignace (1778-1784 et 1790-1796) ; elle tente aussi de cerner s’il est possible de déterminer des caractères généraux qui conviendraient à l’ensemble des supérieures qui ont dirigé la Congrégation de Notre-Dame durant le xviiie siècle et qui pourraient expliquer qu’elles ont été élues à ce poste.
L’érudition qui a présidé à cette recherche est indiscutable, surtout quand on considère que la majeure partie des documents originaux de cette période a été détruite dans les multiples incendies qui ont frappé les maisons de la Congrégation. Les trois chapitres de la première partie nous font vraiment pénétrer à l’intérieur de l’institution, comprendre la vie congréganiste, son rôle social et l’établissement de ses assises économiques en même temps que son étroite dépendance des autorités civiles et surtout religieuses. Les cartes, tableaux insérés au fil de ces chapitres sont très éclairants, surtout la section consacrée à la stratégie immobilière de la Congrégation.
La seconde partie est basée principalement sur la correspondance conservée des supérieures. L’auteure fait bien ressortir les tempéraments opposés de Mauge Garreau et de Raizenne, dans une démonstration qui montre bien que ces femmes n’ont certainement pas souhaité le pouvoir, mais ont exercé avec adresse celui qui leur a été confié. Il me semble que la démonstration aurait été plus forte si on avait pu soumettre à la même analyse minutieuse la correspondance de toutes les supérieures. Je reconnais que l’entreprise aurait vraisemblablement dépassé les cadres d’une thèse de doctorat. Il n’empêche. Des questions importantes se sont pratiquement trouvées absentes de l’analyse : l’assaut de la Métropole contre les congrégations religieuses durant les années 1720, la guerre, la période du changement de régime, la perte des rentes françaises au moment de la Révolution française. Il me semble aussi que l’auteure aurait pu souligner le fait que deux congrégations, les Ursulines de Québec et la Congrégation de Notre-Dame, ont eu recours à la stratégie de choisir comme supérieure une femme originaire de la Nouvelle-Angleterre, ce qui est le cas de Marie Raizenne dont les parents Josiah Rising et Abigail Nims ont été capturés à Deerfield en 1704, et d’Esther Wheelwright.
Le dernier chapitre consacré à la personnalité de Marie Barbier adopte une position hautement controversée : l’auteure considère comme une forme de pouvoir les pratiques d’ascèse extrême de cette religieuse. Comme elle le rapporte justement, cette question a suscité maints débats parmi les spécialistes, notamment l’étude controversée de Carolyne Walker Bynun (Holy Feast and Holy Fast : The Religious Significance of Food to Medieval Women). J’avoue n’avoir pas été convaincue par la démonstration de Gray. Après tout, les pratiques ascétiques de Marie Barbier ne nous sont connues qu’à travers la médiation des écrits de son directeur spirituel, Charles de Glandelet. J’aurais préféré un examen plus détaillé de ses discussions avec Mgr de Saint-Vallier sur les constitutions que l’évêque voulait imposer à la congrégation et que Marie Barbier a su adroitement contester et infirmer en partie puisque la Congrégation de Notre-Dame n’a pas été soumise à la clôture.
Pourquoi alors ce sentiment de n’avoir pas obtenu de réponse à la question initiale ? Il me semble que l’étude aurait gagné à présenter un cadre théorique un peu plus explicite au concept de pouvoir. Il n’est pas aisé non plus de distinguer entre le pouvoir de l’Église patriarcale sur les congrégations féminines et le pouvoir affectif des supérieures. Cette étude propose une description méticuleuse des pratiques de pouvoir (transac-- tions financières et immobilières, gestion du personnel, surveillance des institutrices, négociations avec les autorités religieuses et civiles entre autres), mais fait l’économie de préciser à quelle forme de pouvoir ces pratiques réfèrent. Après tout, le pouvoir n’est pas un concept univoque.
L’auteure tient aussi à se démarquer de quelques historiennes qui ont également examiné la vie interne des congrégations religieuses, notamment Elisabeth Rapley (The Devotes, McGill-Queen’s University Press, 1990) et Marta Danylewycz (Taking the Veil, MacClelland and Stewart, 1987). À la note 219 du chapitre 5 elle écrit : « Much of the litterature categorizing the position of a nun as a “career”, is guilty of this assumption » (que le pouvoir et l’influence sont des buts admirables, recherchés par tous les humains). Il me semble que Gray donne ici des ouvrages de ces deux historiennes une interprétation biaisée. Ce n’est pas le pouvoir que recherchent le plus souvent les femmes qui entrent en religion mais, étroitement jumelée à leur désir de se consacrer à Dieu, la possibilité d’échapper au destin féminin du mariage, de la maternité et du célibat. Pour quelques-unes d’entre elles, « la pesante charge » du supériorat échoit à l’occasion. Et l’adresse avec laquelle, le plus souvent, elles exercent ce « pouvoir », témoigne du caractère construit des interdictions qui écartent historiquement les femmes de toutes les sphères du pouvoir.
En définitive, une étude fascinante qui propose beaucoup d’informations inédites, d’analyses fines et nuancées sur la vie interne d’une congrégation féminine en Nouvelle-France au xviiie siècle, mais qui nous laisse sur notre appétit sur la question du pouvoir des supérieures.